dimanche 19 mai 2024

Tiffany MCDANIEL – Du coté sauvage – Gallmeister 2024

 

 

L'histoire

Chillicothe, Ohio, 1979. Arc et Daffy sont deux jumelles indissociables. Rousses, elles ont des yeux vairons : bleu et vert, mais inversés, Arc a l'oeil bleu à droite et son œil vert à gauche, pour Daffy c'est le contraire. Mais qui va remarquer ce genre de détails ? Élevées par leur douce grand-mère qui les abreuvede contes et légendes de cette terre qui était autrefois occupée par les amérindiens, elles sont récupérées par leur mère Addie et leur père tout juste sortis d'une cure de désintoxication. Mais très vite, l'addiction à l'héroïne revient. Le père meurt d'une over dose, et Addie qui vit avec sa sœur Clover, droguée elle aussi, se livre à la prostitution, et finit par ne plus sortir de son lit. Elle ne s’occupe pas plus de sa maison que de ses filles qui vont à l'école et ont des projets : championne de natation pour Daffy et archéologue pour Arc, qui adore creuser la terre, pour déterrer des objets futiles. Mais la malédiction familiale se poursuit. Daffy essaye de l'héroïne « pour voir » et entraîne Arc dans une addiction. Prostitution, tentative de sevrage qui échouent. En même temps, un sérial killer sévit dans la région, des corps de femmes, souvent battues à mort ou ayant subi des sévices post ou ante mortem sont retrouvée dans la rivière boueuse, qui s'écoule non loin de là. Toutes ces femmes ont un point commun : junkies et prostituées. Quand à son tour Daffy disparaît, Arc après l'avoir cherché partout, prend enfin la meilleure décision de sa vie. Partir. Mais n'est-il pas déjà trop tard ?


Mon avis

Attendu avec impatience, je me demandais ce que l'autrice de « Betty » et « l'été où tout a fondu » allait écrire. Un chef d’œuvre de plus qui vous happe dès les premières pages. Pour cela Tiffany McDaniel s'est inspirée d'un fait divers retentissant qui a secoué la petite ville de Chillicothe dans l'Ohio dans les années 2014/2015, affaire toujours non résolue où 6 femmes ont disparu et dont certains des corps mutilés ont été retrouvés dans la rivière.

Il ne s'agit pas ici de refaire une enquête, mais de mettre l'accent sur ces femmes que le destin prive de tout.

Arc, la narratrice, est intelligente, cultivée aussi (car elle va lire des livres à la bibliothèque) et surtout se donne pour mission de protéger sa sœur Daffy, plus lunaire, qui écrit des poèmes un peu partout.

Mais le destin va s'acharner sur ces deux jumelles. Déjà l'environnement familial est totalement déséquilibré. Elles vivent dans une petite maison, juste derrière l'usine de papeterie, la seule activité qui reste dans une ville qui aurait pu être la capitale de l'Ohio. Les fumées nauséabondes de l'usine, une tante droguée qui passe son temps devant la télé, et une mère qui a renoncé à tout, mais qui reçoit chez elle les « johns », le surnom donné aux clients. La maison n'est pas entretenue, la mère se montre violente avec ses filles, et fini par vivre recluse dans sa chambre. Pour combler le vide, les jumelles se racontent des histoires ou reviennent sur les temps heureux de leur enfance auprès d'une grand-mère aimante et toujours prête à raconter la puissance des femmes et leur proximité avec la nature.

Tout bascule à 10 ans quand les jumelles se font violer régulièrement par celui qu'elles appellent l'Araignée, un homme grand puissant et qui de plus est policier. En récompense, elles ont le droit à une boite de « Happy Meal » et son jouet caché.

Et les rêves d'enfance s'effacent. Parce que, « pour voir » Daffy se pique à l'héroïne où elle se sent bien dans un monde différent. Elle entraîne Arc dans la dépendance, et comme l'héroïne coûte cher, elles en viennent à se prostituer, 5 dollars la passe, par des clients dont certains n'hésitent pas à les tabasser. Elles sont entourées d'amies également sous l'emprise de la drogue et de la prosititution : Thursday, une fille de riches qui a rejeté ses parents (qui portant, chaque semaine, viennent l'alimenter et lui donner de l'argent) et vit dans un mobile-home. Sa meilleure amie surnommée « Sage Nell » est passionnée de philosophie mais qu'elle arrange comme cela lui convient. Violet, la plus âgée, semble sortie de la dépendance, elle a une fille dont la garde a été confié au père et rêve d'ouvrir une pâtisserie. Indigo est une jeune femme cultivée et rêveuse, qui vient se greffer au groupe, Ce petit groupe de filles se soutient et décide d'aller en cure de désintoxication.

En même temps, un sérial killer s'en prend à des femmes. C'est Arc qui découvre dans la rivière la première victime, Harlow qu'elle ne connaissait pas. Comme elle découvrira la seconde, Sage Nell. Mais la police ne prend pas la peine d'ouvrir une enquête, ce ne sont que des junkies et des prostituées, victimes d'accident. Au fur et à mesure, les amies d'Arc disparaissent ou sont retrouvées mortes dans la rivière.

Cette rivière, boueuse, faite de vase et des probables déchets de la papeterie, est aussi un personnage dans ce roman. Sinueuse, ou déchaînée, gelée dans les hivers froids de l'Ohio, lente en été, les filles vont s'y baigner en lui prêtant des pouvoirs magiques. L'eau est d'ailleurs un symbole du féminin, comme la terre. N'oublions pas, Arc est marquée par la terre, Daffy par l'eau.

Structuré en 9 chapitres, le roman est comme la rivière, il fait des aller-retours dans le passé, dans les souvenirs heureux ou dans la poésie des rêves de ces femmes qui ne sont rien. Aucune structure sociale, aucun soutien à long terme, et surtout aucune loi les protégeant des brutalités infligées. Les hommes ici sont des prédateurs, le flic araignée, le revendeur de came odieux, un drôle de type violoniste, l'homme de nettoyage de l’hôtel où ont lieu les passes qui collectionne les larmes sur des cassettes vidéos, ce sont soit des hommes violents, soit des hommes au passé inconnu mais sûrement trouble.

Et la fin magnifique, inattendue, vient sublimer ce roman. L'autrice ne nous épargne rien des violences faites à ces femmes, mais sublime par son écriture magique et poétique cette histoire où elle veut rendre hommage à ces oubliées, ces femmes de rien qui étaient aussi des sœurs, des mères, des êtres avec leurs cotés sauvages mais aussi leurs beaux cotés.

Un livre inoubliable, qui navigue entre la vie et la mort, la beauté et l'horreur, soutenu par cette merveilleuse conteuse qu'est Tiffany Mc Daniel. A travers elle, c'est aussi le portait en creux qu'une Amérique qui se fissure, qui réduit les droits des femmes (comme les lois anti-avortements), et qui tient aussi à nous rappeler de la mythologie grecque. Au début ils avaient les Titans, puis les titans ont créés Gaïa, la Terre, tout aussi malmenée mais belle, comme les héroïnes de ce roman à la puissance magique.


Extraits

  • Écoutez-moi, maintenant, les filles, dit-elle de la manière la plus sérieuse du monde. Le pouvoir, ce n'est pas seulement quelque chose de physique. Ce n'est pas un hercule qui soulève des poids énormes. C'est bien plus que ça.
    C'est être intelligent. Cela veut dire que vous résistez.
    — Ça veut dire quoi, résister, mamie?
    Je ne me souviens plus si c'est moi qui avais posé cette question ou bien Daffy.
    — Cela veut dire que vous supportez quelque chose en vue d'atteindre un but plus important. Parce que dans ce monde, vous devez être intelligentes et vous devez résister.
    Surtout, vous devez être prêtes à être traitées comme une femme. Si vous n'êtes pas prêtes à ça, vous serez broyées en mille morceaux.
    — Comment elle est traitée, la femme? demandai-je.
    — Pas comme une personne.

  • Une sorcière, ce n'est pas un chapeau pointu, un balai, ou des verrues. Une sorcière, c'est simplement une femme qui est punie parce que sa sagesse est plus grande que celle des hommes. C'est pour ça qu'ils l'ont brûlée. Ils ont voulu se débarrasser de son pouvoir par le feu, parce qu'une femme qui dit plus que ce qu'elle est censée dire, et qui fait plus que ce qu'elle est censée faire, est une femme qu'ils essaient de réduire au silence et de détruire. Mais il y a des choses que même le feu ne peut détruire. L'une de ces choses, c'est la force qu'une femme peut avoir.

  •  Où serions-nous si personne n’avait jamais prononcé le mot Dieu ? N’avait jamais prononcé le mot paradis ? Enfer ? Toutes ces choses qui rendent plus profonde la couleur du fruit mûr. Où serions-nous sans un récit de la création ? Sans la puissance du péché ? Où serions-nous si nous pouvions simplement vivre sans avoir à craindre que la vie que nous avons menée n’ait pas été assez vertueuse pour passer l’éternité en compagnie des harpes ? Libres de tout sentiment de honte, ou de culpabilité, ou de faire ce qu’il ne faut pas. Qui a été le premier idiot à dire “Nous sommes plus que le résultat d’une évolution. Nous sommes la morale, l’éthique, et la création. Nous sommes le ressenti, le fabriqué, ce qui provient de la hanche d’un Dieu dans les cieux.” La vérité, c’est que nous ne sommes tous que des morceaux de merde que l’univers a fait sortir de son cul. Ça c’est une philosophie à laquelle j’adhère. 

  • Parfois, dit-elle, il faut s'accrocher à une chose en particulier pour ne pas oublier qu'elle existe. Si tu n'oublies pas qu'elle existe, tu n'oublies pas de la protéger.

  • Les gens du coin appelaient la rivière, en automne, l’œil de Dieu. A cause de la façon dont les feuilles jaunes, bordeaux et pourpres, tombées des branches la surplombant, tapissaient la surface, ne laissant apparaitre qu'un petit cercle d'eau boueuse. A en croire la légende, si vous observiez attentivement ce rond, c'était dans la pupille de Dieu que vous plongiez le regard, et alors vous y découvrirez votre avenir. Mais la rivière, elle, savait ce qu'elle était. Et même si ce mythe la flattait, elle ne se considérait pas autrement que comme une femme, semblable à celles qui venaient s'attarder sur ses rives, ou plonger dans ses eaux.

  • Depuis qu'il y a des soldats, il y a toujours eu des moyens de faire d'eux des machines à tuer plus efficaces. Si on remonte au temps où le pays était plus couvert de forêts que d'usines, les guerriers des tribus prenaient des substances hallucinogènes. Cela leur donnait le courage de se précipiter vers les lances ennemies au lieu de s'enfuir devant elles. Bien des batailles ont été conduites avec des soldats shootés aux champignons et il est certain que l'alcool a toujours joué un rôle. Vin, vodka ou whisky, ils buvaient afin de survivre à la guerre elle-même. Hitler avait ses propres comprimés, qu'il distribuait à ses troupes nazies. de la pervitine. Un comprimé qui faisait d'eux de meilleurs combattants. Ces soldats nazis étaient loin de se douter que ce qu'ils prenaient n'était autre que de la crystal meth. Amphétamines, cocaïne, héroïne. Nos guerres ont été menées n'ont pas avec la sobriété que la tradition admire tant, mais avec l'usage et avec l'aide de suffisamment de stupéfiants pour faire de nos valeureux soldats des supers-héros.

  • La douleur prit tout et en voulut encore plus. C'est à ce moment-là que je m'aperçus qu'une femme garde la plupart des choses dans le fond de sa gorge. Et que ces choses ressortent sous forme de vomi, de hurlements et de pleurs.

  • Tante Clover avait commencé à puer de plus en plus. Maman aussi. La transpiration corporelle, l'odeur des cheveux, qui n'avaient pas connu le shampooing une seule fois en un millier de matinées. Et puis il y avait l'odeur de quelque chose d'humide qui tapissait les cloisons nasales. Cela me faisait penser à des mares produites par des femmes en train de fondre, trop brûlantes pour s'apercevoir que les flammes les dévoraient vivantes.

  • Il y a quatre éléments dans l'univers, nous dit un jour mamie Milkweed, à Daffy et moi. La terre, l'air, le feu et l'eau. Vous avez le feu dans vos cheveux. Vous avez l'air dans vos poumons. Et vous avez la terre dans votre oeil vert et l'eau dans votre oeil bleu.

  • Nous autres, les êtres humains, avons toujours connu la douleur. L’histoire nous le dit dans les vestiges que les différentes civilisations ont laissés derrière elles. La douleur est là, dans les vases brisés dans les fractures de la poésie, dans la musique sublime que nous jouons depuis des siècles. Nous appartenons au chagrin jusqu’à ce que la machine s’arrête. Ensuite, nous appartenons à la terre, nos corps ne se distinguant plus des autres choses mortes.

  • La création finit de la même façon qu’elle commence. Avec la faim.
    À présent, il est difficile d’imaginer que ces restes humains aient pu être un jour une personne. Qu’ils aient pu être quelqu’un qui riait aux plaisanteries de son père. Qui souriait à la caresse de sa mère. Qui dansait pieds nus avec son amant sur le linoléum froid de la cuisine. Ses doigts avaient une identité qui n’était qu’à elle. Elle était le romarin, elle était le blé d’hiver rouge, elle était la joubarbe, elle était la spigélie. Désormais, on ne voit plus de cette femme la couleur de ses yeux, la largeur de son sourire, les vagues de sa chevelure. On ne voit d’elle que le gras qui la recouvre. La pourriture dans sa bouche. La boursouflure de ses seins. On n’entend pas d’elle son chant, sa voix, ses paroles. Il n’y a plus que le silence, quand cesse ce léger grignotement sur ce qui a autrefois été une femme qui allait et venait sur cette terre, loin de se douter que sa mort éclipserait sa vie. 

  • Il n'y avait que les marches que j'escaladais sur le ciel de la nuit bleue, avec les étoiles si proches que je pouvais les ancrer au creux de mes mains.

  • Je ne veux pas me trouver d'excuse. J'ai choisi de prendre la seringue, mais je veux dire qu'une droguée a aussi été une enfant. Nous avions l'espoir et nous faisions le rêve de devenir autre chose. Notre rêve n'était pas de nous supprimer. Ça au moins c'est vrai.

  • LA dépendance est une voleuse. Elle vous vole les minutes du jour. La couleur du ciel. Elle vole le héros de l'histoire, Les feuilles sur les arbres, la réponse à la question Qui suis-je ? La voleuse ne disparaît pas complètement parce que vous avez cessé de vous planter une aiguille dans le bras. L'abstinence est juste une meilleure cachette pour les minutes du jour, la couleur du ciel, la réponse à la question Qui suis-je ?

  • ils disent que les femmes comme nous se dirigent elles-mêmes vers leur propre mort. Moi je dis que c'est eux qui nous chassent dans cette direction. Mais ils ne nous ont pas toutes.

  • Tu ne veux pratiquement plus m'emmener avec toi nulle part. Si tu n'y prends pas garde, Arc, je vais replier ma poésie.
    - Ne fais pas ça, Daffy. Tu vas juste y faire des marques de pliures.
    - Je suis sérieuse, Arc, dit-elle, non pas en me regardant, mais en levant les yeux vers le ciel au-dessus de nous.
    Jai peur que les vagues du temps nous éloignent l'une de l'autre peu à peu. Un jour, j'ouvrirai les yeux et tu seras sur lautre rive, tandis que moi, je serai toujours dans l'eau, laissée seule avec mon reflet dans le courant.

  • Quand tu as l'impression d'être en feu, avait-elle dit, dessines-en un sur le mur entre les fenêtres orientées à l'est. Dessine des flammes hautes, et ouvre les fenêtres pour évacuer la fumée. Ta maison sera en feu, mais elle ne brûlera pas. L'incendie fera rage, mais pas toi. Ce qui aura essayé de te consumer, n'aura fait que te fortifier et te dresser sur tes jambes. Et une femme campée sur ses deux pieds à hérité de l'antique espoir que tout ira bien.

  • Nous dessinâmes aussi les cadeaux que nous aurions souhaité recevoir. Un globe terrestre, afin de voir tous les endroits de la terre où nous étions certaines d'aller un jour, quand nous serions assez grandes pour ne plus être obligées de traîner un tabouret chaque fois que nous voulions nous regarder dans le miroir au mur.

  • Je suis sérieuse, Arc. Parfois, je pense que la terre a une inclinaison spécialement pour nous et qu'on est toutes condamnées à descendre la pente. Nous sommes comme les femmes qui nous précédées, Arc. Nous portons de grandes terreurs sur notre dos. Nous les emportons au lit avec nous et nous nous levons le matin avec les mêmes démons.


Biographie

Née en Ohio , en 1985 Tiffany McDaniel est une romancière, poétesse et artiste visuelle américaine.
Autrice autodidacte sans formation artistique universitaire particulière, elle écrit de nombreux textes non publiés avant que son premier roman, "L'Été où tout a fondu" ("The Summer That Melted Everything", 2016), soit finalement accepté par un éditeur.
Son deuxième roman "Betty" (2020), particulièrement remarqué par la critique lors de sa parution en français, reçoit le prix du roman Fnac 2020 et le Prix America du meilleur roman 2020. Tiffany McDaniel s’inspire de la vie de sa mère, une métisse cherokee, pour livrer un roman enchanteur et tragique.
Elle vit à Circleville dans l'Ohio.

Son site : https://www.tiffanymcdaniel.com/



jeudi 16 mai 2024

Enrique SERNA – La double vie de Jesus – Editions Métaillé - 2016

 

 

L'histoire

Jesus, 43 ans, deux enfants et une femme qu'il ne désire plus vit à Curernavera. Cette ville est depuis des années déjà infiltrées par les narco-trafiquants : corruption et surtout fusillades et morts violentes. Si il se tient à l'écart des factions, mais il ambitionne de devenir maire de la ville, en homme intègre, afin de mettre fin à la violence. Mais il rencontre Leslie, transgenre pour laquelle il éprouve un amour inconditionnel. Malgré les obstacles qui se trouvent sur sa route, quel sera le destin de Jesus ?



Mon avis

Voici un roman qui résonne avec l'actualité au Mexique, pays où les luttes entre les narco-trafiquants, où l'on a recensé plus d'une soixantaine d'assassinats y compris de touristes ces dernières semaines.

Jésus Pastrana, commissaire aux comptes à l'administration, surnommé le « sacristain » par ses collègues, est un fonctionnaire vertueux, fondamentalement honnête et qui croit dur comme fer en une justice idéale. A l'opposé, Cuernavaca est une ville totalement gangrénée par la corruption, dans laquelle fusillades, enlèvements, assassinats et règlements de compte sont le lot quotidien de la population. C'est tout simplement une ville entièrement soumise aux différents gangs de narcotrafiquants, qui règnent en maîtres absolus. Faisant fi de tout cela, Jesus a décidé de se lancer dans la campagne pour l'investiture de la mairie. Il veut envers et contre tout sortir sa ville du marasme dans laquelle elle se trouve.
Malheureusement pour lui, notre héros va rendre sa position de « candidat » très compliquée en croisant Leslie, un soir de totale déprime, et en en tombant follement amoureux. Car Leslie n'est pas une femme comme les autres. Jeune, magnifiquement belle, c'est aussi une prostituée transsexuelle qui vit en totale marginalité de la société. Et surtout, c'est le frère jumeau, de Lauro Santoscoy, chef d'un des deux gangs faisant régner la terreur dans la ville.
Malgré cela, Leslie va devenir le grand amour de sa vie mais un amour interdit et scandaleux, tout simplement fatal pour un homme qui se définit comme le seul rempart contre la corruption et la malhonnêteté.
Une passion totale mais destructrice.
Drôle, corrosif, sans langue de bois, impertinent et intelligent, L'auteur n'y va pas par 4 chemins ! Tout le monde en prend pour son grade : flics, politiciens, voyous comme populace moutonneuse qui n'ose se rebeller contre une situation intenable. Avec brio, il nous livre un thriller où l'humour corrosif vient contrebalancer la violence et les manipulations des chefs des cartels qui se font une guerre assassine pour régner sur cette petite ville, à 70 km de Mexico, dans la petite province de Morelos. Une écriture simple, qui nous décrit aussi des personnages haut en couleurs et plus vrais que nature. Mais le sujet principal reste le Mexique, ce pays qui n'en a toujours pas fini avec les cartels et qui peine à trouver le chemin libre de la démocratie.



Extraits

  • Il n’y avait que le stupide sacristain pour se contenter de cette aurea mediocritas, cette austérité dorée que Benito Juárez avait jadis prescrite comme règle de vie aux serviteurs du bien public. À force de contrôles et d’audits, il avait livré bataille pour assainir les comptes publics dans sa juridiction, mais il savait qu’il ne luttait pas seulement contre des mafias, des intérêts politiques et des profits illicites : son ennemi était l’indolence d’une société soumise. Comment la réveiller, comment la redresser, alors que les gens s’étaient tellement habitués à la pourriture institutionnelle qu’ils n’en percevaient même plus la puanteur ?

  • Le rappel de son “devoir conjugal”, ainsi que le nommait l’Église, le plongea dans de tristes réflexions. Il ne pouvait préciser depuis quand le visage de Remedios avait pris ce teint blême et grisâtre, qui évoquait les vierges affligées des icônes médiévales. Il eût volontiers récité un chapelet entier, si cela avait pu l’exempter de ses obligations maritales. En guerre avec sa libido, il recherchait dans les magazines pornos le désir qui l’avait abandonné et, quand il parvenait enfin à avoir une érection plus ou moins ferme, surgissaient d’autres difficultés : Remedios ne baisait que dans une seule position, allongée sur le ventre, sans guère se redresser (jugeant humiliantes les postures canines), de sorte qu’il devait presque l’écraser pour la pénétrer. Il n’osait pas lui sug­gérer de lever un peu plus les fesses, craignant de blesser son orgueil, à fleur de peau en matière de gymnastique obscène. Elle voulait copuler sans perdre sa dignité, en se tenant à une distance prudente du règne animal. Pour cou­ronner le tout, elle n’ôtait pas non plus son soutien-gorge, car les contraceptifs lui avaient provoqué de disg­racieuses marques d’urticaire sur les seins.

  • Il avait besoin d'une boîte de nuit glauque, où les passions humaines ne seraient pas limitées aux canons du bon goût et du juste milieu. Il sortit du piano-bar Sahara avec un dernier whisky dans un verre en plastique. Boire en conduisant, le plus grand péché d'un agent de la fonction publique. Et alors ? Rien ne pouvait lui faire honte maintenant, aucun doigt ne l'intimidait.

  • Gare au découragement qui tue dans l’œuf les meilleurs élans de l’âme. Contraint de retrouver la foi, fût-ce au prix de l’auto-aveuglement, il imaginait un avenir glorieux dans lequel il n’aurait plus à rivaliser avec des politicards de province. La mairie pouvait le catapulter au poste de gouverneur, puis au sénat et, s’il se montrait compétent et honnête dans l’exercice de ses responsabilités, il pouvait rêver – pourquoi pas ? – de s’asseoir dans le fauteuil de l’aigle, devenu vautour après des décennies de rapines présidentielles.

  • Les dysfonctions érectiles, ça se guérit. Si tu as des problèmes, va voir un médecin.


Biographie

Né à Mexico City , le 11/01/1959, essayiste, critique et romancier mexicain, il a étudié les Lettres à l'université UNAM.
Enrique Serna a reçu le prix Mazatlán de littérature. Gabriel Garcia Marquez dit de lui qu’il est un des plus grands écrivains mexicains contemporains. C'est avec le recueil Amours d’occasion qu'il se fait connaître en France. Dans ses histoires, il décrit une ville de Mexico remplie d'êtres marginaux et désespérés, sans jamais se départir cependant de son humour et de sa verve satirique.
Dans son roman noir, La peur des bêtes, Serna dénonce le monde politique et les pratiques de la police, mais aussi la servilité de certains écrivains. Paru en 1995, ce livre a fait scandale au Mexique.
Le roman Quand je serai roi relève de la même férocité que ses ouvrages précédents : on y voit défiler des malotrus, fous, hypocrites dans une sorte d'atroce carnaval.
Enrique Serna fut invité en 2009 par le salon du livre qui met la littérature mexicaine à l'honneur.

Voir ici : https://fr.wikipedia.org/wiki/Enrique_Serna


lundi 13 mai 2024

Jacqueline CROOKS – Fire Crush – Editions DENOEL – 2023 -

 

L'histoire

En 1979 à Londres, la diaspora antillaise vit de petits boulots mais le vendredi soir s'amuse en dansant sur du dub reggae, toute la nuit. Des rencontres amoureuses se font, et on vibre aux sons si entêtant du reggae. Yamaye, la narratrice, et ses deux copines ne renonceraient jamais à ce rituel. Et la jeune femme rencontre Moose, un jeune homme charmant qui pourrait bien être l'homme de sa vie. Mais le destin en a décidé autrement.


Mon avis

Voici le premier roman passionnant de Jeanne Crooks qui revient sur ce début des années 1980 en Angleterre.

Elles sont trois copines inséparables : Yamaye qui vit avec un père mutique et alcoolique dans une cité de Norwood en banlieue londonienne. Asase, la belle fille du groupe trouve on ne sait comment assez d'argent pour s’offrir des fringues de luxe, des bijoux et du maquillage. Et puis Rumer, la petite irlandaise, qui suit toujours la fière Asase, un peu la cheffe de la bande. Yamaye travaille de nuit dans une usine et n'attend que le vendredi soir pour aller danser à la « crypte », un reggae club underground situé dans la crypte d'une église dont le prêtre est plutôt un homme sympa. On boit des bières, on fume un peu de ganja. C'est là que Yamaye rencontre Moose, un jeune jamaïcain qui travaille dans un garage, et qui est sérieux. Une vraie idylle se noue, et tout semble bien se passer pour les amoureux. Mais voilà, le gentil Moose est pris à parti dans une rixe et tué par la police. Il faut dire que nous sommes sous le régime de M. Thatcher et le racisme contre ces migrants venus des îles est fort. Au point que des émeutes éclatent, durement réprimées par la police.

Yamaye, noyée de chagrin, reste totalement prostrée. Elle perd son travail, et on l'informe que la police la suit. Finalement, elle est récupérée par un truand notoire, Monassa, un homme cruel qui la viole et en fait sa chose. Elle réussira à lui échapper, et finalement rejoindre son pays d'origine, la Jamaïque. Hors Yamaye, dont on dit que la mère aurait abandonné le foyer lorsqu'elle avait 4 ans (en fait elle s'est noyée), communique avec sa mère dans ce que les antillais nomment l'obeah.

On côtoie dans ce livre l'histoire du racisme anti-noir Outre-Manche, ces femmes qui sortent de l'esclavage pour en subir un autre : la ségrégation et le pouvoir des hommes. Traversé par la voix d'une mère rêvée qui apporte un peu de magie, le livre est rythmé par ce qu'on appelle le dub-reggae, le reggae électronique et toutes ses déclinaisons que les jamaïcaines connaissent par cœur. Yamaye rêve de devenir une DJ, et s’entraîne sans réussir à percer sous la surveillance du gang de malfrats dont elle réussit à s'échapper.

Livre d'apprentissage pour une jeune femme ivre de musique et de liberté, traditions occultes des pays antillais, générosité des femmes qui s'entraident, tout cela forme un combo magnifiquement réussit.

Et peu importe si on en connaît pas toutes les subtilités du dub-reggae, ce sont les émotions renvoyées par les personnages qui nous font comprendre l'importance de la musique dans ces cultures que nous ne connaissons pas vraiment. Et d'ailleurs qui n'a pas vibré aux sons de certaines musiques occidentales ? Le tout est brillamment orchestré par cette autrice venue elle aussi de Jamaïque. Un livre brillant, entre pauses tendresses, humour décalé et rythmes d'enfer, je vous conseille ce roman qui une fois de plus s'inspire de faits réels.


Extraits

  • Les politiques disent que le pays est submergé par les migrants. Là où habite Moose , un homme du Bangladesh est assassiné à cause de sa couleur de peau .
    Guerre à Babylone! (Babylone est le nom donné par les jamaïcains à la police et à l'Etat)

  • Parce qu'aucun endroit n'est sûr - pas les rues, où les flics-veinens-barbelés font la loi ; pas chez soi, où les hommes règnent à la force de leurs poings, aussi déformés que leurs propres blessures. Le seul endroit où vivre et se déchaîner, c'est dans nos coeurs.

  • Je me dirige vers ma tour, où les rideaux gris-blanc tourbillonnent comme des esprits contre des vitres obscures, où l'ascenseur métallique est un cercueil suspendu entre enfer et paradis.

  • Je comprends maintenant qu'Asase était mon amie parce que je ne voulais pas d'elle comme ennemie. Je m'étais enfermée dans une prison que j'avais bâtie moi-même.

  • Il me faut toujours du temps pour comprendre que quelqu’un me fait du mal. Une bonne minute, un jour, un an. Vingt quatre ans. Quatre cents ans.

  • Elles ne se fient qu’à mon apparence, alors que c’est mon corps qu’elles devraient écouter.

  • C'est les gens qui sont difficiles à comprendre. La musique, elle, ne ment pas.

  • Je comprends que c’est ça que je recherche chez lui, quand je le rejoins le dimanche soir. Pas son corps. Mais sa paix.


Biographie

J.Crooks est née en Jamaïque et a grandi à Londres.Fire Rush est son premier roman.
En 2023, elle a été présélectionnée pour le Women's Prize for Fiction et le Waterstones Debut Fiction Prize .
Elle est titulaire d'une maîtrise en écriture créative et de la vie de l'Université Goldsmiths et propose des ateliers d'écriture à des communautés socialement exclues, principalement des personnes âgées, des réfugiés et des demandeurs d'asile, des enfants et des jeunes défavorisés. La migration des glaces est son premier livre.

Voir ici : https://vimeo.com/832297977


dimanche 12 mai 2024

Thomas KING – Les Indiens s'amusent – Editions Mémoire d'Encrier - 2024

 

 

L'histoire

Bird et Mimi, couple d'indiens vivant près de Toronto partent en voyage à Prague. Leur mission est de retrouver ce qui est advenu de leur ancêtre Leroy et surtout de sa fameuse bourse à médecine, dite de la Corneille. Un voyage désopilant en Europe, où le couple se chamaille bien plus que d'assumer sa mission.


Mon avis

Bird et Mimi sont un vieux couple d'indiens rattaché à la tribu des Pieds-Noirs. Leurs deux enfants ont un bon job et cela laisse le temps à ces deux héros attachants de voyager en Europe. Avec une mission (mandatée par la mère intrusive de Mimi) : celle de retrouver la trace de leurs ancêtres communs, un certain Leroy qui serait parti pour l'Europe, en emportant avec lui la bourse-médecine sacrée « La Corneille ». Direction Prague, une drôle de ville pour Bird qui trouve les voyages harassants et préfère son home sweet home. De plus, Bird est malade, diabétique et affublé par sa femmes de gentils surnom pour définir sa personnalité : Eugène qui ne se maîtrise pas, les jumeaux Dédé sont des dépressifs, Ira est combative mais Kitty s'attend toujours au pire. Pas facile de vivre avec tant d'entités en soit !

Ce road movie dans la capitale tchèque est aussi hilarant que possible ! Non seulement nous faisons une visite très particulière, impulsée par Mimi, bon appétit, amatrice de grasses matinées et taquine envers son conjoint. Bird qui nous raconte l'histoire est un tantinet hypocondriaque ce qui met sa douce dans tous ces états, alors qu'il est plutôt en bonne forme.

Mais à travers ce voyage, c'est aussi le sort des Amérindiens qui est très subtilement analysés. Combattus, puis parqués dans des réserves (que ce soit au Canada ou aux USA), leur affranchissement a été un long parcours d'obstacles et de défiance vis-à-vis des colons. Et de la colonisation en général, la mémoire indienne qui semble s'effacer face aux nouveaux modes de vie. Le tout est amené avec beaucoup de dérision.

Pourtant ils sont fiers nos deux tourtereaux. Si Bird se rappelle les voyages passés, toujours dans le même but, Mimi ne pense qu'à visiter toute la ville, guide touristique en mains et trouver des restos (souvent des pizzerias, la mondialisation a fait son œuvre). Bird est discret et se remémore par ces nuits d'un été trop chaud ses souvenirs d'enfance, mais l'auteur ne perd jamais son histoire, dans un style sans superflu et surtout très amusant ce qui en fait un régal de lecture. Page turner à souhait, vous allez passer un très bon moment avec ces deux là que vous n'oublierez pas de sitôt.


Extraits

  • A première vue, le système est irréprochable. Les gens donnent des vêtements à un organisme de charité, qui les vend dans ses magasins. Les profits servent à aider des dans le besoin. Si les choses étaient aussi simples, ce serait formidables. Et ça se saurait. Car voilà : les organismes de charité reçoivent plus de vêtements qu’ils n’en peuvent vendre et certains d’entre eux sont invendables de toute façon. Sur les tonnes de fringues que la population compatissante leur envoie, ils ne peuvent en écouler qu’une infime fraction. Les autres ? Envoyées dans les pays en développement : Inde, Kenya, Chili, Tunisie.

  • Les voyages nous permettent d'engranger de nouvelles aventures, de récolter des anecdotes à raconter aux proches et aux amis. Le hic, c'est que tout le monde de fiche des anecdotes de voyage qui ne comportent pas une généreuse part de drame. Il faut que l'adversité se dresse sur le chemin des voyageurs, qu'ils survivent de justesse au désastre. Votre voyage en Turquie s'est passé comme un charme ? L'avion a décollé à l'heure, vous avez dormi dans une chambre ravissante avec vue sur Sainte-Sophie, avez mangé comme des dieux, et pour pas cher, tout le monde parlait couramment l'anglais, et ni les gens du cru, ni la police, ni les autres touristes ne vous ont importunés ou détroussés. Aucun intérêt.

  • Le médecin britannique m'a parlé de mes analyses sanguines et de l'échographie. Je ne l'écoutais pas, je l'avoue. Je pensais à tout ce que je voulais faire du temps qu'il me restait. Face à la crainte d'une mauvaise nouvelle, le sang vous caille dans les veines. Enfin, c'est une image... On n'est pas mort, mais c'est tout comme. Je redoutais que le médecin m'annonce ma fin prochaine, et je trouvais ça tuant.

  • Depuis toujours, je me demande si les médecins, à l'instar des politiciens, croient vraiment les mensonges qu'ils profèrent. Se faire enfoncer un tuyau dans le nez, c'est atrocement douloureux. Ca fait mal quand ça rentre et ça refait mal quand ça ressort.

  • Sous le soleil de plomb, la ville semblait être tout droit sortie d'une forge, puis aplatie sur l'enclume. Le genre de patelin où les gens vivent devant leur frigo grand ouvert, où les chiens fondent sur les trottoirs.

  • J'ai des nouvelles pour vous ! poursuit Oz. Ni bonnes ni mauvaises... Comme vous dites dans votre langue : "Pas de nouvelles, bonnes nouvelles !" C'est pour inciter les gens à rester des imbéciles heureux ?

  • Tu veux constituer un sac-médecine dans un étui en nylon avec une fermeture éclair ?

  • Comble de malheur, nous avons laissé nos romans à l'hôtel. Au Canada, quand nous allons au restaurant, nous emportons toujours des livres pour patienter en attendant les plats. Et voilà que nous pourrions bien être obligés de nous parler.

  • Je ne pense pas que j'aimerais mourir à Prague, mais pourquoi pas? Ce n'est certainement pas plus mal ici qu'ailleurs. La ville a du vécu, un long passé, de la dignité. Ce serait bien mieux que d'agoniser sur un lit de plastique dans un hôpital de Toronto, branché à un moniteur annonçant le décompte des derniers battements cardiaques. Mourir ici, ça aurait de la gueule. Dans un petit hôtel donnant sur la Vltava. À regarder le pont Charles.


Biographie

Né à Sacramento, Californie , le 29/04/1943, Thomas King est un romancier, essayiste et et un animateur de télévision. Il est de descendance cherokee, grecque et allemande.
Il a fait des études de littérature à l'Université de Californie à Chico, et il a obtenu son doctorat en littérature anglaise à l'Université de Utah. Pendant quelques années, il a participé au programme des études autochtones américaines de l'Université de Minnesota.
Il a travaillé comme photojournaliste en Australie avant de s'établir au Canada en 1980. Professeur d'anglais à l'Université de Guelph, il habite à Guelph en Ontario.
Thomas King a écrit des romans, des nouvelles, des livres destinés aux enfants, des essais et des poèmes. Il est le créateur d'une émission de radio appelée The Dead Dog Cafe Comedy Hour, une série sur CBC Radio One.
Pour son œuvre littéraire, Thomas King a reçu le Prix National d'excellence décerné aux Autochtones en 2003 et l'Ordre du Canada en 2004. Il a remporté le prix du Gouverneur général 2014 pour son roman "The Back of the Turtle", traduit en français sous le titre "La Femme tombée du ciel".

Voir ici : https://fr.wikipedia.org/wiki/Thomas_King_(%C3%A9crivain)

 

 

mardi 7 mai 2024

Pierre TIERZAN – Cela fait longtemps qu'on ne s'est jamais connu – Editions Quidam 2021 -

 

 

L'histoire

Pierre Tierzan nous raconte son année à Montréal, ou il fut animateur intérimaire pour les enfants dans les nombreuses garderies du Québec.


Mon avis

Voilà un livre charmant et tout mignon, qui laisse la parole aux enfants (entre 2 et 7 ans). Pierre Tierzan part vivre un an avec sa femme québécoise à Montréal. Jeune auteur, il lui fait quand même un job pour vivre. Il s'inscrit alors dans une agence d'intérim chargé des trouvés des remplaçants aux animatrices ou animateurs des nombreuses garderies de Montréal, qui accueillent des enfants de 2 à 7 ans, que ce soit sous forme de crèche ou d'endroit où les parents qui travaillent peuvent laisser leurs enfants les jours sans école.

Hors souvent, il s'agit d'enfants des quartiers pauvres, dont les parents sont soit en difficulté sociale, soit dans des métiers aux horaires décalés ou des métiers difficiles.

Le récit est entrecoupé par les bons mots des enfants, et Pierre en a vu défiler. Entre les chamailleries, les activités de plein air, le parler canadien, et aussi l'impression que les canadiens n'apprécient pas tant que cela les français d'origine (un peu trop donneurs de leçons), Pierre noue des liens attachants avec tous ces gosses, dont certains ont déjà un sacré caractère.

Le texte est entrecoupé entre chaque petit chapitre des citations des enfants, vous savez les bons mots que sortent les petits et qu'on raconte dans chaque famille, devant le génie de sa progéniture !

Mais il pointe aussi du doigt des adultes dépassés, le manque chronique de personnel, les tâches ingrates. Mais le tout est sous le joug de la bonne humeur, de la joie que l'on a devant ces petits impertinents ou timides, joueurs, bagarreurs, philosophes à leurs heures. On rit beaucoup, sans oublier l'immense tendresse de l'auteur, face à ces petits, qu'il apprend à connaître et à aimer, et c'est bien réciproque. Les portraits de nos chères têtes blondes, brunes, rousses, métissées en tout cas sont particulièrement réussis, les bons mots et « l'imitation » des adultes très bien restitué. Voilà un livre qui nous rappelle notre enfance mais aussi notre part d'enfants en nous.

Une lecture facile, des plus réjouissantes. On en redemanderait encore !


Extraits

  • J’aime quand tu m’appelles Pierre, Gaëtan. Et j’aime quand tu me dis « bon matin ». On n’a pas ça chez nous, « bon matin ». C’est pour ça qu’on a des matins de merde. La bonne humeur québecoise, c’est quelque chose. C’est bien plus qu’une curiosité touristique. C’est un impératif moral, quasi religieux, un truc de pionnier. « Le cœur vaillant et débonnaire de notre peuple » m’a dit le daron de ma blonde, la première fois que je l’ai rencontré. Ça fout la pression. Tu te sens tout petit tout laid avec ta grosse massue plaintive. Souvent je me paie le soupir-massue, celui qui me caresse le plexus, qui m’aide à me sentir en vie. Quand y a plus de beurre, quand le recyclage déborde. Raaaa. Je jette mon grand vent froid sur la cuisine et ses habitants. Ma femme, ça la révolte. Elle me demande si je viens d’apprendre que j’ai le cancer. Elle veut me faire mal, la bitch. Elle trouve ça laid. Elle a pas tort. Faut tenir debout, question de culture. Avec leur « Bon matin », c’est radical, t’as l’impression de mettre le pied dans une comédie musicale. Tout devient rose et vert pastel et les décors se mettent à bouger. histoire était meilleure.

  • Nous avons été coupés par la Ministère. Nous n’avons plus de accounting pour le moment. – Comptable. – Oui… Dézoulé, it’s absolute chaos right now. –
    C’est pas grave. – Mais tu seras payé, don’t worry. Est-ce que tu es prévenu pour le bilingual daycare, Pierre ?– Ah ? C’est bilingue ?– Yes, of course. Do you… speak english ?– A litteul…– A little ?– Bit. A litteul bit. Un silence. Rebecca hausse les sourcils, découragée. – Tu peux parler le français si tu incommodes, les enfants peuvent switcher. Ça fait longue temps que tu travailles comme un remplaçant, Pierre ?– Non. Pas du tout. C’est mon premier jour.Nouveau silence. Rebecca écarquille les yeux, et se fige.– Ta première jour ? Ever ? And they send you here ? – Oui, pourquoi ? – Because… it’s fucking hell ! Elle rit à gorge déployée. Un rire de Nord-Américaine. Une explosion dans le couloir. La chevelure rousse qui frissonne et tout et tout.– My gosh, j’ai la pression qu’ils envoient ici toutes leurs nouveaux pour voir s’ils sont queupables. You know… « If you can make it here, you can make it anywhere… » Des années de rires frénétiques et d’emmerdements. Rebecca a la quarantaine, une voix nasillarde de chanteuse country, petite, avec une grosse tête à tignasse, une taille de guêpe et des fesses très larges. On dirait qu’elle a été assemblée au hasard, par un enfant de la garderie, comme une Madame Patate. Elle ramasse une botte rouge qui traîne et la met dans le casier de « JULIETTE ». Ça sent le pâté chinois, le hachis parmentier québecois, avec du maïs dedans. Le détergent, aussi. Le café filtre. Moi je me sens grand et mou, à la suivre dans le couloir comme Averell. Intrus. Naïf. Nouveau. C’est ça, la réalité du remplaçant : tu seras toujours nouveau, tout le temps, partout. Ce sera toujours ta première journée, à ta nouvelle job, comme ils disent.
    Soudain, Rebecca s’arrête devant une grande vitre. Un tableau animé. Ultra coloré. Lumineux. Le voici : le local. Mon bocal. Des plantes, du sable, de l’eau, des livres, des maracas, des matelas bleus, de la pâte à modeler, des costumes brillants, des blocs de bois, des petites chaises, des petites maisons, des petits ustensiles et, propulsés par une force surnaturelle, des petits corps, aléatoires, exponentiels, une houle de cheveux, de doigts, de morve, DES ENFANTS PARTOUT.

  • Lauren est forte. Elle s’en bat les couilles. Comme on dit. Elle me fascine. J’essaie de ne pas trop le montrer, mais je bois ses paroles comme un petit chevreuil au ruisseau. Elle parle sans chuchoter. Sans craindre que les enfants se réveillent. Elle m’explique que leur programme mise sur la fierté et la créativité engendrées par la connaissance des croyances collectives traditionnelles autochtones. La personnalité de l’enfant est conçue comme partie d’un tout (conception holistique), et non une fin en soi. (…) Les enfants ronflent. Ils sont en sécurité. Lauren les protège. Lauren a confiance en l’avenir. Moi aussi. D’un coup. J’ai confiance en Lauren.

  • C'est pas si pire, finalement. C'est même le fun, parfois. J'aime les enfants. L'enfer, c'est les adultes. Les enfants, d'où qu'ils viennent, sont des enfants. Les adultes, d'où qu'ils viennent, sont comme moi. Consommateurs moroses, citoyens désespérés.

  • Zoé, est-ce qu’on a le droit de crier à la garderie? -C’est pas moi qui a crié. C’est ma tête.

  • Personne n’ose le dire, mais les enfants, en vrai, c’est une bande skins dans une ruelle. Tu te fais marave.

  • Je m’acclimate. Par exemple, je m’habitue petit à petit aux prénoms à la con. Olivia-Juliette ? Brandon Junior ? Jean-Léon ? Logan ? Je croyais que c’était un nom de bagnole ? Ici les gens décident tout à coup de réinventer l’orthographe d’un prénom : Aimyle. Ah ? Ok. Enchanté. Moi c’est Pillaire.

  • A Saint-Michel, les enfants circonspects regardent leur assiette. - C'est du poulet? - On dirait du vomi. - Dans notre ventre, il fait noir. - Rouge et noir.- Dans notre ventre, y a des petits bébés.- Y'a des petits bébés et du vomi. - Mon grand-papa il a mangé trop de médicaments alors il a vomi du caca.


Biographie

Né en 1979, Dramaturge et metteur en scène, Pierre Terzian signe avec Crevasse son premier roman, il vit entre la France et le Québec.
Voir ici : https://fr.wikipedia.org/wiki/Pierre_Terzian

Son site : https://www.pierreterzian.com/


dimanche 5 mai 2024

Alicia ZENITER – Je suis une fille sans histoires – Éditions de l'Arche 2021

 


L'histoire

Quelle est la place que l’on accorde aux romans ou aux films à la place. Souvent cantonnée à des rôles secondaires, à être la complice du héros, il y a encore peu de temps, la littérature et les œuvres de fiction laissaient la place aux hommes. Une histoire revue et corrigée de la fiction à travers les âges.


Mon avis

Avec ce petit ouvrage de 96 pages sans compter les références bibliographiques citées dans le texte, A. Zeniter nous retrace la place de la femme dans l'histoire, ou comment le récit modifie notre perception de la femme.

Cela commence avec homo sapiens à peine sorti de sa coquille. Au début, notre lointain ancêtre était un cueilleur (pour se nourrir), puis il est devenu « chasseur cueilleur ». Le mot chasseur implique l'homme et sa force, mais aussi des outils très virils : lances, massues. L'histoire ne nous dit pas si des femmes étaient aussi des chasseresses, et il était fort possible qu'elles le soient, comme les lionnes qui chassent alors que le roi lion roupille au soleil dans la savane.

De même les héros grecs sont masculins : Ulysse parcourt un monde fantasmagorique pendant que sa femme Pénélope travaille à sa tapisserie. Certes il croise des femmes, des méchantes ou des amoureuses sans succès, mais il reste le héros incontestable de l'Odyssée. Que des pharaonnes aient régné sur l’Égypte est oublié des livres d'histoire, ce n'est qu'un détail, Cléopâtre est une héroïne tragique, trahie par deux hommes qu'elle aime et son destin est écourté, la reléguant à un mythe dont le cinéma s'empare pour stariser une Élisabeth Taylor à l'apogée de sa beauté mais aussi faire découvrir celui qui sera par deux fois son mari, Richard Burton, sorte de « Marlon Brando » à la virilité assumée.

Où sont les héroïnes dans les bandes dessinées de notre enfance ? Tintin reste un gamin solitaire, ayant pour amis (on parle aussi d'adjuvants, des personnages qui vont entouré le héros) des hommes. Comme on va parler des opposants, les méchants de l'histoire. Astérix et Obélisque forment un couple de potes inséparables, la stroumpfette bleue est la seule femme pour tout un bloc de stroumpfs. Dans le cinéma, la femme est starisée pour sa beauté, mais James Bond agit seul, avec toujours une jolie minette (soit amie, soit ennemie) à ces cotés. Dans la saga Star Wars du début, seule Natalie Portmann aux tenues les plus folles, puis sa fille la princesse Leïla se battent avec deux jedi, mais rarement en autonomie.

Livré sous forme de dialogue avec le lecteur, l'ouvrage est assez érudit car il nous montre aussi l'intervention des philosophes, et une histoire de l'écriture (que ce soit un roman ou un scénario), ce qui peut être aussi un guide précieux pour celles et ceux qui veulent se mettre à écrire.

Mais heureusement, les temps changent. De plus en plus les jeunes auteurs et autrices créent des personnages féminins centraux, que ce soit avec la Turtle de Gabriel Tallent qui a ouvert la voie avec « My absolute darling », à Betty de Tiffany Mc Daniels ou les sœurs de Jean Hegland (Dans la forêt), puis des femmes détectives, aussi géniales que Sherlock Holmes. N'oublions pas non plus Carson Mc Cullers qui donne le rôle principal à Mick, la jeune fille du « cœur est un chasseur solitaire ».

Ouvrage à avoir dans sa bibliothèque je pense, tant il est riche d’enseignement et de schémas dessinés pour mieux nous faire comprendre les ressorts d'un récit.


Extraits

  • Ursula Le Guin se demande comment notre civilisation de chasseurs-cueilleurs a pu devenir le berceau de récits qui ne parlent que de chasseurs. Elle met en balance le fait que la viande occupait une part minime de l'alimentation (entre 65 et 80 % de la nourriture des humains était cueillie) et la place énorme occupée sur les parois des grottes et dans les esprits. Ce n'est pas parce que la viande était cruciale que les chasseurs se sont imposés, c'est parce que leur histoire était meilleure.

  • Si les récits peuvent élever des ponts entre des sous-mondes, ils peuvent aussi monter des murs, peut-être ? Dans un des romans d'Eco, il y a un personnage qui demande : « Qui pensons-nous être, nous pour qui Hamlet est plus réel que notre concierge ? » C'est une bonne question, non ? Qui pensons-nous être ? Nous pour qui Jon Snow est plus émouvant que le cheminot en grève...

  • Dans une grande partie de la production cinématographique américaine récente, l'adjuvant est le fameux « Black Best Friend » : un personnage intelligent, drôle, cool mais sans buts qui lui appartiennent en propre, à part aider le sujet (et montrer que celui-ci n'est pas raciste). Dans la chasse au mammouth, il aidera à creuser la fosse dans laquelle attendre l'animal et il se peut même qu'il fournisse les lances. Sans enjeux personnels, le BBF pourra facilement mourir au point culminant (écrasé par le mammouth), suscitant ainsi une émotion considérable mais sans perturber la quête (sa mort viendra même en renforcer l'importance car le héros fait désormais de la chasse au mammouth une revanche obsédante). Même un dessin animé où les humains existent très peu, comme Shrek, a reproduit cette division des rôles puisque l'âne (adjuvant) qui accompagne l'ogre (sujet) est doublé par un acteur noir : Eddie Murphy dans la version originale et Med Hondo dans la version française. Fin de la parenthèse.

  • Moi je n'ai jamais pleuré sur Anna Karénine: elle m'agace. Pour ceux qui ne connaissent pas l'histoire, c'est une femme mariée qui tombe amoureuse d'un autre homme et qui se jette sous un train. A ne pas confondre avec Madame Bovary qui est une femme mariée amoureuse d'un autre homme et qui s'empoisonne. A ne pas confondre, non plus, avec la Princesse de Clèves qui est une femme mariée qui tombe amoureuse d'un autre homme et puis son mari meurt alors elle pourrait épouser l'autre homme mais non, elle entre au couvent pour mourir socialement. Clairement, pour les récits de femmes-qui-font-des-trucs, on n'est pas encore tout à fait au point...

  • Parce qu'on se raconte tous des histoires, tout le temps. Et on en écoute, lit ou reçoit en permanence aussi. En réalité, nous sommes pétris de mises en récit que nous ne détectons même plus. Nous avançons sur des lignes de textes là où nous croyons voir du réel, là où nous pensons que nous avons les deux pieds bien plantés dans les faits...

  • Peut-être que nous sommes pris en permanence dans une lutte textuelle. Auquel cas, la sémiologie, la narratologie ou la linguistique devraient être considérées comme des outils de première nécessité pour analyser les énoncés qui nous entourent.

  • La Poétique (Aristote), c'est un excellent moyen de comprendre quelle est la forme de récit sur laquelle se sont basées nos sociétés occidentales. Et, par ailleurs, en la relisant pour les besoins de ce livre, je me suis dit qu'Aristote ressemblait à une version démoniaque et dictatoriale de moi quand je donne un
    atelier d'écriture.

  • Donc, on peut rire du sexisme d'Aristote mais je préfère ne pas oublier que nos formes de récits actuelles en ont hérité. Une bonne histoire, aujourd'hui encore, c'est souvent l'histoire d'un mec qui fait des trucs. Et si ça peut être un peu violent, si ça peut inclure de la viande, une carabine et des lances, c'est mieux.

  • Je parle beaucoup de Sherlock Holmes. Il y a une raison très simple à ces répétitions : je suis amoureuse de lui. A un moment de ma vie de lectrice, j'ai quitté Enjolras pour lui, en quelque sorte, même si aucun des deux ne le sait. C'est évidemment un des gros avantages des relations amoureuses avec des personnages fictifs. Elle ont aussi leurs inconvénients.

  • C'est la force du roman, il nous arrache aux coordonnées d'une existence qui nous ont été attribuées arbitrairement à la naissance : tu seras femme, française, fille d'immigré. D'accord. Et quand j'étais au collège, ma mère m'a prêté ses livres des Rougon-Macquart et j'ai été tour à tour mineur de fond, vendeuse dans un grand magasin, banquier et paysanne.

  • Et si je tends l'oreille, il y a parmi les bruits du vent des histoires qui, un temps, ont été jamais-dites mais qui ont fini par venir a la parole. Parce que Toni Morrison. Parce que Maya Angelou, Monique Wittig. Parce que Maryse Condé, Sarah Kane, Virginie Despentes, Léonora Miano, Zoe Leonard, Rosa Montero, Zadie Smith, Anne Carson, Chimamanda Ngozie Adichie...
    Leurs noms et leurs voix, un peu partout au milieu des arbres, une assemblée de Guérillères, comme une autre forêt, mouvante, que je peux emporter avec moi sur le chemin du retour...



Biographie

Née à Clamart , le 07/09/1986, Alice Zeniter est une romancière, dramaturge et metteur en scène française.
Née d'un père algérien et d'une mère française, elle est entrée à la Sorbonne Nouvelle en même temps qu'à l’École Normale Supérieure (Ulm). Elle a suivi un master d’études théâtrales, suivi de trois ans de thèse durant lesquels elle a enseigné aux étudiants de la licence. Elle est partie en 2013, sans mener à bien son doctorat, pour se consacrer uniquement à ses activités artistiques.

Elle a vécu trois ans à Budapest où elle enseigne le français. Elle y est également assistante-stagiaire à la mise en scène dans la compagnie théâtrale Kreatakor du metteur en scène Arpad Schilling. Puis elle collabore à plusieurs mises en scène de la compagnie théâtrale Pandora, et travaille en 2013 comme dramaturge pour la compagnie Kobal't.

Alice Zeniter a publié son premier roman, "Deux moins un égal zéro" (Éditions du Petit Véhicule, 2003), à 16 ans. Son second roman, "Jusque dans nos bras", publié en 2010, chez Albin Michel, a été récompensé par le Prix littéraire de la Porte Dorée puis par le Prix de la Fondation Laurence Trân.
En janvier 2013, elle publie "Sombre dimanche", qui décrit la vie d'une famille hongroise et reçoit le prix du Livre Inter ainsi que le prix des lecteurs de l’express et le prix de la Closerie des Lilas. Elle publie "Juste avant l'oubli" en 2015. Il obtient le Prix Renaudot des Lycéens 2015.

Son roman, "L'Art de perdre" (2017), qui retrace, sur trois générations, la vie d'une famille entre la France et l'Algérie, a reçu de nombreux prix littéraires, dont le Prix Goncourt des lycéens.
Elle est dramaturge et metteuse en scène
Alice Zeniter écrit aussi pour le théâtre dont "Spécimens humains avec monstres" (2011), lauréat de l'aide à la création du CnT, "Un ours, of course ! ", spectacle musical jeunesse paru chez Actes Sud en 2015, "Hansel et Gretel, le début de la faim" (2018).

Voir ici : https://fr.wikipedia.org/wiki/Alice_Zeniter

Sa page Facebook : https://www.facebook.com/AliceZeniter/


vendredi 3 mai 2024

Claire FULLER – L'été des oranges amères – Livre de Poche - 2021


  

 

L'histoire

Frances Jellico vient de perdre sa mère ? Nous sommes à Londres, en 1979. Cette femme, un peu trop enrobée a vécu toute sa vie auprès de sa mère, et a soigné celle-ci durant de nombreuses années. Sorte de vieille fille, mal habillée, elle se voit proposé un travail par un américain qui vient d'acheter une propriété dans la campagne anglaise. Elle est chargée d'évaluer l'état des jardins et de donner un avis général sur la propriété, qui fut autrefois une belle demeure. Sur place, il y a déjà deux autres personnes, un couple Peter (chargé d'estimer les biens de valeurs) et son étrange jeune femme Cara. Très vite, une amitié se noue et Frances devient la confidente de Cara qui invente sa vie. Elle est aussi très attirée par Peter, elle qui n'a jamais connu de grand amour. Mais un trio n'est jamais bon et le drame arrive.


Mon avis

Voilà un polar psychologique qui mêle un peu de nature writing aux émotions des personnages atypiques.

Nous avons Frances qui raconte l'histoire. Elle est très malade et n'en a plus pour très longtemps à vivre, mais elle se souvient de la période où sa vie a basculé. Élevée strictement par une mère autoritaire, Frances s'est occupée d'elle jusqu'à son décès. Pas très riche, elle vend doit vendre la petite maison en banlieue proche à Londres. Ayant des notions d'architecture paysagère, elle trouve un travail. Expertiser pour le compte d'un promoteur américain une vieille demeure dans la campagne anglaise. Cette demeure, presque un personnage principal, est dans un état d'abandon, la végétation a poussé follement, les murs tombent en miettes, et l'espoir de trouver un pont palladien (pont en marbre richement décoré) s'amenuise. Solitaire, Frances s'installe dans les combles, dans une petite chambre, juste meublée d'un lit de camp et d'un meuble de rangement mais d'une jolie salle de bains. En faisant tomber une boucle d'oreille, elle décolle une latte et découvre un judas qui lui permet d'observer le couple qui vit en dessous.

Un couple étrange composé de Peter, chargé d'estimer la valeur du mobilier, et de sa jeune femme Cara. Le couple semble passer son temps à se disputer puis de réconcilier. Assez solitaire, petit à petit Frances, un peu réticente au départ et gênée par son physique ingrat, une amitié se noue. Peter, un homme de son âge semble pragmatique, rassurant tandis que sa femme Cara est franchement caractérielle. Mais elle voit en Frances l'amie idéale pour raconter sa vie. Une vie qu'elle s'invente et qui varie selon son humeur. Ainsi elle aurait eu un enfant sans avoir couché avec personne, enfin qui est décédé lors d'un naufrage dans une balade en bateau. Ce que dément Peter en rétablissant la vérité, même si Frances ne comprend pas bien que cette jolie femme est en fait totalement déséquilibrée psychiquement. Pourtant les soirées arrosées, les longues promenades dans cette propriété envahie par la végétation qui si elle est abondante n'est pas tendre pour les jambes. Orties, chardons, herbes folles et desséchées, fleurs pourrissantes, vase, il faut se frayer des chemins à l'aide du couteau de Frances ou de bâtons. La maison est aussi en piteux état, gravas, papiers peints arrachés, il faut dire qu'elle avait été réquisitionnée pendant la deuxième guerre mondiale par un régiment de soldats peu précautionneux.

Petit à petit, Peter semble se rapprocher de Frances, qui est convaincue qu'il est amoureux d'elle, femme moins séduisante que Cara, mais solide et fiable.

Les trios ne marchent jamais. Au bout d'un moment, cela devient invivable, c'est un ressort psychologique courant (je parle de trios qui cohabitent ne serait-ce que quelques mois).

Et c'est sur cette psychologie que le drame arrive. Avec deux très beaux portraits de femmes, qui semblent opposées mais qui finalement se ressemblent. Non pas physiquement mais mentalement. Cara s'enfonce dans des mensonges et hurle quand son mari tente de la recadrer, ou disparaît quelques heures, pour mieux se réconcilier. Frances se persuade que Peter est tombé amoureux d'elle, sans voir que le pasteur du village à 2 km de là est lui vraiment amoureux d'elle.

L'ambiance alterne entre les bons moments passés ensemble à boire pas mal de vins, aux promenades mais à contrario la tension monte, dans cet environnement totalement invivable, où Frances note des phénomènes curieux,, une souris morte retrouvée sur sa fenêtre, des bruits étranges et même comme une présence (on se doute bien que tout ceci n'est pas fortuit mais émane sûrement de Cara qui considère Frances comme une mère de substitution, mais inconsciemment la voit comme une rivale. Très page turner, une histoire pas banale qui a séduit la critique. Mais personnellement, j'ai trouvé un peu fastidieuse ces descriptions de plantes, et ce coté « nature writing » que j'adore pourtant est ici un peu redondant et n'apporte rien à l'intrigue.



Extraits

  • Au bout des champs, le chemin s’élargissait mais s’obscurcissait en même temps, sous une rangée d’ifs inclinés vers l’intérieur au point que leurs branches s’entrelaçaient au- dessus de ma tête telle une arche nuptiale sous laquelle j’avançais , fiancée sans promis .
    De part et d’autre de la route , les berges remontaient le long de la route ,la terre marquée, usée, dénudant les os bruns des racines des arbres. 

  • Jamais je n'avais songé à ce dont les gens pouvaient bien avoir l'air sous leurs habits ou la complexité de leurs vies qui paraissaient si simples et si parfaites de l'extérieur.

  • C’était nouveau et choquant, en 1969, cette manière de prendre les gens dans ses bras qu’avait Cara. Je sais qu’aujourd’hui les gens font ça tout le temps ; je les vois faire ici parfois, quand une fille vient prendre son service et que l’autre s’en va. Des femmes qui s’enlacent, des femmes qui enlacent des hommes, des hommes qui enlacent des femmes : je me demande comment ils arrivent à anticiper le geste. Quel mouvement imperceptible, quel élément de langage corporel que j’ai toujours manqué, le leur indique, les prévient qu’ils sont sur le point de se prendre dans les bras ? Est-ce que les hommes enlacent les hommes aussi ? Ici, je n’ai personne à enlacer, et personne ne vient m’enlacer. 

  • Son histoire n’aurait été que souvenir et imagination si je n’avais pas été là pour l’entendre ; inconnue et inédite, pareille à un livre dans lecteur.

  • Comment cet arbre a-t-il survécu sans personne pour en prendre soin ?..."Il s'est débrouillé, dit-elle. Tout ce qui vit trouve un moyen de survivre, tant qu'on ne l'en empêche pas.

  • Je n’ai jamais aimé le fracas, les insultes ; j’ai toujours préféré le calme des bibliothèques, à l’époque personne n’avait jamais élevé la voix sur moi, pas même Mère, c’était une chose inconnue, même si depuis, les choses ont bien changé.

  • Avant tout, j'étais son auditoire, son public. Et elle avait besoin d'un public, même si ce n'était que moi, assise sur les gradins, la bouche ouverte durant la majeure partie de son numéro. Son histoire n'aurait été que souvenir et imagination si je n'avais pas été là pour l'entendre ; inconnue et inédite, pareille à un livre sans lecteur. Mon second rôle s'opérait depuis les coulisses : souffleur.

  • Les images se mettent à affluer, se superposent les unes aux autres. J'abandonne alors toute idée de chronologie et me laisse aller au ressac de la mémoire, à ses vagues montantes et descendantes.

  • Les plus malchanceux d’entre nous atterrissent dans un livre d’histoire, mais même là ce n’est plus eux, c’est une version revisitée, l’interprétation de quelqu’un d’autre. Ce n’est jamais toute l’histoire. Ce que nous sommes ne demeure nulle part ailleurs que dans nos esprits et dans les mémoires de ceux qui nous ont aimés. 

  • Les pieds nus de Cara remuaient sur les cuisses de Cupidon, d’une main elle s’agrippait à la robe d’une femme en pierre comme si elle tentait de la lui arracher, et de l’autre elle tenait une paire de ballerines plates. Songeant aux dégâts supplémentaires qu’elle pourrait causer au marbre déjà blessé, écaillé, je grimaçai.

  • Les femmes ici évoluent dans un sens ou l’autre : fâchées et provocatrices, ou accommodantes et dociles. Étonnamment, vu la personne que j’ai été durant les trente-neuf premières années de ma vie, je refuse d’être docile. Une vieille chouette malcommode. Oui.

  • J’ai une fois entendu quelqu’un dire qu’avec l’âge on est censé se sentir plus à l’aise dans son corps, devenir plus indulgent vis-à-vis de ses plis et replis, c’est faux. Autrefois j’étais grosse, « voluptueuse », a dit Peter un jour. Désormais la chair a fondu mais la peau demeure et je gis dans une flaque de moi-même. Je ferme les yeux et tourne la tête vers la fenêtre ; sous mes paupières, du rose garance. J’y retourne.


Biographie

Née dans l' Oxfordshire en 1967, Claire Fuller a étudié la sculpture (Winchester School of Art) avant de commencer une carrière dans le marketing.
Son premier roman Les Jours infinis' (Our Endless Numbered Days) parait en 2015, suivi de Un Mariage Anglais (Swimming Lessons) en 2017. Claire Fuller vit à Winchester.

Son site : https://clairefuller.co.uk/