lundi 24 octobre 2022

ELIF SHAKAF – Trois filles d'Eve – Éditions Flammarion 2018 (ou poche)

 

L'histoire

Peri, 37 ans, mariée à un riche promoteur immobilier et mère de 3 enfants, se rend une réception avec le gratin de la haute société stambouliote. Une réception où elle s'ennuie et ne se sent pas à sa place. Alors elle repense à son passé, son enfance et surtout ses trois années d'études à Oxford (Angleterre) avec ses amies Shirin et Mona et surtout sous la férule d'un professeur charismatique et ambigu, Azul  qui anime un séminaire sur une approche scientifique de Dieu. Des traumatismes du passé resurgissent et ballottée par l'histoire actuelle, Peri cherche toujours à comprendre qui elle est.



Mon avis

J'avais beaucoup aimé le livre d'Elif Shakaf « L'île aux âmes perdues » (Ici). Je voulais donc me favoriser avec cette écrivaine turque. D'emblée de jeu, le style est différent, sobre, sur une période qui va de 1980 à 2016. Le livre fait des aller-retour dans le passé de Peri, et le présent. La lecture est simple, les dialogues juste, pas de superflu.

Ici il est question de l'identité, et du rapport avec la foi, mais aussi de l'enseignement. L'enfance de Peri est marquée par l'opposition systématique entre son père Mensur, homme cultivé qui pousse sa fille à lire, qui est cultivé. Dans sa bibliothèque on trouve les ouvrages de Marx et Engels, de Trotsky et autres. La mère Selma est à l'opposée confite en religion, tout est la volonté d'Allah, et les époux se chamaillent sans cesse, ce qui tiraille la fillette puis la jeune fille car elle aime ses parents, et si intellectuellement elle est bien plus proche de son père, elle tente aussi de se rapprocher de cette mère qui ne l'aime pas tant que cela, en raison d'un drame alors qu'elle avait 4 ans.

Peri, solitaire, aime plus que tout lire et devient une excellente élève, de sorte que son père l'inscrit à Oxford, bien évidemment une des meilleures université du monde. Très étonnée par ce changement de lieu, de climat, elle se noue d'amitié avec Shirin, une iranienne émancipée qui est ouvertement athéiste. Personnage extravertie, venue d'une famille riche, Shirin peut se permettre toute les extravagances. Mona, elle, est une musulmane féministe. Elle porte le voile, car elle est croyante, mais elle veut changer la place de la femme dans l'Islam. Quand les trois amies vont décider de vivre ensemble, Shirin et Mona vont, à l'instar des parents de l'héroïne se chamailler.

Et puis il y a cette figure d'Azur, professeur émérite mais aussi critiqué pour ses méthodes d'enseignement. Il semble s'intéresser à Péri, trop jeune et inexpérimentée en amour qui tombe amoureuse de lui, sans retour.

Peri est une femme qui se cherche et qui n'a pas de certitudes, elle est timide, repliée sur elle-même, persuadée qu'elle n'est pas douée pour le bonheur. Mais sans s'en rendre compte, sous l'influence de ce professeur, elle réussit à s'affirmer, en lançant des piques lors de ce repas trop bling-bling, trop surfait.

Ici c'est non seulement le portrait d'une femme ballottée par son vécu et par l’Histoire mais aussi, dans une Turquie qui s'adapte difficilement au régime d'Erdogan (jamais nommé), dans une ville où l'insécurité règne. Mendiants agressifs, attentats, mauvais traitements subi par les femmes, le manque d'éducation général, les dérives sectaires. On sait qu'Elif Shafak est une militante féministe qui s'insurge contre les dictatures qui briment les femmes du Moyen-Orient.

De plus le livres est bourré de références aux grands penseurs et poètes (de Rûmî à Spinoza, Ekchart à Omar Kayam, de Byron à Marx), ce qui nous donne aussi des envies d'autres lectures.

Ce roman est aussi une ode à la lecture, à la connaissance, à la part que l'on accorde aux religions. Pari très réussi qui nous donne un autre éclairage sur Istanbul et la Turquie qui semble chercher sa voie dans un monde complexe, sans la trouver, et face à un peuple soumis et muselé.


Extraits :

  • En outre, même si sa vie en dépendait, elle ne pouvait pas se faire aux réactions hostiles à la lecture. Dans divers coins du monde, on est ce qu'on dit et ce qu'on fait, mais aussi ce qu'on lit; en Turquie, comme dans tous les pays hantés par les problèmes d'identité, on se définit, d'abord, par ce qu'on rejette. Apparemment, plus les gens s'en prenaient à un auteur, moins ils avaient lu ses livres.

  • Le problème aujourd'hui, c'est que le monde attache plus de valeur aux réponses qu'aux questions. Mais les questions devraient compter bien davantage ! Je crois au fond que je veux faire entrer le diable à l'intérieur de Dieu et Dieu à l'intérieur du diable.

  • Peri avait quitté la table avec les autres mais s'attarda au milieu du salon. Comme toujours elle se sentait partagée dans ce genre de situation. Elle détestait la ségrégation par sexe courante dans les réunions mondaines d'Istanbul. Dans les familles conservatrices, la séparation était si marquée qu'hommes et femmes pouvaient passer la soirée entière sans échanger un mot, isolés dans des parties éloignées de la maison. Les couples se divisaient en arrivant et se retrouvaient à la fin de la réception avant de franchir le seuil.
    Même les cercles libéraux n'excluaient pas cette pratique.

  • Si elle avait causé de l'anxiété à qui que ce soit, c'était à Dieu et Dieu, même si un rien L'indispose et si on Le dit capricieux, Dieu ne souffre jamais. Souffrir et faire souffrir, voilà un trait foncièrement humain.

  • Toute doctrine crée son opposition. Là où il y a beaucoup de saints, il y a forcément beaucoup de pêcheurs !

  • Ça signifie que nous allons mettre les choses en pagaille, estomper les lignes. Mettre ensemble les idées irréconciliables et les gens incompatibles. Imaginez, un islamophobe s’amourache d’une musulmane... ou un antisémite devient ami intime d’un juif... et ainsi de suite, jusqu’à ce que nous prenions les catégories pour ce qu’elles sont : des fruits de notre imagination. Les visages que nous voyons dans le miroir ne sont pas vraiment les nôtres, mais de simples reflets. Nous ne pouvons découvrir notre être véritable qu’à travers le visage de l’autre.

  • Quant à Peri, elle puisait son réconfort dans la littérature. Nouvelles, romans, poèmes, pièces de théâtre...elle dévorait tout ce qu'elle trouvait dans la maigre bibliothèque de l'école. Quand elle n'avait plus rien à se mettre sous la dent, elle lisait les encyclopédies. (…) Les livres vous libéraient, ils débordaient de vie. Elle préférait habiter la terre des histoires que la terre maternelle.

  • rappelez-vous : « La plus haute activité dont soit capable l’être humain, c’est d’apprendre pour comprendre, car comprendre c’est être libre." - Spinoza

  • Un pays natal, on l'adore, bien sûr ; parfois il peut aussi être exaspérant et déroutant. Pourtant j'ai fini par apprendre que pour les écrivains et les poètes qui estiment que les frontières nationales et les barrières culturelles doivent être remises en question, encore et encore, il n'y a en vérité qu'une seule terre natale, perpétuelle et portable.

  • "Quand je te regarde, je vois en germe une intellectuelle orientale typique, avait-il ajouté. Amoureuse de l'Europe, en conflit avec ses racines."
    Pourquoi les racines avaient-elles plus de prix que des feuilles ou des branches, Peri n'arrivait pas à le comprendre. Les arbres avaient d'innombrables pousses dans toutes les directions, au-dessus comme au-dessous des terreaux anciens de la planète. Si même les racines refusaient de rester en place, comment espérer l'impossible de la part d'êtres humains ?

  • ll existe une boîte dans la partie du cerveau qui conserve la mémoire – une boîte à musique au vernis égratigné – et diffuse les notes d'une mélodie obsédante. Empilé à l'intérieur, il y a tout ce que l'esprit ne veut pas oublier ni n'ose se rappeler. Dans les moments de stress ou sous l'effet d'un traumatisme, ou peut-être sans raison visible, la boîte s'ouvre et son contenu se répand à la ronde.

  • Écris et efface, mon âme. Je ne peux pas t'apprendre à éviter les idées noires. Moi-même je n'y suis jamais arrivé." Mensur fit une pause. "Mais j’espérais que tu pourrais au moins frotter dessus pour les effacer. - Comme ça, je pourrai avoir de nouvelles idées noires ? - Et bien oui...des idées noires neuves, c'est mieux que des vieilles.

  • Mais en nous focalisant sur les conflits religieux, politiques et culturels, nous passons à côté d'une énigme cruciale : Dieu. Alors que les philosophes de jadis – et leurs élèves – sondaient l'idée de Dieu plus que la religion, maintenant c'est le contraire. Même les débats entre théistes et athées, qui sont devenus très populaires dans les cercles intellectuels des deux côtés de l'Atlantique, portent plus sur la politique, la religion et l'état du monde que sur la possibilité de Dieu. En émoussant notre aptitude cognitive à formuler des questions existentielles et épistémologiques sur Dieu, et en coupant notre lien avec les philosophes du passé, nous perdons la faculté divine d'imaginer.

Biographie : voir ici

En savoir Plus :

sur le livre :


Sur Istanbul :


Sur Oxford


Un peu de musique  traditionnelle turque



Photos



Rive asiatique d'Istanbul - Kadikoy


Maisons rive asiatique

Rive occidentale

Oxford Bibliothèque

Maisons sur la rive asiatique

Istanbul rive occidentale

Palais rive occidentale

Chaine de restauration rapide stambouliote

mercredi 19 octobre 2022

Fazïa Guène – la discrétion – Poche Pocket - 2021

 

L'histoire

Yamina est née en Algérie en 1949 à Msirda en Algérie. Son père militant pour l'indépendance réussit a échapper aux persécutions en se réfugiant au Maroc et en se cachant. A 30 ans, il marie cette dernière fille à un homme de 10 ans son aîné. Deux mois plus tard ils partent pour la France dans l'espoir d'un avenir meilleur. Hlm, quatre enfants nés en France, pour lesquels l'Algérie n'est qu'un vague souvenir, et des non-dits car la pudeur est avant tout une qualité.


Mon avis

Un roman presque autobiographique (l'histoire de sa mère) très facile à lire, qui pose le problème des conflits intergénérationnels. Yamina est élevée dans la pure tradition musulmane, on lui a appris à être une femme discrète, une bonne épouse et surtout une bonne mère. Elle débarque dans un pays qui n'est pas du tout un eldorado. Son mari travaille dur pour gagner une misère, elle se sent étrangère, ostracisée. Alors pendant des années Yamina opte pour la discrétion, se faire le plus invisible possible. Sa famille restée au pays s'est disloquée géographiquement, les voyages se font de plus en plus rares.

A Yamina, la si discrète et si seule femme s'oppose sa fille aînée Hannah qui elle rejette en bloc la tradition musulmane, veut vivre comme une française, connectée aux réseaux, habillée à la dernière mode..

Quelle femme Yamina : elle a traversé tant d'épreuves, quitter la ferme en Algérie pendant la guerre d'Indépendance, l'exil avec se famille au Maroc, se cacher, le retour à la fin de la guerre, abandonner l'école qu'elle aime tant pour donner un coup de mains à sa mère : elle coud des vêtements pour tous sur sa machine à coudre à pédale, tricote avec des aiguilles de fortune, plumes d'oiseaux puis, rayons de vélo récupérés dans une décharge.

Avec son mari qui se révèle un brave homme ils font tout pour les enfants. Tout pour que ceux-ci soit heureux. Mais sans jamais pouvoir intégrer cette société française qui les ignore. Toujours discrets et dignes, les enfants font des études mais ne trouvent d'emplois sérieux, l’aînée divorce, un drame pour cette famille, la fougueuse Hannah refuse tous les prétendants possibles, Imanne la 3ème fille quitte le domicile familial sans être mariée, et Omar, le fils tant aimé, chauffeur de taxi tombe amoureux d'une femme riche et élégante mais comprend vite qu'il ne sera jamais assez bien pour elle.

Le récit alterne entre le passé (de 1949 à 2019) dans une langue simple, sans fioritures Ici pas de revendications, pas d'accusés ni d'accusateurs. On se contente de ce que l'on a, on finit par s'habituer à n'être pas grand chose, sans violence, dans la délicatesse des faits.

C'est aussi pour cela qu'on aime l'écriture de cette auteure qui finalement pose la question fondamentale : qui est-on ? Un cours roman qui vous fera partager le quotidien d'une famille où l'amour reste toujours la valeur.

Galerie Photos des lieux où se situent l'action avant 1981

Msirda, ouest de l'Algérie

Autre vue de Msirda

le douar, la ferme à Msirda

Temouchent - Algérie

Berkane au Maroc

Extraits :

  • Et si, aujourd'hui, pour cette femme de soixante-dix ans, refuser de se laisser envahir par le ressentiment était une façon de résister ?
    Mais la colère, même enfouie, ne disparaît pas. La colère se transmet, l'air de rien.

  • Il n'y a pas de Mode d'emploi à l'usage des musulmans pacifiques, pas de Manuel de désolidarisation en cas d'attentat terroriste sur le site de la FNAC.
    Pour les Taleb, et les autres, il n'y a pas de règlement. Si être simplement affecté en tant qu'être humain et que citoyen ne suffit pas à convaincre, que doivent-ils faire ?

  • Les Taleb, comme tant d'autres, ne partagent pas les croyances des terroristes.
    Eux, ça leur paraît évident. Ils n'ont rien en commun avec ces monstres, si ce n'est leur nom "à consonance", et leurs gueules de métèques, qui, elles, contrairement à leur histoire, ne s'effacent pas.

  • L’idée de vieillir n’effraie pas Yamina. Depuis quelques années, elle ressent même une certaine quiétude. On dirait qu’elle n’est pas embarrassée par les petits tracas de l’âge. De toute façon, Yamina ne se plaint jamais. C’est comme si cette option lui avait été retirée à la naissance.

  • Les sentiments, c'est grand, ça demande de l'espace pour s'exprimer, et le problème, avec la guerre et la misère, c'est qu'elles prennent toute la place.

  • Elle a toujours le sentiment de devoir réparer l’offense subie par ses parents. Et ce que Hannah ne supporte pas, c’est l’idée qu’un jour ils seront enterrés sans avoir eu la reconnaissance.

Biographie :

Née en 1985 à Bobigny, Faïza Guène est une romancière et réalisatrice.
Française d'origine algérienne, elle est la cadette d'une famille de trois enfants. Elle a grandi et vit dans la cité des Courtillières à Pantin.

Au collège, elle participe aux ateliers de lecture et doit réaliser pour le journal de l'établissement un reportage sur l'association " Les engraineurs " qui propose aux jeunes du quartier un atelier d'écriture cinématographique. Faïza Guène n'a jamais quitté l'association depuis ce reportage. Grâce à l'association, elle réalise en 2002, son premier court-métrage, RTT qui raconte l'histoire de Zohra, mère célibataire joué par Mme Guène. Le film remporte trois prix dans les festivals. Cinq courts-métrages suivront et un documentaire sur le 17 octobre 1961.

Son premier roman, "Kiffe kiffe demain", a été l'une des meilleures ventes de l'année 2004. Elle publie en 2006 "Du rêve pour les oufs", puis, en 2008, "Les gens du Balto", aux éditions Hachette Littératures. En 2014, "Un homme, ça ne pleure pas" chez Fayard est lauréat du Prix littéraire des lycéens et apprentis de Bourgogne en 2015.
Faïza Guène est réalisatrice de plusieurs courts-métrages. Parmi ceux-ci, on notera : "La Zonzonnière" en 1999, "RTT et Rumeurs" en 2002 et "Rien que des mots" en 2004.

voir :


En savoir Plus :

Mariana Enriquez "Notre part de Nuit" Editions du Sous-Sol - 2022

L'histoire

L'histoire se déroule de 1960 à 1993, principalement en Argentine. Juan, veuf, homme cardiaque à la santé fragile mais à la beauté éblouissante veut avant tout protéger son fils Gaspar d'une dangereuse société secrète et mystique l'Ordre. Juan a caractère difficile, est considéré comme le "médium"  de l'Ordre. Il peut entrer en contact avec une force supérieure et angoissante :"L'obscurité" qui se manifeste par une lumière noire et lumineuse en même temps, qui donne des instructions confuses à ses adeptes et exiges des sacrifices (humains le plus souvent). Les fidèles pensent que comprendre "l'obscurité" leur donnera le don d'immortalité. L'Ordre est aussi une incroyable puissance qui infiltre des subordonnés partout dans les institutions politiques et économiques à Londres et en Argentine. Fondée par deux familles richissimes, ils règnent en maîtres sur les rentables productions de maté. Les employés sont traités comme des esclaves ou servent aussi de dons pour l'obscurité, souvent affreusement mutilés. Et les gêneurs ou les inutiles à la "Cause" sont tués ou intimidés. L'Ordre cherche sans arrêt des médiums pour communiquer avec l'obscurité. Gaspar, protégé parfois durement par son père de cette famille effrayante, n'est pas considéré par l'ordre comme le futur médium . Mais Gaspar, le sait, il a le don.


Mon avis

Comment parler de ce livre de 800 pages si intense et si irracontable ? Sans doute faut-il partir de ce paradoxe  : Notre part de nuit dépasse tout ce que l’on peut en écrire, c’est une expérience de lecture qui s’empare de vous,  dès les premières pages et vous habite intimement, jusqu’au bout, pour longtemps vous hanter.

Mariana Henriquez a le don de mélanger le fantastique, l'intrigue et le contexte particulier de l'Argentine sur 30 ans. Peu importe le régime, l'Ordre survit toujours. Avec une vision de de "l'Obscurité" particulièrement macabre : les lieux physiques se déforment et seul le médium avec quelques initiés ouvrent des "portes " qui débouchent sur des fortes d'ossements ou de débris humains (âmes sensible s'abstenir, même si l'écriture poétique lui donne une notion de fantasmagorie). A qui appartiennent ces os ? Aux victimes offertes à l'Obscurité ? Mais cet ordre et ces horreurs sont aussi l'histoire de la dictature en Argentine, avec ses charniers, et une critique du capitalisme (libéralisme de Ménem qui va endetter l'Argentine jusqu'à aujourd'hui encore).
Le livre est raconté par le narrateur, la mère disparue de Gaspar qui revient sur les années hippies en Angleterre, une journaliste qui enquête sur les massacres de la dictature, mais la structure du roman ne perturbe en rien sa lecture.


Elle interroge aussi les rapports père/fils : Juan le père à la fois protecteur et sage, mais aussi dévoyé et brutal. Hélas pour protéger son fils et tente d'éteindre les pouvoirs que l'enfant a hérité de lui, il est amené à le martyriser, à le blesser parfois gravement et mettre en place un système de protection pour éloigner de l'Ordre. Juan est en sursis, sa maladie s'aggrave.

Les femmes sont peu présentes dans le livre, même si l'auteure y insère le journal de Rosario, la mère de Gaspar, qui nous éclaire plus sur le fonctionnement de l'ordre, puis la narration d'une journaliste qui enquête sur les massacres de la dictature ne sont pas très représentative de l'univers créé. Rosario, lumineuse, libre, qui déteste les horreurs de sa propre mère (laquelle la fera assassiner alors qu'elle est encore jeune et que son fils a 5 ans). Les femmes de l'Ordre surtout sont les garantes du pouvoir et leur cruauté est sans limites, s'accrochant à leurs luxes, surtout celui de tuer les pauvres, les indiens guaranis ou acheter des enfants qui seront autant d'offrandes à l'Obscurité.. Seule peut-être Tali, la tante de Gaspar, une indienne guaranie (une ethnie présente dans la région de Corrientes) est une amie fidèle. Elle appartient à l'ordre de façon minoritaire, elle est prêtresse de San Muerte, un saint mélangeant paganisme et christianisme, et considéré comme protecteur (lui aussi reçoit des offrandes mais par opposition à l'Ordre, les dons relèvent du positif, fleurs, fruits, bougies, talisman).

Enfin Gaspar et ses amis d'enfance. Gaspar n'est pas formé aux pouvoirs de médium de l'ordre, mais il comprend ses dons et si il ne les maîtrise pas, il a au moins un but. Retrouver Adela, cette petite fille manchote, déterminée, qui a mystérieusement disparu dans une maison et qui ne semble pas un fait de l'Ordre. Gaspar considéré comme un adolescent dépressif a eu sa vie brisée. Parfois il joue le père de Juan, cet homme qui cache son immense affection pour son fils, mais doit le maltraiter pour le protéger, ne s'occupe pas vraiment de lui, rongé par la maladie et le but de protéger son fils, par des rituels magiques.  La fin ouverte nous laisse espérer : soit une suite littéraire, soit de laisser notre part de lumière imaginer une vie pacifiée.

Marina Henriquez a puisé dans l'héritage des traditions ésotériques, des contes correntinas, la mythologie guaranie, et avec elle on voyage à travers l'Argentine, et surtout dans le Buenos Aires et sa banlieue  des beaux quartiers, La Plata. Mais aussi dans la province de Corrientes.
Mais plus que tout, c'est la notion de transmission et d'héritage qui est au cœur du roman. Ce que l'on transmet, ici une malédiction familiale, et ce que l'on fait de notre héritage (au sens intellectuel et spirituel). « 
J'espère te transmettre tout sauf ma part de nuit » dit Juan, mourant, à son fils.


Intense parfois drôle, l'écriture est à l'image du roman : mystérieuse. Pouvant aller du tragique à l'humour, du gore à la poésie pure (on sait que l'auteure admire certains poètes anglais ou argentins, elle y fait référence dans son livre), son lyrisme passionnant, nous entraîne dans ce drôle de livre qui nous dépasse un peu. Entre fantastique, polar, mysticisme, Histoire, légendes..Comme si ce livre aussi nous demandait de  révéler notre part de nuit, nos zones obscures parfois inconscientes.Un monument littéraire a la critique internationale fabuleuse.

Galerie Photos des principaux lieux du roman

 

Bella Vista à Puerto Reyes (rprovince de Corrientes)

Eglise de San LOrenzo - Corrientes

Fleuve Costaenera (Buenos Aires)

La plata, quartier central de Buenos Aires

Posadas/ Misiones

Le parc Castelli à la plata

Puerte Iguazu - province de Corrientes (lieu de charniers pendant la dictature

Rue Pinedo à la Plata où vivent Juan et Gaspar


Extraits :

  •  Comme il détestait ces films et feuilletons TV où on voyait des malades héroïques qui souffraient en silence ! Il connaissait suffisamment les hôpitaux et la maladie pour savoir que la plupart des patients étaient tyranniques, odieux, et faisaient tout pour que les autres souffrent autant qu’eux.

  • Un culte qui n'offre pas de récompenses éternelles, ou inhabituellement longues, ne bâtit pas une foi. Croire ne se discute pas

  • C’est comme si on montait sur une échelle tous ensemble et à un moment je dis : « Moi je reste ici ». Et de cette marche, je les regarde, ils sont heureux, plus haut. Avait-il toujours été comme ça ? Ce n’était pas de la timidité, ni de la réserve, ni de l’adolescence, comme pensaient les autres. Ça ne passerait pas. Il pouvait danser seul, être bouleversé dans sa chambre par un livre, mais quand la soirée tournait à la fête, il décrochait. Les autres se fondaient dans un film qu’il pouvait regarder, mais auquel il lui était impossible de participer. Alors il devenait invisible, ce qui n’était pas difficile car ils étaient tous ivres. Et il retournait dans sa chambre, où il éprouvait le plus grand soulagement.

  • Tu possèdes quelque chose à moi, dit-il, je t’ai laissé quelque chose, j’espère que ce n’est pas maudit, j’ignore si je peux te donner quelque chose qui ne soit pas souillé, qui ne soit pas obscur, notre part de nuit.

  • Nous avons continué d’avancer. Il y avait plus d’oxygène. Le tronc des arbres est devenu plus fin. Laura a remarqué, la première, quelque chose dessus, qu’il n’était pas facile de distinguer au premier coup d’œil : des mains. De nombreuses mains, les unes sur les autres, étreignant le tronc des arbres. Coupées, amputées, collées aux troncs, paumes pliées, doigts arqués. Des mains humaines, rigides et crispées. Toute la forêt était ainsi à cet endroit. Des arbres et des arbres de mains mortes. Quelqu’un les installait avant que survienne la rigor mortis. Sur le premier tronc, on en a compté douze. D’autres en avaient davantage encore. Certains n’en avaient qu’une. J’ai pensé à la Main de Gloire que je désirais tant. 

    • C’est un collectionneur, ai-je dit. Un artiste. Ou bien ils sont plusieurs. À droite de la Forêt des Mains, telle que nous l’avons baptisée, se trouvait ce que Juan indiquerait plus tard sur la carte comme la Vallée des Torses. On aurait dit des pierres dressées ou des tombes. Aussi symétriques que dans un cimetière militaire. Mais c’étaient des torses humains. Sans bras, sans tête ni jambes. Certains avec la peau marquée de personnes âgées, d’autres avec de beaux seins de jeune fille, des torses d’enfants, gros, maigres, bruns, pâles, des ventres plats, des ventres obèses, des poitrines de femmes qui avaient allaité. J’ai reconnu sur un dos les cicatrices laissées par des ongles, identiques aux marques qu’exécute Juan pendant le Cérémonial, comme celles de Stephen. 

    • Ce qu'il avait vu lui semblait désormais une illusion ; les voix, la chaleur étouffante et le cercle dessiné par terre, tout le fait penser à quelque chose d'obscur, de mortifère, aux araignées, aux vieux cimetières, au sol froid de la salle de bains le soir, au sang qui coulait entre les cuisses de sa mère et sentait le métal et la chair, aux chaînes que le vent faisait tinter la nuit dans l'usine désaffectée de l'avenue et dans la maison abandonnée, murée, de la rue Villarreal, au silence qui suivait une coupure d'électricité, aux rêves de mains froides qui se glissaient sous ses draps et lui caressaient le ventre, et à la tâche d'humidité au plafond qui, certaines nuits, lui rappelait un gros chat, et d'autres, un animal avec des cornes. 

    • C'est cela aussi être riche [...] : ce mépris pour ce qui est beau et l'incapacité de nommer dignement. Toutes les fortunes se bâtissent sur la souffrance d'autrui, et l'édification de la nôtre, même si elle possède des caractéristiques uniques et insolites, n'est pas une exception. 

    • Elle est prêtresse d'un dieu qui l'ignore, comme tous les prêtres de n'importe quel culte sont et ont été ignorés par leurs dieux. Mais son dieu me parle. Et pour elle, avoir un oracle aussi peu digne de confiance a toujours été une sorte de malédiction. Je crois à l'Obscurité, mais croire ne signifie pas obéir. Comment n'y croirais-je pas puisqu'elle est dans mon corps ? Dans mon corps. Ce que leur dit l'Obscurité ne peut pas être interprété au premier degré. L'Obscurité est démente, c'est un dieu sauvage, c'est un dieu fou. 

    • Il n'était pas normal,il était beau à l'intérieur.Toucher son cœur fatigué et hypertrophique avait été pour Bradford une expérience comparable à la vision d'une nymphe dans une forêt sacrée ,à une aube lumineuse,à la surprise d'une fleur qui s'ouvre dans la nuit. 

    • Les médiums ne vivaient pas longtemps. Le contact avec les dieux anciens les détruisait physiquement et mentalement. Certains mouraient au premier contact, ou très tôt. La plupart d'entre eux devenait rapidement fous, de façon irrémédiable. Il n'existait pas de magie, de rituel ou de science pour les soulager. La magie et un peu de science aidaient à les maintenir en vie quelques années, plus que leurs corps et leurs esprits ne le pouvaient, mais pas longtemps.

    • A force d'observer les étoiles, on se sent perdu, hors du monde. Dans l'espace, la vie humaine n'a pas de signification. 

    • Après une amputation, c'est très commun. Je crois que le cerveau continue d'envoyer des informations au membre absent, alors il produit des sensations qu'il estime cohérents. On ne sent pas avec notre peau, mon fils, mais avec notre cerveau. La douleur est dans le cerveau

    • Sur la rive opposée de la rivière, il y avait une forêt plus importante et une petite colline qu’on voyait à peine à cause de l’obscurité. Nous sommes retournés sur le chemin d’os et d’objets décoratifs : les fémurs formant des figures alambiquées, les crânes suspendus, immobiles, les petits os de pieds et de mains assemblés comme de délicats bijoux et, sur le sol, des mètres et des mètres d’os abîmés. Combien de temps avait-il fallu pour faire ça ? Certains os bordaient le chemin comme des sentinelles, des côtes entières dressées, des parties de colonnes vertébrales, quelques-unes entières, avec l’os caudal des animaux aquatiques. 

    • Au sein de l'Ordre, Mercedes était la plus ferme adepte de la cruauté et de la perversion pour accéder à des illuminations secrètes. Juan pensait, par ailleurs, que pour elle l'amoralité était une marque de classe. Plus elle s'éloignait des conventions morales, plus évidente était la conviction de la supériorité de ses origines.

    • Dans la grotte de la Brujeria, il y avait un gardien, qu'on appelle invunche. C'est un bébé entre six mois et un an que les sorciers ont enlevé et qu'ils martyrisent : ils lui brisent les jambes, les mains et les pieds, et quand ils ont fini, ils lui tournent la tête à 180 degrés, comme dans l'Exorciste. A la fin, ils lui entaillent profondément le dos, sous l'omoplate, et enfoncent son bras droit dans la plaie. Une fois la blessure guérie, le bras reste coincé dedans et l'invunche est prêt. On le nourrit avec du lait humain et, plus tard, également avec de la chair humaine. Il doit marcher comme une bestiole à moitié écrasée.

    Sur la mythologie guaranie :

  • https://fr.wikipedia.org/wiki/Mythologie_guaranie

  • http://regardsdailleurs-py.eklablog.com/mythes-legendes-et-monstres-guarani-a118596424

  • https://data.bnf.fr/fr/12323505/mythologie_guarani/


Sur la mythologie mapuche

Biographie : voir ICI

 

En savoir Plus :

    https://www.telerama.fr/livres/notre-part-de-nuit,n6955633.php



lundi 17 octobre 2022

MARIANA ENRIQUEZ – Ce que nous avons perdu dans le feu – Poche Points 2016

 

L'histoire

12 nouvelles sur la vie à Buenos Aires ou dans la région de Corrientes qui préfigurent le sublime « Notre part de Nuit », le premier roman de l'auteur argentine. Ici on parle de femmes qui ont fait des choix, des femmes confrontées aux mystères de la vie. On y parle de disparitions ou d'apparitions, liées aux traditions des Saints vénérés en Argentine, la terrible Pomba Gira (vaudou), San La Muerte (à la fois protecteur ou démon), de folies, d'êtres sur le point de basculer.


Mon avis

Paru une première fois en 2016, puis reparu en 2022, suite au succès de son roman « Notre part de nuit3, nous trouvons ici en germe l'écriture fantasque et l'univers entre suspense, horreur maîtrisée, humour et surtout l'importance de la parole données aux femmes.

Des femmes qui sont courageuses, ou qui bravent les interdits (dorgue alcool, conventions), qui partent dans la folie ou qui disparaissent mystérieusement comme Adela que l'on retrouvera dans « Notrepart de nuit », un roman dense, mystique que j'avais adoré, pour son audace narrative, sont histoire déjantée. Ici les pauvres seront toujours pauvres, avec un manque de soutien des associations, faute de moyens, l'instabilité politique et les crises économiques, nous passons des bas-fonds de la capitale argentine à la région de Corrientes et du P Paraguay avec sa police ultra-présente. La nouvelle qui donne son nom au recueil est la plus forte, tant elle nous en dit sur la force de ces femmes qui ne se soumettent pas au destin.

Et puis il y a l'écriture, faussement simple de l'auteure, pour mieux faire passer le fondamental et cette fascination pour la mort, l'irréel, le non-dit.

Les âmes sensibles s'abstiendront quoi que rien ne soit horrible dans ce petit recueil, qui joue sur les codes de la bienséance littéraire toute en finesse.

A lire pour un portrait sans complaisance de l'Argentine des années 1997 à 2010. Rappelons que 40% des argentins vivent sous le seuil de pauvreté (chiffres de 2019) et que la gestion actuelle avec un PIB en chute libre n'aide pas à lutter contre le chômage et la pauvreté. Toutefois, dans ce pays, riche en ressource, en cultures (l'un des pays les plus métissés au monde), on peut espérer qu'après les années Covid, la reprise économique et le soutien du FMI permettront aux classes les plus défavorisées de retrouver une dignité.

Ce premier livre traduit en français et dans 15 autres langues a été encensé par la critique littéraire française.

Galerie photo des lieux des nouvelles

Buenos Aires

Corrientes la ville

Ascuncion au Paraguay

quartier Moreno - Buenos Aires

Quartier Constitution - Buenos Aires


Extraits :

  • Çà fait des années que Lala a décidé d'être femme et brésilienne, mais elle est née homme et uruguayen. Aujourd'hui, c'est le meilleur coiffeur travesti du quartier et elle a arrêté de se prostituer ; prendre l'accent portugais lui était très utile pour accoster les hommes quand elle faisait la pute dans la rue, maintenant ça n'a plus de sens. Mais elle y est tellement habituée que cela lui arrive de parler au téléphone en portugais ou, quand elle s'énerve, de lever les bras au ciel en réclamant vengeance ou en implorant la Pomba Gira, son ange gardien, pour qui elle a dressé un petit autel dans un coin de la pièce où elle coupe ses cheveux, juste à côté de l'ordinateur, connecté en permanence sur des sites de tchat. (L'enfant sale)

  • Tous les jours je pense à Adela. Et si mes souvenirs ne surgissent pas au cours de la journée- taches de rousseur, dents jaunes, cheveux blonds trop fins, moignons à l'épaule, bottines en peau de chamois- il revient la nuit quand je rêve.

  • Je n’étais pas la princesse du château, mais la folle enfermée dans la tour. 

     

Biographie :

Née en 1973 à Bueno-sAires, Mariana Enriquez est écrivain et journaliste.
Née d'un père ingénieur et d'une mère médecin, elle a fait des études de journalisme à l’université de La Plata et dirige Radar, le supplément culturel du journal Página/12.
Elle a publié trois romans – dont le premier à 22 ans – et un recueil de nouvelles avant "Ce que nous avons perdu dans le feu" (Las cosas que perdimos en el fuego, 2016), actuellement en cours de traduction dans dix-huit pays.

Son roman « Notre part de nuit » sorti en 2021 aux éditions du sous-sol est devenu un best-seller mondial et encensé par la critique littéraire mondiale.

Voir :


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Sur l'hitoire de l'Argentine :


Sur les mythes guarani

dimanche 16 octobre 2022

JUAN JOSE SAER – l'Ancêtre – Éditions Le Tripode 2022

 

L'histoire

Inspiré d'une histoire réelle. En 1515, une expédition de 3 navires espagnols est envoyée en mer sur ordre du Roi, à la conquête des Indes. Mais les voiliers ne prennent pas le bon chemin et débarquent à Rio de la Plata, à l'embouchure des fleuves Paraguay et Panara. Les membres de l'expédition sont tous exécutés par les indiens qui vivent là, sauf un jeune mousse qui restera 10 ans en leur compagnie, partagera leurs aventures et leur étrange mode de vie.


Mon avis

La première édition de ce livre a été menée par Flammarion en 1987. Cette nouvelle édition est postfacée par Alberto Manguel. La traduction, de Laure Bataillon a reçu en 1988 le prix de la meilleur traduction décernée par la Maison des Écrivains et des Traducteurs (MEET). Après la mort de la traductrice, il fut décidé que le prix porterait dorénavant son nom.On oublie souvent que Juan José Saer fut l'un des plus grands écrivains argentins du Xxème siècle.

Avec l'Ancêtre, il confronte le monde chrétien de l'époque à une civilisation que le narrateur, le mousse devenu vieillard , estime des plus barbares. Qui sont ces hommes et ces femmes qui se promènent totalement nus, qui font des orgies en mangeant de la chair humaine, en s'enivrant et qui pourtant le tolère et le nomme Def-ghi ? Et qui par ailleurs montrent une formidable solidarité notamment lors des hivers rigoureux ? Le narrateur est tiraillé entre répulsion et attrait pour ce peuple si étrange, qui l'accueille puis le libérera après 10 de captivité où en fait il est libre de ses mouvements et protégés par 2 indiens qui restent sobres, mangent du poissons et sont un peu ses protecteurs. Mais son retour s'avère compliqué. Certains pensent qu'il a été contaminé par les mœurs de ces sauvages.

Le génie de Saer, c'est avant tout une réflexion passionnante sur la relativité de nos vies en société, de nos exotismes respectifs, de nos repères et de nos règles codifiées, de nos liens plus ou moins distendus avec la nature, réflexion sociologique et philosophique transformée par l'auteur en véritable prouesse littéraire pour narrer deux réels, l'un dicté par la nature, l'autre dominé, imposé par l'homme qui veut tout transformer à son image. C'est également une merveilleuse réflexion sur le temps, le temps relatif et la mémoire.

Saer ne s'apitoie pas vraiment sur son héros, sur ses angoisses, sur son évolution durant ces 10 ans, non, il privilégie en effet une approche quasi sociologique des us et coutumes des indiens qu'il détaille au moyen de descriptions minutieuses à la fois terriblement réalistes, tendres et empathiques aussi. L'auteur choque d'abord par ces scènes de cannibalisme et d'orgie collective, d'une précision cinématographique, réduisant l'indien au « mauvais sauvage », pour nous montrer ensuite que ce point culminant de la vie en société est en réalité un moment unique annuel d'exultation, d'assouvissement de pulsions printanières après un hiver d'anéantissement, pour cette tribu calée le reste du temps sur un long et tranquille quotidien rythmé par les saisons, le respect de la nature, la place accordé à chacun quel que soit l'âge et le sexe, la pudeur, la propreté, la survie.

La prose de l'auteur sait capter l'indicible, l'intime, le moment suspendu, qui sait rendre compte avec une poésie métaphorique mais aussi un réalisme pointilleux, les étoiles pulvérisées sous le choc du froid saupoudrant la terre de leur poussière, les jeux d'ombre et de lumière du soleil se faufilant entre les feuilles de la forêt tropicale, tâches ondulantes, mirages de chaleur du soleil à son zénith, le bruit assourdissant du silence. Un style tout en élégance, sans emphase, sans lourdeur, sans longueur. C'est beau, ce sont des phrases qui se lisent à voix haute, qui se murmurent, qui se parcourent de nouveau pour pouvoir en déguster toute la grâce et l'inventivité.

Galerie Photos : représentations et gravures des indiens d'Amazonie au 16me siècle

 







Extraits :

  • Les murs blancs, la lumière de la bougie qui fait trembler, chaque fois qu'elle vacille, mon ombre sur le mur, la fenêtre ouverte sur l'aube silencieuse où l'on n'entend que le grattement de la plume et, de temps en temps, les grincements de la chaise, les jambes qui, engourdies, bougent sous la table, les feuilles de papier que, peu à peu, je remplis de mon écriture lente et qui vont s'empiler sur celles déjà écrites en produisant un crissement particulier qui résonne dans la pièce vide : contre ce mur épais vient battre, à moins que ce ne soit une divagation rapide et fragile d'après-dîner, le vécu.

  • On ne sait jamais quand on naît : l'accouchement est une simple convention. Beaucoup de gens meurent sans être jamais nés ; d'autres naissent à peine, d'autre mal, comme avortés. Certains, par naissances successives, passent de vie en vie, et si la mort ne venait pas les interrompre, ils seraient capables d'épouser le bouquet des mondes possibles à force de naître sans relâche, comme s'ils possédaient une réserve inépuisable d'innocence et d'abandon.

  • Toute vie est un puits de solitude qui va se creusant avec les années. Et moi qui, plus que les autres, vient du néant à cause de ma condition orpheline, j'étais déjà prémuni depuis le début contre cette apparence de compagnie qu'est une famille ; mais cette nuit- là, ma solitude, déjà grande, devint d'un coup démesurée, comme si dans ce puits qui peu à peu se creuse, le fond avait cédé, brusque, me laissant tomber dans le noir.

  • Un jour après les avoir vus pour la première fois, j'étais déjà si bien habitué à eux que mes compagnons, le capitaine et les vaisseaux me semblaient être les restes épars d’un rêve dont on se souvient mal, et je crois que ce fut à ce moment-là qu'il me vint pour la première fois à l'esprit - à quinze ans déjà - une idée qui depuis m'est devenue familière : le souvenir d'un fait n'est pas une preuve suffisante de son avènement véritable, pas plus que le souvenir d'un rêve que nous croyons avoir fait dans le passé, plusieurs années avant le moment où nous nous le rappelons, n'est une preuve suffisante ni de ce que le rêve ait eu lieu dans un passé lointain et non la nuit précédent le jour où nous nous le rappelons ni de ce qu'il ait pu survenir juste avant l'instant précis où nous nous le représentons comme déjà passé.

  • Les étoiles étaient comme à portée de main et elles étaient grandes, innombrables, sans beaucoup de noir entre elles, presque crépitantes, comme si le ciel eût été la paroi criblée d’un volcan en activité qui eût laissé apercevoir par ses trous l’incandescence interne.

  • S'ils agissaient de cette façon, c'est parce qu'ils avaient éprouvé, à quelque moment, avant de se sentir différents du monde, le poids du néant.

  • Le vice fondamental des êtres humains est de vouloir, contre vents et marées, rester vivants et en bonne santé et de chercher à tout prix à actualiser les représentations de l'espoir.

  • De toute façon, la mort, pour ces Indiens, ne signifiait rien. Mort et vie étaient sur le même plan et hommes, choses et animaux, vivants ou morts, coexistaient dans la même dimension. Ils voulaient, bien sûr, comme tout un chacun, rester en vie, mais mourir n'était pas pour eux plus terrible que d'autres dangers qui les rendaient fous de panique.

  • Il n'y avait plus qu'un ciel vide d'un bleu très lisse qui s'assombrissait par degrés et, s'approchant eût-on dit de façon insensible, si faibles encore qu'il fallait faire un effort pour les découvrir, les premières étoiles. C'étaient de petits points ténus qui semblaient briller et s'effacer, briller et s'effacer, comme si exister leur coûtât, à elles aussi à qui l'on attribue avec tant de certitude l'éternité, sueur et larmes comme à nous.

  • Aucune vie humaine n'est plus longue que les dernières secondes de lucidité qui précède la mort.

  • Ce n'étaient pas seulement les hommes qui étaient différents, mais l'espace, le soleil, la lune, les étoiles. Chaque tribu vivait dans un univers singulier, infini et unique qui ne recoupait aucunement celui des tribus voisines.

  • La nuit d'été, une fois calmée la rumeur des rues, envoie jusqu'à ma pièce blanche des odeurs de ciel et de chèvrefeuille qui, à mesure que le silence s'installe dans la ville, me lavent du bruit des années vécues.

Biographie :

Juan José Saer (1937 - 2005) est un écrivain, poète, essayiste et universitaire argentin.
Il pratiqua différents genres littéraires mais c'est surtout dans le champ de la narration et du roman qu'il s'est exercé et que son talent a bénéficié d'une large reconnaissance. Il est considéré comme l'un des plus grands écrivains argentins contemporains.
Il s'installe à Paris en 1968 et enseigne notamment à l'université de Rennes. Il obtient le prix Nadal en 1987 pour son roman "La ocasión".


Laure Bataillon (1928–1990) est une grande traductrice et connaisseuse de la littérature latino-américaine. Elle a fait connaître et publier notamment : Antonio di Benedetto, Julio Cortázar, Juan-Carlos Onetti, Felisberto Hernandez, Antonio Skármeta, Arnaldo Calveyra, Miguel de Francisco.

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Sur les Indiens d'Amérique latine