jeudi 9 mars 2023

GABRIELA CABEZON CAMARA – Les aventures de China Iron – Poche 10/18 - 2022

 

L'histoire

Gabriela C. Camara reprend à son compte un poème très célèbre en Argentine de « Martin Fierro » de José Hernandez (1834 – 1886). Cet ouvrage considéré comme fondateur de la littérature argentine est l'histoire d'un gaucho pauvre gaucho pauvre mais libre, qui parcourt la pampa, refuse la lutte contre les amérindiens, et connaît multes aventures.

Ici c'est travers l'histoire de « China Iron », gamine de 14 ans, son chien Estreda et une anglaise éduquée Liz qui vont entreprendre un périple à travers la pampa. Liz fait l'éducation de la jeune China Iron, elle recherche ses terres et ses vaches, et de nombreuses rencontres vont émailler ce drôle de road-movies dans les terres argentines.


Mon avis

Merveilleuse Gabriela C. Camara dont j'avais beaucoup aimé le premier roman, Pleines de grâce (https://nathbiblio.blogspot.com/2022/04/gabriela-cabezon-camara-reines-de-grace.html).

Ici, le propos n'est plus l'humour déjanté, mais bien un parcours de vie, marquée par les fortes personnalités des deux héroïnes, Liz l'anglaise assez libérée, fière de son pays, cultivée et son inverse Iron China, une gamine pauvre qui a fuit un foyer médiocre (Elle est vendue comme épouse à un homme brutal et alcoolique dont elle aura 2 enfants à 14 ans. Lorsque Martin est recruté par l'armée, elle décide de s'enfuir et de gagner sa liberté) mais qui est pleine de bon sens.

Liz est l'initiatrice, elle apprend à lire et à écrire à cette jeune fille, mais aussi l'éveille à la beauté de la nature et aussi de la sensualité. Il y a des rencontres, un gentil gaucho indien qui a un lien poétique avec ses vaches, puis un méchant colonel esclavagiste qui les poursuit. Après multes aventures, les deux femmes se font adopter par une étrange communauté d'indiens, libres, qui vivent cachés à moitié dans un Eden aquatique ou dans une mangrove où nul ne viendra les perturber.

En féminisant le poème le plus célèbre d'Argentine, l'autrice nous parle d'amour infini. L'amour de la nature dans cette immense pampa où on se repère mal malgré la boussole l'amour des oiseaux, des plantes. Pourtant ce n'est pas un roman de nature writing comme on l'entend littérairement. C'est une épopée, une philosophie de vie qui prône l'égalité totale entre sexe, la liberté, l'amour de la nature et de la vie. On retrouve dans ce roman ciselé sans excès de mots, l'humour de Gabriela Camara, et un peu de ce mystère ici très léger et caché par la poésie qui décidément me font de plus en plus aimer la littérature des argentines. Onirisme, fantastique, quelque soit son nom, on le retrouvait aussi dans « Pleines de Grâces » , tout comme on le retrouve puissance 10 chez Mariana Henriquez, ou Camila Villada.


Extraits :

  • Nos premières heures ensemble, nous les avons passées sous la caresse de cette lumière dorée. Un very good sign, a-t-elle dit, et je l’ai comprise, je ne sais pas comment je m’y prenais pour toujours tout comprendre ou presque, et je lui ai répondu, oui, la Rousse, ça doit être de bon augure, et on a répété chacune la phrase de l’autre jusqu’à la prononcer correctement, on formait un chœur en langues différentes, semblables et différentes comme ce qu’on disait, identique et pourtant incompréhensible jusqu’à ce qu’on le dise ensemble ; un vrai dialogue de perroquets, on répétait ce que disait l’autre jusqu’à ce qu’il ne reste plus que le bruit des mots, good sign, bon augure, good augure, bon sign, bood augiure, bood augiure, bood augiure, à la fin on riait et ce qu’on disait ressemblait à un chant qui pouvait partir loin : la pampa est aussi un monde conçu pour que le son voyage dans toutes les directions. Peu de choses s’y ajoutent au silence. Le vent, le cri d’un chimango et les insectes lorsqu’ils marchent tout près de notre visage ou, presque toutes les nuits sauf les plus rudes de l’hiver, les grillons.

  • Difficile de savoir si l’on se souvient de ce qu’on a vécu ou du récit qu’on a fait, refait et poli comme une gemme au fil des années, je veux dire ce qui resplendit mais est aussi mort qu’une pierre morte. S’il n’y avait pas les rêves, ces cauchemars dans lesquels je suis de nouveau une fillette crasseuse aux pieds nus, n’ayant pour toute possession que deux chiffons et un petit chien beau comme un ciel, s’il n’y avait pas le coup que je sens ici, dans la poitrine, à cause de ce qui me noue la gorge les rares fois où je me rends en ville et que je vois un de ces enfants maigres, mal peignés et presque absents ; bref, s’il n’y avait pas les rêves et les frissons de ce corps qui est le mien, je serais incapable de savoir si ce que je vous raconte est vrai.

  • Qui sait quelle intempérie avait marqué Elizabeth. Peut-être la solitude. Deux missions l’attendaient : sauver le gringo et prendre en charge l’estancia qu’il devait administrer. Qu’on la traduise, ça lui faciliterait la vie, avoir une interprète dans la charrette. Il y avait un peu de ça, mais aussi quelque chose de plus. Je me souviens de son regard, ce jour-là : j’ai vu la lumière à travers ces yeux, elle m’a ouvert la porte du monde. Elle avait les rênes dans la main, elle parlait sans trop savoir où, dans cette charrette qui contenait lit, draps, tasses, théière, couverts, jupons et tant de choses que je ne connaissais pas. Je me suis dressée et l’ai regardée d’en bas avec une confiance identique à celle avec laquelle Estreya me regardait de temps en temps lorsqu’on marchait ensemble le long d’un champ ou de plusieurs champs dans cette campagne ; comment savoir sur une plaine aussi égale quand user du pluriel et quand du singulier, une question qui finirait par être tranchée un peu plus tard : on s’est mis à compter à l’arrivée des clôtures et des patrons. Mais à cette époque-là, c’était différent, l’estancia du patron était tout un univers sans patron, on marchait dans la campagne et parfois on se regardait, mon petit chien et moi ; il y avait en lui cette confiance des animaux et Estreya trouvait en moi une certitude, un foyer, quelque chose lui confirmant que sa vie ne serait pas abandonnée aux éléments.

  • C’était l’éclat. Le chiot sautillait, lumineux, parmi les pattes poussiéreuses et usées des rares habitants qui traînaient encore là-bas : la misère encourage la fissure, l’élagage ; elle égratigne lentement, à l’air libre, la peau de ceux qu’elle a fait naître ; elle en fait du cuir sec, la craquelle, impose une morphologie à ses créatures. Ce n’était pas encore le cas du chiot, il irradiait la joie d’être en vie, d’une lumière n’ayant pas encore souffert la triste opacité d’une pauvreté qui, j’en suis convaincue, était davantage un manque d’idées que de quoi que ce soit d’autre.

  • On n’avait pas faim, mais tout était gris et poussiéreux, tout était si trouble qu’en voyant le chiot j’ai immédiatement su ce que je souhaitais pour moi : quelque chose de radieux. Ce n’était pas la première fois que j’en voyais un, j’avais d’ailleurs mis au monde mes propres petites créatures, et on ne peut pas vraiment dire que la plaine ne brille jamais. Elle resplendissait avec l’eau, revivait bien qu’elle se noyait, tout en elle cessait d’être plat, elle se cambrait de grains, de campements, d’Indiens culs par-dessus têtes, de captives déchaînées et de chevaux qui nageaient avec leurs gauchos sur le dos, tandis que tout près les dorados sautaient, rapides comme l’éclair, avant de disparaître dans les profondeurs, vers le cœur du lit en crue. Et dans chaque fragment de ce fleuve qui grignotait les rives se reflétait un morceau de ciel ; on avait du mal à croire à un tel spectacle, à cette façon qu’avait le monde tout entier d’être entraîné dans un vertige boueux qui chutait lentement et tourbillonnait sur des centaines de lieues en direction de la mer.

  • L'arôme des feuilles de thé, marron, presque noires, arrachées aux montagnes vertes de l'Inde; il voyageait jusqu'en Angleterre sans perdre son humidité ni son parfum astringent qui était né de la larme que le Boudha avait versé pour les malheurs du monde; des malheurs qui voyageaient également avec le thé : on buvait la montagne verte et la pluie et on buvait aussi ce que boit la reine, on buvait la reine et on buvait le travail et on buvait le dos brisé de celui qui se baisse pour couper les feuilles et de celui qui les porte. Grave aux moteurs à vapeur, on ne buvait plus les coups de fouet sur le dos des rameurs. Mais on buvait l'asphyxie des mineurs de charbon.

  • L'amour nous renforçait face à la perception de notre propre précarité, on se désirait dans nos fragilités.

  • On sait partir comme si le néant nous avalait, imaginez un peuple qui part en fumée, un peuple dont on peut voir les couleurs et les maisons et les chiens et les habits et les vaches et les chevaux et qui s'évanouit comme un fantôme : ses contours perdent leur définition, ses couleurs perdent leur éclat, tout se fond dans un nuage blanc. C'est ainsi qu'on voyage.

  • l n’a pas fallu longtemps pour que le soleil cesse sa caresse dorée et qu’il se mette à nous transpercer la peau. Les choses projetaient encore une ombre presque constante, mais le soleil de midi commençait déjà à se faire brûlant ; on était en septembre et le sol craquait sous les poussées vert tendre des tiges nouvelles. Elle a mis un chapeau, m’en a mis un et j’ai découvert la vie à l’air libre sans cloques. Et la poussière s’est mise à voler : le vent nous apportait celle que soulevait la charrette et celle de la terre alentour, elle couvrait nos visages, nos vêtements, les animaux, la charrette entière. La maintenir fermée, préserver son intérieur en l’isolant de la poussière, je l’ai compris aussitôt, c’était ce qui importait le plus à mon amie et ce qui aura été un de mes principaux défis pendant toute notre traversée. On a perdu des journées entières à tout épousseter, il fallait défendre chaque objet contre la poussière : Liz vivait dans la crainte d’être avalée par cette terre sauvage. Elle avait peur qu’elle nous dévore tous, qu’on finisse par en être une partie comme Jonas était une partie de la baleine. J’ai appris que les baleines étaient des sortes de poissons. Un peu comme un dorado, mais gris, avec une grosse tête, grand comme toute une caravane de charrettes et capable aussi d’avoir des choses à l’intérieur ; elle transportait un prophète, cette baleine de Dieu, et elle sillonnait la mer tout comme nous on sillonnait la terre. Elle entonnait un chant grave, un chant d’eau et de vent, elle dansait, elle faisait des sauts et lançait de la vapeur par un trou qu’elle avait dans la tête. En avançant avec une telle liberté, juchée sur la charrette, entre terre et ciel, j’ai commencé à me sentir baleine : je nageais. 

     

Biographie

Née en 1968 à Buenos Aires (Argentine) Gabriela Cabezón Cámara est une écrivaine et journaliste. Diplômée en lettres de l'Université de Buenos Aires, elle a publié plusieurs romans. "Pleines de grâce" ("La Virgen Cabezaen", 2009), son premier roman, rencontre dès sa parution un grand succès public.
Elle est l’une des instigatrices du mouvement NiUnaMenos et participe activement aux luttes féministes argentines de ces dernières années.
Elle collabore à plusieurs journaux, dont le supplément "SOY" du journal Página/12 qui traite de questions LGBT.

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