mercredi 29 mars 2023

NICOLAS DRUART – Jeu de dames – Harper Collins éditions poche - 2019

 

L'histoire

Toulouse, par une nuit glaciale de novembre, tour à tour, 2 automobilistes et un motard assistent au meurtre par balles d'un joggeuse, à la sortie 16 du périphérique. Ils s'enfuient sans prévenir la police. Le lendemain, ils reçoivent chacun des textos qui leur indique que le meurtrier connaît leur identité et sait qu'ils n'ont pas appelé les secours.

Pendant ce temps, la commissaire de police Sandrine Poujol est interrogée par des membres de l'IGPN. Voilà 6 mois qu'un tueur sadique s'en prend aux joggeuses, et la police, malgré les renforts du « 36 », de la BTS et des profileurs, n'arrive pas à la mettre la main dessus. Surnommé Baba-Yaga, le tueur a un mode opératoire bien connu,, il enlève les victimes, les torture horriblement avant de les étrangler et de laisser les cadavres un peu partout dans la ville. Serait-ce lui qui aurait aussi tué la joggeuse ? Pourtant personne ne parle de ce dernier meurtre, ni dans la presse locale, ni à la police qui n'a rien vu. Mis sur la sellette, les 3 individus qui ne se connaissent pas vont devoir échapper à un tueur fou.


Mon avis

O Toulouse chantait Claude Nougaro, cette belle ville rose où le soleil est généreux plus de 200 jours par an, où la brique rose et les églises romanes font la joie des touristes.

Mais ici, c'est une autre ville qui est montrée et qui a le couleur du noir ou du rouge sang. En cette fin novembre, la température est glaciale et tard dans la nuit, 3 personnes rentrent du travail et assistent au même triste spectacle, une joggeuse se fait tirer dessus par un individu dans un van noir. Seulement, trop fatigués ou trop pris de panique, aucun d'entre eux ne s'arrête et porte secours à la victime. Plus étrange encore, aucun des médias locaux, focalisés sur une affaire criminelle qui endeuille la ville ne parle de ce crime.

Premier témoin, Ludovic est le cliché même du jeune dirigeant d'une très rentable société, habillé à la dernière mode, écoutant la dernière musique branchée, vivant dans un confortable pavillon décoré ultra branché. Mais Ludovic cache aussi un coté sombre. Il ne supporte plus sa femme, et il a déjà été violent avec elle. Dès qu'il reçoit le premier texto du tueur, il éloigne épouse et les deux jumelles qui sont ses amours et plonge dans une angoisse paranoïaque.

Ousmane est lui livreur uber, il passe ces journées à livrer des repas sur sa moto. Il vit avec son meilleur ami, et le frère de celui-ci, un parfait fainéant qui vend un peu de shit et en consomme encore plus, dans un appartement HLM sale et négligé. Ousmane qui a reçu aussi un texto est le seul qui va voir la police pour dénoncer le crime, mais le policier ne le prend pas au sérieux, rien ne leur a été signalé. Lui aussi cède à l'angoisse et la panique. Et se tourne vers son colocataire pour l'aider, tout en ne lui faisant pas confiance. Enfin Claire, ambulancière, très jolie femme qui souffre de lombalgies sévères, vit seule dans un petit pavillon sans luxe (à part des tonnes de vêtements) hérité de sa grand-mère. Elle aussi reçoit des textos ou des mails comme les autres. Mais elle aussi cache une double vie, avec des rendez-vous où elle est maîtresse sadique auprès de clients fortunés. Les mails sont signés de Baba-Yaga, le nom donné à la presse par le tueur fou et sadique qui a déjà tué et mutilé 14 joggeuses dans la ville rose et reste insaisissable, malgré les moyens déployés.

Ainsi se met en route une machination diabolique, où les trois témoins feront tout pour sauver leur peau.

Pas besoin de connaître Toulouse, même si bien sûr les toulousains reconnaîtront les lieux comme le célèbre restaurant « L'entrecôte » ou des lieux inconnus.

Très bien structuré le roman alterne les voix des 3 témoins puis celle de l'équipe de police, puis un gamin malicieux qui lui aussi a vu la scène mais ne s'est pas fait repérer par le tueur. Un véritable jeu de piste où nous mène par le bout du nez l'auteur. Car ce polar vraiment bien ficelé se lit à une vitesse folle.

Si il exagère à souhait les traits de ses principaux témoins, il y a une sous-jacente critique sociale. Ludovic ce bon manager trempe dans des affaires louches mais possède tous les signes extérieurs de richesse. Ousmane travaille pour pas grand chose, son seul défaut pour boucler les horaires infernaux des livreurs Uber est d'ignorer le code de la route. Claire enfin est le cliché de la femme indépendante, qui s'assume seule, malgré des problèmes de santé (la crise du Levothyrox et ses conséquences). Sachant parfaitement se mettre en valeur, elle refuse pourtant tout amoureux, au nom de sa liberté et se donne une carapace de fierté pour masquer son angoisse. La commissaire de police, jeune femme enrobée subit les remarques sexistes et grossophobes de ces collègues masculins, qui la traite d'incapable, alors qu'elle seule peut résoudre l'enquête.

Voilà un très chouette polar qui se déguste assez rapidement, avec la touche d'humour dans l'écriture, et une intrigue menée tambour battant.


Extraits :

  • Météo France a annoncé de la neige sur Toulouse, mais aucun flocon n’est encore tombé sur la ville rose. Une ville rose qui, après des mois de terreur, est passée au rouge. Rouge comme les joues de la joggeuse. Rouge comme son smartphone qui la géolocalise, qui calcule la distance qu’elle a parcourue et, approximativement, enregistre ses paramètres vitaux. Rouge comme les écouteurs de son iPod intemporel qui lui balance la voix mélancolique d’Ed Sheeran dans les oreilles.

  • Le Glock 17 crache son venin Parabellum 9 mm au visage frigorifié de la joggeuse. La douille s’éjecte contre le plafond de l’utilitaire, ricoche, retombe sur le siège passager. Un trou éclot sur le front de la jeune femme ; la balle se fraye un chemin jusqu’au fond de la boîte crânienne, broyant, déchiquetant, pulvérisant tout sur son passage en une bouillie d’os, de sang et de matière cérébrale.

  • Il sait ce qui l’attend, et la perspective d’une nouvelle altercation ne l’encourage pas vraiment à regagner sa maison. Il visualise déjà la scène : sa femme, prostrée sur le canapé d’angle, un plaid sur les jambes, devant une série américaine à la con, un verre de Tariquet dans la main et l’esprit embrouillé par les saloperies chimiques qu’elle gobe du matin au soir. Sous l’emprise d’un cocktail alcool-anxiolytique, voilà comment il imagine sa charmante épouse, patientant dans leur pavillon de Balma, à la périphérie de Toulouse.

  • La vengeance n'est pas un plat qui se mange froid. C'est un plat que l'on peut surgeler, congeler à souhait, mais, lorsqu'on le consomme, il brûle les papilles, comme un feu ardent qui vous consume de l'intérieur.

  • Les êtres humains sont tous les mêmes, en fin de compte. Effritez leur quotidien, assaisonnez avec une goutte d'anarchie et leur instinct bestial reprendra le dessus sur des siècles de conditionnement instauré par les doctrines de la civilisation. Ils sont tous pitoyables. Pathétiques. Prévisibles. Des animaux.

  • C’est en forgeant qu’on devient forgeron ; en écrivant qu’on devient écrivain ; c’est en tuant qu’on devient tueur en série. Dans tous les cas seule la pratique permet de perfectionner son art.

  • Il y a dix ans, on lui a diagnostiqué une hypothyroïdie. Une maladie plus fréquente chez les jeunes femmes, qui implique un traitement à vie à base d'hormones pour suppléer le déficit de son métabolisme.
    Durant l'été, le laboratoire qui confectionnait la molécule a eu la brillante idée de modifier un des excipients de la formule, engendrant un gigantesque scandale sanitaire à l'échelle nationale. Comme la plupart des patients dépendants à ce traitement, Claire a présenté des effets secondaires imputés, vraisemblablement -sauf pour le gouvernement- au nouveau médicament. Crampes. Irritabilité. Prise de poids -que seule Claire a remarqué, compte tenu de sa taille de guêpe. Mais surtout une grande fatigue.

  • « Les infos, Virgin Radio. À Toulouse, 102.4. Mesdames, messieurs, bonjour. Le parquet de Toulouse a saisi un nouveau juge dans l’affaire du fantôme de Toulouse. Le procureur de la République défendra et expliquera son choix ce matin lors d’une conférence de presse prévue à onze heures. Les enquêteurs poursuivent toujours leurs investigations. Toutes les pistes sont exploitées. Nous vous rappelons que le portrait-robot de l’homme recherché est affiché partout dans la ville et qu’un numéro vert est mis à disposition pour toutes informations, tous renseignements susceptibles d’aider les enquêteurs. La police insiste sur le fait que si vous voyez cet homme, vous devez immédiatement prévenir les autorités. Vous ne devez, en aucun cas, agir seul. Nous rappelons également la mise en place du couvre-feu fixé à vingt et une heures, instauré depuis le mois dernier. Évitez, dans la mesure du possible, de vous déplacer seul après cet horaire. Le tueur en série que l’on surnomme Baba-Yaga a déjà fait quatorze victimes et est extrêmement dangereux.

  • Ousmane grommelle un vague merci, réprime l’envie de demander à l’employé trop souriant pourquoi il leur a fallu aussi longtemps, puis cale le sac débordant de boîtes en carton entre ses jambes. Inspection sommaire du contenu : le nombre de boîtes a l’air correct. À table ! Il tourne la poignée de l’accélérateur, suit le lacet étroit et sinueux pour quitter l’établissement. Le sac stabilisé entre ses mollets lui offre un soupçon de chaleur supplémentaire très appréciable.

  • Après deux grossesses et le cap des trente-cinq ans tout juste franchi, elle reste bien conservée. Du moins c’est ce qu’elle estime quand elle s’ausculte devant la glace de la salle de bains – en toute modestie –, ou qu’elle interprète les regards libidineux des hommes qui la croisent. Surtout dans cette tenue. Ce soir-là, cependant, le running n’a pas l’effet antidépresseur escompté. Une course loin d’être salvatrice, mais qui, au contraire, la fait cogiter à plein régime. Les tracas de la vie quotidienne se bousculent dans son esprit. Elle rumine. Boulot. Famille. Crèche. Nounou. Boulot. Courses : qu’est-ce qu’on va manger demain ? Congés. Boulot. Me trouve-t-il toujours aussi attirante ? Boulot. Cadeaux de Noël – déjà ! Un mois sans sexe : pourquoi ne m’a-t-il pas touchée depuis des semaines ? Réponse, évidente : boulot. Boulot. Boulot !


Biographie

Nicolas Druart est infirmier depuis 2012. Il a commencé l'écriture en 2015 à la suite d'un arrêt longue maladie pour des problèmes de dos. "Nuit blanche" (2018, Nouveaux Auteurs), son premier roman, est récompensé par le Prix du suspense psychologique 2018. En 2019, il publie un nouveau thriller, "Jeu de dames". Né en région parisienne, il habite à Toulouse.
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dimanche 26 mars 2023

CARMEN MOLA – La Bestia – Actes Sud - 2022

 

L'histoire

Madrid, printemps 1834. Entre le choléra qui fait des ravages et les guerres carlistes, la ville espagnole est bien mal en point. Les morts se comptent par milliers, des quartiers entiers (souvent les plus pauvres) sont brûlés, obligeant les gens à fuir dans les environs. Et pour couronner le tout voilà que des cadavres de très jeunes filles totalement déchiquetées sont retrouvées ici et là. Pour les habitants déjà effrayés, il s'agit de l'oeuvvre de « la Bête », une créature fantasmagorique entre l'ours, le sanglier, le serpent géant. Mais ceci n'impressionne pas le journaliste Diego, qui est persuadé qu'il s'agit d'un ou plusieurs humains. Avec le policier Donoso et l'aide de la jeune Lucia, dont la petite sœur a disparu mystérieusement, ils mènent l'enquête. Et le pire est à venir.


Mon avis

Après la vague des polars nordiques, les libraires nous disent que la tendance des lecteurs est aux polars historiques. Le dernier opus de Carmen Mola (qui est en fait un collectif d'auteurs espagnols) ne déroge pas à la règle. Évidemment si vous êtes une âme très sensible, passez vite votre chemin. Sinon, entrez dans ce Madrid méconnaissable, presque encore moyen-âgeux, où à coté des pauvres, vivent la bourgeoisie qui se terre chez elle, par peur de la maladie.

L'héroïne du livre est la jeune Lucia, 14 ans, qui vient de perdre sa mère et doit protéger sa petite sœur Clara qui a 11 ans et est très affectée. Lucia est débrouillarde, elle commet quelques larcins qui lui permettent de manger, puis doit se prostituer, elle veut quitter Madrid pour le Sud. Mais voilà, lors d'un larcin, elle a volé une bague recouverte d'un symbole étrange, et objet de toutes les convoitises. On découvre alors qu'une secte mystérieuse est à l’œuvre.

Un roman qui nous plonge dans la noirceur d'une ville et des hommes, et qui resitue très bien le double contexte : celui des guerres carlistes (affrontement entre les partisans d'Isabelle et ceux de Charles) pour avoir le pouvoir et celui de l'épouvantable épidémie de choléra où la médecine ne peut rien faire, à part enterrer les morts.

Multipliant les rebondissements, les morts aussi et les personnages secondaires qui prennent selon l'action une importance plus ou moins accrue, La Bestia, explique le contexte, comme si nous aussi vivions dans ce Madrid là, mais nous donnant toujours à nous lecteurs un temps d'avance sur les héros qui nous permettent d'anticiper un peu la fin, mais sans nous dévoiler totalement la vérité.

On retrouve un peu de Dan Brown, ou des polars ésotériques, mais si on aime le genre c'est assez addictif. Et finalement très moderne, en écho avec notre époque et nos propres angoisse : les fake-news, les complots, les maladies inexpliquées (on pense à la Covid), la guerre en Ukraine.

Ce livre a reçu le prestigieux prix Premio Planeta en octobre 2021, qui récompense d'année en année les romans inédits les plus originaux écrits en langue espagnole.Personnellement, je préfère un Dan Brown (quand il ne commet pas trop d'erreurs historiques). Ici, je trouve que l'écriture est parfois redondante, même si l'intrigue est bien ficelée, il y a comme un air de déjà lu un peu poussif. Il est aussi dommage qu'une carte ne soit pas incorporée, car on se perd un peu dans la multitude des lieux. Reste quand même le joli personnage de Lucia, farouche et intelligente, indépendante aussi, ce qui est un fait rare pour l'époque où les femmes étaient soumises à leurs maris ou à leurs conditions sociales. Les grandes dames riches pouvant se payer le luxe de faire ce qu'elles veulent avec l'argent et parfois le consentement de l'époux.


Extraits :

  • Dois-je écouter vos vantardises ? Que voulez -vous savoir? - Les carbonari , des chevalières avec des masses croisées , des sacrifices rituels , pour saigner les petites filles , un élixir contre le choléra....Sans compter celui que la presse a appelé " la bête ".
    - Je ne vois pas de quoi vous parlez ".

  • Nous préférons nommer Bête ce que nous ne comprenons pas. De la même manière que nous rejetons les fautes des cruautés humaines sur le diable et ses subterfuges. Lorsque nous nous débarrassons de la mythologie, la réalité humaine apparaît.

  • Le sang ne l'a pas transformée en femme, il l'a transformée en victime. Peut-être est-ce là la véritable métamorphose qui accompagne les menstruations.

  • On ne se rend compte de ce qu'on aime qu'au moment où on le perd.


Biographie

Carmen Mola est le pseudonyme collectif signant les thrillers de la trilogie Elena Blanco. Les auteurs, trois scénaristes de la télévision espagnole, se sont réunis pour écrire ces livres, attribués jusqu'à la révélation de leur véritable identité, en octobre 2021, à une femme professeure, Carmen Mola. Les vrais auteurs sont donc Jorge Díaz, Agustín Martínez et Antonio Santos Mercero, plus connus comme scénaristes de télévision. Les auteurs ont remporté le réputé prix Planeta 2021, ce qui les a incités à révéler leur identité en octobre 2021.
Connue pour ses thrillers criminels espagnols ultra-violents mettant en vedette l'inspectrice de police Elena Blanco, Carmen Mola est décrite par son agence comme « la Elena Ferrante espagnole ». Avant la révélation du collectif, le nom Carmen Mola était présenté comme le pseudonyme d'une femme écrivain née à Madrid, proche de la cinquantaine et professeur de mathématiques. L’Institut pour les femmes présidée par l’écrivain féministe Beatriz Gimeno avait d’ailleurs inclus un des livres de Carmen Mola dans sa sélection d'« œuvres féministes ». La révélation a été critiquée par les militantes féministes, car la supercherie mise en œuvre (faux profil, faux entretiens dans la presse) et le fait d'avoir utilisé une signature féminine ont été jugés par les wokistes comme une manœuvre visant à augmenter les ventes.
En savoir plus :


Sur le roman

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Presse



Dans l'univers du roman

Sur les gueres carlistes espagnoles

Sur l'épidémie de choléra à Madrid


Sur Madrid



vendredi 24 mars 2023

POLINA PANASSENKO -Tenir sa langue -Edtions de l'Olivier -2022

 

L'histoire

Pauline veut reprendre son prénom d’origine : Polina, née en URSS, trois ans avant la chute de l'URSS en 1991. Ses parents sont juifs et ont gardés dans la mémoire familiale les humiliations de juifs en Ukraine notamment lors de la Grande Famine où les juifs envoyés coloniser dans l'est oriental de la Russie, puis par un antisémitisme pendant la Guerre froide. La jeune Polina ne comprend pas ce changement quand ils débarquent à Saint-Étienne, dans un pays où il ne faut pas de tickets de rationnement, et où l'on trouve toute la nourriture possible, y compris les sucreries. Elle ne comprend pas non plus pourquoi elle doit aller à la maternelle pour apprendre une autre langue, le français, tout comme elle ne comprend pas ce monde qui la perturbe voire la terrifie. Elle se bat alors pour reprendre son nom d'origine, son nom russe dans un récit très amusant.


Mon avis

Un petit livre amusant, qui nous parle de l'identité et de la double identité. Devenue Pauline (pour favoriser son intégration en France, parce que son père ingénieur a trouvé un bon poste à Saint-Étienne), la fillette se retrouve dans un monde qui lui semble effrayant et bizarre. Elle a beaucoup de mal à apprendre le français car elle espère toujours revenir à Moscou où sont restés les grand-parents, et d'ailleurs la famille va leur rendre visite tous les ans, pour son plus grand bonheur.

Finalement Polina va très bien parler le français et même perdre son accent russe, pour parler comme « Jean-Pierre Foucault », ce que sa mère, pourtant intraitable avec l'école, regrette un peu.

Mais l'originalité du roman tient justement du langage, avec des trouvailles linguistiques très amusantes et des bourdes interculturelles, des lapsus pas si innocents. Mais derrière cette histoire amusante, et le combat difficile pour retrouver son vrai prénom, il y a un joli message que veut faire passer cette autrice d'origine russe : la tolérance face aux doubles cultures quel qu’elles soient, et le respect pour les prénoms choisis. Car Polina était le prénom de sa grand-mère prénom qu'elle a choisit pour remplacer son prénom juif « Pessah » qui veut dire passage en yiddish pour faire oublier qu'elle est juive, alors qu'une vague d'antisémitisme s'abat sur la Russie. Laquelle grand-mère utilise des mots de yiddish (qui ne sont pas traduits). Là aussi, un prénom oublié, pour la survie.

Alors l'autrice s'amuse avec les mots, les deux cultures et plaide pour une humanité où le respect intime de la personne doit être une valeur fondamentale. Irrévérencieux, plein d'humour et aussi de tendresse, ce petit livre joyeux se lit très facilement. Finalement quand on y pense nous avons tous plusieurs identités, et qui n'a pas rêvé un jour de changer de prénom ? Dans les civilisions amérindiennes d'ailleurs, un indien aura son prénom américain mais aussi son prénom secret (ou pas selon les tribus) qui représente sa personnalité ou le rôle qu'il aura à tenir au sein de son clan.



Extraits

  • Un matin, l'annonce tombe. Polina, demain tu vas à la materneltchik. […] Le lendemain, j'arrive avec ma mère devant un immense bloc de béton. Sur le côté, il y a un trou noir. Des adultes entrent à l'intérieur avec des enfants et ressortent seuls. À côté du bloc de béton, il y a un enclos avec des enfants qui hurlent et courent dans tous les sens. J’entre dans le trou noir avec ma mère. À l'intérieur ça sent le parapluie mal séché et la peau de lait bouilli. On monte un escalier, on longe un couloir, on s'arrête devant une porte ouverte. À l'intérieur : une grande salle éblouissante pleine d'enfants. J’attrape la cuisse de ma mère à travers son jean. Je l'attrape et je serre fort. Partout des enfants assis à de petites tables. Partout des enfants et aucun parent. Des orphelins ! je me dis.

  • Janvier 1990. Le premier McDonald's d’URSS ouvre à Moscou. Trente mille personnes. Un kilomètre et demi de queue. Je suis dedans avec mes parents et ma sœur. Il fait froid mais ça vaut le coup. On piétine pour les buterbrods venus de l'Ouest et leurs emballages individuels. Une fois le contenu mangé, on ne les jette pas. On les lave et on les garde. C’est une preuve. Ma mère commande un sachet de frites supplémentaires pour mon grand-père. Lui seulement. Ma grand-mère s'est montrée claire sur son refus d'y toucher. Si elle veut une patate, elle se la prépare. Pas besoin d'Américains pour ça.

  • Ma tante a le judaïsme clignotant. Chez elle "le peuple juif" oscille entre le "nous" et le "ils". Elles est juive sans l'être. On dirait que c'est au cas où. Au cas où quoi je ne sais pas mais si je pose une question sur le "nous", il faut y aller mollo sinon on a vite fait de rater l'embranchement et on se retrouve en plein "ils".

  • Ma mère aussi veille sur mon russe comme sur le dernier œuf du coucou migrateur. Ma langue est son nid. Ma bouche, la cavité qui l'abrite. Plusieurs fois par semaine, ma mère m'amène de nouveaux mots, vérifie l'état de ceux qui sont déjà là, s'assure qu'on n'en perd pas en route. Elle surveille l'équilibre de la population globale. Le flux migratoire: les entrées et sorties des mots russes et français. Gardienne d'un vaste territoire dont les frontières sont en pourparlers. Russe. Français. Russe. Français. Sentinelle de la langue, elle veille au poste-frontière. Pas de mélange. Elle traque les fugitifs français hébergés par mon russe. Ils passent dos courbé, tête dans les épaules, se glissent sous la barrière. Ils s'installent avec les russes, parfois même copulent, jusqu'à ce que ma mère les attrape. En général, ils se piègent eux-mêmes. Il suffit que je convoque un mot russe et qu'un français accoure en même temps que lui. Vu!

  • Russe à l'intérieur, français à l'extérieur. C'est pas compliqué. Quand on sort on met son français. Quand on rentre à la maison, on l'enlève. On peut même commencer à se déshabiller dans l'ascenseur. Sauf s'il y a des voisins.

  • Tu as un français impeccable. Une cuisine bien lavée. Pas de pelures coincées dans le trou de l'évier. Pas de taches sur la nappe. Même pas une miette accrochée à l'éponge.

  • La Muraille de Chine c'est un immeuble sublime. On dirait un immeuble russe. Un immeuble immigré.

  • Si le son marche, il devient mot. S'il ne marche pas, je le relâche dans le fleuve. Un son qui marche c'est un son qui produit quelque chose. Un son qui ne marche pas équivaut au silence. Tu fais le son mais l'autre fait comme si tu n'avais rien dit. C'est ce qui s'est passé pour le "Salu hibou" de ma mère. Salu hibou? Je regarde Philiptchik: pas de réaction. Splash! Dans le fleuve.

  • En bas de notre immeuble, à côté du mur de la chaufferie, il y a une fenêtre avec une vendeuse derrière. On doit lui dire ce qu’on veut en fonction de ce qu'il reste. Elle pèse tout sur une grande balance bleue avec une flèche qui oscille. Sur un plateau elle pose ce qu'on achète, sur l’autre elle met des cylindres, quand la flèche du cadran est au centre, elle s'arrête. Ensuite elle fait claquer les perles en bois sur les tiges du boulier et annonce un chiffre. Ma mère tend les papiers carrés qui donnent le droit d’acheter et ensuite les roubles. Sans les papiers carrés, les roubles ne servent à rien.

  • Français sans accent ça veut dire français accent TV personnage principal. Accent Laura Ingalls et Père Castor. Accent Jean-Pierre Pernaut et Claire Chazal. Prendre l'accent TV c'est renoncer à tous les autres. Pas de cumul possible avec l'accent TV.

  • Mais à Saint-Étienne on peut parler français sans accent et avoir l'accent stéphanois. On peut le cumuler. Stéphanois + russe. Stéphanois + russe + banlieue. Il y a aussi le parler gaga. Le parler gaga, pendant longtemps, je ne savais pas que ça se cumule. Je ne savais pas qu'en dehors du Forez, personne n'est berchu quand il lui manque une dent.

  • A Sciences-Po, le premier jour de cours, on s'est retrouvés dans le même groupe d' "introduction à la sociologie". Je ne connaissais personne. Je me suis assise derrière une rangée de types de mon âge qui avaient déjà une cravate enfoncée dans la pomme d'Adam et un attaché-case en cuir. Je me suis dit qu'à part la calvitie ça ne leur laissait pas beaucoup de marge pour la suite.



Biographie

Née à Moscou, ,Polina Panassenko est une auteure, traductrice et comédienne russo-française. Après des études à Sciences-Po Paris elle suit une formation en art dramatique à la Comédie de Saint-Étienne et à l'École-studio du Théâtre d’Art de Moscou (MKhAT).
En 2015, elle a publié "Polina Grigorievna", une enquête parue aux éditions Objet Livre.
"Tenir sa langue" est son premier roman.
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Sur l'antisémitisme en URSS


Aujourd'hui

Sur l'histoire des juifs en Ukraine

Notons que l'actuel président de l'Ukraine, V. Zelensky est d'origine juive askhénaze.


Changer son prénom

Des modèles de lettres sont disponibles sur le web.


Sur le yiddish


mardi 21 mars 2023

KATHERENA VERMETTE – Les femmes du North End – Albin Michel 2022

 

L'histoire

Quand Stella aperçoit l'agression d'une jeune fille, dans un terrain abandonné derrière sa maison, elle ne reconnaît pas sa nièce Emily, 13 ans. Et la police qui met 4 h à venir ne la croit pas, la jeune fille s'étant enfuie.

C'est ainsi que commence le roman choral de Katherena Vermette qui va donner tour à tour la parole à 9 femmes et un homme, tous amérindiens, qui vivent dans le quartier défavorisé de Nord- Est de Winnipeg (Canada). Et tous les secrets, la lutte constante de ces femmes pour assumer leur place dans la société.


Mon avis

Une jolie trouvaille des excellentes publications de la filiale « Terres d'Amérique » d'Albin Michel.

Katherena Vermette connaît son sujet elle est née à Winnipeg dans ce fameux quartier du North End. Elle va nous raconter à travers la voie des 9 femmes et d'un homme la vie difficile dans un quartier gangrené par les gangs, la drogue et l'alcool. Tour à tour chaque femme s'exprime, souvent de la même famille, les Traverse. Il y a l'arrière grand-mère, la sage Kookom qui comprend bien des choses sans le dire et est toujours là pour apaiser. Puis ces 2 filles Cheryl, femme vieillissante qui a tendance à boire et aussi prendre les choses en mains et Rain, droguée, retrouvée morte probablement tabassée par son petit ami de l'époque. A la génération suivant nous retrouvons les petits-enfants : Stella, fille de Rain, élevée par sa grand-mère qui a épousé un blanc, un homme gentil et protecteur mais qui ne la comprend pas. Puis les cousines Lou, mère de deux garçons qui attend le retour de son compagnon Gabe tout en sachant qu'il ne reviendra pas, et qui elle aussi veut se présenter comme une femme forte. Elle est assistante sociale, voit défiler des gamines perdues tous les jours, sans solutions satisfaisantes. Sa sœur Paulina, la mère d'Emily, est une femme timide qui vit avec un homme gentil et rassurant dont pourtant elle se méfie. Véritable mère-poule, elle ignore tout de l'histoire d'Emily, la jeune fille agressée.

Puis nous avons les paroles de Zegwan, meilleure amie d'Emily, qui elle aussi a été agressée, et a perdu de vue Emily. Elle se montre très réticente à dire la vérité à la police pour ne pas révéler le secret d'Emily (une histoire d'amour adolescente). Et puis Phoenix, la loubarde, fille d'une femme droguée, qui est placée de foyer en foyers d'accueil. Elle s'enfuit du dernier et trouve refuge chez son oncle, un dealer membre d'un clan.

Enfin Timmy, le policier « méti » (peuple autochtone reconnu parmi les 3 peuples de la région de Manitoba, méprisé par son chef, un vieux flic blanc et flemmard, mais qui à force de ténacité va résoudre l'enquête.

En fait, ce n'est pas l'enquête en elle-même qui nous passionne, mais plutôt les récits et les vies difficile des ces femmes, qui n'arrivent pas à guérir de leurs blessures intérieures : la méfiance des hommes, souvent violents, le manque de reconnaissance sociale, emprise des drogues, pauvreté. Mais c'est aussi l'amour immense qui soude ces femmes, toutes reliées par des liens familiaux ou amicaux, à travers les époques. Certaines s'expriment à la première personne du singulier, d'autres à la 3ème personne. Et puis il y a la voix poétique de Rain, trop vite disparue qui lie le roman d'un amour inconditionnel, tout comme celui de Kookom (grand-mère en Cree).

La justesse des personnages, l'écriture structurée, les émotions diverses (violence, douleur, remords, colère) n'en font pas un livre à charge contre les conflits ethniques mais ouvre sur la voie de la Beauté, de l'amour et sur la force de ses femmes qui malgré tout trouvent la force de ne plus subir mais de s'émanciper, dans ce Canada sous la neige d'un univers glacial et fantomatique. Un premier livre très réussi pour cette jeune écrivaine en devenir, très « page turner » comme on dit.


Extraits

  • Pendant que Stella s'affaire à ranger, Kookoo, assise dans son fauteuil, lui raconte les derniers ragots. Ce qui s'est passé dans le quartier depuis qu'elle est partie. Qui s'est enfui avec qui, la série de cambriolages, les vitres brisées, et les gangs qui sont si dangereux. "Tu n'as jamais eu envie de déménager, Kookoo ? demande Stella au bout d'un moment. De partir t'installer ailleurs ? - Partir m'installer où? C'est chez moi ici. C'est là que j'ai grandi." Elle pointe le menton en direction de la rivière. "Tu as grandi là." Elle le pointe dans l'autre direction. "J'ai toujours vécu ici. - Je sais, mais ce n'est pas un quartier sûr, Kookoo . On devrait peut-être aller vivre ailleurs." Elle dit "on" au cas où ça pourrait convaincre sa grand-mère. Si Stella déménageait en premier, elle la rejoindrait peut-être volontiers. "Sûr ou pas, un quartier est un quartier." Stella secoue la tête. "C'est faux. Il y a plein de trucs qui n'arrivent pas dans les quartiers sûrs." Kookoo rit sans méchanceté. "C'est juste différent là-bas, ma Stella. C'est juste différent, ou alors c'est bien camouflé. Ça a l'air différent mais il se passe des choses épouvantables partout. - Ma Kookoom." l'air sérieux, Stella regarde sa grand-mère droit dans les yeux. "Les filles ne se font pas agresser dans les quartiers sûrs." Sa grand-mère la fixe malgré sa quasi- cécité." Ma Stella, les filles se font agresser partout."

  • Phoenix conserve en elle toutes les histoires dont elle se souvient. Elle avait l'habitude de les considérer comme de bons secrets qu'elle seule détenait. Quand elle était petite, elle croyait que si elle en avait plus de bons que de mauvais, alors tout irait bien. Maintenant qu'elle a grandi, elle sait que ce sont des conneries, mais elle continue à chérir les bons secrets.

  • Elle a vécu une vie entière depuis la mort de sa mère. Elle a obtenu son diplôme de fin d'études secondaires, elle est allée à l'université, elle a voyagé, occupé des postes intéressants, épousé un type bien, planifié ses grossesses - toutes ces choses dont elle n'aurait jamais pensé être capable. Elle est devenue le genre de femme qu'elle n'avait jamais rencontré avant. Et pourtant, la voilà, la même enfant sur le même canapé, avec les mêmes visages qui la regardent depuis le mur. Petite, frigorifiée, apeurée, seule, elle se retrouve dans le périmètre de quelques pâtés de maisons où elle a passé la plus grande partie de son existence.

  • Dans une demi-heure, elle sera rentrée dans son appartement et pourra travailler jusque tard dans la nuit. Mais d’abord, il lui faut profiter d’être là, bien au chaud, entourée de ses filles. Ce sont les moments qu’elle préfère, ceux qui lui font toujours du bien, quoi qu’il arrive.

  • Quand je t’ai entendue, encore pénétrée de tant de souffrance et de tristesse, je n’ai voulu qu’une chose, être à tes côtés. J’avais encore besoin que tu aies besoin de moi. Je suis le souffle léger et le vent autour de toi. Je suis la certitude que tu n’es jamais vraiment seule. Tu es tout ce qui fait ma force et rien de ce qui fait ma faiblesse. Tu es le rêve de ma vie. Voilà ce que j’ai à t’offrir.

  • Je suis différent, je suis un sang-mêlé, Je le serai toujours, la moitié du sang de l'un et la moitié de l'autre. Différent des deux. Les Européens ont commencé à partir discrètement, tel un homme qui, dans le noir, quitte sur la pointe des pieds la chambre d’une femme endormie.

  • Le fait est que lorsque ma sœur est apparue, vêtue d’une vieille chemise et d’un pantalon de jogging, avec un énorme saladier à la main, Pete l’a regardée comme s’il n’avait jamais rien vu d’aussi beau. Son visage s’est littéralement illuminé.

  • Mais pour elle, la cinquantaine ressemble exactement à la quarantaine- sauf que tout lui fait plus mal.

  • Elle est aussi impitoyable que je suis hésitante. Elle a des couilles alors que je n’éprouve que des sentiments de fille, gris et compliqués, pour tout.

  • Les deux amies attrapent leurs manteaux et prennent la direction du bar. Bras dessus, bras dessous, elles glissent sur la neige et rient trop fort, la bouche ouverte, car personne ne s’intéresse à ce que font les femmes de leur âge.


Biographie

Née  en 1977 à Winnipeg (Province du Manitoba – Canada) à Belfast, L’auteure d’origine autochtone Katherena Vermette a grandi à Winnipeg, au coeur du territoire de la nation Métis visé par le traité no 1. Elle signait en 2012 le recueil de poésie North End Love Songs, lauréat d’un Prix du Gouverneur général. Ligne brisée, dont la version originale anglaise The Break a été finaliste au Prix du Gouverneur général et au Rogers Writers’ Trust Fiction Prize, en plus d’être récipiendaire du Amazon First Novel Award, est son premier roman.

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dimanche 19 mars 2023

ANNA BURNS – Milkman – Poche 10/18 - 2021

 

L'histoire

Dans une ville jamais nommée, mais probablement en Irlande du Nord, une jeune femme (sans nom) raconte son histoire, et à travers elle, la période trouble des années 1970. Dans un pays en guérilla, il vaut mieux passer incognito et ne pas se faire remarquer. Hors l'héroïne est poursuivi par un mystérieux homme surnommé le laitier (Milkman), toujours poli, mais qui manifestement la drague, et cela est interdit. Il y a une sorte de code moral dans cette ville, où les ragots vont bon train. Il y a le camp des renonçants, ceux qui sont pour la lutte et celui de l’État. Mais pardessus tout, il y a les petites rancœurs individuelles, et le destin de cette jeune fille qui tient avant tout à trouver sa voie.


Mon avis

D'emblée, c'est un livre qui plaira ou pas. Il faut rentrer dans ce roman complexe où aucun nom n'est cité. On parle de « peut-être petit ami », de « troisième sœur », aucun repère géographique, mais on identifie assez bien Belfast et la période des troubles qui a commencé en 1970. où la minorité catholique était persécutée par la majorité protestante (religion de la Grande Bretagne). L'IRA et son mouvement politique, le Sinn Fein se créèrent et entre attentats et répression, l'Irlande du Nord vécut une période de troubles.

C'est ce que nous décrit Anna Burns au travers d'une société patriarcale, totalitariste, mais sans jamais nommer les choses.

Certes il n'y a pas d'actions puisque c'est le récit à la première personne de la jeune fille qui analyse, sans réussir à prendre parti, ce qui lui arrive et aussi son entourage. Comment se protéger des rumeurs qui enflent même si elles sont fausses, voilà encore un thème très actuel avec les fake-news et les harcèlements virtuels.

Mais il n'y a pas d'ordinateurs en cette période, mais un endoctrinement à la foi catholique dans ce qu'elle a d'extrémiste .

Si l'action est lente, c'est un déferlement d'émotions, dans une ville en perpétuel conflit, et où les habitants quel qu’ils soient, essayent de vivre normalement mais normalement veut dire s'emparer d'un ragot pour oublier le reste. Un zeste de mysticisme, inspiré par les vieilles légendes irlandaises, concourt aussi à la singularité de ce roman.

Anna Burns qui a reçu le booker prize pour ce roman navigue de la grande histoire aux histoires individuelles de sa galerie de personnages haut en couleur mais parfois un peu redondants.

Néanmoins, cela reste un excellent roman qui démontre parfaitement comment les pressions sociales, les contre-vérités, la manipulation et les rumeurs peuvent vite déboucher sur une société totalitariste. On pense à Orwell mais aussi à James Joyce pour le style d'écriture mais avec en prime un humour « so british ». Un plaidoyer pour la paix aussi, pour l'amour libre, et pour la liberté de vivre, avec un style unique puisque comme je l'ai déjà dit aucun prénom, aucun lien n'est cité dans le roman, ce qui peut dérouter. Il faut y entrer en douceur, en mettant de coté le peu que nous savons des secrets d'écriture pour nous confronter nous aussi à un nouveau style, un autre éclairage, et une fin optimiste.

Je ne le classe pas dans mes coups de cœur, parce que toute critique est subjective, et que j'ai eu du mal à entrer dans ce livre, mais je vous le conseille grandement.


Extraits

  • Mais même moi je savais que ceux qui défendaient une cause idéologique n'agissaient pas toujours au nom de celle-ci. Les partis pris personnels existaient, les irrégularités singulières, les interprétations subjectives. Les fous. Ce n'est pas non plus que je pensais le laitier incapable de piéger une voiture, j'étais à peu près certaine du contraire. C'est qu'il était toujours dur de croire qu'un homme comme lui pouvait pousser à ce point la convoitise à propos de ma personne. Depuis qu'il avait commencé, s'était donné pour rôle de me préparer à la suite, de me plonger dans la confusion, de m'acculer au bord où, défaite, je rendrais les armes et monterais volontairement, désormais sienne, dans ses véhicules, je n'étais plus sûre de ce qui était plausible, de ce qui était exagéré, de ce qui pouvait être la réalité, ou du délire, ou de la paranoïa. Il ne me serait pas non plus venu à l'idée que de cultiver mon impuissance et ma dépossession mentale grandissante puisse aussi faire partie de la sphère de stimulation de cet homme. Mais ça arrivait. Les voitures piégées.

  • Quant aux meurtres, c’était la routine, à savoir qu’il n’y avait pas lieu de se répandre en invectives, non parce qu’ils étaient insignifiants mais bien parce qu’ils étaient si énormes et si nombreux que rapidement, on n’a plus eu le temps pour ça. Quoique de temps en temps, un événement outrepassait tant les bornes que tout le monde – « ce coté-ci de la route », « ce côté-là de la route », « par-delà l’eau », « par-delà la frontière » – était contraint de s’arrêter net. Une atrocité renonçante nous ébranlait, Dieu ô Dieu ô Dieu. Comment puis-je avoir une opinion qui a pu mener à ça ? 

  • A chaque fois qu’elle flairait la possibilité que je fréquente quelqu’un (jamais un indice ne venait de moi), je n’avais pas franchi le seuil qu’elle s’y mettait, « Il est de la bonne religion ? », suivi par « Il n’est pas déjà marié ? ». Il était vital, après la bonne religion, qu’il ne soit pas déjà marié. Et comme je m’obstinais à ne rien céder, elle y voyait la preuve qu’il n’était pas de la bonne religion, qu’il était marié, et que probablement il s’agissait non seulement d’un paramilitaire, mais d’un paramilitaire ennemi, de-ceux-qui-défendaient-l’État.

  • Les chats ne manifestent pas la même adoration que les chiens. Peu leur chaut. On ne peut jamais compter sur eux pour étayer un ego humain. Ils tracent leur chemin, vivent leur vie, n’ont rien de servile et ne s’excusent jamais de rien. Personne n’a jamais vu un chat s’excuser et, si jamais ça arrivait, il serait évidemment manifeste qu’il est tout sauf sincère.

  • Si c’était vrai, que le ciel – là, dehors – pas là, dehors – peu importe – pouvait être de n’importe quelle couleur, cela voulait dire que tout pouvait être de n’importe quelle couleur, que tout pouvait être n’importe quoi et que tout et n’importe quoi pouvait arriver, à tout moment, en tout lieu, dans le monde entier, à n’importe qui – et avait déjà eu lieu, probablement, c’est juste que nous, on n’avait rien remarqué.

  • Ach, j'ai dit_ Ach rien du tout, il a dit_ Ach pour sûr, j'ai dit_Ach pour sûr quoi? il a dit_ Ach pour sûr, si c'est comme ça que tu le sens_ Ach pour sûr, évidemment que c'est comme àa que je le sens._Ach, c'est bon alors._Ach, il a dit._Ach, j'ai dit
    etc pour la richesse du dialogue!

  • Tous les jours de la semaine, qu'il pleuve ou qu'il vente, sous les balles ou sous les bombes, en période d'accalmie ou en pleines émeutes, je préférais rentrer à pied en lisant mon tout dernier bouquin. Un livre du dix-neuvième siècle, à tous les coups, car je n'aimais pas ceux du vingtième, comme je n'aimais pas ce siècle.

  • Ces livres, a-t-il dit. Et cette marche », et il a changé d’angle, cette fois pour m’expliquer que, si je ne faisais pas attention, je serais bannie aux confins des ténèbres, ostracisée sans merci comme dépasseuse-de-bornes locales. Déjà il me mettait en garde, on parlait de moi comme de cette personne qui « lit-en-marchant ».

  • Attends un peu, j'ai fait. Tu veux dire qu'il peut se balader avec du Semtex mais que moi je ne peux pas lire Jane Eyre en public ?

  • Ma défiance avait été phénoménale, au point que je ne voyais pas que probablement il existait des individus à même de me venir en aide, qui auraient pu me soutenir, me réconforter – des amis que j'aurais pu me faire, un filet de solidarité dont j'aurais pu faire part – seulement j'ai perdu cette opportunité du fait que je manquais de confiance en eux et de confiance, d'assurance, en moi.

  • Le fait de se marier dans le doute, de se marier dans la culpabilité, de se marier dans le regret, la peur, le désespoir, la faute et aussi par terrible sacrifice de soi, voilà quel était plus ou moins le prérequis matrimonial tacite par chez nous.

  • Ca aussi, ce n’était qu’ébranlement, chancellement. Vengeance, représailles. Ce n’était que ralliement aux mouvements pour la paix, adhésion au dialogue intercommunautaire, aux marches blanches qui incluaient tout le monde, à un vrai bon sens citoyen – jusqu’au moment où l’on soupçonnait ces mouvements pour la paix, cette bonne volonté, cette vraie et bonne citoyenneté d’être infiltrés par l’une ou l’autre faction. Alors on quittait les mouvements, on perdait espoir, on abandonnait les solutions potentielles pour retourner à cette opinion toujours familière, fiable, inévitable. A cette époque, donc, impossible, vraiment, de ne pas se refermer sur soi, car cette fermeture était partout : dans notre communauté et dans la leur, dans l’État ici, comme dans le gouvernement là-bas, dans les journaux, à la radio et à la télévision, car aucune information ne pouvait être avancée sans être soit perçue au moins par l’un des camps comme une distorsion de la vérité. Au bout du compte, même si les gens évoquaient l’ordinaire, l’ordinaire n’existait pas vraiment car la modération elle-même avait vrillé, était hors de contrôle. Aussi, peu importaient les réserves que l’on pouvait avoir – quant aux méthodes, à la morale, quant aux groupements variés qui entraient en action ou qui étaient en action depuis le début ; peu importait aussi le fait que pour nous, dans notre communauté, de « notre côté de la route », le gouvernement ici fût l’ennemi, que la police ici fût l’ennemie, et que le gouvernement « là-bas » fût l’ennemi, et les soldats de « là-bas » également, comme l’étaient aussi les paramilitaires-défenseurs de « l’autre côté de la route » et, par extension – en raison des soupçons, de tout le passif, de la paranoïa – l’hôpital, et le fournisseur d’électricité, et le fournisseur de gaz, et le fournisseur d’eau, et le conseil d’administration des établissements scolaires, et les gens du téléphone, et n’importe quel quidam en uniforme ou en tenue aisément confondue avec un uniforme aussi était l’ennemi, et nous, à notre tour, nous étions perçus par nos ennemis comme étant l’ennemi – en ces temps sombres, qui étaient des temps extrêmes, si l’on n’avait pas eu les renonçants pour faire tampon clandestinement entre nous et cet ennemi combiné, écrasant, qui d’autre, qui d’autre au monde aurions-nous eu ?



Biographie

Né en 1962 à Belfast, Anna Burns est une auteure irlandaise. Elle s'installe d'abord à Londres en 1987, puis dans le Sussex de l'Est, en 2014. Son premier roman, "No Bones" (2001), est le récit de la vie d'une jeune fille qui grandit à Belfast durant le conflit nord-irlandais. En octobre 2018, l'écrivaine remporte le prestigieux prix Booker pour son roman "Milkman", une fiction sur la guerre civile, en Irlande du Nord. Elle devient la première romancière Nord-Irlandaise à remporter ce prix. Ce roman est le seul traduit en français par Gallimard.

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