L'histoire
Peri, 37 ans, mariée à un riche promoteur immobilier et mère de 3 enfants, se rend une réception avec le gratin de la haute société stambouliote. Une réception où elle s'ennuie et ne se sent pas à sa place. Alors elle repense à son passé, son enfance et surtout ses trois années d'études à Oxford (Angleterre) avec ses amies Shirin et Mona et surtout sous la férule d'un professeur charismatique et ambigu, Azul qui anime un séminaire sur une approche scientifique de Dieu. Des traumatismes du passé resurgissent et ballottée par l'histoire actuelle, Peri cherche toujours à comprendre qui elle est.
Mon avis
J'avais beaucoup aimé le livre d'Elif Shakaf « L'île aux âmes perdues » (Ici). Je voulais donc me favoriser avec cette écrivaine turque. D'emblée de jeu, le style est différent, sobre, sur une période qui va de 1980 à 2016. Le livre fait des aller-retour dans le passé de Peri, et le présent. La lecture est simple, les dialogues juste, pas de superflu.Ici il est question de l'identité, et du rapport avec la foi, mais aussi de l'enseignement. L'enfance de Peri est marquée par l'opposition systématique entre son père Mensur, homme cultivé qui pousse sa fille à lire, qui est cultivé. Dans sa bibliothèque on trouve les ouvrages de Marx et Engels, de Trotsky et autres. La mère Selma est à l'opposée confite en religion, tout est la volonté d'Allah, et les époux se chamaillent sans cesse, ce qui tiraille la fillette puis la jeune fille car elle aime ses parents, et si intellectuellement elle est bien plus proche de son père, elle tente aussi de se rapprocher de cette mère qui ne l'aime pas tant que cela, en raison d'un drame alors qu'elle avait 4 ans.
Peri, solitaire, aime plus que tout lire et devient une excellente élève, de sorte que son père l'inscrit à Oxford, bien évidemment une des meilleures université du monde. Très étonnée par ce changement de lieu, de climat, elle se noue d'amitié avec Shirin, une iranienne émancipée qui est ouvertement athéiste. Personnage extravertie, venue d'une famille riche, Shirin peut se permettre toute les extravagances. Mona, elle, est une musulmane féministe. Elle porte le voile, car elle est croyante, mais elle veut changer la place de la femme dans l'Islam. Quand les trois amies vont décider de vivre ensemble, Shirin et Mona vont, à l'instar des parents de l'héroïne se chamailler.
Et puis il y a cette figure d'Azur, professeur émérite mais aussi critiqué pour ses méthodes d'enseignement. Il semble s'intéresser à Péri, trop jeune et inexpérimentée en amour qui tombe amoureuse de lui, sans retour.
Peri est une femme qui se cherche et qui n'a pas de certitudes, elle est timide, repliée sur elle-même, persuadée qu'elle n'est pas douée pour le bonheur. Mais sans s'en rendre compte, sous l'influence de ce professeur, elle réussit à s'affirmer, en lançant des piques lors de ce repas trop bling-bling, trop surfait.
Ici c'est non seulement le portrait d'une femme ballottée par son vécu et par l’Histoire mais aussi, dans une Turquie qui s'adapte difficilement au régime d'Erdogan (jamais nommé), dans une ville où l'insécurité règne. Mendiants agressifs, attentats, mauvais traitements subi par les femmes, le manque d'éducation général, les dérives sectaires. On sait qu'Elif Shafak est une militante féministe qui s'insurge contre les dictatures qui briment les femmes du Moyen-Orient.
De plus le livres est bourré de références aux grands penseurs et poètes (de Rûmî à Spinoza, Ekchart à Omar Kayam, de Byron à Marx), ce qui nous donne aussi des envies d'autres lectures.
Ce roman est aussi une ode à la lecture, à la connaissance, à la part que l'on accorde aux religions. Pari très réussi qui nous donne un autre éclairage sur Istanbul et la Turquie qui semble chercher sa voie dans un monde complexe, sans la trouver, et face à un peuple soumis et muselé.Extraits :
En outre, même si sa vie en dépendait, elle ne pouvait pas se faire aux réactions hostiles à la lecture. Dans divers coins du monde, on est ce qu'on dit et ce qu'on fait, mais aussi ce qu'on lit; en Turquie, comme dans tous les pays hantés par les problèmes d'identité, on se définit, d'abord, par ce qu'on rejette. Apparemment, plus les gens s'en prenaient à un auteur, moins ils avaient lu ses livres.
Le problème aujourd'hui, c'est que le monde attache plus de valeur aux réponses qu'aux questions. Mais les questions devraient compter bien davantage ! Je crois au fond que je veux faire entrer le diable à l'intérieur de Dieu et Dieu à l'intérieur du diable.
Peri avait quitté la table avec les autres mais s'attarda au milieu du salon. Comme toujours elle se sentait partagée dans ce genre de situation. Elle détestait la ségrégation par sexe courante dans les réunions mondaines d'Istanbul. Dans les familles conservatrices, la séparation était si marquée qu'hommes et femmes pouvaient passer la soirée entière sans échanger un mot, isolés dans des parties éloignées de la maison. Les couples se divisaient en arrivant et se retrouvaient à la fin de la réception avant de franchir le seuil.
Même les cercles libéraux n'excluaient pas cette pratique.Si elle avait causé de l'anxiété à qui que ce soit, c'était à Dieu et Dieu, même si un rien L'indispose et si on Le dit capricieux, Dieu ne souffre jamais. Souffrir et faire souffrir, voilà un trait foncièrement humain.
Toute doctrine crée son opposition. Là où il y a beaucoup de saints, il y a forcément beaucoup de pêcheurs !
Ça signifie que nous allons mettre les choses en pagaille, estomper les lignes. Mettre ensemble les idées irréconciliables et les gens incompatibles. Imaginez, un islamophobe s’amourache d’une musulmane... ou un antisémite devient ami intime d’un juif... et ainsi de suite, jusqu’à ce que nous prenions les catégories pour ce qu’elles sont : des fruits de notre imagination. Les visages que nous voyons dans le miroir ne sont pas vraiment les nôtres, mais de simples reflets. Nous ne pouvons découvrir notre être véritable qu’à travers le visage de l’autre.
Quant à Peri, elle puisait son réconfort dans la littérature. Nouvelles, romans, poèmes, pièces de théâtre...elle dévorait tout ce qu'elle trouvait dans la maigre bibliothèque de l'école. Quand elle n'avait plus rien à se mettre sous la dent, elle lisait les encyclopédies. (…) Les livres vous libéraient, ils débordaient de vie. Elle préférait habiter la terre des histoires que la terre maternelle.
rappelez-vous : « La plus haute activité dont soit capable l’être humain, c’est d’apprendre pour comprendre, car comprendre c’est être libre." - Spinoza
Un pays natal, on l'adore, bien sûr ; parfois il peut aussi être exaspérant et déroutant. Pourtant j'ai fini par apprendre que pour les écrivains et les poètes qui estiment que les frontières nationales et les barrières culturelles doivent être remises en question, encore et encore, il n'y a en vérité qu'une seule terre natale, perpétuelle et portable.
"Quand je te regarde, je vois en germe une intellectuelle orientale typique, avait-il ajouté. Amoureuse de l'Europe, en conflit avec ses racines."
Pourquoi les racines avaient-elles plus de prix que des feuilles ou des branches, Peri n'arrivait pas à le comprendre. Les arbres avaient d'innombrables pousses dans toutes les directions, au-dessus comme au-dessous des terreaux anciens de la planète. Si même les racines refusaient de rester en place, comment espérer l'impossible de la part d'êtres humains ?ll existe une boîte dans la partie du cerveau qui conserve la mémoire – une boîte à musique au vernis égratigné – et diffuse les notes d'une mélodie obsédante. Empilé à l'intérieur, il y a tout ce que l'esprit ne veut pas oublier ni n'ose se rappeler. Dans les moments de stress ou sous l'effet d'un traumatisme, ou peut-être sans raison visible, la boîte s'ouvre et son contenu se répand à la ronde.
Écris et efface, mon âme. Je ne peux pas t'apprendre à éviter les idées noires. Moi-même je n'y suis jamais arrivé." Mensur fit une pause. "Mais j’espérais que tu pourrais au moins frotter dessus pour les effacer. - Comme ça, je pourrai avoir de nouvelles idées noires ? - Et bien oui...des idées noires neuves, c'est mieux que des vieilles.
Mais en nous focalisant sur les conflits religieux, politiques et culturels, nous passons à côté d'une énigme cruciale : Dieu. Alors que les philosophes de jadis – et leurs élèves – sondaient l'idée de Dieu plus que la religion, maintenant c'est le contraire. Même les débats entre théistes et athées, qui sont devenus très populaires dans les cercles intellectuels des deux côtés de l'Atlantique, portent plus sur la politique, la religion et l'état du monde que sur la possibilité de Dieu. En émoussant notre aptitude cognitive à formuler des questions existentielles et épistémologiques sur Dieu, et en coupant notre lien avec les philosophes du passé, nous perdons la faculté divine d'imaginer.
Biographie : voir ici
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Un peu de musique traditionnelle turque
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