samedi 15 avril 2023

MARLEN HAUSHOFER – le mur invisible – Babel poche réédition 2022

L'histoire

Réédité en 2022 par Babel (collection poche d'Actes Sud) voici le roman le plus connu de cette très discrète écrivaine autrichienne, qui parut en 1995 pour la première fois en traduction française.L'héroïne passe quelques jours de vacances chez un couple d'amis Louis et Hugo qui ont un chalet quelque part dans la montagne. Elle décline une sortie dans le village voisin, s'étonne de ne pas voir rentrer ses amis, puis s'endort.Au réveil le matin, les amis ne sont pas rentrés, le chien de chasse, Lynx flaire quelque chose d'anormal. Partie en repérages, cette femme d'âge mur, mère de deux adolescentes se rend compte qu'un mur invisible et infranchissable entoure la vallée. Elle observe aussi que tout semble mort derrière ce mur, observation constatée par une observation avec une père de jumelle. Nous sommes dans un contexte de guerre froide et l'héroïne pense qu'une catastrophe a eu lieu et qu'étrangement elle en est rescapée. Il va maintenant falloir survivre dans ce monde, entouré d'animaux devenus des amis. Elle écrit son récit jusqu'à ne plus avoir de papier.,


Mon avis

 Au début j'avoue que les premières pages de ce livre m'ont laissées perplexe, et puis plus j'avançais dans ma lecture, plus je m'attachais à ce roman totalement atypique. Écrit sous la forme de journal, il aborde tellement de thèmes, qui pour l'époque (Marlen Haushofer est morte en 1970 et son ouvrage a été publié en Autriche en 1963) anticipe bien des courants.

Déjà, elle anticipe une forme de nature writing qui aujourd'hui en 2023 est devenu un genre littéraire à part entier, avec des best-sellers qui confirme son succès. Elle anticipe aussi une écologie en autonomie, totale, ce qui est très étrange pour l'époque où il n'y avait pas de partis écologiques et où on prenait ses gens là pour des illuminés. Je dirais même plus, elle anticipe le courant survivalisme qui est pourtant né aux USA, au début des années 1970, et formalisé dans les années 1980. En France, il date des années 2000 et ressurgit régulièrement lors de catastrophes naturelles. Le survivalisme a de très nombreuses facettes, mais pour rester dans le cadre du roman, il s'agit de pouvoir vivre en autonomie intégrale. Hors dès le premier chapitre, nous apprenons que Hugo, l'ami propriétaire du chalet avait pour habitude de stocker des biens, des outils, de la nourriture, des médicaments. Mais l’héroïne n'a aucune formation, elle doit apprendre à tout faire, ce qui occupe ses journées et surtout elle s'habitue tellement à ce mode de vie qu'elle ne cherche même plus à savoir ce que peut vivre le mode du monde.

Mais attention, sous cette histoire déroutante, l'autrice dévoile aussi un féminisme délicatement caché entre les lignes, et une forme de rébellion contre une société qu'elle n'aime pas. Elle est née en 1920, a connu l'horreur du nazisme, puis l'après-guerre où les femmes n'avaient comme droits que : s'occuper de la bonne tenue du foyer, l'éducation des enfants et bien évidemment être une pieuse catholique. Un univers étouffant. Elle connaît aussi la période de la guerre froide, car si officiellement l'Autriche est un pays dit neutre, elle ne se libère du joug allemand qu'en 1955, puis finit par adhérer à l'UE en 1995.

Ici pas d'explication sur le pourquoi de la catastrophe, mais sur la vie, la vie libérée d'une femme qui ne s'attendait pas à vivre ce destin. Elle doit apprendre tant de choses pour survivre, et elle apprend vite, mais elle a aussi le temps de réfléchir à sa vie, son destin si particulier et nous livre sa vision du monde, totalement impensable pour cette femme discrète, souvent malade, mais à l'intelligence hors du commun. Nous ne sommes pas dans l'univers politique de Thoreau, qui ne s'est jamais vraiment coupé du monde, mais dans une exploration de la féminité.

Déjà, la notion de maternité est remise en cause. Elle oublie ses filles devenues adultes et dont elle n'a pas aimé le choix de reproduire le modèle social de l'époque. Par contre, elle se doit de lutter contre ses nouveaux bébés ou amis : le chien Lynx qui semble la comprendre, tout comme Bella, la vache lui fournit le lait mais accouche d'un veau, qui devient un taureau difficilement gérable qu'il faudra éloigné., les chats qui se reproduisent et hélas se font souvent tuer par des prédateurs. Même si elle rechigne à le faire, elle doit abattre des chevreuils pour se nourrir et nourrir les animaux, planter ce qu'elle a trouver, des pommes de terres et des haricots, recueillir des baies qu'elle ne peut pas conserver, faute de sucre, bref une vie nouvelle. Si les angoisses du lendemain l'empêchent de dormir, et qu'elle reconnaît aussi son caractère anxieux, c'est aussi les balades en forêts qui la réconcilient avec elle-même. Elle a besoin de projets pour mettre son petit monde à l'abri. La solitude qui lui pesait est allégée par les nombreuses tâches quotidienne, elle se muscle, maigrit, mais affirme aussi son indépendance farouche.

Sans parler d'aversion pour l'homme, le mâle, elle note que les rapports entre les sexes n'ont pas bien évolués, et qu'il y a de la « bestialité » dans ces rapports. Ainsi sous son prisme de féministe qui s'ignore, elle note que le nazisme a encore plus divisé les 2 sexes, aux hommes le prestige de la guerre (tel qu'il fut perçu par de nombreux soldats allemands) et le sort des femmes, les plus riches se contentant des accointances avec le régime, les autres devant travailler en usine, des métiers peu payés, peu valorisé. Cette mentalité inconsciente d'une infériorité de la femme a continué jusque dans les années 1960 en Autriche, sous la forme des corneilles noires qui s'écrase contre le mur.

La femme su mur invisible s'épanouit dans un terrain clos,pourtant vaste mais qu'elle limite à ce qui lui est familier. Il y aussi une quête instinctive de la paix. La paix intérieure mais aussi la paix avec cette corneille blanche qu'elle décide d'adopter dans son cercle fermé d'animaux/amis. L'autrice, saturée par un catholicisme aliénant, refuse le modèle Adam/Eve biblique, pour un idéal où les esprits seront en totale communion, sans aucune différence de sexe.

Tout cela écrit dans une langue magnifiquement traduite, avec des petits instants de poésie, les doutes, les questionnements mais aussi les réponses et l'acceptation totale de son destin et surtout de cette liberté infinie qui remplace le superficiel (l'autrice en fait le constat en parlant des fêtes de Noël et l'obligation du cadeau ou l'achat de choses non vitales). Mais à l'inverse de Thoreau, elle n'en fait pas un pamphlet, même si elle le rejoint en ne gaspillant pas la richesse, elle s'oblige a tuer un chevreuil, elle déteste cela, mais pas plus qu'il n'en faut pour se nourrir. Finalement, cette vie où elle pense être peut-être le dernier être humain se révèle riche et passionnante. Marlen Haushofer ne juge pas son héroïne, elle suit son cheminement intérieur, son évolution psychique, et par la subtilité de son écriture, affirme son féminisme, son rejet du nazisme et du totalitarisme, anticipe ce qui arrive aujourd'hui avec le réchauffement climatique, et nous montre aussi combien le rapport entre la nature, les humains, les animaux est fondamental. Ce livre est une de mes plus intenses lectures. Il est normal que je le classe dans « mes bests 2023 » tant il est incontournable et terriblement actuel.


Extraits :

  • Quand je me remémore la femme que j’ai été (..)
    Je ne voudrais pas la juger trop sévèrement. Il ne lui a jamais été donné de prendre sa vie en main. Encore jeune fille, elle se chargea en toute inconscience d’un lourd fardeau et fonda une famille, après quoi elle ne cessa plus d’être accablée par un nombre écrasant de devoirs et de soucis. Seule une géante aurait pu se libérer et elle était loin d’être une géante, juste une femme surmenée, à l’intelligence moyenne, condamnée à vivre dans un monde hostile aux femmes, un monde qui lui parut toujours étranger et inquiétant. Elle en savait un peu sur pas mal de choses mais sur la plupart elle ne savait rien du tout et, en général, dans son esprit dominait un désordre effrayant. C’était bien assez pour la société dans laquelle elle vivait et qui d’ailleurs était aussi ignorante et accablée qu’elle. Mais je dois dire à sa décharge qu’elle en ressentait toujours un malaise diffus et qu’elle garda la conscience que cela ne pouvait pas être suffisant.

  • Et d'ailleurs, même si j'étais nées sage, je n'aurais rien pu faire dans un monde qui ne l'était pas.

  • Ici, dans la forêt, je me trouve enfin à la place qui me convient. Je n’en veux plus aux fabricants d’autos, ils ont depuis longtemps perdu tout intérêt. Mais comme ils m’ont torturée avec des choses qui me répugnaient ! je n’avais que cette petite vie et ils ne m’ont pas laissé vivre en paix. Maintenant que les hommes n’existent plus, les conduites de gaz, les centrales électriques et les oléoducs montrent leur vrai visage lamentable. On en avait fait des dieux au lieu de s’en servir comme objets d’usage. Moi aussi je possède un objet de ce genre au milieu de la forêt : la Mercedes noire de Hugo. Quand nous sommes arrivés avec, elle était presque neuve. Aujourd’hui, recouverte d’herbe, elle sert de nids aux souris et aux oiseaux. Quand la clématite fleurit au mois de juin, elle devient très belle et se met à ressembler à un gigantesque bouquet de mariée. Elle est belle aussi en hiver lorsqu’elle est brillante de givre ou se couronne d’une coiffe blanche. Au printemps et à l’automne, je distingue entre les tiges brunes le jaune passé de ses coussins jonchés de feuilles de hêtre, mêlées à des petits morceaux de caoutchouc mousse et de crin, arraché et déchiqueté par des dents minuscules. La Mercedes d’Hugo est devenue un foyer confortable, chaud et abrité du vent. On devrait placer des voitures dans les forêts, elles font de bons nichoirs. Sur les routes, à travers tout le pays, il doit y en avoir des milliers recouvertes de lierre, d’orties et buissons.Mais celle-là sont entièrement vide et sans habitants.

  • Aimer et prendre soin d'un être est une tâche très pénible et beaucoup plus difficile que tuer ou détruire. Élever un enfant représente vingt ans de travail, le tuer ne prend que dix secondes. Même le taureau a mis un an pour devenir grand et fort et quelques coups de hache ont suffi à l'anéantir. Je pense à tout ce temps pendant lequel Bella l'a porté patiemment dans son ventre et l'a nourri ; je pense aux heures difficiles de sa naissance et aux longs mois qu'il a fallu pour que le petit veau se transforme en un puissant taureau. Le soleil a dû briller pour faire pousser l'herbe dont il avait besoin, l'eau a dû jaillir et tomber du ciel pour l'abreuver. Il a fallu l'étriller et le brosser, enlever le fumier pour que sa couche soit sèche. Et tout cela a eu lieu en vain. Je ne peux m'empêcher d'y voir un désordre horrible et excessif. L'homme qui l'a abattu était certainement fou, mais sa folie même l'a trahi. Le désir secret de tuer devait déjà sommeiller en lui auparavant. Je pourrais aller jusqu'à en avoir pitié puisque telle était sa nature. Pourtant j'essaierai toujours de l'éliminer, parce qu'il m'est impossible de supporter qu'un être ainsi constitué puisse continuer à tuer et à détruire.

  • Je vois la croissance verte, dense et silencieuse des plantes. Et j'entends le vent et toutes sortes de bruits dans les villes mortes ; les vitres qui se brisent sur le pavé quand les gonds des fenêtres sont trop rouillés, les gouttes d'eau qui tombent des tuyaux éclatés, le bruit de milliers de portes qui claquent dans le vent. (...) Au début de grands incendies ont dû éclater, mais depuis ils ont probablement cessé et la végétation s'est empressée de recouvrir nos misérables restes.Quand je regarde le sol, de l'autre côté du mur, je n'aperçois ni une fourmi, ni un coléoptère, ni le moindre insecte. Mais il n'en sera pas toujours ainsi. La vie reviendra avec l'eau des ruisseaux, une vie élémentaire et minuscule qui s'infiltrera dans la terre et la ranimera. Cela devrait m'être indifférent et pourtant, si étrange que ça paraisse, cette pensée me remplit d'une secrète satisfaction.

  • Un jour, je ne serai plus là et plus personne ne fauchera le pré, alors le sous-bois gagnera du terrain puis la forêt s’avancera jusqu’au mur en reconquérant le sol que l’homme lui avait volé. Quand mes pensées s’embrouillent, c’est comme si la forêt avait commencé à allonger en moi ses racines pour penser avec mon cerveau ses vieilles et éternelles pensées.

  • Les barrières entre les hommes et les animaux tombent très facilement. Nous appartenons à la même grande famille et quand nous sommes solitaires et malheureux, nous acceptons plus volontiers l'amitiés de ces cousins éloignés. Ils souffrent comme nous si on leur fait mal et ils ont comme nous besoin de nourriture, de chaleur, et un peu de tendresse.

  • Les humains sont les seuls à être condamnés à courir après un sens qui ne peut exister. Je ne sais pas si j'arriverai un jour à prendre mon parti de cette révélation.

  • Lorsque j’étrillais Bella, je lui disais parfois l’importance qu’elle avait pour nous tous. Elle me regardait tendrement de ses yeux humides et essayait de me lécher le visage. Elle ne pouvait pas savoir à quel point elle était précieuse et indispensable. Elle était là, luisante, chaude et tranquille, notre grande et douce mère nourricière. Pour la remercier, je ne pouvais que la soigner du mieux que je pouvais, j’espère avoir fait pour Bella tout ce qu’un homme peut faire pour sa vache unique. Elle aimait que je lui parle. Peut-être aurait-elle aimé la voix de n’importe quel homme. Elle aurait pu facilement me piétiner ou me donner un coup de corne, mais elle me léchait la figure et enfonçait ses naseaux dans le creux de ma main. J’espère qu’elle mourra avant moi, car en hiver, toute seule, elle périrait misérablement.

  • Je ne cherchais plus un sens capable de me rendre la vie plus supportable. Une telle exigence me paraissait démesurée . Les hommes avaient joué leurs propres jeux qui s'étaient presque toujours mal terminés. De quoi aurais-je pu me plaindre; j'étais l'une des leurs , je les comprenais trop bien . Mieux valait ne plus penser aux hommes . Le grand jeu du soleil, de la lune et des étoiles, lui, semblait avoir réussi; il est vrai qu'il n'avait pas été inventé par les hommes. Cependant il n'avait pas fini d 'être joué et pouvait bien porté en lui le germe de son échec.

  • Il était une heure quand j’arrivai au sentier qui traverse les pins nains et je m’assis sur une pierre pour me reposer. La forêt s’étendait en fumant sous le soleil de midi et de chauds effluves montaient des pins jusqu’à moi. C’est seulement alors que je pus voir que les rhododendrons étaient en fleur. Ils s’étiraient le long de la pente en un long ruban rouge. Tout était maintenant plus tranquille que pendant la nuit au clair de lune ; la forêt gisait, immobile, dans le sommeil, sous le soleil jaune. Un oiseau de proie tournait dans l’azur. Lynx dormait, les oreilles tressautantes, et le grand silence s’abattit sur moi comme une cloche. J’aurais aimé rester toujours là, dans la chaleur et la lumière, le chien à mes pieds et l’oiseau tournoyant au-dessus de ma tête. Il y avait longtemps que mes pensées avaient cessé, comme si mes soucis et mes souvenirs n’avaient plus rien de commun avec moi.

  • Aujourd'hui vingt cinq février, je termine mon récit. Il ne me reste plus de feuille de papier. Il est cinq heures du soir et il fait encore assez clair pour que je puisse écrire sans lampe.Les corneilles se sont envolées et tournent au-dessus de la forêt. Quand elles auront disparu, j'irai dans la clairière porter à manger à la corneille blanche.Elle m'attend déjà.


Biographie

Née à, Mollin en 1920 et décedée à Vienne en 1970, Marlen Haushofer, née Marie Helene Frauendorfer, est une écrivaine autrichienne. À partir de 1930, elle fréquente le pensionnat des Ursulines à Linz et, durant l’année scolaire 1938/1939, elle va, comme ses camarades, au lycée des sœurs de la Sainte croix. Comme il s’agit d’un établissement confessionnel, il est soumis au décret de l’administration nationale-socialiste qui en fait une école publique. C’est dans cet établissement que Marlen Haushofer obtient le 18 mars 1939 sa Maturité (certificat de fin des études secondaires). Après une courte période de service du travail obligatoire, elle étudie, à partir de 1940, la philologie allemande à Vienne et ensuite (à partir de 1943) à Graz.
Elle épouse, en 1941, Manfred Haushofer. Mère de deux enfants et assistante au cabinet dentaire de son mari, elle mène, parallèlement, une activité littéraire.
À partir de 1946, Marlen Haushofer publie des contes dans des journaux. En 1952, elle obtient un premier succès avec la nouvelle La cinquième année, Das fünfte Jahr. Le roman, Le Mur invisible, publié en 1963, est certainement l’œuvre la plus importante de Marlen Haushofer. Les mouvements féministes et la recherche sur la littérature féminine ont permis progressivement de faire connaître le rôle particulier de la femme dans la société masculine, thème constant chez Marlen Haushofer et ont favorisé, de ce fait, la diffusion de son œuvre.

En savoir plus :

Sur le roman

vidéos


Presse

Dans l'univers du roman

Sur Thoreau

Sur le courant transhumaniste

Sur la collapsologie


Sur l'écoféminisme

Notez que Marlen Haushofer ne s'est jamais revendiquée d'un quelconque courant politique, qui d'ailleurs n'existaient pas à son époque. C'est un parcours individuel et personnel.


Sur la situation des femmes en Autriche à l'époque de M. Haushofer

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