mardi 4 octobre 2022

CAROLINE LAURENT – Ce que nous désirons le plus – Éditions Les escales - 2022

 

L'histoire

L'éditrice Caroline Laurent raconte son ressenti après la révélation provoquée par le livre de Camille Kouchner « La familia grande » publié en janvier 2021.

Pour rappel : Camille et Antoine (Victor dans le livre de sa sœur), jumeaux, sont nés du mariage entre Évelyne Pisier, sœur de l'actrice Maire-France Pisier, avec Bernard Kouchner. Leur mère divorce en 1984 pour se mettre en couple avec le politologue Olivier Duhamel. Celui-ci abusera de son beau-fils à partir de 1988, Antoine a 13 alors 13 ans. Alors qu'elle se revendique féministe, intellectuelle engagée à gauche, elle décide de couvrir son mari alors que son fils lui avoue les viols qu'il subit. Elle prévient toute fois sa sœur Marie-France Pisier actrice, dont le décès en 2011 pose quelques questions (accident, noyade suicide ou crime?). Olivier Duhamel qui finalement a reconnu les faits a dans un premier temps dédouané sa compagne Évelyne, alors très ébranlée par le suicide de ses deux parents (sa mère militait alors au planning familial) est en pleine dépression et boit énormément d'alcool. Elle meurt d'un cancer en 2017. En raison du délai de prescription, l'affaire Duhamel n'aura pas de suite juridique.


Mon avis

Caroline Laurent a co-écrit un livre avec Évelyne Pisier en 2017, une auto-biographie de l'actrice Marie-France Pisier. Elle considérait Évelyne Pisier comme une amie. Elle se sent alors doublement trahie. D'une part par le décès soudain de sa co-autrice mais surtout par le scandale que provoque le livre de Camille Kouchner qu'elle ne connaît pas.

Comme elle est à la périphérie de l'entourage du couple Pisier/Duhamel, elle se fait harceler par les journalistes. La France est encore en pleine période Covid, et tout d'un coup toutes ces certitudes s'effondrent. La perte d'une amitié (une valeur forte pour elle) par la trahison, car elle n'a jamais été au courant de ce qui se passait dans la famille d’Évelyne Pisier, l'amène à remettre tout en question. L'intelligentsia française savait sans savoir ce qui se passait réellement avec Duhamel, ces gens issus de mai 1968 qui prônent la tolérance, ces femmes engagées féministes qui ferment les yeux . Toute cette gauche dit « bobo «  ou « Rive gauche » dont elle n'a jamais fait partie, celle qui protège les siens au lieu de protéger un adolescent en détresse la dégoûte. Elle remet en cause le système politique de l'époque mais aussi le sacro-saint patriarcat qui régit le monde depuis toujours. Elle en va même à se détacher de son mari, un homme gentil, traducteur qui n'a absolument aucun lien avec l'affaire de la « Familia Grande », dans un refus de l'homo-érectus. Même l'écriture, qui est sa raison de vivre lui semble un subterfuge.

Elle se livre à nous, sans chichis, en relatant presque au jour le jour sa terrible souffrance. Non, elle ne savait pas, malgré l'amitié qui la liait à sa co-autrice Évelyne Pisier. Non, elle ne se doutait en rien de ce qui se tramait.

Je ne suis pas friande de ce genre de lecture, mais là j'avoue que j'ai été scotchée pour lire le livre d'une traite. La puissance des mots, le pouvoir libérateur de l'écriture ou de la lecture, cette façon brute de nous livrer son chagrin, physique d'abord, puis moral en suite, la colère, la puissance de la douleur, quand les larmes ne sortent pas, cela tient de l'Universel. Je n'ai pas versé une larme au décès de mes parents. Mais après les enterrements et le soutien amical je me suis effondrée un soir, dans une crise de larmes qui a duré un bon moment. Et le besoin de s'isoler pour se reconstruire, loin de la crise médiatique, de la crise tout court. Voyager, retrouver ses racines mauriciennes, Se retrouver, plus forte qu'avant.

Le tout est servi par une écriture magnifique, forte de références aux autrices qu'elle admire (Annie Ernaux, Marguerite Duras, Emily Dickinson, Anaïs Nin) ou des chansons qu'elle écoute en boucle (Barbara, Mouloudji). Et puis cette façon d'interroger les mots, de leurs racines latines ou grecques pour les polir, les mieux définir. C'est aussi passionnant quand on aime les mots, les jeux de mots, la poésie, bref tout ce que les mots, et surtout pour moi ceux qu'on lit. Et nous entraîner sur le chemin d'autres découvertes d'auteurs, de cinéastes, d'artistes c'est en cela aussi que réside la force de Caroline Laurent.


Extraits :

  • Je me souviens du message de mon éditeur au réveil le lundi. Quelque chose n’allait pas. Un « problème », des « nuages sombres » concernant « notre ami commun » (se méfier des mots banals, usés jusqu’à la corde, que l’inquiétude recharge brusquement en électricité).
    Je me souviens que la veille, dans une boutique de Saint-Émilion, ma mère m’offrait un bracelet pour prolonger Noël et fêter un prix littéraire qui venait de m’être décerné. Il s’agissait d’un cuir sang combiné à une chaînette de pierres rouges, de l’agate, symbole d’équilibre et d’harmonie.
    Je me souviens du soleil blanc sur la campagne, des reflets bleus lancés par le cèdre. Sur la branche nue du lilas des Indes, une mésange semblait peinte à l’aquarelle.
    Je me souviens du thé en vrac au petit déjeuner, « Soleil vert d’Asie », mélange du Yunnan aux notes d’agrumes, qui avait le goût étrange du savon.
    Je me souviens de l’attente, ce moment suspendu entre deux états de conscience, l’avant, l’après, l’antichambre de la douleur, moratoire du cœur et de l’esprit.
    Je me souviens d’avoir pensé : Je sais que je vais apprendre quelque chose, mais je ne sais pas quoi. Et juste après : Tout peut être détruit, tout peut être sauvé.
    Je me souviens du regard inquiet de ma mère.
    Je me souviens de la citation de Diderot dans la chambre jaune, ma grotte d’adolescente aux murs tatoués d’aphorismes : « Dire que l’homme est un composé de force et de faiblesse, de lumière et d’aveuglement, de petitesse et de grandeur, ce n’est pas lui faire son procès, c’est le définir. »
    Je me souviens d’un coup de téléphone, de mon ventre qui cogne et d’une voix qui me répète : « Protège-toi. »
    Je me souviens des rideaux aux fenêtres de ma chambre, la dentelle ajourée, les motifs d’un autre âge, on appelle ça des « rideaux bonne femme », pourquoi cette expression ? J’aurais dû voir le monde, je ne voyais plus que la fenêtre.
    Quelques jours plus tôt, je me souviens que je regardais La vie est belle de Frank Capra, touchée par la dédicace finale de l’ange gardien à George, le héros : « Cher George, rappelle-toi qu’un homme qui a des amis n’est pas un raté. »
    Je me souviens du téléphone qui vibre vers 17 heures.
    L’impensable.
    Je me souviens de l’article de journal, de la photo officielle de mon ami, du mot accolé à la photo. Tout éclate.

  • Comment négocier avec le souvenir ? Comment concilier le regard de l'être aimé, si doux, si sincère, et le visage déformé de celui qu'on n'a pas vu, pas deviné ? Comment penser aujourd'hui à ces personnes que j'aimais, et que veut dire aimer des personnes dont je découvre les plus noirs secrets?

  • Le chagrin est un pays de silence. On le croit à tort bruyant et démonstratif, mais c'est la joie qui s'époumone partout où elle passe. Le chagrin, le vrai, commence après les larmes. Le chagrin commence quand on ne sait plus pleurer.

  • Je commençais à le comprendre, nos stratégies de contournement. si élaborées soient-elles, nourrissent toujours nos futures défaites. dans le fond, c’est peut-être ce que nous recherchons : que quelque chose en nous se défasse. l’écriture est une voie tortueuse pour accéder à ce délitement, conscient ou pas. C’est comme si elle nous précédait, comme si elle savait de nous des choses que nous-mêmes ignorons. Qu’on la dise romanesque, autobiographique, intime ou engagée, la littérature nous attend déjà du mauvais côté. Celui où nous tomberons. Elle nous échappe en nous faisant advenir à nous-mêmes, nous pousse à écrire ce que jamais on ne dirait, sans doute pour assouvir notre désir de connaître, de nous connaître (cette pompeuse libido sciendi détaillée par Saint Augustin et Pascal, qui forme avec le désir de la chair et le désir du pouvoir l’une des trois concupiscences humaines).

  • Ce qu'il reste de l'amour plus étincelant que le mal, c'est notre part d'enfance, c'est ce noyau-là, cette grâce. Le petit garçon ou la petite fille qui regarde le monde avec appétit, les yeux écarquillés, sans se douter qu'un jour c'est précisément ce monde qui l'engloutira.

  • Écrire après ça est une forme de continuité. Je suis plus nue dans l’écriture que sur une scène en justaucorps, et que je vous plaise ou non ne me concerne pas, ne m’appartient pas ; cela, la danse me l’a appris.

  • Dans mes poumons s’est logée une pierre noire qui paralyse tout, le corps, l’esprit, l’énergie, le désir. Sidération minérale. Mais tout cela n’est rien, rien à côté de la peur de ne plus pouvoir écrire.


Biographie :  

Caroline Laurent est écrivaine et éditrice franco-mauricienne.
Après un master 1 sur l’animalité dans "Les Chants de Maldoror" du Comte de Lautréamont, puis un master 2 sur le renouvellement de la littérature engagée chez Georges Perec, elle obtient son agrégation de lettres modernes à l'Université Paris-Sorbonne (2008-2011). Depuis 2012, elle prépare une thèse à l’Université Paris-Sorbonne sur l’esthétique du cynisme dans l’œuvre de Céline, Cioran et Philippe Muray.
Elle a commencé sa carrière aux Éditions Jean-Claude Lattès, au sein desquelles elle a cofondé la collection "Plein Feu" (2013), une collection de nouvelles apportant un éclairage sur le monde contemporain, puis a créé en 2016 la collection "Domaine français" aux éditions les Escales.
Elle est également l’auteure de "Et soudain la liberté" (Les Escales, 2017), un premier roman signé avec Evelyne Pisier, qui a reçu le prix Marguerite Duras, le grand prix des lycéennes ELLE, le prix Première Plume et a été traduit dans de nombreux pays.
Directrice littéraire pour les littératures françaises et francophones aux éditions Stock, depuis 2018, elle a lancé en janvier 2019 une nouvelle collection de fiction : "Arpège".

En parallèle, Caroline Laurent a été nommée en octobre 2019 à la commission Vie Littéraire du CNL.
Après le succès de son premier livre, elle signe son nouveau roman "Rivage de la colère" (2020). Il est lauréat du Prix Maison de la Presse 2020 et sélectionné pour le Prix Babelio 2020.

Instagram :https://www.instagram.com/caroline.laurent.livres/?hl=fr*


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