jeudi 31 mars 2022

Guillevic, le haïku français

 


Pas d'aile, pas d'oiseau, pas de vent, mais la nuit,
Rien que le battement d'une absence de bruit.

Celui qui fut un grand résistant, aux cotés de ses amis Paul Eluard et Paul Seghers, est le poète de l’économie, du mot juste.
 
Guillevic est entré en poésie comme on entre en résistance et œuvre pour une poésie plus juste, sans académisme, pour un regard simple. On pourrait presque penser à des haïkus, où les éléments de sa Bretagne natale, océan, vent, terre deviennent des allégories qui transfigurent l’homme.
 
Le poète est forcément un révolté, je ne dis pas révolutionnaire, contre tout pouvoir établi. C’est le contraire d’un conservateur, c’est un novateur qui a pour charge de défendre la langue [...] Ce langage doit mettre en contact, doit être un révélateur, un élément de communication, de communion
 
Guillevic a également collaboré avec les plus grands peintres de sa génération : Dubuffet, Bazaine, Ubac, Léger.

 
Dans le poème
Rien que de vertical
Perpendiculairement à ce temps vécu
En dehors de lui.
Le poème est là
Où les mots sont debout
.

 
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Je t'aime d'être habituelle,
Espace pour mes jours,
Pour mon regard les yeux fermés.
En toi j'ai place,
En toi je suis,
Je me bâtis.
En toi,
Cela que j'aime, ceux que j'aime,
Quelques regrets.
En toi silence,
En toi le temps
Que je recueille, je résume.
Sortir de toi,
Ce sera pour n'être plus là,
Pour n'être plus.

Et quand il n'y aurait
Que nous deux pour durer.

 
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Au moins tu sais, toi, océan,
Qu'il est inutile
De rêver ta fin

L'eau
Dans l'étang
Est occupée
À garder le temps

 
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Quand une lumière
Rencontre une autre lumière
On entend monter un chant de prophète
 

Seyhmus Dagtekin

Il est né en 1964 dans un village kurde isolé au sud-est de la Turquie : pas d’école, et un mode de vie traditionnel. La langue kurde est interdite par les autorités turques, mais on la parle un peu à Harun. En 1970, une école est construite. Dagtekin est scolarisé. Il poursuit ses études à Ankara, et se destine à travailler comme journaliste dans l’audiovisuel. En 1974, il part rejoindre son frère en France, à Nancy pour achever sa formation. Séduit par la langue française, il écrit directement en français des textes et des poèmes qui seront publiés aux éditions Le castor Astral, puis un roman « A la source, la nuit » chez Laffont. Peu apprécié des autorités turques, il n’est pas retourné en Turquie depuis 1992. Il aime pourtant rappeler qu’il n’a pas de drapeau qu’il soit turc, français ou kurde En 1974, il part rejoindre son frère en France, à Nancy pour achever sa formation. Séduit par la langue française, il écrit directement en français des textes et des poèmes qui seront publiés aux éditions Le castor Astral, puis un roman « A la source, la nuit » chez Laffont. Peu apprécié des autorités turques, il n’est pas retourné en Turquie depuis 1992. Il aime pourtant rappeler qu’il n’a pas de drapeau qu’il soit turc, français ou kurde. 

 

 Extraits

En rêver ne suffit pas, faut le faire " me disait mon père. Je me suis levé et j'ai commencé. J'ai mis une parole dans ma bouche qui puisse me lier au cœur de l'autre, qui puisse ouvrir mon cœur dans la bouche de l'autre.

 

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Je me dis que le monde, que l'être, sont comme un chaudron, et que l'art, l'écriture, en sont la louche. Plus la louche est longue et grande, plus on peut brasser les fonds et les limites du chaudron, plus on parvient à remuer les fonds et les limites de l'être. C'est le pari que je fais, le sens que je cherche à donner à travers la poésie et l'écriture : essayer d'allonger, d'agrandir le plus possible ma louche, mes moyens de remuer l'être, de pousser le plus en avant sa connaissance et de donner à en entendre le chant."

 

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L'écriture, l'art, consistent pour moi à embrasser l'être d'un même regard, du plus petit au plus grand, pour instaurer une autre façon d'être ensemble.
Sortir du rapport de force et de domination pour entrer dans un rapport d'amour où l'autre est la condition même de mon existence.

 

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Tandis que je mange la terre
La terre me recrache

L’eau me démange

Pour remonter à nos frémissements premiers

Comme ce liquide qui passe
Sans s’arrêter à ses tourbillons

Toi aussi, laisse-toi aller et goutte

Goutte à cette douceur, avant qu’un crapaud ne t’avale,

avant qu’une mouette n’avale le crapaud, dans le sable mouvant de la langue.

De même qu’ils marchent sur l’eau, l’eau les fauchera dans leur marche.




Êtes-vous contents maintenant de sortir mes yeux de leurs caves
et de les disperser à la suite d’une antilope qui glisse
d’une feuille qui tombe, d’une loutre qui retraverse une vue
chargée de mots que vous auriez voulu lire

de ce paysage que vous auriez voulu porter, comme le déploiement du sourire.

Êtes-vous contents que je reste collé à cette pierre
Que tout m’échappe

Sans que je n’échappe à rien ?

Toi aussi tu diras, tu n’arrêteras pas de dire
ce que tu as commis sur le sang du frère
Pour qu’il se mêle à quoi
Pour que tu deviennes la perte de quel mot
Dans la profondeur trouble de l’œil

 

 

Te voici entre routes et sables d’une topographie imaginaire Tu cherches à te pencher pour voir les bords de la ville…

Toi aussi tu me guettes

Je t’ai vue avec mon œil du malin

Je peux plus que te voir

Je peux te dessiner d’un jet

Tout comme tu peux m’effacer… demain sera à l’image de notre sourire.

C. BOBIN, femme de vent

A l'heure où l'on écrit,on vit toujours avec elle . Depuis trois ans déjà.Depuis sept cents ans,si l'on veut.Elle est née en 1250. Elle a été brûlée pour son livre, en 1313. Dans son livre il n'y a rien,que du ciel bleu. C'est une de ces femmes qui vont. à cette époque sur toutes les routes d'Europe....Elles se déplacent en bandes comme des oiseaux migrateurs.....Une soudaine floraison d'amoureuses,une pluie de claires visages sur les plaines grises,une aube de quarante ans sur le monde mort. Ce sont des femmes en lambeaux,des femmes de quatre vents. Elles vont sans autre souci que d'aller. La terre leur a été confiée pour la douceur d'y marcher et d'y goûter l'air bleu ,la lumière fraîche,pour un temps seulement,pour un temps qui leur prend tout leur temps.Elles se nourrissent de faim, d'absence,de rien . Elles se nourrissent de feu. Elles vont au jardin de leur père, voler ce que personne ne sait , ce que personne ne donne: l'amour plus fort que tout amour,l'amour plus long que toute une vie....

Poésie des arbres

Escalade la roche aux nobles altitudes. Respire, et libre enfin des vieilles servitudes, Fuis les regrets amers que ton coeur savourait. Dès l'heure éblouissante où le matin paraît, Marche au hasard; gravis les sentiers les plus rudes. Va devant toi, baisé par l'air des solitudes, Comme une biche en pleurs qu'on effaroucherait. Cueille la fleur agreste au bord du précipice, Regarde l'antre affreux que le lierre tapisse Et le vol des oiseaux dans les chênes toufus. Marche et prête l'oreille en tes sauvages courses; Car tout le bois frémit, plein de rythmes confus, Et la Muse aux beaux yeux chante dans l'eau des sources Théodore de Banville (1823-1891) 

 ************************* C'était lors de mon premier arbre, J'avais beau le sentir en moi C'est loin et je ne sais pas trop Mais je sais bien qu'il plut à l'homme Qui s'endormit les yeux en joie pour y rêver d'un petit bois. Alors au sortir de son somme D'un coup je fis une forêt De grands arbres nés centenaires Et trois cents cerfs la parcouraient Avec leurs biches déjà mères. Ils croyaient depuis très longtemps l'habiter et la reconnaître Les six-cors et leurs bramements Non loin de faons encore à naître. Ils avaient, à peine jaillis, Plus qu'il ne fallait d'espérance Ils étaient lourds de souvenirs Qui dans les miens prenaient naissance. D'un coup je fis chênes, sapins, Beaucoup d'écureuils pour les cimes, l'enfant qui cherche son chemin Et le bûcheron qui l'indique, je cachai de mon mieux le ciel pour ses distances malaisées Mais je le redonnai pour tel dans les oiseaux et la rosée. Jules Supervielle - Le premier arbre.

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Il était une feuille avec ses lignes Ligne de vie Ligne de chance, Ligne de coeur Il était une branche au bout de la feuille Ligne fourchue signe de vie Signe de chance signe de coeur Il était un arbre au bout de la branche Un arbre digne de vie Digne de chance digne de coeur Coeur gravé, percé, transpercé, Un arbre que nul jamais ne vit. Il était des racines au bout de l'arbre Racines vignes de vie. Vignes de chance, vignes de coeur Au bout des racines il était la terre La terre court La terre toute ronde La terre toute seule au travers du ciel La terre.Robert Desnos - Feuille 

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Que j'aime à parcourir votre ombrage ignoré Dans vos sombres détours, en rêvant égaré, J'éprouve un sentiment libre d'inquiétude, Prestige de mon coeur! je crois voir s'exhaler Des arbres, des gazons, une douce tristesse: Cette onde que j'entends murmure avec mollesse, Et dans le fond des bois semble encor m'appeler. Oh! que ne puis-je, heureux, passer ma vie entière Ici, loin des humains! Au bruit de ces ruisseaux, Sur un tapis de fleurs, sur l'herbe printanière, Qu'ignoré je sommeille à l'ombre des ormeaux! Tout parle, tout me plaît sous ces vo¸utes tranquilles: Ces genêts, ornements d'un sauvage réduit, Ce chèvrefeuille atteint d'un vent léger qui fuit, Balancent tour à tour leurs guirlandes mobiles. Forêts dans vos abris gardez mes voeux offerts, A quel amant jamais serez-vous aussi chères? D'autres vous rediront des amours étrangères; Moi, de vos charmes seuls j'entretiens vos désirs.  - Chateaubriand - la Forêt.