mardi 21 novembre 2023

CELESTE NG – Nos cœurs disparus – Éditions Sonatine 2023


 

L'histoire

Bird a 13 ans et vit avec son père dans un futur américain, réglé par le PACT, qui vise à protéger les intérêts économiques des USA contre toutes puissances étrangères, notamment la Chine. Hors Bird est né de parents chinois, et sa mère Margaret Miu a disparu il y a quelques années. Elle est accusée d'activisme contre les USA et nul ne sait si elle est en vie ou active.

Hors un jour, Bird reçoit un courrier rempli de dessins de chats, qu'il cache soigneusement, c'est un courrier codé de sa mère. Mais alors qu'il prend petit à petit conscience que cette société très encadrée n'est peut-être pas celle qu'il faudrait, Bird, aidé de la petite Sadie, une afro-américaine dont la famille aussi a disparu, va chercher cette mère dont il veut comprendre les motivations.


Mon avis

Un très beau roman qui agit comme une grosse piqûre de rappel contre les totalitarismes. L'autrice a choisi un univers dystopique, une Amérique gouvernée par ce pacte, après des années de crise économiques. Les gens sont surveillés, et ne doivent pas avoir d'activités illégales. Des livres ont été retirés des bibliothèques, et n'importe qui peut signaler son voisin pour actions anti-américaines. Les Pao, les personnes d'origines asiatiques sont une population particulièrement surveillée, au cas où ils auraient des liens avec notamment la Chine, grand ennemi national. Bird est élevé par son père d'origine chinoise, qui était un professeur émérite de langues et qui, après le départ de sa femme recherchée pour activisme anti-américains, se retrouve bibliothécaire dans une autre ville, pour un maigre salaire, mais logement (minuscule) et nourriture (infâme à la cantine de l'Université où il est engagé) sont offerts. Mais avant tout, Ethan veut protéger son fils des actions de la police. Alors il lui demande de respecter le Pacte, de ne plus voir Sadie, qui d'ailleurs a disparu, et tente d'arranger quelques boulettes commises par le jeune garçon. Car bien sûr il veut comprendre le pourquoi de cette lettre, qui lui semble un message codé envoyer par cette mère qui lui manque, malgré tout le mal que l'on dit d'elle. Commence alors un parcours initiatique, où Bird, aidé par un réseau clandestin de bibliothécaires.

Dans le genre roman dystopique, on pense bien sur à la Servante écarlate e de Margaret Atwood, qui propose un monde encore plus cruel que celui décrit par Celeste NG. Ici ce sont les mots et les livres qui sont salvateurs et surtout la poésie, celle qu'écrit la mère de Bird.

Ce genre de livre qui fait réfléchir aussi à toutes ces personnes dans le monde dont la défense d'une noble cause au service de l'Humanité, pour rendre la société meilleure, les contraint à devoir sacrifier leur propre vie, tant professionnelle que familiale. A s'oublier, à fuir, à errer, à y croire envers et contre tout. Surtout lorsque cette cause se sert de moyens pacifiques qui semblent à première vue dérisoires et si fragiles face aux dents acérées et impitoyables de l'énorme machine qu'est le système en place. Ce livre est une dystopie que l'on pourrait qualifier de réaliste. le monde imaginé par l’autrice exactement le nôtre, n'est pas exactement celui des actuels États-Unis où se déroule le récit mais ce n'est pas totalement un autre non plus. L'auteure a juste poussé subtilement le curseur un peu plus loin. A peine plus loin. Elle a imaginé un futur proche en amplifiant certains faits qui existent déjà, tout en s'inspirant de faits passés, l'histoire nous offrant hélas de multiples exemples de ce qui peut nous attendre dans le futur si nous ne prenons garde et ne regardons pas derrière nous. Oui, certains pans de l'Histoire sont dystopiques et constituent des alarmes, devenant trop souvent invisibles, enfouies, méconnues.

Celeste NG imagine une grave crise économique, plus grave que celle de 1929 ou encore de 2008, la Crise avec une majuscule qui en dit long sur les dégâts provoqués en termes d'emplois et de misère. Durant cette épisode économique dévastateur, une histoire d'amour éclot entre Ethan, chercheur en linguistique et Margaret , jeune femme d'origine chinoise. Ils vont tous deux réinventer un monde, un cocon protecteur dans lequel Margaret va trouver un exutoire en écrivant des poèmes, qui seront réunis dans un recueil au beau titre de « Nos cœurs disparus ». Ce recueil sera vendu en tout petit nombre vers la fin de la Crise, à titre confidentiel. Pendant que le monde cherche les raisons à la crise économique, de cet amour poétique va naître le petit Bird. Fruit d'un amour passionné sur cet arbre sociétal en totale déliquescence. A propos de causes, très vite les américains vont trouver leur bouc-émissaire : La Chine et les chinois, le fameux péril jaune. S'en suivront la fermeture des frontières et la traque des chinois à l'intérieur du pays. Et si les américains ont trouvé la cause de tous leurs malheurs, ils vont très vite trouver une solution adaptée pour contrer l'ennemi : le PACT, La Loi sur la sauvegarde de la culture et des traditions américaines. Un organe qui va orchestrer le bâillonnement de la liberté d'expression et la rationalisation de la discrimination notamment envers les chinois, sous prétexte de protection et de sécurité. Une loi liberticide qui suspecte toute culture étrangère comme dangereuse pour la société. Libertés individuelles réduites à peau de chagrin, surveillance, milices de quartier, dénonciation, destruction des livres considérés comme réfractaires au régime, telles sont les méthodes radicales du PACT. Des rumeurs courent même sur des enlèvements d'enfants au sein de famille qualifiée d'ennemis à la nation, enfant enlevés et placés dans de bonnes familles d'accueil américaines. Des enlèvements comme outil de contrôle politique. Si cela semble surréaliste, l'auteure s'inspire en réalité de faits réels d'enlèvement d'enfants comme ceux vécus par les familles d'esclaves autrefois, par les familles de migrants qui ont toujours cours à la frontière sud des Etats-Unis…

Mais ici, pas de pathos, on suit avec délice les aventures du jeune Bird, sa quête de réalité. L'écriture simple, joliment poétique de l'autrice y est pour beaucoup, les émotions sont bien présentes et subtiles, comme l'amour infini des parents de Bird qui feront tout pour aimer et protéger cet enfant, l'humour frondeur de Sadie, parfaite complémentaire du héros, et tout ce réseau d'entraide où l'on communique par poèmes. Et si les mouvements de protestions s'organisent de plus en plus dans le pays, on voit là une chance d'une liberté retrouvée, en filigrane. Car la liberté finit toujours par triompher.

Encore une belle découverte que nous offrent les éditions Sonatine, et un succès commercial outre-atlantique qui assoit un peu plus Celeste NG comme une auteure de premier plan.


Extraits :

  • La lettre arrive un vendredi. L’enveloppe ouverte et refermée par un autocollant, bien sûr, comme toujours : inspecté pour votre sécurité – PACT. Elle a semé une certaine confusion au bureau de poste, l’employé dépliant la feuille à l’intérieur, l’examinant, la transmettant à son superviseur, puis au chef. Mais finalement, jugée inoffensive, elle a fini par être expédiée à son destinataire. Pas d’adresse de retour au dos, seulement un cachet de la poste de New York, daté de six jours plus tôt. Au recto, son nom – Bird –, et c’est grâce à cela qu’il sait que ça vient de sa mère.

  • On ne brûle pas nos livres, poursuit-elle. On les pilonne. Beaucoup plus civilisé, n'est-ce pas ? On en fait de la pulpe et on les recycle en papier toilette. Ça fait longtemps que ces livres ont servi à torcher les fesses de quelqu'un. - Ah, lâche Bird. Voilà donc ce que sont devenus les livres de sa mère. Tous ces mots écrabouillés en une pâte grisâtre, puis emportés par une chasse d'eau dans un tourbillon de pisse et de merde. Il sent un liquide chaud mouiller ses yeux.

  • C'était un enfant calme, qui observait les choses intensément et absorbait tout, le bon comme le mauvais, la joie comme le chagrin. Les bourgeons roses du cerisier qui gonflaient à la floraison. Le moineau mort tout rabougri sur le trottoir. L'envol exubérant de ballons lâchés dans un grand ciel bleu. La frontière entre lui et le monde était incroyablement poreuse, on aurait dit que tout coulait à travers lui comme de l'eau à travers un filet. Elle s'était inquiétée qu'un cœur si tendre et nu soit confronté à la dure réalité extérieure, batte à l'air libre, où n'importe quoi pouvait le meurtrir.

  • Alors que les articles, les reportages et les gros titres s'accumulaient, les parents d'Ethan les lisaient et en discutaient, comparant la femme qu'ils avaient rencontrée et aimée, la femme que leur fils adorait, qui avait mis au monde leur petit-fils, et celle dont les journaux dressaient le portrait ; la personne qu’ils connaissaient - ou croyaient connaître ? - et celle que tous les autres semblaient voir. Combien de temps avaient-ils passé avec elle ? Était-ce suffisant pour véritablement connaître quelqu'un ? Ethan comprit alors : sa femme s'était raconté l'histoire d'une certaine façon, et il n'y avait rien à faire pour la réécrire autrement.

  • Elle faisait toujours ça, lui raconter des histoires. Ouvrir des brèches par où la magie pouvait s’insinuer, faisant du monde un lieu de tous les possibles.

  • On sait d’où c’est venu, commençaient à dire les gens. Posez-vous la question : qui profite de notre déclin ? Les doigts se tendaient fermement vers l’est. Regardez comme le PIB de la Chine est en hausse, comme leur niveau de vie s’améliore. Là-bas, vous avez des cultivateurs de riz équipés de smartphones, fulmina un député à la Chambre des représentants. Ici, vous avez des Américains qui font leurs besoins dans un seau parce qu’on leur a coupé l’eau pour défaut de paiement. Ne me dites pas que vous trouvez ça normal. La Crise était l’œuvre des Chinois, se mettaient à affirmer certains ; toutes leurs manipulations, leurs droits de douane et leurs dévaluations. Peut-être même qu’ils avaient reçu de l’aide de l’intérieur pour démanteler le pays. Ils voulaient notre peau. Ils voulaient prendre possession des États-Unis d’Amérique.

  • Certains conservaient une liste écrite qu'ils tenaient à jour, mais la majorité, par prudence, préféraient se fier uniquement à leur mémoire. Un système imparfait, mais les cerveaux des bibliothécaires étaient des endroits spacieux.

  • J'ai gardé toutes les dents que tu as laissées sous ton oreiller, dans une petite boîte en fer qui contenait des pastilles à la menthe. De temps en temps, je les verse dans ma main et je les regarde s'entrechoquer comme des perles au creux de ma paume. Je range cette boîte dans mon coffre à bijoux. Ça me semble être le bon endroit où mettre ces fragments de toi, le bon endroit pour des petites choses précieuses.

  • Pour elle, la magie ne résidait pas dans ce que les mots avaient été, mais dans ce dont ils étaient capables : leur aptitude à esquisser, d'un seul coup de pinceau, les contours d'une expérience, les grands traits d'un sentiment. Leur capacité à exprimer l'inexprimable, à faire apparaître une forme sous vos yeux l'espace d'un instant, avant qu'elle se dissolve dans l'air.

  • A quel moment en a-t-on jamais fini de l'histoire de quelqu'un qu'on aime ?
    On retourne ses plus précieux souvenirs dans tous les sens, on adoucir leurs angles, on les réchauffe contre soi. On caresse les courbes et les creux de chaque détail qu'on possède, on les mémorise, on les récite encore une fois bien qu'on les ait déjà dans le sang.

  • There is a monastery behind its high sandstone wall, as impenetrable and imperturbable as ever. Monks live there, she’d told him, and when he’d asked what’s a monk, she’d answered: a person who wants to escape the world.

  • PACT protects innocent children from being indoctrinated with false, subversive, un-American ideas by unfit and unpatriotic parents. He taps the paper.


BIOGRAPHIE

Néé à Pittsburgh, Pennsylvanie , le 30/07/1980, Celeste Ng est une romancière et nouvelliste. Originaires de Hong Kong, ses parents se sont installés aux États-Unis à la fin des années soixante. Son père, physicien, a travaillé au Glenn Research Center et sa mère, chimiste, a enseigné à l'Université d'État de Cleveland.
Celeste obtient un B.A. d'anglais à l'Université Harvard en 2002, puis un M.F.A. en écriture à l'Université du Michigan où elle a été lauréate du prix Hopwood pour sa nouvelle "What Passes Over".

Son premier roman, "Tout ce qu'on ne s'est jamais dit" ("Everything I Never Told You", 2014) a été récompensé par le Prix Alex et le Massachusetts Book Award en 2015, et en France par le prix Relay des voyageurs lecteurs 2016. Avec son deuxième roman, "La saison des feux" ("Little Fires Everywhere", 2017), elle confirme son talent exceptionnel. En 2020, il a été adapté en mini-série produite et jouée par Reese Witherspoon et Kerry Washington.
Dans son travail, Celeste Ng soulève de nombreuses questions identitaires et sociales, s’intéressant de très près à la question de la condition féminine mais également à la notion d’héritage culturel et à l’anxiété qui habite les enfants issus de l’immigration. Celeste Ng vit à Cambridge, dans le Massachusetts, avec son mari et son fils.

Voir ici : https://fr.wikipedia.org/wiki/Celeste_Ng

son site ici : https://www.celesteng.com/


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