L'histoire
Chillicothe, Ohio, 1979. Arc et Daffy sont deux jumelles indissociables. Rousses, elles ont des yeux vairons : bleu et vert, mais inversés, Arc a l'oeil bleu à droite et son œil vert à gauche, pour Daffy c'est le contraire. Mais qui va remarquer ce genre de détails ? Élevées par leur douce grand-mère qui les abreuvede contes et légendes de cette terre qui était autrefois occupée par les amérindiens, elles sont récupérées par leur mère Addie et leur père tout juste sortis d'une cure de désintoxication. Mais très vite, l'addiction à l'héroïne revient. Le père meurt d'une over dose, et Addie qui vit avec sa sœur Clover, droguée elle aussi, se livre à la prostitution, et finit par ne plus sortir de son lit. Elle ne s’occupe pas plus de sa maison que de ses filles qui vont à l'école et ont des projets : championne de natation pour Daffy et archéologue pour Arc, qui adore creuser la terre, pour déterrer des objets futiles. Mais la malédiction familiale se poursuit. Daffy essaye de l'héroïne « pour voir » et entraîne Arc dans une addiction. Prostitution, tentative de sevrage qui échouent. En même temps, un sérial killer sévit dans la région, des corps de femmes, souvent battues à mort ou ayant subi des sévices post ou ante mortem sont retrouvée dans la rivière boueuse, qui s'écoule non loin de là. Toutes ces femmes ont un point commun : junkies et prostituées. Quand à son tour Daffy disparaît, Arc après l'avoir cherché partout, prend enfin la meilleure décision de sa vie. Partir. Mais n'est-il pas déjà trop tard ?
Mon avis
Attendu avec impatience, je me demandais ce que l'autrice de « Betty » et « l'été où tout a fondu » allait écrire. Un chef d’œuvre de plus qui vous happe dès les premières pages. Pour cela Tiffany McDaniel s'est inspirée d'un fait divers retentissant qui a secoué la petite ville de Chillicothe dans l'Ohio dans les années 2014/2015, affaire toujours non résolue où 6 femmes ont disparu et dont certains des corps mutilés ont été retrouvés dans la rivière.
Il ne s'agit pas ici de refaire une enquête, mais de mettre l'accent sur ces femmes que le destin prive de tout.
Arc, la narratrice, est intelligente, cultivée aussi (car elle va lire des livres à la bibliothèque) et surtout se donne pour mission de protéger sa sœur Daffy, plus lunaire, qui écrit des poèmes un peu partout.
Mais le destin va s'acharner sur ces deux jumelles. Déjà l'environnement familial est totalement déséquilibré. Elles vivent dans une petite maison, juste derrière l'usine de papeterie, la seule activité qui reste dans une ville qui aurait pu être la capitale de l'Ohio. Les fumées nauséabondes de l'usine, une tante droguée qui passe son temps devant la télé, et une mère qui a renoncé à tout, mais qui reçoit chez elle les « johns », le surnom donné aux clients. La maison n'est pas entretenue, la mère se montre violente avec ses filles, et fini par vivre recluse dans sa chambre. Pour combler le vide, les jumelles se racontent des histoires ou reviennent sur les temps heureux de leur enfance auprès d'une grand-mère aimante et toujours prête à raconter la puissance des femmes et leur proximité avec la nature.
Tout bascule à 10 ans quand les jumelles se font violer régulièrement par celui qu'elles appellent l'Araignée, un homme grand puissant et qui de plus est policier. En récompense, elles ont le droit à une boite de « Happy Meal » et son jouet caché.
Et les rêves d'enfance s'effacent. Parce que, « pour voir » Daffy se pique à l'héroïne où elle se sent bien dans un monde différent. Elle entraîne Arc dans la dépendance, et comme l'héroïne coûte cher, elles en viennent à se prostituer, 5 dollars la passe, par des clients dont certains n'hésitent pas à les tabasser. Elles sont entourées d'amies également sous l'emprise de la drogue et de la prosititution : Thursday, une fille de riches qui a rejeté ses parents (qui portant, chaque semaine, viennent l'alimenter et lui donner de l'argent) et vit dans un mobile-home. Sa meilleure amie surnommée « Sage Nell » est passionnée de philosophie mais qu'elle arrange comme cela lui convient. Violet, la plus âgée, semble sortie de la dépendance, elle a une fille dont la garde a été confié au père et rêve d'ouvrir une pâtisserie. Indigo est une jeune femme cultivée et rêveuse, qui vient se greffer au groupe, Ce petit groupe de filles se soutient et décide d'aller en cure de désintoxication.
En même temps, un sérial killer s'en prend à des femmes. C'est Arc qui découvre dans la rivière la première victime, Harlow qu'elle ne connaissait pas. Comme elle découvrira la seconde, Sage Nell. Mais la police ne prend pas la peine d'ouvrir une enquête, ce ne sont que des junkies et des prostituées, victimes d'accident. Au fur et à mesure, les amies d'Arc disparaissent ou sont retrouvées mortes dans la rivière.
Cette rivière, boueuse, faite de vase et des probables déchets de la papeterie, est aussi un personnage dans ce roman. Sinueuse, ou déchaînée, gelée dans les hivers froids de l'Ohio, lente en été, les filles vont s'y baigner en lui prêtant des pouvoirs magiques. L'eau est d'ailleurs un symbole du féminin, comme la terre. N'oublions pas, Arc est marquée par la terre, Daffy par l'eau.
Structuré en 9 chapitres, le roman est comme la rivière, il fait des aller-retours dans le passé, dans les souvenirs heureux ou dans la poésie des rêves de ces femmes qui ne sont rien. Aucune structure sociale, aucun soutien à long terme, et surtout aucune loi les protégeant des brutalités infligées. Les hommes ici sont des prédateurs, le flic araignée, le revendeur de came odieux, un drôle de type violoniste, l'homme de nettoyage de l’hôtel où ont lieu les passes qui collectionne les larmes sur des cassettes vidéos, ce sont soit des hommes violents, soit des hommes au passé inconnu mais sûrement trouble.
Et la fin magnifique, inattendue, vient sublimer ce roman. L'autrice ne nous épargne rien des violences faites à ces femmes, mais sublime par son écriture magique et poétique cette histoire où elle veut rendre hommage à ces oubliées, ces femmes de rien qui étaient aussi des sœurs, des mères, des êtres avec leurs cotés sauvages mais aussi leurs beaux cotés.
Un
livre inoubliable, qui navigue entre la vie et la mort, la beauté et
l'horreur, soutenu par cette merveilleuse conteuse qu'est Tiffany Mc
Daniel. A travers elle, c'est aussi le portait en creux qu'une
Amérique qui se fissure, qui réduit les droits des femmes (comme
les lois anti-avortements), et qui tient aussi à nous rappeler de la
mythologie grecque. Au début ils avaient les Titans, puis les titans
ont créés Gaïa, la Terre, tout aussi malmenée mais belle, comme
les héroïnes de ce roman à la puissance magique.
Extraits
Écoutez-moi, maintenant, les filles, dit-elle de la manière la plus sérieuse du monde. Le pouvoir, ce n'est pas seulement quelque chose de physique. Ce n'est pas un hercule qui soulève des poids énormes. C'est bien plus que ça.
C'est être intelligent. Cela veut dire que vous résistez.
— Ça veut dire quoi, résister, mamie?
Je ne me souviens plus si c'est moi qui avais posé cette question ou bien Daffy.
— Cela veut dire que vous supportez quelque chose en vue d'atteindre un but plus important. Parce que dans ce monde, vous devez être intelligentes et vous devez résister.
Surtout, vous devez être prêtes à être traitées comme une femme. Si vous n'êtes pas prêtes à ça, vous serez broyées en mille morceaux.
— Comment elle est traitée, la femme? demandai-je.
— Pas comme une personne.Une sorcière, ce n'est pas un chapeau pointu, un balai, ou des verrues. Une sorcière, c'est simplement une femme qui est punie parce que sa sagesse est plus grande que celle des hommes. C'est pour ça qu'ils l'ont brûlée. Ils ont voulu se débarrasser de son pouvoir par le feu, parce qu'une femme qui dit plus que ce qu'elle est censée dire, et qui fait plus que ce qu'elle est censée faire, est une femme qu'ils essaient de réduire au silence et de détruire. Mais il y a des choses que même le feu ne peut détruire. L'une de ces choses, c'est la force qu'une femme peut avoir.
Où serions-nous si personne n’avait jamais prononcé le mot Dieu ? N’avait jamais prononcé le mot paradis ? Enfer ? Toutes ces choses qui rendent plus profonde la couleur du fruit mûr. Où serions-nous sans un récit de la création ? Sans la puissance du péché ? Où serions-nous si nous pouvions simplement vivre sans avoir à craindre que la vie que nous avons menée n’ait pas été assez vertueuse pour passer l’éternité en compagnie des harpes ? Libres de tout sentiment de honte, ou de culpabilité, ou de faire ce qu’il ne faut pas. Qui a été le premier idiot à dire “Nous sommes plus que le résultat d’une évolution. Nous sommes la morale, l’éthique, et la création. Nous sommes le ressenti, le fabriqué, ce qui provient de la hanche d’un Dieu dans les cieux.” La vérité, c’est que nous ne sommes tous que des morceaux de merde que l’univers a fait sortir de son cul. Ça c’est une philosophie à laquelle j’adhère.
Parfois, dit-elle, il faut s'accrocher à une chose en particulier pour ne pas oublier qu'elle existe. Si tu n'oublies pas qu'elle existe, tu n'oublies pas de la protéger.
Les gens du coin appelaient la rivière, en automne, l’œil de Dieu. A cause de la façon dont les feuilles jaunes, bordeaux et pourpres, tombées des branches la surplombant, tapissaient la surface, ne laissant apparaitre qu'un petit cercle d'eau boueuse. A en croire la légende, si vous observiez attentivement ce rond, c'était dans la pupille de Dieu que vous plongiez le regard, et alors vous y découvrirez votre avenir. Mais la rivière, elle, savait ce qu'elle était. Et même si ce mythe la flattait, elle ne se considérait pas autrement que comme une femme, semblable à celles qui venaient s'attarder sur ses rives, ou plonger dans ses eaux.
Depuis qu'il y a des soldats, il y a toujours eu des moyens de faire d'eux des machines à tuer plus efficaces. Si on remonte au temps où le pays était plus couvert de forêts que d'usines, les guerriers des tribus prenaient des substances hallucinogènes. Cela leur donnait le courage de se précipiter vers les lances ennemies au lieu de s'enfuir devant elles. Bien des batailles ont été conduites avec des soldats shootés aux champignons et il est certain que l'alcool a toujours joué un rôle. Vin, vodka ou whisky, ils buvaient afin de survivre à la guerre elle-même. Hitler avait ses propres comprimés, qu'il distribuait à ses troupes nazies. de la pervitine. Un comprimé qui faisait d'eux de meilleurs combattants. Ces soldats nazis étaient loin de se douter que ce qu'ils prenaient n'était autre que de la crystal meth. Amphétamines, cocaïne, héroïne. Nos guerres ont été menées n'ont pas avec la sobriété que la tradition admire tant, mais avec l'usage et avec l'aide de suffisamment de stupéfiants pour faire de nos valeureux soldats des supers-héros.
La douleur prit tout et en voulut encore plus. C'est à ce moment-là que je m'aperçus qu'une femme garde la plupart des choses dans le fond de sa gorge. Et que ces choses ressortent sous forme de vomi, de hurlements et de pleurs.
Tante Clover avait commencé à puer de plus en plus. Maman aussi. La transpiration corporelle, l'odeur des cheveux, qui n'avaient pas connu le shampooing une seule fois en un millier de matinées. Et puis il y avait l'odeur de quelque chose d'humide qui tapissait les cloisons nasales. Cela me faisait penser à des mares produites par des femmes en train de fondre, trop brûlantes pour s'apercevoir que les flammes les dévoraient vivantes.
Il y a quatre éléments dans l'univers, nous dit un jour mamie Milkweed, à Daffy et moi. La terre, l'air, le feu et l'eau. Vous avez le feu dans vos cheveux. Vous avez l'air dans vos poumons. Et vous avez la terre dans votre oeil vert et l'eau dans votre oeil bleu.
Nous autres, les êtres humains, avons toujours connu la douleur. L’histoire nous le dit dans les vestiges que les différentes civilisations ont laissés derrière elles. La douleur est là, dans les vases brisés dans les fractures de la poésie, dans la musique sublime que nous jouons depuis des siècles. Nous appartenons au chagrin jusqu’à ce que la machine s’arrête. Ensuite, nous appartenons à la terre, nos corps ne se distinguant plus des autres choses mortes.
La création finit de la même façon qu’elle commence. Avec la faim.
À présent, il est difficile d’imaginer que ces restes humains aient pu être un jour une personne. Qu’ils aient pu être quelqu’un qui riait aux plaisanteries de son père. Qui souriait à la caresse de sa mère. Qui dansait pieds nus avec son amant sur le linoléum froid de la cuisine. Ses doigts avaient une identité qui n’était qu’à elle. Elle était le romarin, elle était le blé d’hiver rouge, elle était la joubarbe, elle était la spigélie. Désormais, on ne voit plus de cette femme la couleur de ses yeux, la largeur de son sourire, les vagues de sa chevelure. On ne voit d’elle que le gras qui la recouvre. La pourriture dans sa bouche. La boursouflure de ses seins. On n’entend pas d’elle son chant, sa voix, ses paroles. Il n’y a plus que le silence, quand cesse ce léger grignotement sur ce qui a autrefois été une femme qui allait et venait sur cette terre, loin de se douter que sa mort éclipserait sa vie.Il n'y avait que les marches que j'escaladais sur le ciel de la nuit bleue, avec les étoiles si proches que je pouvais les ancrer au creux de mes mains.
Je ne veux pas me trouver d'excuse. J'ai choisi de prendre la seringue, mais je veux dire qu'une droguée a aussi été une enfant. Nous avions l'espoir et nous faisions le rêve de devenir autre chose. Notre rêve n'était pas de nous supprimer. Ça au moins c'est vrai.
LA dépendance est une voleuse. Elle vous vole les minutes du jour. La couleur du ciel. Elle vole le héros de l'histoire, Les feuilles sur les arbres, la réponse à la question Qui suis-je ? La voleuse ne disparaît pas complètement parce que vous avez cessé de vous planter une aiguille dans le bras. L'abstinence est juste une meilleure cachette pour les minutes du jour, la couleur du ciel, la réponse à la question Qui suis-je ?
ils disent que les femmes comme nous se dirigent elles-mêmes vers leur propre mort. Moi je dis que c'est eux qui nous chassent dans cette direction. Mais ils ne nous ont pas toutes.
Tu ne veux pratiquement plus m'emmener avec toi nulle part. Si tu n'y prends pas garde, Arc, je vais replier ma poésie.
- Ne fais pas ça, Daffy. Tu vas juste y faire des marques de pliures.
- Je suis sérieuse, Arc, dit-elle, non pas en me regardant, mais en levant les yeux vers le ciel au-dessus de nous.
Jai peur que les vagues du temps nous éloignent l'une de l'autre peu à peu. Un jour, j'ouvrirai les yeux et tu seras sur lautre rive, tandis que moi, je serai toujours dans l'eau, laissée seule avec mon reflet dans le courant.Quand tu as l'impression d'être en feu, avait-elle dit, dessines-en un sur le mur entre les fenêtres orientées à l'est. Dessine des flammes hautes, et ouvre les fenêtres pour évacuer la fumée. Ta maison sera en feu, mais elle ne brûlera pas. L'incendie fera rage, mais pas toi. Ce qui aura essayé de te consumer, n'aura fait que te fortifier et te dresser sur tes jambes. Et une femme campée sur ses deux pieds à hérité de l'antique espoir que tout ira bien.
Nous dessinâmes aussi les cadeaux que nous aurions souhaité recevoir. Un globe terrestre, afin de voir tous les endroits de la terre où nous étions certaines d'aller un jour, quand nous serions assez grandes pour ne plus être obligées de traîner un tabouret chaque fois que nous voulions nous regarder dans le miroir au mur.
Je suis sérieuse, Arc. Parfois, je pense que la terre a une inclinaison spécialement pour nous et qu'on est toutes condamnées à descendre la pente. Nous sommes comme les femmes qui nous précédées, Arc. Nous portons de grandes terreurs sur notre dos. Nous les emportons au lit avec nous et nous nous levons le matin avec les mêmes démons.
Biographie
Née en Ohio , en 1985
Tiffany McDaniel est une romancière, poétesse et artiste visuelle
américaine.
Autrice autodidacte sans formation artistique
universitaire particulière, elle écrit de nombreux textes non
publiés avant que son premier roman, "L'Été où tout a fondu"
("The Summer That Melted Everything", 2016), soit
finalement accepté par un éditeur.
Son deuxième roman "Betty"
(2020), particulièrement remarqué par la critique lors de sa
parution en français, reçoit le prix du roman Fnac 2020 et le Prix
America du meilleur roman 2020. Tiffany McDaniel s’inspire de la
vie de sa mère, une métisse cherokee, pour livrer un roman
enchanteur et tragique.
Elle vit à Circleville dans l'Ohio.
Son site : https://www.tiffanymcdaniel.com/