mercredi 19 octobre 2022

Mariana Enriquez "Notre part de Nuit" Editions du Sous-Sol - 2022

L'histoire

L'histoire se déroule de 1960 à 1993, principalement en Argentine. Juan, veuf, homme cardiaque à la santé fragile mais à la beauté éblouissante veut avant tout protéger son fils Gaspar d'une dangereuse société secrète et mystique l'Ordre. Juan a caractère difficile, est considéré comme le "médium"  de l'Ordre. Il peut entrer en contact avec une force supérieure et angoissante :"L'obscurité" qui se manifeste par une lumière noire et lumineuse en même temps, qui donne des instructions confuses à ses adeptes et exiges des sacrifices (humains le plus souvent). Les fidèles pensent que comprendre "l'obscurité" leur donnera le don d'immortalité. L'Ordre est aussi une incroyable puissance qui infiltre des subordonnés partout dans les institutions politiques et économiques à Londres et en Argentine. Fondée par deux familles richissimes, ils règnent en maîtres sur les rentables productions de maté. Les employés sont traités comme des esclaves ou servent aussi de dons pour l'obscurité, souvent affreusement mutilés. Et les gêneurs ou les inutiles à la "Cause" sont tués ou intimidés. L'Ordre cherche sans arrêt des médiums pour communiquer avec l'obscurité. Gaspar, protégé parfois durement par son père de cette famille effrayante, n'est pas considéré par l'ordre comme le futur médium . Mais Gaspar, le sait, il a le don.


Mon avis

Comment parler de ce livre de 800 pages si intense et si irracontable ? Sans doute faut-il partir de ce paradoxe  : Notre part de nuit dépasse tout ce que l’on peut en écrire, c’est une expérience de lecture qui s’empare de vous,  dès les premières pages et vous habite intimement, jusqu’au bout, pour longtemps vous hanter.

Mariana Henriquez a le don de mélanger le fantastique, l'intrigue et le contexte particulier de l'Argentine sur 30 ans. Peu importe le régime, l'Ordre survit toujours. Avec une vision de de "l'Obscurité" particulièrement macabre : les lieux physiques se déforment et seul le médium avec quelques initiés ouvrent des "portes " qui débouchent sur des fortes d'ossements ou de débris humains (âmes sensible s'abstenir, même si l'écriture poétique lui donne une notion de fantasmagorie). A qui appartiennent ces os ? Aux victimes offertes à l'Obscurité ? Mais cet ordre et ces horreurs sont aussi l'histoire de la dictature en Argentine, avec ses charniers, et une critique du capitalisme (libéralisme de Ménem qui va endetter l'Argentine jusqu'à aujourd'hui encore).
Le livre est raconté par le narrateur, la mère disparue de Gaspar qui revient sur les années hippies en Angleterre, une journaliste qui enquête sur les massacres de la dictature, mais la structure du roman ne perturbe en rien sa lecture.


Elle interroge aussi les rapports père/fils : Juan le père à la fois protecteur et sage, mais aussi dévoyé et brutal. Hélas pour protéger son fils et tente d'éteindre les pouvoirs que l'enfant a hérité de lui, il est amené à le martyriser, à le blesser parfois gravement et mettre en place un système de protection pour éloigner de l'Ordre. Juan est en sursis, sa maladie s'aggrave.

Les femmes sont peu présentes dans le livre, même si l'auteure y insère le journal de Rosario, la mère de Gaspar, qui nous éclaire plus sur le fonctionnement de l'ordre, puis la narration d'une journaliste qui enquête sur les massacres de la dictature ne sont pas très représentative de l'univers créé. Rosario, lumineuse, libre, qui déteste les horreurs de sa propre mère (laquelle la fera assassiner alors qu'elle est encore jeune et que son fils a 5 ans). Les femmes de l'Ordre surtout sont les garantes du pouvoir et leur cruauté est sans limites, s'accrochant à leurs luxes, surtout celui de tuer les pauvres, les indiens guaranis ou acheter des enfants qui seront autant d'offrandes à l'Obscurité.. Seule peut-être Tali, la tante de Gaspar, une indienne guaranie (une ethnie présente dans la région de Corrientes) est une amie fidèle. Elle appartient à l'ordre de façon minoritaire, elle est prêtresse de San Muerte, un saint mélangeant paganisme et christianisme, et considéré comme protecteur (lui aussi reçoit des offrandes mais par opposition à l'Ordre, les dons relèvent du positif, fleurs, fruits, bougies, talisman).

Enfin Gaspar et ses amis d'enfance. Gaspar n'est pas formé aux pouvoirs de médium de l'ordre, mais il comprend ses dons et si il ne les maîtrise pas, il a au moins un but. Retrouver Adela, cette petite fille manchote, déterminée, qui a mystérieusement disparu dans une maison et qui ne semble pas un fait de l'Ordre. Gaspar considéré comme un adolescent dépressif a eu sa vie brisée. Parfois il joue le père de Juan, cet homme qui cache son immense affection pour son fils, mais doit le maltraiter pour le protéger, ne s'occupe pas vraiment de lui, rongé par la maladie et le but de protéger son fils, par des rituels magiques.  La fin ouverte nous laisse espérer : soit une suite littéraire, soit de laisser notre part de lumière imaginer une vie pacifiée.

Marina Henriquez a puisé dans l'héritage des traditions ésotériques, des contes correntinas, la mythologie guaranie, et avec elle on voyage à travers l'Argentine, et surtout dans le Buenos Aires et sa banlieue  des beaux quartiers, La Plata. Mais aussi dans la province de Corrientes.
Mais plus que tout, c'est la notion de transmission et d'héritage qui est au cœur du roman. Ce que l'on transmet, ici une malédiction familiale, et ce que l'on fait de notre héritage (au sens intellectuel et spirituel). « 
J'espère te transmettre tout sauf ma part de nuit » dit Juan, mourant, à son fils.


Intense parfois drôle, l'écriture est à l'image du roman : mystérieuse. Pouvant aller du tragique à l'humour, du gore à la poésie pure (on sait que l'auteure admire certains poètes anglais ou argentins, elle y fait référence dans son livre), son lyrisme passionnant, nous entraîne dans ce drôle de livre qui nous dépasse un peu. Entre fantastique, polar, mysticisme, Histoire, légendes..Comme si ce livre aussi nous demandait de  révéler notre part de nuit, nos zones obscures parfois inconscientes.Un monument littéraire a la critique internationale fabuleuse.

Galerie Photos des principaux lieux du roman

 

Bella Vista à Puerto Reyes (rprovince de Corrientes)

Eglise de San LOrenzo - Corrientes

Fleuve Costaenera (Buenos Aires)

La plata, quartier central de Buenos Aires

Posadas/ Misiones

Le parc Castelli à la plata

Puerte Iguazu - province de Corrientes (lieu de charniers pendant la dictature

Rue Pinedo à la Plata où vivent Juan et Gaspar


Extraits :

  •  Comme il détestait ces films et feuilletons TV où on voyait des malades héroïques qui souffraient en silence ! Il connaissait suffisamment les hôpitaux et la maladie pour savoir que la plupart des patients étaient tyranniques, odieux, et faisaient tout pour que les autres souffrent autant qu’eux.

  • Un culte qui n'offre pas de récompenses éternelles, ou inhabituellement longues, ne bâtit pas une foi. Croire ne se discute pas

  • C’est comme si on montait sur une échelle tous ensemble et à un moment je dis : « Moi je reste ici ». Et de cette marche, je les regarde, ils sont heureux, plus haut. Avait-il toujours été comme ça ? Ce n’était pas de la timidité, ni de la réserve, ni de l’adolescence, comme pensaient les autres. Ça ne passerait pas. Il pouvait danser seul, être bouleversé dans sa chambre par un livre, mais quand la soirée tournait à la fête, il décrochait. Les autres se fondaient dans un film qu’il pouvait regarder, mais auquel il lui était impossible de participer. Alors il devenait invisible, ce qui n’était pas difficile car ils étaient tous ivres. Et il retournait dans sa chambre, où il éprouvait le plus grand soulagement.

  • Tu possèdes quelque chose à moi, dit-il, je t’ai laissé quelque chose, j’espère que ce n’est pas maudit, j’ignore si je peux te donner quelque chose qui ne soit pas souillé, qui ne soit pas obscur, notre part de nuit.

  • Nous avons continué d’avancer. Il y avait plus d’oxygène. Le tronc des arbres est devenu plus fin. Laura a remarqué, la première, quelque chose dessus, qu’il n’était pas facile de distinguer au premier coup d’œil : des mains. De nombreuses mains, les unes sur les autres, étreignant le tronc des arbres. Coupées, amputées, collées aux troncs, paumes pliées, doigts arqués. Des mains humaines, rigides et crispées. Toute la forêt était ainsi à cet endroit. Des arbres et des arbres de mains mortes. Quelqu’un les installait avant que survienne la rigor mortis. Sur le premier tronc, on en a compté douze. D’autres en avaient davantage encore. Certains n’en avaient qu’une. J’ai pensé à la Main de Gloire que je désirais tant. 

    • C’est un collectionneur, ai-je dit. Un artiste. Ou bien ils sont plusieurs. À droite de la Forêt des Mains, telle que nous l’avons baptisée, se trouvait ce que Juan indiquerait plus tard sur la carte comme la Vallée des Torses. On aurait dit des pierres dressées ou des tombes. Aussi symétriques que dans un cimetière militaire. Mais c’étaient des torses humains. Sans bras, sans tête ni jambes. Certains avec la peau marquée de personnes âgées, d’autres avec de beaux seins de jeune fille, des torses d’enfants, gros, maigres, bruns, pâles, des ventres plats, des ventres obèses, des poitrines de femmes qui avaient allaité. J’ai reconnu sur un dos les cicatrices laissées par des ongles, identiques aux marques qu’exécute Juan pendant le Cérémonial, comme celles de Stephen. 

    • Ce qu'il avait vu lui semblait désormais une illusion ; les voix, la chaleur étouffante et le cercle dessiné par terre, tout le fait penser à quelque chose d'obscur, de mortifère, aux araignées, aux vieux cimetières, au sol froid de la salle de bains le soir, au sang qui coulait entre les cuisses de sa mère et sentait le métal et la chair, aux chaînes que le vent faisait tinter la nuit dans l'usine désaffectée de l'avenue et dans la maison abandonnée, murée, de la rue Villarreal, au silence qui suivait une coupure d'électricité, aux rêves de mains froides qui se glissaient sous ses draps et lui caressaient le ventre, et à la tâche d'humidité au plafond qui, certaines nuits, lui rappelait un gros chat, et d'autres, un animal avec des cornes. 

    • C'est cela aussi être riche [...] : ce mépris pour ce qui est beau et l'incapacité de nommer dignement. Toutes les fortunes se bâtissent sur la souffrance d'autrui, et l'édification de la nôtre, même si elle possède des caractéristiques uniques et insolites, n'est pas une exception. 

    • Elle est prêtresse d'un dieu qui l'ignore, comme tous les prêtres de n'importe quel culte sont et ont été ignorés par leurs dieux. Mais son dieu me parle. Et pour elle, avoir un oracle aussi peu digne de confiance a toujours été une sorte de malédiction. Je crois à l'Obscurité, mais croire ne signifie pas obéir. Comment n'y croirais-je pas puisqu'elle est dans mon corps ? Dans mon corps. Ce que leur dit l'Obscurité ne peut pas être interprété au premier degré. L'Obscurité est démente, c'est un dieu sauvage, c'est un dieu fou. 

    • Il n'était pas normal,il était beau à l'intérieur.Toucher son cœur fatigué et hypertrophique avait été pour Bradford une expérience comparable à la vision d'une nymphe dans une forêt sacrée ,à une aube lumineuse,à la surprise d'une fleur qui s'ouvre dans la nuit. 

    • Les médiums ne vivaient pas longtemps. Le contact avec les dieux anciens les détruisait physiquement et mentalement. Certains mouraient au premier contact, ou très tôt. La plupart d'entre eux devenait rapidement fous, de façon irrémédiable. Il n'existait pas de magie, de rituel ou de science pour les soulager. La magie et un peu de science aidaient à les maintenir en vie quelques années, plus que leurs corps et leurs esprits ne le pouvaient, mais pas longtemps.

    • A force d'observer les étoiles, on se sent perdu, hors du monde. Dans l'espace, la vie humaine n'a pas de signification. 

    • Après une amputation, c'est très commun. Je crois que le cerveau continue d'envoyer des informations au membre absent, alors il produit des sensations qu'il estime cohérents. On ne sent pas avec notre peau, mon fils, mais avec notre cerveau. La douleur est dans le cerveau

    • Sur la rive opposée de la rivière, il y avait une forêt plus importante et une petite colline qu’on voyait à peine à cause de l’obscurité. Nous sommes retournés sur le chemin d’os et d’objets décoratifs : les fémurs formant des figures alambiquées, les crânes suspendus, immobiles, les petits os de pieds et de mains assemblés comme de délicats bijoux et, sur le sol, des mètres et des mètres d’os abîmés. Combien de temps avait-il fallu pour faire ça ? Certains os bordaient le chemin comme des sentinelles, des côtes entières dressées, des parties de colonnes vertébrales, quelques-unes entières, avec l’os caudal des animaux aquatiques. 

    • Au sein de l'Ordre, Mercedes était la plus ferme adepte de la cruauté et de la perversion pour accéder à des illuminations secrètes. Juan pensait, par ailleurs, que pour elle l'amoralité était une marque de classe. Plus elle s'éloignait des conventions morales, plus évidente était la conviction de la supériorité de ses origines.

    • Dans la grotte de la Brujeria, il y avait un gardien, qu'on appelle invunche. C'est un bébé entre six mois et un an que les sorciers ont enlevé et qu'ils martyrisent : ils lui brisent les jambes, les mains et les pieds, et quand ils ont fini, ils lui tournent la tête à 180 degrés, comme dans l'Exorciste. A la fin, ils lui entaillent profondément le dos, sous l'omoplate, et enfoncent son bras droit dans la plaie. Une fois la blessure guérie, le bras reste coincé dedans et l'invunche est prêt. On le nourrit avec du lait humain et, plus tard, également avec de la chair humaine. Il doit marcher comme une bestiole à moitié écrasée.

    Sur la mythologie guaranie :

  • https://fr.wikipedia.org/wiki/Mythologie_guaranie

  • http://regardsdailleurs-py.eklablog.com/mythes-legendes-et-monstres-guarani-a118596424

  • https://data.bnf.fr/fr/12323505/mythologie_guarani/


Sur la mythologie mapuche

Biographie : voir ICI

 

En savoir Plus :

    https://www.telerama.fr/livres/notre-part-de-nuit,n6955633.php



lundi 17 octobre 2022

MARIANA ENRIQUEZ – Ce que nous avons perdu dans le feu – Poche Points 2016

 

L'histoire

12 nouvelles sur la vie à Buenos Aires ou dans la région de Corrientes qui préfigurent le sublime « Notre part de Nuit », le premier roman de l'auteur argentine. Ici on parle de femmes qui ont fait des choix, des femmes confrontées aux mystères de la vie. On y parle de disparitions ou d'apparitions, liées aux traditions des Saints vénérés en Argentine, la terrible Pomba Gira (vaudou), San La Muerte (à la fois protecteur ou démon), de folies, d'êtres sur le point de basculer.


Mon avis

Paru une première fois en 2016, puis reparu en 2022, suite au succès de son roman « Notre part de nuit3, nous trouvons ici en germe l'écriture fantasque et l'univers entre suspense, horreur maîtrisée, humour et surtout l'importance de la parole données aux femmes.

Des femmes qui sont courageuses, ou qui bravent les interdits (dorgue alcool, conventions), qui partent dans la folie ou qui disparaissent mystérieusement comme Adela que l'on retrouvera dans « Notrepart de nuit », un roman dense, mystique que j'avais adoré, pour son audace narrative, sont histoire déjantée. Ici les pauvres seront toujours pauvres, avec un manque de soutien des associations, faute de moyens, l'instabilité politique et les crises économiques, nous passons des bas-fonds de la capitale argentine à la région de Corrientes et du P Paraguay avec sa police ultra-présente. La nouvelle qui donne son nom au recueil est la plus forte, tant elle nous en dit sur la force de ces femmes qui ne se soumettent pas au destin.

Et puis il y a l'écriture, faussement simple de l'auteure, pour mieux faire passer le fondamental et cette fascination pour la mort, l'irréel, le non-dit.

Les âmes sensibles s'abstiendront quoi que rien ne soit horrible dans ce petit recueil, qui joue sur les codes de la bienséance littéraire toute en finesse.

A lire pour un portrait sans complaisance de l'Argentine des années 1997 à 2010. Rappelons que 40% des argentins vivent sous le seuil de pauvreté (chiffres de 2019) et que la gestion actuelle avec un PIB en chute libre n'aide pas à lutter contre le chômage et la pauvreté. Toutefois, dans ce pays, riche en ressource, en cultures (l'un des pays les plus métissés au monde), on peut espérer qu'après les années Covid, la reprise économique et le soutien du FMI permettront aux classes les plus défavorisées de retrouver une dignité.

Ce premier livre traduit en français et dans 15 autres langues a été encensé par la critique littéraire française.

Galerie photo des lieux des nouvelles

Buenos Aires

Corrientes la ville

Ascuncion au Paraguay

quartier Moreno - Buenos Aires

Quartier Constitution - Buenos Aires


Extraits :

  • Çà fait des années que Lala a décidé d'être femme et brésilienne, mais elle est née homme et uruguayen. Aujourd'hui, c'est le meilleur coiffeur travesti du quartier et elle a arrêté de se prostituer ; prendre l'accent portugais lui était très utile pour accoster les hommes quand elle faisait la pute dans la rue, maintenant ça n'a plus de sens. Mais elle y est tellement habituée que cela lui arrive de parler au téléphone en portugais ou, quand elle s'énerve, de lever les bras au ciel en réclamant vengeance ou en implorant la Pomba Gira, son ange gardien, pour qui elle a dressé un petit autel dans un coin de la pièce où elle coupe ses cheveux, juste à côté de l'ordinateur, connecté en permanence sur des sites de tchat. (L'enfant sale)

  • Tous les jours je pense à Adela. Et si mes souvenirs ne surgissent pas au cours de la journée- taches de rousseur, dents jaunes, cheveux blonds trop fins, moignons à l'épaule, bottines en peau de chamois- il revient la nuit quand je rêve.

  • Je n’étais pas la princesse du château, mais la folle enfermée dans la tour. 

     

Biographie :

Née en 1973 à Bueno-sAires, Mariana Enriquez est écrivain et journaliste.
Née d'un père ingénieur et d'une mère médecin, elle a fait des études de journalisme à l’université de La Plata et dirige Radar, le supplément culturel du journal Página/12.
Elle a publié trois romans – dont le premier à 22 ans – et un recueil de nouvelles avant "Ce que nous avons perdu dans le feu" (Las cosas que perdimos en el fuego, 2016), actuellement en cours de traduction dans dix-huit pays.

Son roman « Notre part de nuit » sorti en 2021 aux éditions du sous-sol est devenu un best-seller mondial et encensé par la critique littéraire mondiale.

Voir :


En savoir Plus :


Sur l'hitoire de l'Argentine :


Sur les mythes guarani

dimanche 16 octobre 2022

JUAN JOSE SAER – l'Ancêtre – Éditions Le Tripode 2022

 

L'histoire

Inspiré d'une histoire réelle. En 1515, une expédition de 3 navires espagnols est envoyée en mer sur ordre du Roi, à la conquête des Indes. Mais les voiliers ne prennent pas le bon chemin et débarquent à Rio de la Plata, à l'embouchure des fleuves Paraguay et Panara. Les membres de l'expédition sont tous exécutés par les indiens qui vivent là, sauf un jeune mousse qui restera 10 ans en leur compagnie, partagera leurs aventures et leur étrange mode de vie.


Mon avis

La première édition de ce livre a été menée par Flammarion en 1987. Cette nouvelle édition est postfacée par Alberto Manguel. La traduction, de Laure Bataillon a reçu en 1988 le prix de la meilleur traduction décernée par la Maison des Écrivains et des Traducteurs (MEET). Après la mort de la traductrice, il fut décidé que le prix porterait dorénavant son nom.On oublie souvent que Juan José Saer fut l'un des plus grands écrivains argentins du Xxème siècle.

Avec l'Ancêtre, il confronte le monde chrétien de l'époque à une civilisation que le narrateur, le mousse devenu vieillard , estime des plus barbares. Qui sont ces hommes et ces femmes qui se promènent totalement nus, qui font des orgies en mangeant de la chair humaine, en s'enivrant et qui pourtant le tolère et le nomme Def-ghi ? Et qui par ailleurs montrent une formidable solidarité notamment lors des hivers rigoureux ? Le narrateur est tiraillé entre répulsion et attrait pour ce peuple si étrange, qui l'accueille puis le libérera après 10 de captivité où en fait il est libre de ses mouvements et protégés par 2 indiens qui restent sobres, mangent du poissons et sont un peu ses protecteurs. Mais son retour s'avère compliqué. Certains pensent qu'il a été contaminé par les mœurs de ces sauvages.

Le génie de Saer, c'est avant tout une réflexion passionnante sur la relativité de nos vies en société, de nos exotismes respectifs, de nos repères et de nos règles codifiées, de nos liens plus ou moins distendus avec la nature, réflexion sociologique et philosophique transformée par l'auteur en véritable prouesse littéraire pour narrer deux réels, l'un dicté par la nature, l'autre dominé, imposé par l'homme qui veut tout transformer à son image. C'est également une merveilleuse réflexion sur le temps, le temps relatif et la mémoire.

Saer ne s'apitoie pas vraiment sur son héros, sur ses angoisses, sur son évolution durant ces 10 ans, non, il privilégie en effet une approche quasi sociologique des us et coutumes des indiens qu'il détaille au moyen de descriptions minutieuses à la fois terriblement réalistes, tendres et empathiques aussi. L'auteur choque d'abord par ces scènes de cannibalisme et d'orgie collective, d'une précision cinématographique, réduisant l'indien au « mauvais sauvage », pour nous montrer ensuite que ce point culminant de la vie en société est en réalité un moment unique annuel d'exultation, d'assouvissement de pulsions printanières après un hiver d'anéantissement, pour cette tribu calée le reste du temps sur un long et tranquille quotidien rythmé par les saisons, le respect de la nature, la place accordé à chacun quel que soit l'âge et le sexe, la pudeur, la propreté, la survie.

La prose de l'auteur sait capter l'indicible, l'intime, le moment suspendu, qui sait rendre compte avec une poésie métaphorique mais aussi un réalisme pointilleux, les étoiles pulvérisées sous le choc du froid saupoudrant la terre de leur poussière, les jeux d'ombre et de lumière du soleil se faufilant entre les feuilles de la forêt tropicale, tâches ondulantes, mirages de chaleur du soleil à son zénith, le bruit assourdissant du silence. Un style tout en élégance, sans emphase, sans lourdeur, sans longueur. C'est beau, ce sont des phrases qui se lisent à voix haute, qui se murmurent, qui se parcourent de nouveau pour pouvoir en déguster toute la grâce et l'inventivité.

Galerie Photos : représentations et gravures des indiens d'Amazonie au 16me siècle

 







Extraits :

  • Les murs blancs, la lumière de la bougie qui fait trembler, chaque fois qu'elle vacille, mon ombre sur le mur, la fenêtre ouverte sur l'aube silencieuse où l'on n'entend que le grattement de la plume et, de temps en temps, les grincements de la chaise, les jambes qui, engourdies, bougent sous la table, les feuilles de papier que, peu à peu, je remplis de mon écriture lente et qui vont s'empiler sur celles déjà écrites en produisant un crissement particulier qui résonne dans la pièce vide : contre ce mur épais vient battre, à moins que ce ne soit une divagation rapide et fragile d'après-dîner, le vécu.

  • On ne sait jamais quand on naît : l'accouchement est une simple convention. Beaucoup de gens meurent sans être jamais nés ; d'autres naissent à peine, d'autre mal, comme avortés. Certains, par naissances successives, passent de vie en vie, et si la mort ne venait pas les interrompre, ils seraient capables d'épouser le bouquet des mondes possibles à force de naître sans relâche, comme s'ils possédaient une réserve inépuisable d'innocence et d'abandon.

  • Toute vie est un puits de solitude qui va se creusant avec les années. Et moi qui, plus que les autres, vient du néant à cause de ma condition orpheline, j'étais déjà prémuni depuis le début contre cette apparence de compagnie qu'est une famille ; mais cette nuit- là, ma solitude, déjà grande, devint d'un coup démesurée, comme si dans ce puits qui peu à peu se creuse, le fond avait cédé, brusque, me laissant tomber dans le noir.

  • Un jour après les avoir vus pour la première fois, j'étais déjà si bien habitué à eux que mes compagnons, le capitaine et les vaisseaux me semblaient être les restes épars d’un rêve dont on se souvient mal, et je crois que ce fut à ce moment-là qu'il me vint pour la première fois à l'esprit - à quinze ans déjà - une idée qui depuis m'est devenue familière : le souvenir d'un fait n'est pas une preuve suffisante de son avènement véritable, pas plus que le souvenir d'un rêve que nous croyons avoir fait dans le passé, plusieurs années avant le moment où nous nous le rappelons, n'est une preuve suffisante ni de ce que le rêve ait eu lieu dans un passé lointain et non la nuit précédent le jour où nous nous le rappelons ni de ce qu'il ait pu survenir juste avant l'instant précis où nous nous le représentons comme déjà passé.

  • Les étoiles étaient comme à portée de main et elles étaient grandes, innombrables, sans beaucoup de noir entre elles, presque crépitantes, comme si le ciel eût été la paroi criblée d’un volcan en activité qui eût laissé apercevoir par ses trous l’incandescence interne.

  • S'ils agissaient de cette façon, c'est parce qu'ils avaient éprouvé, à quelque moment, avant de se sentir différents du monde, le poids du néant.

  • Le vice fondamental des êtres humains est de vouloir, contre vents et marées, rester vivants et en bonne santé et de chercher à tout prix à actualiser les représentations de l'espoir.

  • De toute façon, la mort, pour ces Indiens, ne signifiait rien. Mort et vie étaient sur le même plan et hommes, choses et animaux, vivants ou morts, coexistaient dans la même dimension. Ils voulaient, bien sûr, comme tout un chacun, rester en vie, mais mourir n'était pas pour eux plus terrible que d'autres dangers qui les rendaient fous de panique.

  • Il n'y avait plus qu'un ciel vide d'un bleu très lisse qui s'assombrissait par degrés et, s'approchant eût-on dit de façon insensible, si faibles encore qu'il fallait faire un effort pour les découvrir, les premières étoiles. C'étaient de petits points ténus qui semblaient briller et s'effacer, briller et s'effacer, comme si exister leur coûtât, à elles aussi à qui l'on attribue avec tant de certitude l'éternité, sueur et larmes comme à nous.

  • Aucune vie humaine n'est plus longue que les dernières secondes de lucidité qui précède la mort.

  • Ce n'étaient pas seulement les hommes qui étaient différents, mais l'espace, le soleil, la lune, les étoiles. Chaque tribu vivait dans un univers singulier, infini et unique qui ne recoupait aucunement celui des tribus voisines.

  • La nuit d'été, une fois calmée la rumeur des rues, envoie jusqu'à ma pièce blanche des odeurs de ciel et de chèvrefeuille qui, à mesure que le silence s'installe dans la ville, me lavent du bruit des années vécues.

Biographie :

Juan José Saer (1937 - 2005) est un écrivain, poète, essayiste et universitaire argentin.
Il pratiqua différents genres littéraires mais c'est surtout dans le champ de la narration et du roman qu'il s'est exercé et que son talent a bénéficié d'une large reconnaissance. Il est considéré comme l'un des plus grands écrivains argentins contemporains.
Il s'installe à Paris en 1968 et enseigne notamment à l'université de Rennes. Il obtient le prix Nadal en 1987 pour son roman "La ocasión".


Laure Bataillon (1928–1990) est une grande traductrice et connaisseuse de la littérature latino-américaine. Elle a fait connaître et publier notamment : Antonio di Benedetto, Julio Cortázar, Juan-Carlos Onetti, Felisberto Hernandez, Antonio Skármeta, Arnaldo Calveyra, Miguel de Francisco.

En savoir Plus :


Sur les Indiens d'Amérique latine




Bérengère Cournut – Zizi Cabane – Editions Le tripode – 2022

 

L'histoire

Odile, mère de 3 enfants, disparaît un jour. Attirée par le ruisseau qui passe près de leur maison, elle s'y coule. Après le chagrin et l'inexpliquée disparition, des éléments étranges se produisent dans la maison que le couple avait acheté en Normandie, et retapée. Une source mystérieuse se met à couler dans la maison et devient inhabitable. Nul ne se doute de la présence de la mère transformée en eaux. La petite dernière surnommée Zizi Cabane, petite dernière chérie et affublée de ce surnom, tradition familiale oblige, ressent un chagrin immense qu'elle ne peut exprimer et qu'elle cache sous son exubérance. L'arrivée de Tante Jeanne et du bienveillant Monsieur Tremble qui prétend être le père biologique d'Odile apportent leur soutien et leurs aides à cette drôle de famille. Et même quand le pire arrive, c'est aussi un libération.

 

Mon avis

Ce n'est pas un livre mais un conte pour adulte que nous offre Bérengère Cournut, qui cette fois nous raconte un autre voyage.

De plus la couverture du livre est magnifiquement illustrée par Astrid Jourdain, ce qui en fait un bel objet, ce qui est aussi agréable. Une belle fresque qui s'étend sur 4 pages, cela nous change un peu.

Ici tout est onirique. Le roman est raconté par les voix des différents protagonistes, notamment O (Odile, ou l'Eau), cet élément féminin. D'emblée de jeu le lecteur sait où est Odile (prénom aussi du Cygne Blanc dans le plus célèbre des ballets où l'Ophélie d'Hamlet). Puis les voix des enfants, l’aîné aventurier est surnommé Béguin, un beau gosse. Le cadet Chiffon (parce qu'il se servait de chiffons comme doudous) adore la géographie et dessine des cartes imaginaires. La petite Zizi grandi entourée de ses frères et de son père surnommé Ferment, un homme qui n'arrive pas à oublier sa femme, tente de reconstruire sans cesse cette maison qui prend l'eau de partout.

Odile reste là pour veiller sur ces enfants puis elle devient fleuve, océan, puis vent qui se disperse et finit par ne plus exister, tout comme elle s'efface aussi de la mémoire de sa famille. Sans jamais perdre le lecteur, elle passe d'une voix à l'autre, entrecoupé des poèmes/messages d'Odile.

Comment faire face à l'abandon et au deuil ? Peut-être par le biais des contes ou des mythes ? Ici chacun trouve ses réponses, entre poésie, imaginaire, et révèle son tempérament. Ici Mère Nature est à la fois l'amie ou l'ennemie, mais ce livre n'est pas du tout du genre « nature writing ». Un joli conte onirique qui plaira aux gens sensibles aux atmosphères étranges, et qui renouvelle l'art du genre.

Pour adultes qui sont restés de grands enfants. Pas un chef œuvre mais un livre qui vous fait voyager ailleurs, dans le monde mystérieux des sources, des eaux libres et des vents tumultueux.

Galeries photos : les plus beaux tableaux sur l'eau

 







Extraits :

  • Oh, oh ! Je ne pleure pas, esquive-t-elle en souriant. J'arrose simplement les pensées que j'ai mises en terre récemment.

  • Je sais bien que tout ça n'est qu'une Illusion, que je ne devrais pas m'accrocher à cette maison. Mais tant que tu l'habiteras, Odile, même en rêve, je ne pourrai pas la quitter. Alors je fais des plans de sauvegarde, je tente des expériences... Cette source ne me fait plus râler. Je suis à deux doigts de croire qu'elle est une chance. En tout cas, elle m'occupe l'esprit, m'empêche de devenir fou en pensant à toi, à ce que tu es devenue et qu'on ne sait pas.

  • Je réponds que si on arrive pas à dialoguer avec la petite parcelle qui nous échoit, on ne comprendra jamais rien aux territoires qu'on habite.

  • Jadis, j’ai dû avoir un lien avec tout ça, ces deux enfants-là et la façon dont, cette nuit, ils hantent le paysage. Mais ce soir, je ne suis qu’un souffle, un vent faible qui enrage de ne pouvoir mieux appeler l’orage

  • Il faudra que tu sois brave alors, il ne faudra pas le retenir.
    Nous débordons tous un jour du lit qui ne peut plus nous contenir.
    Oh, Ferment… si tu savais comme je danse là-bas, dans le grand
    large et le froid. Comme je t’aime aussi – et comme je m’abreuve
    au brouillard de tes nuits…

  • Je prends avec moi les rêves de deux petits, celui de Chiffon, celui de Zizi. Ils sont fous, ces deux-là ! Emplis d’eau et de marais spongieux, habités par des brumes sans mémoire, ils voyagent dans des paysages qui sont comme eux, sans âge ni origine.

  • Je suis le vent, Jeanne
    Et je vous emporte tous
    plus loin encore
    là où le chagrin et la mort
    ne sont plus rien

Biographie :

Née en 1979, Bérengère Courut est correctrice dans la presse et l’édition et écrivaine.

Un temps secrétaire du traducteur Pierre Leyris, dont elle accompagne les œuvres posthumes chez l’éditeur José Corti (Pour mémoire, 2002 ; La Chambre du traducteur, 2007), elle publie son premier roman, "L’Écorcobaliseur", en 2008.
Elle a publié trois livres aux éditions Attila et deux plaquettes de poésie à L’Oie de Cravan, où elle déploie un univers littéraire onirique empreint de fantaisie langagière.

Elle est également auteure de "Palabres" (Attila, 2011), publié sous le pseudonyme Urbano Moacir Espedite en collaboration avec Nicolas Tainturier (ils apparaissent en page de couverture comme "traducteurs du portugnol").
Enfin, elle publie en 2016 un roman intitulé "Née contente à Oraibi" (Éditions Le Tripode) inspiré d'un voyage qu'elle a fait sur les plateaux de l'Arizona, à la rencontre de la tribu amérindienne des Hopis.

 

vendredi 14 octobre 2022

ELIF SHAFAK – L'île aux arbres perdus – Flammarion 2021

 

L'histoire

Ada, 16 ans est la fille de Kostas, et de Defne, se remet difficilement du décès de sa mère. Elle est la fille d'un amour difficile, celui d'un jeune grec et d'une jeune turque qui se voient en cachette à Nicosie, alors que l’année 1974 est marquée par une guerre fratricide, menée d'une part par la dictature des généraux grecs et la Turquie, ce qui amènera à la partition de l’île, grecque au sud et turque au nord, faisant au moins 15 000 morts, et plus de 2000 disparus.Kostas est envoyé par sa mère à Londres où il suit des études en tant que géographe et conservateur de l'environnement. Il reste toujours amoureux de Defn qui est archéologue et travaille pour identifier les cadavres des disparus. Malgré l'opposition de la famille turque, ils réussissent à fuir l'île pour rejoindre Londres. Ada sent instinctivement que quelque chose s'est passé avant sa naissance. L'arrivée de sa tante Meyem, la sœur de sa mère ne l'aide pas. Seul le figuier qu'a emporté son père dans ces bagages sait.


Mon avis

Encore un très beau livre, illuminé par la plume d'Elif Shafak.

Elle nous compte l'histoire de ses exilés, de ces gens dont les racines sont arrachées et commence à s'oublier. Comme Ada, qui est une adolescente de son époque, branchée sur son smartphone. En face d'elle un père taciturne mais aimant, qui ne comprend pas toujours sa fille, et une tante, d'abord rejetée comme une étrangère puis petit à petit adoptée. Meyem, élevée dans la tradition musulmane est bonne cuisinière, aimante, croit aux djinns (des esprits malins) et a connu un mariage avec un époux qui la battait. Et puis il y a la grande absente, Defne, la mère, une femme au fort caractère, qui va franchir le pire des tabous, épouser un chrétien. Mais aussi s’abîmer dans l’alcool, parce qu'elle cache une profonde blessure ?

Le roman s’échelonne de 1974, 2000 et 2010. Ce qui ne perd pas le lecteur, les têtes des chapitres nous précisent les actions. Mais surtout le roman fait la part belle aux arbres et à ce vieux figuier, qui raconte l'histoire. Arbre millénaire, il a connu les jours heureux, a été incendié, a vu la folie des hommes dans la guerre, les trahisons, C'est une de ses branches coupées qu'a rapporté Kostas dans sa valise à Londres, et qu’il a tenté de faire vivre l'arbre sous un climat qui n'est pas le sien. Le figuier c'est la voix de la raison , la voix de l'humanité. On apprend aussi beaucoup sur la communication entre les arbres, même si ce n'est plus nouveau aujourd'hui, mais c'est raconté avec tant de finesse qu'on aime ce vieux figuier qui a sa part de magie. Et ce roman semble être construit comme les ramifications d'un arbre, celles visible d'une famille qui se recompose, et celles invisibles de l'amour inconditionnel.

Pour écrire ce livre, l'auteure turque s'est largement documentée sur l'histoire de Chypre et s'inspire de fait réels (elle nous donne toutes ses références en fin de livre). Elle y mêle aussi des légendes chypriotes, et l'on se rend compte que les deux cultures sont proches, en dépit des religions qui s'affrontent. Qu'elles soit chrétiennes orthodoxes ou musulmanes, les femmes restent unies en ce qui concerne la maternité par exemple ou dans la vie d'avant la séparation. Dans le restaurant « Le figuier heureux » tenu par un couple gay mixte, tout le monde se côtoie, on y mange une délicieuse cuisine qui est un savant mélange des cuisines grecques et turques. Même la langue chypriote se rapproche des deux civilisations.

Fervente plaidoirie pour la paix, contre les exils forcés et contre des traditions d'un autre âge pour les femmes, peu importe les communautés, ce roman a le charme envoûtant de l'Orient, on y respire le jasmin, la rose, le miel, le ciel bleu mais on se heurte aussi à la folie des hommes, aux intolérances qui jaillissent par traditions ou par haines du moment.

Galerie Photo

Elof Shafak

Mur de Nicosie (partition)


Un figuier commun


Nicosie nord


Vue de Nicosie aujourd'hui


Partition de Chypre - 1974

 

Extraits :

  • Figuier :Les humains ! A force de les observer depuis si longtemps,je suis arrivé à une triste conclusion: ils n'ont pas vraiment envie d'en savoir plus long sur les plantes.Ils ne veulent pas savoir si nous sommes capables de volonté, d'altruisme et de solidarité. Même s'ils trouvent ces questions intéressantes à je ne sais quel niveau abstrait, ils préféreraient les laisser inexplorées, irrésolues.Ils trouvent plus commode,j'imagine de supposer que les arbres, qui n'ont pas de cerveau au sens conventionnel, ne peuvent connaître que l'existence la plus rudimentaire.
    Eh bien...aucune espèce n'est forcée d'aimer une autre espèce, ça c'est sûr. Mais si vous prétendez, comme le font les humains, être supérieurs à toutes les formes de vie passée ou présentes, alors il faut acquérir un minimum de compréhension des plus anciens organismes vivant sur terre,qui étaient ici longtemps avant votre arrivée et y seront encore après votre départ.

  • La capitale était divisée par une zone qui la tranchait de part en part comme un coup de lame à travers le cœur. Le long de ligne de démarcation – la frontière – s’étalaient des maisons en ruine criblées de balles, des jardins vides scarifiés d’éclats de grenade, des magasins à l’abandon bardés de planche, des portails en fer forgé pendant à l’horizontal de leurs gongs brisés, des voitures luxueuses d’un autre âge rouillant sous des épaisseurs de poussières… Les rues étaient bloquées par des rouleaux de barbelés, piles de sacs de sable, tonnelets remplis de ciment, tranchées antichars et tours de guet. Les rues s’arrêtaient brusquement, comme des pensées inachevées, des sentiments non résolus.
    Nicosie, aujourd’hui la seule capitale divisée du monde. Ma ville natale.

  • C’est cela l’effet qu’ont sur nous les migrations et relocalisations : quand on quitte son foyer pour des rivages inconnus, on ne continue pas tout simplement comme avant ; une partie de soi doit mourir à l’intérieur pour qu’une autre puisse tout recommencer.

  • Les enfants des humains apprennent à peindre la terre d’une seule couleur. Ils imaginent le ciel en bleu, l’herbe en vert, le soleil en jaune, et la terre entièrement marron. Si seulement ils le savaient, ils ont des arcs-en-ciel sous leurs pieds.

  • Des ramures de glycine grimpaient sur les murs blanchis à la chaux, cherchant à atteindre les nuages, emplies de cet espoir que seuls connaissent les rêveurs.

  • Il était une fois un souvenir, à l’autre bout de la Méditerranée, où s’étendait une île si belle et si bleue que les nombreux voyageurs, pèlerins, croisés, marchands qui en tombaient amoureux souhaitaient ne plus jamais en repartir, ou tentaient de la remorquer par des cordes de chanvre jusque dans leur pays.
    Des légendes, peut-être. Mais les légendes sont là pour nous dire ce que l’histoire a oublié.

  • Elle avait envie de s’enrouler autour de ses paroles, d’en faire un bouclier comme des mains en coupe pour protéger une flamme du vent.

  • Si vous allez à Chypre aujourd’hui, vous trouverez encore des tombes de veuves grecques et de veuves turques, gravées dans des alphabets différents mais formulant la même requête : Si vous trouvez mon mari, veuillez l’enterrer près de moi.

  • Où commence-t-on l'histoire de quelqu'un quand chaque vie se compose de plus d'un fil, quand ce qu'on appelle naissance n'est pas le seul début, ni la mort exactement une fin ?

  • Tout, lui fit écho Meryem. Mais personne ne sait tout. Ni moi, ni ton père...nous saisissons seulement des pièces et des morceaux, chacun de nous, et parfois tes morceaux ne collent pas avec les miens et alors à quoi ça sert de parler du passé, ça ne fait que blesser tout le monde. Tu sais ce qu'on dit, retiens ta langue prisonnière dans ta bouche. La sagesse se compose de dix parties : neuf de silence, une de mots.

  • Dans tous les mythes et les contes de fées, une femme qui enfreint les conventions sociales est toujours punie. Et en général, le châtiment est psychologique, mental. Classique, n'est-ce pas ? Tu te rappelles la première femme de Mr Rochester dans Jane Eyre ? Polyphonte est notre version méditerranéenne de la femme démente, sauf que nous ne l'avons pas enfermée dans le grenier, nous l'avons jetée en pâture à un ours. Une fin tout sauf civilisée pour une femme qui ne voulait pas faire partie de la civilisation.


Biographie :

Elif Shafak, est une écrivaine turque né en 1971. Elle est la fille d’une diplomate turque. Élevée par sa mère après le divorce de ses parents, elle a passé son adolescence à Madrid puis à Amman, en Jordanie, avant de retourner en Turquie.

Diplômée en relations internationales de la Middle East Technical University d'Ankara, elle est aussi titulaire d'un master en genre et études féminines dont le mémoire portait sur la circulaire Compréhension des derviches hétérodoxes de l'islam.
"The Saint Of Incipient Insanities" (2004) est le premier roman que Şafak écrit en anglais. Elle y raconte les vies d'immigrants musulmans à Boston et visite le sentiment d'exclusion que ceux-ci peuvent ressentir aux États-Unis.

Lorsqu'elle y met la touche finale en 2002, Şafak est chargée de cours au Mounty Holyoke College (dans le Massachusetts) auprès de la chaire de Women's Studies.
Elle enseigne ensuite à l'université du Michigan dans la discipline “Gender and Women's Studies”. L'année suivante, elle devient professeur à temps plein au département des Études du Proche-Orient à l'université d'Arizona.
Après la naissance de sa fille en 2006, Şafak souffre de dépression post-partum pendant plus de 10 mois. Elle aborde cette période dans son premier roman autobiographique ("Lait noir") et y combine fiction et diverses formes de non-fiction.
Internationalement reconnue, elle est l'auteur d'une douzaine de livres, dont "La Bâtarde d'Istanbul" et "Bonbon Palace" qui sont des best-sellers en Turquie.
Elif Şafak écrit aussi des articles pour des journaux et magazines en Europe et aux États-Unis, des scripts pour séries télévisées et des paroles de chansons pour des musiciens rock.

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