mardi 9 mai 2023

JURICA PAVICIC – La femme du deuxième étage – Éditions Agulo 2022

 

L'histoire

Bruna est à quelques semaines de sa libération de prison pour le meurtre de sa belle-mère Anka. Elle se remémore les circonstances qui l'ont menées là, les mauvais choix de vie, et son destin étrange.


Mon avis

On classe étrangement Jurica Pavicic dans la catégories d'auteurs de polars. Pour moi ce ne sont pas des polars mais une étude de la société croate minutieuse. Ce roman publié en 2015 en Croatie vient d'être traduit par les éditions Aguilo après le succès mondial de « L'eau rouge » que l'on a aussi classé comme polar.

Ici, d'emblée de jeu nous connaissons les faits. Bruna purge une peine de 13 ans pour avoir assassiné sa belle-mère en l'empoisonnant petit à petit. Mais c'est ce qui a motivé son geste qui intéresse l'auteur.

Bruna, femme banale qui vit encore chez sa mère et y travaille comme comptable tombe follement amoureuse de Frane, un beau marin rencontré en boite de nuit. L'idylle semble partie sous de bons auspices. Et même si elle a quelques réticences, elle épouse finalement celui qu'elle aime. Mais les choses se gâtent quand le couple s'installe au deuxième étage de la maison de la mère de Frane, la terrible Anka. Cette vieille femme imposante, mesquine va transformer la vie de Bruna en enfer. Rien n'est jamais assez bien fait pour cette belle-mère qui cuisine des repas lourds et indigestes, fait trimer sa bru dans le jardin, n'utilise pas le lave-linge par souci d'économies. Bruna ne peut pas se confier à son mari qui est en adoration devant sa mère. Bruna ne peut pas se confier non plus à sa propre mère, trop préoccupée par sa petite personne, et qui a déjà utilisé l'ancienne chambre de Bruna pour stocker tenues, et objets divers. Et puis un jour, Anka fait un avc qui la rend hémiplégique. Frane refuse de placer sa mère dans un établissement spécialisée, sa sœur vit à Zagreb et est trop prise par son travail. De plus une crise économique oblige Frane a embaucher sur un cargo qui fait le tour du monde, en transportant des armes, du pétrole et la vie à bord n'est plus celle qu'il a connu. Alors Bruna est toute désignée pour s'occuper d'une femme impotente, lourde, qui ne parle presque plus, mais dont il faut s'occuper de la toilettes, des repas, de vider le bassin. Bruna de son coté à un surcroît de travail qu'elle accepte pour ne pas se faire licencier. En rangeant la remise, elle trouve une boite de mort-aux-rats et petit à petit elle se met à empoisonner les repas de cette belle-mère, sans réfléchir, ni à une possibilité d'autopsie, ni à masquer ses empreintes ou effacer l'historique de recherche de son ordinateur. Comme si au fond d'elle-même, elle voulait aller en prison, elle ne se défend pas à son procès, et comble de l'ironie, elle est affectée aux cuisines de la prison pour femme. Elle ne reçoit que peu de visites, sa mère qui songe à se remarier et à vendre l'appartement, ou sa meilleure amie qui vient une fois par an et qui elle aussi connaît des déboires conjugaux.

A travers le portrait de cette femme, c'est la situation des femmes croates, ces femmes du peuple, mariées trop jeunes et trop vite, avec des maris capricieux ou des belles-familles infernales qui n'acceptent pas l'étrangère, sauf si elle se soumet aux règles imposées.

Avec son écriture limpide, sans fioritures, Pavicic ausculte la société croate, qui s'ouvre au tourisme de masse, mais ne change pas profondément ses mœurs. Pas de porte de sortie heureuse pour Bruna qui est pourtant un personnage complexe et attachant. Bruna avait-elle un autre choix ? Partir et divorcer pour jeter sur elle l’opprobre sociale ? S'ouvrir à sa mère coûte que coûte ?

Ce petit roman confirme ce que l'on savait déjà : Jurica Pavicic est un très grand auteur, qui maîtrise parfaitement son sujet, son écriture retenue, et quelques traits poétiques comme apercevoir un ciel la nuit ou un bout de ciel de la cellule de la si solitaire Bruna.


Extraits 

  • C'est vrai. Tout aurait été différent si elles n'étaient pas allées ce jour-là à l'anniversaire de Zorana. Si Suzana ce jour-là n'avait pas téléphoné pour lui proposer de l'accompagner, elle n'aurait jamais connu Frane. Si, comme elle l'avait prévu, elle était restée à la maison emmitouflée dans les couvertures, jamais de toute sa vie elle n'aurait rencontré Anka Sarié. Elle aurait avalé une aspirine et regardé Spiderman à la télévision, et Mme Sarié et elle n'auraient été que deux individus parmi la centaine de milliers d'habitants vivant dans la même chacun dans son rayon de ruche. Si elles s'étaient croisées, ça n'aurait été qu'incidemment, par hasard, dans un bus ou dans une queue à la caisse. Le regard de Bruna n'aurait noté qu'en passant ses hanches larges, ses cheveux courts et son visage anguleux. Ce visage se serait fondu dans le nerf optique, il se serait perdu dans un segment du cerveau, dans la banque de données infinies des visages sans importance qu'on voit et qu'on oublie aussitôt. Anka et elle se seraient côtoyées sans y prêter attention et auraient disparu dans l'anonymat.

  • Les connaissances de Bruna en matière de police se résumaient à quelques films de détective qu'elle avait vus sans y prêter attention. De cette expérience lacunaire, elle savait que les inspecteurs se mettaient à deux pour interroger les suspects. Pendant que l'un faisait dans l'injure et la menace, l'autre vous apportait un verre d'eau et vous encourageait à vous confier à lui. Il y avait le méchant et le bon policier, c'était le cliché.

  • Frane avait l'air différent. Il avait changé en quatre ans. Bizarrement, Bruna lui trouvait pour la première fois un air de marin. Il s'était laissé pousser une petite barbe brune, ses cheveux étaient un peu plus courts et peignés vers le haut. Il avait maigri. Il paraissait plus âgé, plus ténébreux, comme un Corto Maltese fatigué ou un jeune capitaine Haddock parcourant le monde avec la totalité de son bien ramassée dans un sac de toile.

  • Elle regardait la mer sombre et froide, ces longues guirlandes d'immeubles socialistes dominant la mer, ces milliers d'alvéoles illuminées où tout un tas de gens vivaient leur vie. Elle regardait ces milliers de points comme des lucioles et pensait à la vie qu'elle-même menait, à la vie qu'elle désirait et à l'avenir qui l'attendait.

  • Le monde n’est qu’une suite rectiligne de dominos mettant à bas d’autres dominos, eux-mêmes abattant les suivants, sans autre alternative.

  • Elle contemplait ce spectacle étincelant, trépidant, à l'écoute des vies parallèles se déroulant à ses pieds : la rumeur des voitures, le son des téléviseurs, le fracas de la ferraille dans le port, le grincement des locomotives de manoeuvre dans la gare de triage.

  • Elle nous raconte la seule vérité qui vaille: elle nous dit de quelle manière finissent les ambitions humaines. Comment les gens, les villages , les îles, les peuples échafaudent des plans et des projets immenses, comment ils commencent à construire des façades fabuleuses, et de tout cela il ne reste que des façades.

  • Depuis qu’elle est en prison, elle pense rarement à sa propre vie. Elle refuse de réfléchir à l’après. Elle refuse de faire des plans, elle a eu sa dose de plans pour toute une vie, elle a payé assez cher ceux qu’elle a échafaudés jusqu’à présent. Mais Bruna sait qu’un jour elle va sortir d’ici. Et quand elle pense à cette évidence, c’est toujours dans cet appartement qu’elle se voit.

  • Et quand elle se souvient de cette soirée, Bruna le sait: elle a eu sa chance. Elle a eu l'occasion de dire non. Ele aurait pu fermer le robinet, se retourner, fixer Frane dans les yeux et lui dire : « Ça, je ne peux pas. Cest trop pour moi. » Mais ce soir-là, quand elle aurait pu, elle ne l'a pas fait. Dans tout ce qui était arrivé jusque-là et dans tout ce qui allait suivre, voilà sa seule faute à elle. Ce soir où elle aurait pu dire, elle n'a rien dit.

  • Et en imaginant ces intrus informes et fantomatiques, Bruna se sent soudain blessée. C’est comme si son espace privé était attaqué, comme si des barbares venaient souiller son innocence et son intimité.

  • Durant tout ce temps, Bruna observa ce nouvel homme sec qu’elle avait face à elle, un homme au regard fatigué derrière des cernes sombres. Elle attendait qu’ils soient seuls, qu’après tous ces mois elle puisse enfin épancher ses peines. Au lieu de cela, c’est Frane qui commença à se lamenter.

  • Cette relation charnelle, cette moiteur, cette respiration lente et profonde : c’est la dernière chose qui soit demeurée, quand tout entre eux s’est éteint. Bruna se demande parfois s’il ne vaudrait pas mieux qu’il en soit autrement.

  • Aujourd’hui nous savons que le libre arbitre n’existe pas, disait-il. Il n’y a pas un homoncule dans notre cortex cérébral qui nous dicte ce que nous allons faire. Nous commençons par faire quelque chose, et c’est ensuite – une minuscule fraction de seconde plus tard – que notre volonté apprend que ce que nous avons fait relève de notre volonté.


Biographie

Jurica Pavičić (né le 2 novembre 1965 à Split ) est un écrivain, chroniqueur et critique de cinéma croate. Ses romans et recueils de nouvelles ont été traduits en anglais, allemand, italien et bulgare.
Sorti chez Agullo en 2021, son roman L'Eau rouge a obtenu le Prix Le Point du polar européen 2021 à Quai du Polar.
Titulaire d'un master en administration des affaires (MBA) de Handelshögskolan i Stockholm, une école de commerce, elle fonde la maison d'éditions Storyside, spécialisée dans le livre audio. Elle y cumule les fonctions de directrice du marketing et de directrice générale, puis dirige une société de conseil.

En savoir plus :

Sur le roman

vidéos

Presse



Dans l'univers du roman

Sur la croatie


Sur Split

Sur les droits des femmes en Croatie

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.