vendredi 12 juillet 2024

Shion MIURA – La grande Traversée – Babel Poche 2020

 

 

L'histoire

Les éditions Genbu Shobô sont spécialisées dans la production de dictionnaire. Pour le vénérable directeur Araki, il faut mettre au point un nouveau dictionnaire, pour y intégrer des mots souvent venus d'ailleurs mais japonisés. Pour cela il recrute un employé de 27 ans, Majimé, un jeune homme timide, mais passionné de lecture. Un comité se forme pour rédiger la « Grande Traversée » (Daikotai), ce nouveau dictionnaire qui compte bien révolutionner les dictionnaires traditionnels. Mais Majimé (sérieux en japonais) est mal à l'aise parmi l'équipe où il ne se sent pas accepté. Surtout, il tombe follement amoureux de la petite fille de son hébergeuse, la jolie et espiègle Kaguya. Mais il n'a aucune conscience de ce que peut-être l'amour et surtout comment le déclarer. Bien des défis sont à relever pour ce jeune homme, peut-être bien plus ingénieux que l'on ne croit.



Mon avis

Un livre sur les mots et l'amour des mots, quand on sait combien la langue japonaise est complexe, voilà de quoi ravir nos yeux mais aussi nos papilles.

Majimé, un obscur employé au service commercial des éditions Genbu Shobô est recruté pour intégrer la petite équipe réunie par Araki qui doit partir en retraite et s'occuper de sa femme malade. Sous la supervision de l'émérite professeur Matsumo, conseiller en chef de la Direction, une petite équipe se forme. Contrairement à la France où les académiciens mettent à jour tous les ans les mots du dictionnaire, il n'y a pas d'institutions publiques au Japon. Hors écrire un dictionnaire n'est pas de tout repos. Il y a les contraintes techniques (impression, pagination) mais aussi l'es études pour chaque mot qui peuvent contenir plusieurs sens. Il faut alors faire appel a des contributeurs, des professeurs et des spécialistes. Cela prend du temps et surtout cela coûte assez cher à l'éditeur. Mais en même temps, quoi de mieux que de vendre un nouveau dictionnaire moderne pour asseoir le prestige d'une maison d'édition.

Le héros Majimé n'a rien pour plaire : il s'habille sans goût, les cheveux en bataille, accumule les livres dans la petite chambre qu'il habite dans une vieille pension japonaise. Mais voilà que la petite fille de sa gentille logeuse arrive, elle vient de trouver un emploi dans un restaurant de Tokyo, et adore la cuisine, puisqu'elle rêve de devenir cheffe. Aussi l'équipe, pour aider Majimé dans sa quête amoureuse, va dîner tous les quinze jours dans le restaurant où travaille Kaguya. Mais le temps passe et le dictionnaire n'arrive toujours pas à voir le jour. Car il faut être précis, concis, confronter les points de vue.

Avec son écriture poétique, drôle et pleine de tendresse pour ses personnages avec leurs défauts et leur qualité, Shion Miura, dont c'est la première œuvre traduite en français (alors qu'elle est une des stars de la littérature au Japon, réussi à jongler avec les mots et nous faire entrevoir le difficile métier de « lexicographe ». Un livre aussi très bien traduit, ce qui n'était pas évident et qui est d'une douce fluidité. Amoureux des mots, voilà le livre qu'il vous faut.



Extraits

  • Tu sais pourquoi nous avons l'intention d'appeler ce dictionnaire La Grande Traversée ? Cet ouvrage sera un bateau pour traverser l'océan des mots, annonça Araki avec le sentiment de dévoiler le fondement de son âme. Les hommes monteront dans cette embarcation qui leur permettra de rassembler les petits points de lumière qu'ils distingueront au loin. Pour transmettre aux autres ce qu'ils pensent le plus précisément, le plus correctement possible. Sans dictionnaire, nous ne pourrons nous lancer sur cette mer des mots qui nous serait incompréhensible. relève d'un scandaleux gâchis de papier dactylographié.

  • Il s'était réfugié dans les livres parce qu'il en souffrait. Quand il lisait, son manque de don pour la conversation n'avait aucune importance. Celle qu'il menait avec les livres était profonde et lui procurait du bien-être. Grâce à ce goût pour la lecture, il avait été un très bon élève. Son intérêt pour les mots, qui permettent d'exprimer les sentiments, l'avait conduit à faire des études de linguistique.Bien qu'il ait emmagasiné beaucoup de connaissances sur les mots, son aptitude à communiquer n'avait pas progressé.

  • Rassembler une grande quantité de mots de la manière la plus exacte possible, c'était comme disposer d'un miroir qui déforme le moins possible. Moins le miroir des mots déformait, plus il reflétait les sentiments et les pensées de celui qui l'utilisait. On pouvait le regarder à plusieurs et partager rires, pleurs et colères, avec les autres. Rédiger un dictionnaire pouvait sans doute être un travail plaisant.

  • Elle avait craint d'avoir du mal à trouver un masque hygiénique en ce début juillet, mais la supérette du quartier en vendait, en non-tissé, sans doute parce qu'il était beaucoup question ces derniers temps du risque d'épidémie des nouveaux types de grippe.

  • Un dictionnaire n'est jamais terminé. Il vogue pour l'éternité sur l'océan des mots. Majimé hocha la tête et sourit. - Eh bien, ce soir au moins, buvons ! Il remplit de bière le verre d'Araki en faisant attention à ce que la mousse ne déborde pas.

  • Dans un couple il est préférable de ne pas attendre grand-chose l'un de l'autre. Vivre et laisser vivre, voilà le secret.

  • Selon lui, notre mémoire est faite de mots. Nos souvenirs peuvent etre ravivés par des parfums, des goûts, des bruits, mais en réalité ce qui se passe est que quelque chose qui sommeillait en nous se transforme en mots.

  • On peut dire d'un dictionnaire que c'est une cristallisation de la sagesse humaine, non seulement parce qu'il accumule les mots, mais surtout parce qu'il incarne l'espoir au sens propre du terme, l'expression de la volonté inébranlable de ses auteurs.

  • Il avait découvert que les articles du dictionnaire permettent de percevoir la profondeur inattendue des mots.

  • Il s’était trompé en croyant que son rôle d’éditeur de dictionnaire était de mener à bien ce projet dans lequel il avait tant investi. Trouver une personne qui aimaient les dictionnairse autant que lui, non, plus encore, était sa véritable mission. Pour le professeur. Pour les gens qui utilisaient le japonais, qui l’étudiaient. Et au-delà, pour ce bien précieux qu’étaient les dictionnaires.

  • L’ouvrage qu’il avait pris sur les rayonnages était La Mer des mots, en quatre volumes. Ce dictionnaire, considéré comme le premier du Japon contemporain, avait été rédigé à l’époque Meiji par un seul homme, Ōtsuki Fumihiko. Il y avait consacré toute sa fortune et tout le temps dont il disposait : La Mer des mots avait été, dans tous les sens du terme, l’œuvre de sa vie.

  • Les mots, et l'esprit qui les fait naître, sont libres, et n'ont rien à voir avec le pouvoir. Et il faut qu'il en soit ainsi. Un navire qui permettra à chacun de naviguer sur l'océan des mots à sa guise, voilà ce que nous essayons de faire avec La Grande Traversée. N'y renonçons jamais.

  • Une subvention expose au risque de devoir rendre des comptes à celui qui l’a accordée. Et si le dictionnaire devient une question de prestige pour l’État, il est à craindre que les mots deviennent un outil de domination pour le pouvoir.

    Autrement dit, les mots, et le dictionnaire qui les contient, existent toujours à un endroit dangereux, coincé entre les individus et le pouvoir, la liberté individuelle et la domination publique ?

  • Vous avez peut-être lu dans les romans ce qu'est un triangle amoureux , mais il faut l'avoir vécu pour percevoir la douleur et la peine que cela apporte, continua le professeur, le visage grave. De la même manière que l'on ne peut écrire un bon article pour un mot qu'on ne comprend pas vraiment. L'important pour un lexicographe est de ne jamais cesser d'analyser le réel.

  • Elle (Kishibé) poussa la porte coulissante et Kaguya leur souhaita la bienvenue, avec toute la chaleur dont elle était capable, même si son visage changeait à peine d'expression. En cuisine, elle maniait le couteau avec une adresse sans égale, mais en manquait toujours autant dans la vie.

  • Ses yeux s'arrêtèrent sur le mot ryorinin. Personne qui a pour métier la cuisine. Chujin. Chujin, un mot qui a la même signification mais qui a presque disparu du vocabulaire actuel. Tous les dictionnaires, même les meilleurs, sont voués à l'obsolescence, parce que les mots sont vivants.

  • Nous devons réfléchir à des définitions qui collent au plus près du ressenti d'aujourd'hui », avait coutume de dire le professeur Matsumoto.



Biographie

Née à Tokyo , le 23/09/1976, Shion Miura est une essayiste et écrivaine japonaise.
Shion Miura est l'auteure d'une vingtaine de romans et de recueils d'essais. Grand succès public et critique au Japon, La Grande Traversée (Actes Sud, 2019) a fait l'objet d'une adaptation cinématographique en 2013 et a été décliné sous forme de film d'animation.

Voir ici :https://fr.wikipedia.org/wiki/Shion_Miura



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.