mercredi 12 juillet 2023

KIMI CUNNIGHAM GRANT – Le silence des repentis – Poche 10/18 - 2023

 

L'Histoire

Cela fait 8 ans que Cooper et sa fille Flint vivent cachés dans un coin reculé des Appalaches. La raison de cet exil : après la mort accidentelle de sa femme, Cooper, vétéran des guerres en Afghanistan s'est vu retiré la garde de sa fille, étant jugé comme perturbé, et surtout étant détesté par sa belle-famille riche et surpuissante. Alors il a enlevé le bébé pour se réfugier dans la cabane de Jake, son meilleur ami qui vient le ravitailler chaque année en denrées alimentaires et autres. Cette année-là Jake ne vient pas. De plus Cooper doit cohabiter avec un vieil homme vivant plus bas dans la vallée qui connaît son secret et qui sous des airs amicaux, semble peu fiable à Cooper. Mais combien de temps pourront-ils restés ainsi loin de tout ?



Mon avis

Sélectionné par le Grand Prix des Libraires 2023, voilà une histoire tout à la fois inquiétante, poétique, qui retrace l'amour infini pour sa fille par un homme en totale fuite du monde.

Cooper nous raconte son histoire par petites touches, et surtout son quotidien avec sa fille de 8 ans, habituée à vivre dans une cabane sans confort, mais avec des livres et surtout dans les bois où elle connaît tout, chaque espèce de la faune et de la flore. Elle est mignonne Flint, curieuse de tout, mais commence à se poser des questions sur la vie qu'elle mène. Son père lui a donné de fausses explications pour la rassurer. Il s'occupe d'elle en l'éduquant grâce à la bibliothèque fournie de la maison, se préoccupe de son alimentation saine, lui confie des tâches pour l'occuper, mais ne la laisse pas sans surveillance.

Plus bas dans la vallée, il y a un vieux type qui se fait appeler Scotland, qui a lu les journaux et connaît la vraie histoire de Cooper, et essaye de gagner son amitié. Il a en tout cas les faveurs de Flint, qui voit en lui un gentil grand père. C'est vrai que Scotland a toujours un petit cadeau pour elle, mais Cooper n'a aucune confiance en cet homme qui semble les surveiller.

Et cette année là, Jake, l'ami inconditionnel ne vient pas faire le ravitaillement alors que l'hiver approche et que l'hiver au nord des Appalaches peut-être très difficile. Alors Cooper prend le risque de se rendre dans un supermarché assez éloigné de sa cabane, et rempli à ras-bords son pick-up de nourritures, vêtements pour sa fille, livres, cahiers, jeux en tremblant à l'idée d'être reconnu. Ensuite il y a la saison de la chasse, car il faut des protéines et la maison n'a ni eau courante ni électricité.

Mais un jour, alors qu'ils sont sur leur territoire de chasse, père et fille surprennent une jeune femme photographe. Et ce que redoute tant Cooper, tout en sachant que cela devait arriver un jour est en train d'arriver, dans une tension subtilement entretenue par l'auteure donc c'est le 3ème roman.

Ici la part belle est faite à la nature mais surtout à la relation unique d'un père et de sa fille, l'amour infini qu'il lui porte, même si il sait qu'il ne la scolarise pas, qu'il la prive de beaucoup de choses qu'une enfant de son âge devrait avoir. Cooper n'est pas dupe, il sait très bien qu'il ne fait pas vivre à sa fille une existence normale, parce qu'il n'a plus qu'elle, peu doué pour se faire des relations, qu'on ne lui en confiera jamais officiellement la garde. Même si il s'est promis de lui dire la vérité quand elle aura 18 ans, même si elle se remet en cause son autorité, il arrive encore à la canaliser, la calmer, mais le temps est compté. Entre suspense et émotion, avec une part belle de « nature writing » qui a ici une importance fondamentale, ce troisième roman aborde d'autres thèmes que les 2 précédents.


Extraits :

  • Pour quelqu'un qui, depuis près de dix ans, n'a pas mis les pieds dans un autre bâtiment qu'une petite cabane nichée au milieu de cinquante hectares de forêt, un supermarché est un lieu surprenant et déroutant. Les lumières, enfilades interminables de néons, brillent d'un éclat accablant. Les rangées et rangées de gigantesques téléviseurs qui diffusent tous à fond les mêmes scènes, à des degrés divers de résolution... (…) Vertigineux et troublant. Des panneaux bleu et jaune sont suspendus partout : Prix bas ! Énormes remises sur le rayon électronique ! Ça n'aide pas que les fêtes approchent à grands pas, il y a évidemment des sapins, des décorations, un renne en plastique et un immense Père Noël gonflable qui s'agite d'avant en arrière. La profusion absolue : trop, beaucoup trop de tout. L'absence totale de modération, de retenue. 

  • J’ai toujours été convaincu que si une chose était écrite, et qu’elle n’advenait pas la première fois, alors on avait une seconde chance. Mais je n’ai jamais eu l’audace de croire à la possibilité d’une troisième ou même d’une quatrième chance. D’imaginer que le monde pourrait vous offrir un peu de bonheur après vous avoir, toute votre vie, accablé de peines, comme s’il avait changé de position sur celui que vous êtes et sur ce que vous méritez. Appelez ça comme vous voulez : chance, karma ou, peut-être davantage, grâce.

  • Je lui prends la main pour la serrer, puis je me cale contre le tronc, tout près d'elle, et je crois bien que n'importe qui dans ce monde serait bien en peine de faire l'expérience d'un moment plus idyllique que celui-ci. Le soleil de décembre, chaud et encore haut dans le ciel mais qui commence à décroître, sa lumière qui se diffuse entre les jeunes arbres. La brise. L'air chargé de pin, de terre et de cerf de Virginie aussi : la promesse contenue dans cette odeur, un espoir pour l'avenir.

  • Cette maison composée de deux pièces contient quatre couvertures, une vieille table et une bibliothèque. Elle est équipée d'une bouilloire, une cocotte et une poêle en fonte. D'un évier avec une petite fenêtre qui donne sur la longue route de gravier menant ici. De deux étagères au-dessus de la cuisinière à bois. Dans ce petit monde isolé, rien qu'à nous, il règne une telle simplicité qu'il est difficile d'expliquer la complexité de la vie.

  • Je lui dirai un jour. Toute la vérité. Ce que le monde au-delà de cette cinquantaine d'hectares de bois nous a fait. Ce qu'il nous ferait encore.

  • Ce qui me console malgré tout, ce qui m’empêche de m’empêtrer dans un sentiment de culpabilité, c’est que la vie que je lui offre, si elle n’a rien de conventionnel, est fondamentalement une bonne vie. Une vie saine. En ce qui concerne ses besoins essentiels, elle ne manque de rien. Elle est prise en charge. Aimée.

  • On vous dit : c’est la guerre, c’est différent. Mais ça ne l’est pas, en réalité. On vous dit ça pour que vous puissiez tenter de vivre avec vous-même. L’ennui, c’est que vous savez ce que vous avez fait, ce que vous avez pris et ce que vous avez perdu, et ça devient votre existence, une part de vous, que ça vous plaise ou non. Et vous ne pouvez jamais complètement vous en dissocier.

  • J’étais prêt à n’importe quoi. Je n’avais aucune limite parce que j’avais déjà franchi toutes celles qu’on peut imaginer. Le truc, c’est qu’une fois qu’on est passé de l’autre côté, une fois qu’on a fait presque tout ce qu’on s’était juré de ne jamais faire, on perd aussi une forme de confiance, l’assurance qu’on ne recommencera pas.

  • Dans l’immédiat, la tristesse prend toute la place. Tu as peut-être l’impression qu’elle pèse si lourd à l’intérieur de toi qu’elle va t’entraîner sous terre et que tu ne te sentiras plus jamais légère. Mais tu retrouveras de l’insouciance le moment venu, je te le promets.

  • C'est ce qui est bien avec les livres. On peut faire l'expérience de différentes existences et de différents endroits à travers eux.

  • le ciel est une explosion de roses et d'oranges, les silhouettes des arbres prennent appui sur la lumière.

  • Mais quelque part ce qui me trouble autant que le reste c'est le changement dans le regard que Finch porte sur moi. Je n'y lis plus émerveillement et admiration. Ce truc magique dans les yeux des gosses qui, même s'ils ne vous le disent pas, pensent, vous le savez, que vous êtes la personne la plus intelligente, la plus forte et la plus intéressante à la surface de la planète. Qui vous font confiance. Pour qui votre existence est une garantie de sens et de sécurité.



Biographie

Kimi Cunningham Grant est une romancière. Elle est également poétesse, ses textes ont été publiés dans plusieurs revues et elle a reçu deux fois le prix commémoratif Dorothy Sargent Rosenberg pour sa poésie.
Elle est l'auteure de trois livres. "Silver Like Dust" (2012) est un mémoire relatant ses grands-parents japonais-américains et leur internement pendant la Seconde Guerre mondiale. Son deuxième livre, "Fallen Mountains" (2019), est un roman à suspense qui se déroule dans une petite ville de Pennsylvanie, où la fracturation hydraulique vient de commencer. "Le silence des repentis" ("These Silent Woods"), son troisième livre, paraît en 2021.
Ses poèmes et essais ont été publiés dans Literary Mama, RATTLE, Poet Lore et Whitefish Review. Diplômée d'Anglais de l'Université Messie (2002) et de l'Université Bucknell, elle vit, écrit et enseigne en Pennsylvanie.

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lundi 10 juillet 2023

TESS SHARPE – Mon territoire – Editons Sonatine - 2019

 

L'Histoire

Harley McKenna n'est pas la fille de n'importe qui. Elle est celle de Duke, un homme redoutable qui vit du trafic de la drogue (la meth) qu'il fabrique dans ses propres labos. Tout le conté est à sa botte, sauf la famille rivale les Spingfield qui ont tué sa mère sous ses yeux alors qu'elle n'avait que 8 ans. Maintenant adulte, elle doit gérer les affaires de son père. Mais à sa manière.



Mon avis

Une jeune héroïne de plus au catalogue des éditions américaines et pas n'importe laquelle. On ne rigole pas avec Harley, éduquée par son père à la dure. A 8 ans elle perd sa mère, une femme engagée dans la lutte féministe en créant un centre d'accueil « Les Ruby » qui vient en aide aux femmes maltraitées par les conjoints. Elle hérite donc des « rubinettes » qu'elle doit protéger avec sa fidèle comparse Mo, la gâchette facile.

A 11 ans elle sait tirer, démonter et remonter un fusil, et c'est la meilleure tireuse de la région, ce conté du Californie du Nord où son père, baron de la drogue, emploie pas mal de monde. Pour ses activités maffieuses notamment la production et le trafic de meth, une drogue puissance, mais aussi directeur de motels, cafés, et banquier qui prête à taux zéro, la région est pauvre et les banques ne font pas de crédit. Duke règne sur un empire qu'il est en train de léguer à sa fille, son héritière, sa chair, la prunelle de ses yeux. Duke ne connaît pas la pitié et a la gâchette facile, et une équipe d'hommes fiables pour faire disparaître des corps encombrants. Mais il a aussi un rival, Carl Springfield et ses fils, le frère de l'homme qui a tué sa femme. Si une paix est conclue depuis un moment, Harley sait qu'elle est la cible de cette famille de brutes épaisses.

Partagée entre deux identités, celle de sa mère, pacifique et trop vite disparue et celle de son père intransigeant quand il s'agit de business, elle va régler les choses à sa manière. Le père est mourant mais elle fait croire à tous qu'il est en virée au Mexique. Et elle met en place son plan très intelligent, sans un meurtre, mais qui va envoyer derrière les barreaux les traites et les méchants.

Entourée de l'amour parfois étouffant de Will, le fils de la meilleure amie de sa mère qui est métis, de Cooper et Wayne, fidèles lieutenants, de Mo, une indienne qui sait se servir d'un fusil, de ses deux meilleures amies, des gamines qui ont connu des violences, Harley même si elle prend des coups se relève toujours. Avec un but : débarrasser le conté de toute drogue, et surveiller aussi un groupe de suprématistes blancs qui a bien envie d'en découdre avec les amérindiens ou autres latinos, noirs, métis.

Le roman est structuré par chapitres sur son enfance et sur la situation actuelle façon western, met en relief les relations père-fille (ici faites d'amour et de haine) et surtout ce que l'on fait de son héritage. Harley choisit le bien, après avoir aussi fait le mal, non pas comme rédemption mais comme seul moyen d'assurer sa survie. Dans une nature semi-montagneuse, parfois inquiétante, Harley en connaît tous les recoins, tous les arbres où se réfugier, toutes les maisons abandonnées. C'est cela son territoire, une nature difficile, des gens peu instruits, des types qui tabassent leurs femmes ou leurs propres enfants, parce que c'est comme cela, ou qui les droguent tellement certains de leur puissance et leurs bons droits. Avec Harley et une poignée de filles, le territoire va changer. Un roman qui mêle l'action endiablée et un féminisme qui est de mise dans ce conté où les autorités sont défaillantes.

Très page turner, ce roman se lit tout seul, et mélange les émotions d'Harley qui finalement se demande qui elle est mais surtout quelle femme elle veut devenir.


Extraits :

  • J’ai huit ans la première fois que je vois papa tuer un homme. Je ne suis pas censée voir ça. Mais ces dernières semaines, depuis que maman est morte, chaque fois que tonton Jake s’absente, je suis complètement livrée à moi-même. Je passe beaucoup de temps dans les bois ; je me perche dans les abris de chasse au cerf pour jouer ou je grimpe aux arbres pour voir jusqu’à quelle hauteur je peux arriver sans l’aide de personne. Parfois je pleure, parce que maman me manque. Parfois je ne peux pas m’en empêcher. Mais je m’efforce de ne pas le faire en présence de papa.
    J’aime les bois. Ils sont à la fois très bruyant et très silencieux, la bande-son et la berceuse de ma vie, d’aussi loin que je me souvienne. Lorsque j’escalade les grands chênes, me hissant de toutes mes forces, lorsque je me cramponne, saute et me balance le long des branches et de l’écorce tel un écureuil, je suis forcée de faire attention, sans quoi je risquerais de glisser et de tomber. Quand je grimpe, je n’ai pas à penser à l’absence de maman. Ni à papa, qui ne sait plus que tempêter dans un nuage de whisky, nettoyant ses fusils en marmonnant des imprécations contre les Springfield en réclamant du sang.

  • note de l'auteure en fin de roman : « Les personnages néonazis représentés dans ce livre correspondent aux stéréotypes que l'on associe généralement aux suprémacistes blancs dans notre société : un homme sans éducation, pauvre, délinquant, dans un milieu rural. (...)il serait irresponsable de ne pas souligner que ce type d'individus ne représente qu'une facette de la peste suprématiste blanche profondément ouvertement et insidieusement enracinée dans notre pays et notre société. Il n'y a pas que les hommes blancs ruraux qui portent des tatouages de swastikas, qui adoptent ces croyances haineuses et les appliquent. Il peut s'agir d'un collègue. D'un voisin. D'un membre de votre famille.Du politicien pour lequel vous avez voté. Du fils des voisins, ce jeune garçon bien habillé qui tond votre pelouse. Cette haine ne se limite pas au Sud, ni aux régions rurales minées par la pauvreté de ce pays. Elle est partout, un poison cousu dans la matière même de ce pays ; sa fondation, son passé et son présent. Et il faut la combattre, la dénoncer et l'éradiquer partout, en particulier lorsque vous bénéficiez de la puissance conférée par le privilège blanc, comme moi. »

  • Elle vient de l'une de ces familles archi-fondamentalistes où les femmes ne sont guère plus que des pondeuses. Ils les éduquent à la maison, les marient jeunes, et s'arrangent pour qu'elles soient continuellement enceintes. […] Si un homme viole une fille, tout ce qu'il a à faire, c'est se repentir, et tout est arrangé aux yeux de l'idée qu'ils se font de Dieu… Les femmes représentent des tentations si terribles, après tout. Ils glissent l'affaire sous le tapis, rejettent la faute sur la femme, et puis ça recommence encore et encore et encore.

  • J'allume la lumière, une ampoule nue pendue au plafond, qui dispense une faible lueur dans la pièce. Chaque centimètre du mur est occupé par des rangées d'armes à feu dans des vitrines en acier protégées par des cadenas. Fusil de chasse, fusils de sniper, fusils d'assaut, armes de poing, mitrailleuses, pistolets, revolvers.
    Je connais chaque modèle, chaque marque. Je peux tous les démonter et les remonter avec un bandeau sur les yeux. Cet endroit était ma salle de classe, quand j'étais petite.

  • Je deviendrai un murmure inquiet dans la nuit. Une rumeur que seuls les courageux viennent chercher. Une silhouette floue, dans les bois, qui protège les siens, qui garde la terre.

  • Je ne lui inspirerai jamais ce genre de crainte, parce que je suis une femme. C'est une bénédiction et une malédiction. Mais c'est la raison principale pour laquelle je crois que mon plan va fonctionner. Ils me sous-estiment tous.

  • Seize ans, dans notre famille, c'est aussi important que dix-huit chez les gens qui respectent la loi. Ça veut dire que c'est fini, l'école. Ça veut dire que je suis adulte.Ça veut dire que le temps est venu pour moi de commencer à travailler pour papa.

  • La différence entre nous ? Ce qui a pesé sur lui pendant toute son enfance, c'est une rancune. Ce qui a pesé sur moi, c'est une mission.

  • Ça ne lui plaît pas que Will travaille dans les plantations. Elle pense que c'est trop dangereux, et elle a raison. L'herbe, c'est un truc d'hommes blancs, parce qu'ils ne se font pas choper aussi facilement. Alors que les flics n'ont pas besoin de prétexte pour aller chercher des crosses à un Indien - ils y vont, point.

  • Mo connaît chaque histoire, chaque détail, chaque ecchymose et chaque os brisé sur le corps de chaque femme qui a un jour habité là. Parfois, je crois que je comprends, mais là, il se passe quelque chose, comme aujourd'hui, et je réalise que je n'ai fait qu'effleurer la surface. Du mal dans ce monde. Du bien. De la force de chaque femme. Mon père m'a peut-être appris qui je dois être pour commander. Mais Mo est la femme qui m'apprend qui je dois être pour guider.

  • Quand mes doigts se sont refermés dessus, quand je l’ai levé et que j’ai visé la cible, tout le reste s’est effacé, si bien qu’il n’y avait plus que moi, l’arme, et le cercle rouge au loin, et c’était comme si je trouvais le premier vrai morceau de moi-même.

  • Je pense à maman, à ce dont je me souviens d’elle. Des éclairs de robes colorées et de santiags, des bijoux volumineux argent et turquoise, le discret parfum de lys qui flottait autour d’elle. Son amour de la forêt et les petits trésors qu’elle récoltait ici : une brindille tordue ressemblant à un point d’interrogation, une mousse en forme de cœur sur une pierre. Son sourire, sa manière de me prendre dans ses bras et de me soulever de terre. Avant je me demandais ce qui se serait passé si elle avait survécu. Mais plus je vieillis, plus c’est difficile. Ma vie est ce qu’elle est. Mon destin est écrit depuis le jour de sa mort. Et il est temps de le reprendre en main.

  • Nous restons assis là, côte à côte, sans être du même bord, et je me demande combien de temps il pourra tolérer ça. Combien de temps avant qu'il décide de me donner une nouvelle leçon. Combien de temps avant qu'il se rende compte que j'ai appris tout ce dont j'ai besoin. Combien de temps avant qu'il comprenne que l'élève a dépassé le maître.

  • Tu veux vraiment savoir comment j'ai fait ? Comment j'ai réussi à prendre le dessus sur ces hommes que personne n'avait jamais réussi à atteindre ? Comment je l'ai fait sans en tuer un seul, et sans les laisser porter la main sur moi ? " Elle fait oui de la tête. - "J'ai utilisé ma cervelle. J'ai attendu. J'ai écouté. Et j'ai appris. J'ai appris la leçon la plus importante : même l'homme qui t'aime, qui a consacré sa vie à t'élever pour faire de toi une femme puissante, cet homme te sous-estimera comme c'est pas permis, rien que parce que tu es une femme. Et l'homme qui te hait ? Qui a peur de toi au plus profond de lui, même s'il refusera toujours de l'admettre ? Cet homme fer encore plus d'efforts pour te rabaisser. Je n'aurais jamais pu remporter une guerre ouverte. Alors, je les ai fait marcher. Tous, jusqu'au dernier. "

  • Il y aura des nuits où je ne rentrerai pas à la maison à l’heure prévue. Des nuits où Will se demandera si je reviendrai vivante. Des nuits ou je pourrais pas tout lui raconter, où il m’aidera à nettoyer le sang.


Biographie

Tess Sharpe est une écrivaine, romancière et nouvelliste née en Californie.
Fille de deux rockeurs punk, elle est née dans une cabane au fond des bois et a grandi dans une campagne reculée de Californie. Après un stage au Festival Shakespeare de l'Oregon, elle suit des études de théâtre puis se reconvertit en cuisinière professionnelle.
Après un premier roman Young Adult, "Si loin de toi" ("Far From You", 2014), elle a participé à "Toil & Trouble : 15 Tales of Women & Witchcraft" (2018), une anthologie de récits féministes. En 2018, elle s’est lancée dans un préquel de Jurassic World, qui s’intitule "The Evolution of Claire" avant de publier son premier roman adulte, "Mon territoire" ("Barbed Wire Heart"), qui a reçu le Grand prix des lectrices de Elle, catégorie policier, en 2020.

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dimanche 9 juillet 2023

FAZIA GUENE – La discrétion – Points pocket – 2021

 

L'Histoire

 La vie de Yamina, femme pauvre née en Algérie en 1949, qui avec sa famille devra s'exiler au Maroc pendant la guerre d’Algérie. Mariée sur le tard, elle part vivre en France avec son mari, ouvrier, et élève ses quatre enfants dans la tolérance et la bonté.


Mon avis

Un très beau portrait d'une femme discrète. Yamina a deux vies. La première en Algérie, minée par la guerre. Âgée de 8 ans, elle doit quitter son village pour se réfugier au Maroc et éviter la guerre. Puis elle revient dans son village, miné par la pauvreté, la famine. Aînée de 7 enfants, elle n'ira pas à l'école, son grand regret, car elle doit aider sa mère à la maison, s'occuper des petits derniers, garder les chèvres et de son temps libre, elle coud non seulement pour la famille mais aussi pour des autres personnes. A trente ans, son père décidé de la marier à un homme plus vieux qu'elle de 10 ans. Un homme qui veut aller vivre en France où il est sur d'obtenir un poste d'ouvrier. Yamina arrive donc dans un pays étranger, vit d'abord dans un appartement humide et toujours sale, puis dans un HLM à Aubervilliers, où elle peut élever ses 4 enfants, trois filles et un garçon. Dans la tolérance. Yamina « ignore » le racisme qui se développe, elle est bonté et amabilité, auprès d'un mari qui la respecte et l'aime de tout son cœur et qui ont élevé leurs enfants dans la dignité. C'est difficile pour ses enfants de trouver un bon emploi. Malika travaille dans l'administration, Imane a son studio à Paris où elle est vendeuse et Hannah, la rebelle, cumule des petits boulots. Omar, le petit dernier est chauffeur Uber et a bien du mal à séduire des jeunes filles, sauf quand il rencontre Nadia, déterminée et joyeuse.

Le récit mêle le passé de Yamina en Algérie, les difficultés de vivre dans la pauvreté puis un peu moins lors que des petits bouts de terre sont attribués aux habitants des villages. Mais Yamina ne sait pas lire et écrire. En tant que fille aînée, elle devient une mère de substitution en élevant ses autres frères et sœurs et en s'occupant de la maison.

Finalement à 30 ans, elle est mariée à un homme qui va partir pour la France, là où il est sur de trouver un emploi. Yamina le rejoint, pleine de tristesse de quitter ce qui est familier, mais son mari est un homme bon, qui lui offre toujours des roses à la Saint-Valentin ou tout ce qu'elle désire. Yamina a 70 ans, et elle aime avoir ses enfants autour d'elle. Elle ne se plaint jamais Yamina, elle laisse filer le racisme dont elle est victime car cela n'a pas d'importance selon ses valeurs. Ses filles par contre ont un sacré caractère. Elles la sentent et la subissent la discrimination, et refusent de ses marier, pour ne pas perdre leur fragile indépendance. Omar, le petit dernier, est poli, timide. Il rêve d'un amour sincère avec une femme, ce qu'il finira par trouver.

La discrétion nous offre un très beau portrait de 2 générations de femmes. Car si se taire pour Yamina est aussi une façon de se révolter, elle tire sa fierté du magnifique jardin ouvrier qu'on lui a alloué, le plus beau de tous, de sa droiture en tout. Elle pratique sa religion de façon discrète, elle n'a rien à voir avec les extrémistes, a élevé ses enfants dans le respect mais ne leur impose pas de religion, elles choisiront leurs vies et leurs destins, sachant qu'il y a toujours une assiette de bonne nourriture qui les attend à la maison, du réconfort et aussi des rires.

Car si il y a bien une chose que se refuse l'autrice, c'est de tomber dans le pathos. On rit devant les réflexions des filles, on est empli de la poésie douce et Yamina, sa bonté nous donne envie d'être meilleur, même dans l'adversité, et de surtout tolérer chacun comme il est et ce qu'il est, du moment qu'il porte aussi en lui quelque chose de bon et doux.

Un ouvrage que je conseille à tous ceux qui auraient encore des clichés sur les personnes venues du Maghreb, et qui vous éclairera sur la vie et les choix de vie à mener.


Extraits :

  • Il leur sera demandé très officiellement de descendre dans la rue, mais dans un cortège à part, celui des musulmans d'apparence, pour dire : "Ne vous inquiétez pas, nous ne sommes pas comme eux".
    Il n'y a pas de Mode d'emploi à l'usage des musulmans pacifiques, pas de Manuel de désolidarisation en cas d'attentat terroriste sur le site de la FNAC.
    Pour les Taleb, et les autres, il n'y a pas de règlement. Si être simplement affecté en tant qu'être humain et que citoyen ne suffit pas à convaincre, que doivent-ils faire ?
    S'assimiler ? Revendiquer davantage leur identité française ? Chanter plus fort la Marseillaise ? Changer de prénom ? Adhérer à un parti d'extrême-droite pour gagner une légitimité indiscutable ? Quand bien même, seraient-ils au-dessus de tout soupçon ? N'est-ce pas là une démarche encore plus suspecte ?

  • C'est toujours Hannah qui tranche : "C'est une question de bon sens, quand on est légitimement français, on n'a pas besoin de le prouver, encore et encore !
    Et s'ils savent qu'il faut montrer patte blanche, c'est qu'on leur demande. Cette injonction stupide leur est faite immédiatement, en pleine émotion : "Désolidarisez-vous !". Des hommes politiques, des philosophes, des journalistes demandent aux musulmans de sortir du rang.Les Taleb, comme tant d'autres, ne partagent pas les croyances des terroristes. Eux, ça leur paraît évident. Ils n'ont rien en commun avec ces monstres, si ce n'est leur nom "à consonance", et leurs gueules de métèques, qui, elles, contrairement à leur histoire, ne s'effacent pas. Un peuple uni ne se divise pas pour pleurer ses morts. C'est même à ça qu'on devrait le reconnaître

  • Il peut enfin aimer une femme, se montrer lui-même et se laisser aimer en retour. Ce n’est pas une histoire de timing, ni d’expérience, ni de chance, c’est juste qu’il fallait attendre de la trouver elle.

  • L’idée de vieillir n’effraie pas Yamina. Depuis quelques années, elle ressent même une certaine quiétude. On dirait qu’elle n’est pas embarrassée par les petits tracas de l’âge. De toute façon, Yamina ne se plaint jamais. C’est comme si cette option lui avait été retirée à la naissance.

  • Yamina croit apaiser sa fille en lui répondant : C’est comme ça benti, on doit accepter, on est comme leurs invités, on est chez eux. Ça fout Hannah à bout, ce genre de discours : Non, on n’est pas chez eux maman ! On n’est pas des « invités » ! T’as reçu un carton d’invitation, toi ? Moi non ! Ça suffit, ça fait trente-cinq ans que j’entends ça ! Nous, on est chez nous ! On est nés ici ! Et si on est arrivés là, c’est pas par pure coïncidence ! 

  • Cela fait exactement cinquante-sept ans que Yamina a été obligée d'arrêter l'école pour aider ses parents à la ferme et élever ses frères et sœurs. Sur ses six frères cinq sont devenus professeurs, et un assureur. Quant à Yamina, à soixante-dix ans, elle se rêve encore avec un cartable sur le dos.

  • Hannah déteste par dessus tout les gens qui se détestent. Les garçons arabes dans ce genre là, elle les reconnait tout de suite, et elle a parfois envie de leur dire: "Vous êtes cons, vous nous faites perdre notre temps. Vous êtes le pire obstacle à nos luttes."

  • C'est normal, cette violence fait partie de votre histoire, vous portez en vous la violence et les humiliations vécues avant vous, d'une certaine façon, vous en héritez. C'est normal que vous soyez en colère, cette colère qui a été longtemps réprimée, tout ça, c'est très injuste, et l'injustice, de fait, ça met profondément en colère.
    Mais vous ne pouvez pas porter seule tout ce poids. Vous ne pouvez pas réparer seule l'offense.

  • Yamina dit calmement à ses gosses auxquels on essaie d'enlever toute légitimité : "Je ne sais pas pourquoi vous vous énervez comme ça. Moi, je m'en fiche, même s'ils veulent m'arracher mon foulard, ils n'arriveront jamais à arracher mon cœur, et dommage pour eux, ma foi est dedans!".

  • Il faut dire que c'est sacrément beau, la France, c'est quand même bouleversant de traverser ses villes et ses villages, ses grandes et ses petites places, c'est émouvant de comprendre son histoire et de se dire qu'on en fait partie aussi, d'une manière ou d'une autre, qu'ils le veuillent ou non, cette histoire, on en est le fruit, il faudra bien se l'avouer un jour, et ce sert plus clair pour tout le monde.

  • Les sentiments, c'est grand, ça demande de l'espace pour s'exprimer, et le problème, avec la guerre et la misère, c'est qu'elles prennent toute la place.

  • Imane en vient à une triste conclusion. Elle se croit trop particulière pour trouver quelqu'un qui lui correspond. Elle finira avec une douzaine de chats aux noms ridicules qui l'aideront à surmonter sa solitude et laisseront des poils sur ses cols roulés noirs. Trop indépendante pour certains. Pas assez pour les autres.
    Elle soutient la liberté d'expression mais n'est pas Charlie pour autant. Elle est musulmane et féministe. Elle est française et algérienne. Elle n'a ni les cheveux lisses ni bouclés. Elle est vegan quand ce n'est pas halal. Elle est moderne et réactionnaire. Elle est tout et son contraire. Imane vit dans un monde qui n'est pas prêt à accueillir sa complexité.

  • Déballer son intimité, se raconter et mettre à poil son histoire est un aveu de lâcheté à ses yeux, la preuve qu'elle est incapable de faire face, alors que son pauvre baluchon d'ennuis ne représente pas un dixième du fardeau de sa mère, qui, elle, a gardé le silence, ne s'est jamais plainte. A surmonté une vie d'épreuves avec courage.

  • Elle donnerait tout pour avoir la chance d’aller à l’école à nouveau. Yamina donnerait tout pour s’asseoir dans une classe un jour de plus, pour entendre la craie crisser sur le tableau noir, pour réciter de la poésie, c’est ce qu’elle préférait, elle donnerait tout pour écrire encore à la plume et s’étourdir en reniflant l’encrier. 

  • Brahim a encouragé ses enfants, n’a jamais levé la main sur eux, les a poussés à étudier. La seule chose qu’ils peuvent lui reprocher est d’avoir été pauvre, et épuisé par le travail. 


Biographie

Née en 1985 à Bobigny, Fazia Guène est une autrice et scénariste française. Elle a publié 5 romans dont le dernier est la discrétion. Française d'origine algérienne, elle est la cadette d'une famille de trois enfants. Elle a grandi et vit dans la cité des Courtillières à Pantin.
Au collège, elle participe aux ateliers de lecture et doit réaliser pour le journal de l'établissement un reportage sur l'association " Les engraineurs " qui propose aux jeunes du quartier un atelier d'écriture cinématographique. Faïza Guène n'a jamais quitté l'association depuis ce reportage. Grâce à l'association, elle réalise en 2002, son premier court-métrage, RTT qui raconte l'histoire de Zohra, mère célibataire joué par Mme Guène. Le film remporte trois prix dans les festivals. Cinq courts-métrages suivront et un documentaire sur le 17 octobre 1961.
Son premier roman, "Kiffe kiffe demain", a été l'une des meilleures ventes de l'année 2004. Elle publie en 2006 "Du rêve pour les oufs", puis, en 2008, "Les gens du Balto", aux éditions Hachette Littératures. En 2014, "Un homme, ça ne pleure pas" chez Fayard est lauréat du Prix littéraire des lycéens et apprentis de Bourgogne en 2015.
Faïza Guène est réalisatrice de plusieurs courts-métrages. Parmi ceux-ci, on notera : "La Zonzonnière" en 1999, "RTT et Rumeurs" en 2002 et "Rien que des mots" en 2004.

https://fr.wikipedia.org/wiki/Fa%C3%AFza_Gu%C3%A8ne



mardi 4 juillet 2023

MAUD SIMMONOT – L'enfant céleste – Éditions de l'Observatoire – 2020 -

 

L'histoire

Celian, 7 ans s'ennuie à l'école et décroche. Sa mère Mary vit de son coté une difficile rupture sentimentale. Réalisant que ni elle, ni son fils ne vont bien, elle décide de le déscolariser et de l'emmener pour un voyage de quelques mois sur l'île de Ven au large de la Suède dans l’océan arctique. Une île mythique pour y avoir hébergé en son temps, l'astronome Tycho Brahe . Un voyage réconciliateur.


Mon avis

Si vous aimez les contes pour grands enfants, avec un zeste d'érudition ce livre est pour vous. En plus sa couverture est magnifique, ce qui en fait aussi un bel ouvrage.

C'est un récit à 2 voix. Celle du petit Celian, un enfant curieux de nature, mais qui s'ennuie à l'école et qui est traité de paresseux par une maîtresse aussi peu aimable que sachant s'y prendre avec les enfants différents (il est probable que Celian soit un enfant surdoué). Non pas que Celian souffre d'une quelconque maladie, mais l'école l'ennuie profondément et ce qu'il aime c'est découvrir la nature. Il se plaît chez sa grand-mère dans le Morvan où il peut cavaler à sa guise. Mary, sa mère, se remet difficilement d'une rupture amoureuse. Décidée à reprendre en main son destin et l'avenir de son fils,, cette femme passionnée d'astronomie, ce qu'elle partage avec Celian, elle décide de partir en Suède. Plus précisément sur l’île de Ven, où Tycho Brahe, astronome au destin étrange peut y installer un laboratoire et une maison.

C'est non seulement l'occasion pour la mère et le fils de partir sur les traces d'un des savants les plus étranges du xvième siècle. Il va cartographier pour la première fois l'Univers, et positionner Mars. Pourtant Brahe niera les observations de Copernic, mais posera les bases de l'astronomie moderne, relayé par son ami et disciple Kepler. Ayant beaucoup étudié en Allemagne, Brahe se voit allouer une importante dotation par le roi de Danemark qui lui cède l’île de Ven où il construira un laboratoire d'analyse et un palais nommé Uraniborg, somptueusement décoré, mais aussi comportant une bibliothèque importante et des instruments de mesures créés par l'astronome. L’île de Ven fut un temps considéré comme un centre universitaire important dans la recherche astronomique et scientifique de l'époque. Il cartographiera de manière très précise l'Univers, repérera une super nova et une comète. Ses travaux seront publiés par Kepler. Malheureusement, après être tombé en disgrâce auprès du royaume danois, Brahe retourne à Prague où il meurt dans des circonstances non-expliquées (empoisonnement ou calculs rénaux). C'est Kepler son disciple et ami qui prolongera ses travaux et posera les bases de l'astronomie moderne. Kepler suit les idées de Copernic et les cartographies de Brahe pour calculer la rotation des planètes. Il délaissera aussi les sextants et autres objets pour créer des outils d’observation comme les lunettes optiques, ancêtres de nos télescopes. On considère aussi que le personnage de Tycho Brahe aurait pu inspirer Hamlet à Shakespeare, selon ce qu’affirme l'écrivaine.

Mais pour en revenir au roman, il s'agit non seulement de la découverte d'une île et de ses habitants mais aussi de trouver des vocations. Pour Celian, passionné par la nature et les animaux ce sera photographe animalier. Pour Mary, réconciliée avec l'amour, ce sera l'écriture. La très jolie écriture, l'atmosphère un peu mystérieuse et enchanteresse de ce petit livre nous s offre une pause, sur une île lointaine, en compagnie de personnages simples et sympathiques ou érudits qui vont combler les lacunes de la mère et du fils. Voilà de quoi vous intéresser à l'astronomie, à Shakespeare, mais aussi à renouer avec Borges, Rainer Marie Rilke et autres auteurs célèbres. Maud Simmonot cite ses sources en fin de livres.

On appréciera l'écriture délicate, poétique, les émotions comme l'abandon, la différence, la solitude mais aussi la quête de quiétude et la sensibilité à fleur de peau de Mary.


Extraits :

  • Le temps est différent ici, il glisse. Dans le hall de la pension, il y a une horloge en bois. Je touche le balancier en cachette à chaque fois que je passe devant. ça me rappelle une histoire de Maman sur une horloge magique qui sonne une treizième heure après minuit...

  • Depuis que nous sommes sur l'île je découvre la patience de mon fils, capable de rester des heures appuyés sur les coudes pour tenir ses jumelles, et tout ça parce qu'il espère l'apparition d'un animal dont rien ne garantir la venue. Cela fait plusieurs jours qu'il a ainsi repéré le manège d'un oiseau inconnu, volant des brindilles dans un champ voisin. Cette fois-ci il voudrait le prendre en photo pour l'identifier, si nous avons la chance de le voir réapparaître. Quand nous nous arrêtons, il murmure :" Des tas d'animaux nous regardent en ce moment-même."

  • Posée là toute la journée derrière la fenêtre de ma chambre en compagnie d'un vieux chat, le regard perdu au-delà des collines bleues de mon enfance, je ne ressentais que l'appel du vide et une extrême fatigue. Mon existence était une eau qui coule entre les mains. Je désirais dormir, oublier et être oubliée. Ne plus jamais avoir mal...

  • J’aurais dû m’y attendre, je connaissais le discours freudien - « votre expérience amoureuse désastreuse s’explique par une enfance dysfonctionnelle, une psyché insuffisamment consciente d’elle-même... », cette obsession à vouloir dénicher une origine dans le passé, comme si en plus de sa peine il fallait encore chercher en quoi on était responsable de son malheur.

  • La maison, construite sur une lande entre la mer et la forêt, est encore plus belle que nous l’avions espéré. Une grande bâtisse en bois, deux étages au plafond bas dont les pièces déclinent des camaïeux de gris et de verts. Des tonalités douces, assourdies, reposantes.

  • Ce que je ne lui dirai pas, pas tant qu’il sera enfant, c’est combien je peux le comprendre et me retrouver en lui. Moi à qui on reprochait d’être trop exaltée, trop sensible, et d’absorber comme une éponge les émotions, les bruits, les variations de la lumière. Je connais cette démarcation invisible qui sépare toujours des autres

  • Si pour les sciences modernes la construction d’Uraniborg a été d’une importance capitale, pour les paysans et les pêcheurs de Ven l’arrivée de l’astronome a signifié le début de vingt années de bagne.

  • « Transparent », « cristal », « céleste », l’harmonie de ces mots à chaque fois me frappe. On peut concevoir que pour les observateurs de l’Antiquité, les étoiles devaient forcément résider dans un monde parfait et éternel.

  • Quelles qu’aient été la complexité de Brahe et les brumes recouvrant son halo glorieux, il restera cet homme qui un jour a demandé une île en cadeau pour mener la vie qu’il voulait.

  • L'aventure,plus qu'une interruption du cour des évènements ou un voyage vers un ailleurs inconnu et exaltant,est surtout une disposition à être dans le temps.

  • Voir l'invisible... J'ai passé des années à rêver à la destinée dramatique de Tycho Brahe, des journées entières à pédaler à la recherche de ces trésors et de ces débris que laissent derrière eux les hommes, de sorte que son nom sera toujours lié à l'esprit des lieux, aux forêts s'étendant à perte de vue dans la lumière de Ven, et à cet été en compagnie de Célian. Mais c'est en le regardant à l'affût, lisant l'immobilité apparente du paysage comme je serais incapable de le faire, que j'ai enfin saisi ce qui m'avait fascinée dans l'histoire de Tycho Brahe, plus encore que l'incroyable château, le nez en or ou ses découvertes scientifiques: il a su voir dans le Ciel ce que personne n'avait vu. Et je l'imagine à nouveau, ce grand Danois de trente ans réfugié en haut d’une tour, une chevêchette sur l'épaule, observant une étoile bleutée que nul n'avait jamais remarquée, calculant son emplacement exact avant de l'inscrire sur le globe céleste auquel il dédierait sa vie. Avec son visage défiguré et cette brèche en lui tout aussi béante, mieux que personne il savait que «ce sont les étoiles, les étoiles tout là-haut qui gouvernent notre existence.

  • Célian, allongé sur le dos à côté de moi, semble absorbé par la Voie Lactée. J'évoque ces mondes flottants qui gravitent en silence, le mouvement à la fois apparent et inimaginable de cette nuit infinie, son architecture secrète, et ces astres morts dont l brillance nous éblouit encore. Il me répond que ce qui le fascine le plus ce ne sont pas les étoiles scintillantes mais le noir entre lumières.


Biographie

Née en 1979 en Bourgogne, Maud Simmonot fut d'abord une éditrice pour Gallimard. Ayant fait des études littérraires, elle a vécu plusieurs années à Oslo. Elle s'est mise à l'écriture en 2017.

Son premier roman « L'enfant céleste » paru en 2020 a reçu d'excellentes critiques. Depuis 2023, elle travaille pour les Editions du Seuil

En savoir plus : https://fr.wikipedia.org/wiki/Maud_Simonnot

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Je vous conseille de lire l'article de Wiki sur Tycho Brahe : https://fr.wikipedia.org/wiki/Tycho_Brahe

Mais aussi

https://fr.wikipedia.org/wiki/Ven_(%C3%AEle)

https://www.liberation.fr/societe/2010/11/15/etre-ou-ne-pas-etre-empoisonne_693570/



lundi 3 juillet 2023

SHIN KYUNG-SOOK – La chambre Solitaire - Piquier poche 2010

 

L'histoire

La biographie romancée de l’écrivaine coréenne Shin Kyun. Née dans un village sur la petite île de Chegu, la jeune fille est trop pauvre pour rejoindre un lycée. Nous sommes en 1979, et la Corée du Sud est encore gouvernée par Park Chung Hee, un régime dictatorial mais qui commence à croître économiquement. L’assassinat du dictateur en 1979, suivie de troubles dans les années 80, alternant période de révoltes étudiantes et régimes totalitaires.Pour accéder à des études supérieures, donc le lycée, elle doit travailler 3 ans en usine et être méritante pour obtenir à des cours du soir, puis int"grer un lycée.


Mon avis

Cette biographie est une photo tout en douceur et sensibilité de la Corée du Sud des années 80. Shin Kyung est née dans une famille pauvre de 7 enfants. Le père pèche et tient une petite boutique, mais cela ne suffit pas pour envoyer leur fille de 16 ans poursuivre des études. La seule solution proposée par le régime est d'aller travailler au moins 3 ans en usine, car malgré les troubles politiques, la Corée du Sud connaît un essor économique important. Si elle est méritante dans son travail, elle pourra alors suivre des cours du soir, et si ses résultats sont bons, intégrer un internat dans un lycée. Les années 1980 sont marquées par des grèves étudiantes et syndicales réprimées dans le sang par un régime dictatorial, avec des influences de la Corée du Nord soutenue par la Russie et la Chine communistes. La Corée du Sud sera sous contrôle américain qui y a des bases mais n'intervient pas dans les conflits internes. Il faudra attendre 1987 pour qu'un président soit élu démocratiquement. Dans ces années sont instaurées des politiques de développement économique à marche forcée, qui favorisent l'essor des grandes villes surtout.

On découvre alors des conditions de vie et de travail abominables, mais la jeune fille s'accroche pour ne pas décevoir sa famille et parce qu'elle aime étudier. Elle est logée dans une pension de 47 chambres labyrinthiques où elle se sent seule, mais trouve encore le temps d'écrire à sa famille. Avec l'énergie du désespoir, suite à un événement traumatique, Kyung voit son destin se profiler. Elle sera écrivain. Pour elle, pour aussi donner la parole à ses camarades de galères qui n'ont pas eu la même chance qu'elle, et pour qu'on oublie ses années noires où la jeunesse était le moteur d'une économie, mais une jeunesse maltraitée, bas salaires, contrôles qualitatifs. Bien sur, elles ne sont pas dans un camps d'enfermement, mais les sorties sont rares quand on économise chaque sou, pour acheter du matériel scolaire ou des livres. Et elle réussit à devenir une écrivaine publiée et reconnue. Même si on est peu familiarisé avec la Corée du Sud, la lecture n'en est absolument pas gênée et l'abondance de petits détails, ici avec toute la sensibilité et la légèreté que l'on retrouve souvent dans l'écriture asiatique, nous permet de suivre le parcours et la vie particulière ou plutôt commune à toute cette jeunesse.

L'amour indéfectible envers sa famille, mais aussi ses amies d'infortune, la solitude où elle se sent parfois exclue du monde l'amène à se poser les questions fondamentales que sont le destin, la vie, et le devenir. Et par là même, alors qu'elle ignore tout de la politique de son pays, de la découvrir avec le recul, sans condamnation ferme, mais plus comme un témoin de passage.

Et il y a la façon de raconter, avec des pages pleines de poésie, le regard touchant sur des petits éléments de la nature, comme les oiseaux, la sensibilité subtile où l'on effleure les choses, permettant au lecteur de se faire sa propre idée. Un très joli livre, poignant et touchant qui il faut le souligner, a bénéficié d'une excellente traduction en français par 2 traducteurs, un fait rare chez Picquier qui a tendance a souvent bâcler des traductions pour sortir le plus d'ouvrages possibles.


Extraits :

  • C'était dense et fort. Les femmes anonymes habillées du langage qu'elle tissait naissaient dans ce puits, devenaient plus qu'une femme ou un être humain et se transformaient en de magnifiques carpes dorées. (…) Une hallucination où une carpe dorée jaillit à la surface de la vie en se secouant pour se débarrasser des gouttes d'eau azurée, depuis la blessure profonde d'une perte, depuis ce gouffre on ne peut plus abyssal et obscur.

  • Quand je pense à la littérature, ce sont les yeux implorants d’un chien qui regarde son maître qui me viennent à l’esprit. La beauté du destin contenu dans ces yeux, le chagrin de celui qui vénère son amour, le silence de celui qui a vu ce qu’il ne devait pas voir.

  • Notre aîné laisse enfin exploser toute sa frustration rentrée. C'est vrai : pourquoi doit-il vivre comme ça ? Très jeune encore, il porte sa responsabilité de fils aîné de la famille comme une punition du ciel. La tension nerveuse de celui qui doit s'occuper de ses frères et soeurs à la place de ses parents restés au loin, gagner de l'argent tout en faisant son service militaire et dormir avec sa soeur et sa cousine dans cette chambre exiguë déborde et fait saigner le nez de son cadet.

  • Le brouhaha. Des cris effrayants jaillissent de partout. Personne n’ose regarder dans la ruelle. Dans la chambre solitaire, ma cousine et moi nous rapprochons l’une de l’autre. Que se passe-t-il ? La peur. Dans la ruelle où on avait l’impression qu’une catastrophe allait se produire, le silence succède d’un seul coup au martèlement des bottes militaires.

  • Le printemps de Séoul. Les forsythias soudain éclos en plein hiver se font écraser par les blindés du nouveau gouvernement militaire. Les chars ont-il vocation à écraser le printemps ? C'étaient aussi des tanks, ceux des Soviétiques, qui avaient broyé le printemps de Prague.

  • Quand on vit dans une grande ville, il n'est pas facile de faire autre chose que ce qui est urgent. Je m'étais souvent encombrée de diverses tâches et j'avais toujours une longue liste de livres à acheter.

  • La mémoire du corps est plus douce, plus froide, plus précise et plus coriace que celle de l'âme. C'est peut-être parce qu'il est plus honnête qu'elle.

  • Un magnifique paysage ne me rend pas la liberté intérieure ; la peur reste et me tire vers le bas alors que je m'acharne à m'élever. La nature me fait réaliser que je ne suis qu'un être humain. Un être fragile qui se tient debout au milieu de cet effroi.

  • Certaines phrases ressemblent à une embuscade. Ellles jaillissent brusquement en se frayant un chemin dans forêt intérieure, quand un jour d'automne comme celui-ci je suis en train de marcher dasn la rue pour me rendre à un rendez-vous.

  • J'aimais ça. La littérature, par le simple fait qu'elle existait, me permettait de rêver à des choses impossibles ou interdites dans la réalité.

  • Lorsqu'on écrit, tout devient du passé. Le destin de celui qui écrit n'est-il pas de remonter le courant à partir du présent vers les temps douloureux , comme le fait un saumon, même si le courant est rapide et lui déchire les nageoires ?

  • ceux qui n'avaient pas de nom, qui étaient privés de richesses matérielles, condamnés à bouger sans arrêt leur dix doigts pour produire ... Je dois leur donner une place digne en ce monde au moyen de mots. ce texte est finalement devenu quelque chose entre chronique de faits réels et fiction. Mais peut-on appeler cela de la littérature ? Je réfléchis à l’écriture. Je me demande ce qu’est l’écriture.


Biographie

Shin Kyung-sook est une écrivaine sud-coréenne née en 1963. Elle est née dans une région rurale. Très tôt elle se passionne pour la littérature et rêve d'en faire son métier. En 1978, sa mère l'accompagne à Séoul. La jeune fille vit chez l'un de ses frères et travaille dans une usine durant la journée. Le soir, elle poursuit ses études secondaires.
Elle est admise à l'université et choisit l'écriture créative comme matière principale. Après avoir terminé ses études, elle effectue ses débuts de romancière tout en faisant des petits boulots. Depuis 1993, elle se consacre entièrement à l'écriture.
Elle a publié une dizaine de romans et de recueils de nouvelles qui lui ont valu dans son pays les prix littéraires les plus prestigieux, dont le Yi Sang Literature Prize..
Son roman, qui date de 1999, intitulé "La chambre solitaire" a ainsi reçu le Prix de l'Inaperçu, pour sa traduction en français aux éditions Philippe Piquier.
"Prends soin de maman" ( Eommareul butakhae), publié en 2008, est un best-seller en Corée du Sud, où 2 millions d'exemplaires ont été vendus ; il est traduit dans 24 langues et a atteint la 21e place de la New York Times Best Seller list en 2011.


Sur l'histoire de la Corée du Sud : https://fr.wikipedia.org/wiki/Histoire_de_la_Cor%C3%A9e_du_Sud

dimanche 2 juillet 2023

SUART NADLER – Un été à Bluepoint – Albin Michel ou Livre de poche -2016

 

L'histoire

Hilton Wise est le fils unique de l'avocat devenu milliardaire Artur Wise, spécialisé dans les dommages et intérêts en cas de catastrophe ferroviaire, d'avion ou autres. Homme imbu de lui- même, méprisant son entourage, il se fait construire une incroyable maison du coté de Cape Cod, dans le Massachusetts. Il hérite aussi d'un « boy », un jeune homme noir qu'il méprise ouvertement en raison de son origine ethnique. Nous sommes en 1952, la ségrégation raciale bat son plein mais il est admis que celle-ci est moins difficile à supporter dans les états du Nord comme Le New-Jersey et le Massachusetts. Hillie est méprisé par son père qui le croit incapable et fainéant. Mais il nous des liens d'amitié polie avec Lem, le boy qui lui présente sa jeune nièce Savannah une très jolie jeune fille de 16 ans qui vit dans la précarité. Il tombé immédiatement amoureux de cette fille pas comme les autres et tente de l'aider maladroitement. Quand le père est sur le point d'apprendre ce flirt, Hillie pour protéger la jeune fille raconte qu'il a vu Lem, le boy, lire des documents qui sont dans la mallette qu'échangent régulièrement Artur et son associé Robert, ce qui est vrai. Lem est aussitôt arrêté et envoyé en prison où il est assassiné par un autre prisonnier, ce que l'on attribue à un règlement de comptes.

Les années passent. Même si il hérite d'un compte en banque bien fourni par son père, Hillie préfère travailler comme journaliste s'intéressant aux cas de violences faites aux noirs. C'est surtout un prétexte pour voyager et tenter de retrouver Savannah, de se faire pardonner d'elle. Il la retrouve en effet, mais Savannah est mariée, vit dans l'Iowa, simplement, ne pardonne pas et repousse Hillie.

Alors Hille accepte l'argent du père pour le distribuer à des associations d'aide, épouse sa fiancée Jenny qui lui donne quatre filles. Alors qu'il approche de la vieillesse, il revoit Savannah, elle aussi malade d'un cancer, qui lui remet une petite boite ayant appartenu à son oncle Lem. Un lourd secret familial est alors levé.


Mon avis

N'est pas Ron Rash ou Colson Withead qui veut. Cela aurait pu être une très belle histoire d'amour et de problèmes raciaux, mais des pages en trop qui concerne l'auteur, le fameux Hillie, sur les 3 périodes marquantes de sa vie. Sa jeunesse à Bluepoint, dans une maison sans charme, agrandie et embellie par sa mère, ventée et à la plage peut praticable car envahie par le rochers, la mer souvent déchaînée. Hillie est seul, il n' arrive pas à se faire des amis dans ce coin isolé, il est refoulé de l'école qui l'ennuie, ne s'intéresse qu'au base-ball. L'amitié qu'il noue avec Lem, le boy noir est superficielle. Lem est sous-payé, maltraité par le père tout puissant, il n'a que le dimanche pour se reposer, et encore. C'est lors d'un de ces jours de congés qu'il emmène Hillie rencontrer son frère Charles, un homme peu commode, alcoolique qui vit dans un cabanon sans confort avec sa fille, la jolie Savannah. Dont il tombe follement amoureux. Il sait très bien que cet amour-là, si il veut le vivre et épouser Savannah ne sera pas un chemin de tout repos. Au pire, il devra s'exiler. Il tente de l'aider, mais la jeune fille refuse la charité et pourtant on sent aussi qu'il y a une attirance réciproque. Bravant le danger, Savannah vient le voir à Bluepoint, et ils passent la nuit ensemble, plus à se tenir la main et à discuter qu'autre chose. Lors d'une soirée trop alcoolisée, Artur et Robert en viennent à se bagarrer. Le lendemain, Artur demande à son fils pourquoi celui-ci à sa mallette de travail et insinue qu'il est au courant pour son amourette avec une fille noire. Acculé, voulant protéger Savannah, Hillie raconte ce qui s'est passé la veille, il avait surpris le boy en train de lire des documents dans la mallette, les avait remis ainsi que la mallette. Sans lire les documents.

Lem est immédiatement arrêté pour vol même si on ne trouve rien chez lui, et envoyé en prison. Quelques mois plus tard, il sera tué par un autre détenu.

Il faut ensuite deux gros chapitres pour nous décrire la vie d'Hillie, ses retrouvailles houleuses avec Savannah, 20 ans plus tard, une Savannah qui tient un commerce, même si son mari combat au Vietnam. Parce qu'il ne reste pas affirmé dans ses choix, parce qu'il ne sait pas obtenir le pardon de la femme qu'il a toujours aimé, et aussi parce que sa petite amie blanche se prétend enceinte, il renonce. Et enfin la troisième partie où il revoie pour la dernière fois Savannah, qu'il avait presque finit par oublier, c'est pour recevoir une lettre contenue dans un coffret ayant appartenu à Lem, qui aurait pu provoquer un scandale monstrueux, mais que par cet amour infini qu'on ne sait pas dire, Savannah n'a jamais révélé, même si elle aurait pu obtenir justice pour son oncle.

420 pages pour raconter une histoire, avec beaucoup trop de nombrilisme sur la petite personne d'Hillie, ses mauvais choix, sa haine du père que par devoir il accepte la vieillesse pénible, la richesse à ne plus savoir qu'en faire au détriment des sentiments et du courage, voilà tout ce qui manque pour faire de ce livre une histoire forte, porteuse de sens. Hillie aussi cède aux pouvoirs de l'argent, lui qui ne voulait rien de son père. Les thèmes abordés : racisme, rêve américain, argent, homosexualité, relations au pouvoir sont effleurés, pas creusés, pas mis en abîme comme d'autre romanciers le font. On pense par exemple à la Couleur de L'eau de James Mc Bride qui nous montre le mariage réussi entre une blanche têtue et volontaire et un homme noir, empli de bonté. Ici la femme têtue mais au cœur en or est bien cette magnifique Savannah, qui finalement ne fait que passer entre la vie de ce héros sans relief. Peut-être était-ce un choix de l'auteur ?

Ce choix là ne me convient pas, moi qui aime les histoires fortes, les émotions intenses que peuvent procurer un livre, de l'humour à la tristesse, de la réflexion sur notre passé commun et notre présent.


Extraits :

  • La génération actuelle tient la sentimentalité pour une faiblesse,elle croit que l'amour manifesté sans une pointe d'ironie n'est que guimauve. Comme ils se trompent ces jeunes ! Ils ont associé les sentiments à l'émotion factice que leur communiquent les séries télévisées et le cinéma , et ils en sont venus à refuser d'exprimer ce qu'ils ressentent en public ou même en privé, par crainte de manquer de lucidité, par conviction que la spontanéité sur le terrain est forcement feinte.

  • - Tu veux cet argent, c'est ça ? C'est pour ça que tu en parles ? - Et alors, c'est si mal de le vouloir ? On ne devient pas forcément mauvais parce qu'on a de l'argent !Non. Mais avoir autant d'argent amplifie ce qu'il y a de mauvais chez n'importe qui. - Et la pauvreté, hein ? Ça amplifie quoi, la pauvreté ?

  • J'ignorais tout en revanche de Savannah -avait-elle même gardé son nom ?-, mais elle restait gravée dans ma mémoire. Elle et elle seule.

  • Tu aimes toujours ce que tu as devant toi? Personne ne me reconnaît dans ce que je suis devenue, mais toi, si?

  • Et puis ce désir impossible avait perdu de son attrait. C'est l'un des effets que le temps a sur nous:il efface la magie, il remplace l'infinité de l'espoir et de l'attente par une lucidité nécessaire et chèrement acquise.

  • Un espace public plongé dans l'obscurité a toujours tendance à vous ramener à l'enfance, cette période où tout semble encore neuf et inattendu, où le catalogue des expériences reste d'une réjouissante brièveté.

  • Passer le reste de la nuit dans la Packard avait été son idée. Je lui ai pourtant dit que c'était risqué, non seulement parce que mon père nous tuerait s'il nous découvrait, moi le premier et Savannah ensuite, mais aussi parce qu'il allait
    forcément remarquer mon absence le lendemain matin. Malgré l'état dans lequel Robert l'avait mis, il serait aussi vigilant et exigeant qu'à son habitude, j'en était sür. Elle n'a pas voulu en démordre : il était près de deux heures, elle était épuisée, moi aussi, et la pespective d'un trajet jusqu'à Emerson Oaks n'était guère tentante. Une fillenoire conduisant sans permis au beau milieu de la nuit avait peu de chances d'éviter un contrôle policier. Quand je lui ai proposé d'entrer chez nous en cachette, ou même chez Robert, elle a soutenu qu'il était plus sûr de garer la voiture sous un arbre et de se reposer jusqu'au lever du jour, après quoi elle rentrerait toute seule.

  • In September 1949,driving south from Wisconsin to Alabama,or from Wisconsin to Missisipi,or from Wisconsin to Georgia....,he'd have been carrying The Green Book with him.The Negro Motorist Green Book.This would have told him where he could stay on the road,who'd serve him,where there were toilets to use...


Biographie

Diplômé de l'Université de l'Iowa, Stuart Nadler a été distingué par la National Book Foundation comme l'une des cinq révélations 2012 aux Etats Unis.
Il enseigne la littérature dans le Wisconsin.

En savoir plus : https://fr.wikipedia.org/wiki/Stuart_Nadler et site : http://stuartnadler.net/



RON RASH – Une terre d'ombre – Éditions Seuil 2014 ou poche Points 2015.

 

L'histoire

1917-18. La guerre fait rage en Europe et peu à peu les soldats blessés retournent chez eux. Comme Hank qui a perdu une main sur un éclat d'obus et revient à la ferme familiale, en Caroline du Nord, sans la région des Appalaches. Sa sœur Leslie a enterré leur père, et a survécu chichement, d'autant qu'elle est détestée à Mars Hill la bourgade la plus proche en raison d'une tâche de naissance qui la fait passer pour une sorcière.Quand Leslie qui vit dans ce vallon désolé, dans une vieille ferme sans confort découvre Walter, un homme égaré muet mais qui joue divinement de la flûte traversière. Sans chercher à savoir qui est cet homme, qui rend bien des services à la ferme, qui est discret, l'amour donne à Laurel l'espoir d'une vie meilleure. Walter vient de New-york où il est musicien et le jeune couple pense s'y installer, loin des clichés et la mentalité étriquée du village. Mais tout ne se passera pas comme prévu.


Mon avis

Ron Rash fait partie de mes auteurs préférés et chaque nouveau livre me montre l'étendue de son talent. Pourtant Rash ne parle que son pays, finalement une « petite » région en Caroline du Nord, les Smokey Hills. Ici il se pose à quelques miles de Mars Hill, connue pour son Université, dans un vallon sombre, sous un promontoire rocheux, où pousse un peu de maïs, des haricots, quelques vaches et un poulailler, une rivière caillouteuse. C'est ici que vivent les enfants Shelton depuis la mort de leur parents.

Revenu de la guerre de 14-18 qui se termine et amputé d'une main, Hank, aidé de Slidell, un vieil homme qui est une sorte de grand-père adoptif, tentent de remettre la ferme en état, en remontant une clôture pour ne pas éparpiller les bêtes et surtout creuser un puits plus proche de la veille ferme en rondins bâtie par leurs grand-parents. Leslie s'occupe du jardinage, de la cuisine, de la maison, de la couture et de la lessive à la rivière. Elle évite surtout de mettre les pieds en ville où les gens détournent leurs regards quand ce ne sont pas des insultes ouvertes. Une tâche de naissance à partir du cou entache sa beauté. Et pourtant Laurel est une chic fille. Ainsi quand elle tombe sur un homme errant, qui joue des airs magnifiques de flûte, elle n'hésite pas lui venir en aide. L'homme semble perdu un papier dans sa poche indique qu'il s'appelle Walter, qu'il est muet et qu'il veut rentrer à New-York. Malade, elle le soigne et malgré les réticences de son frère, Walter qui n'est pas un voleur ou un brigand devient une aide précieuse pour aider à la ferme. Et aussi l'amoureux de Laurel. Ce qui réjouit Hank qui doit se marier avec la fille d'un riche fermier et surtout aller vivre sur les terres de son beau-père.

Dans leur intimité, Laurel et Walter se découvrent. Walter parle, c'était un prisonnier allemand, non pas un militaire mais juste un membre d'un orchestre d'un paquebot allemand échoué à New-York et récupéré par les USA qui sont rentrés dans le conflit. Pris dans une rafle, Walter est d'abord emprisonné à New-York puis conduit dans une prison de Caroline du Nord d'où il s'évade. Les conditions de rétention sont inhumaines envers les « boches » et lui ne comprend pas son arrestation, il n'est qu'un musicien, en fait très talentueux pour avoir vu se proposer un contrat dans un orchestre célèbre américain. Mais c'était avant la guerre. Laurel partage son secret et comme lui rêve d'aller à New-York. Dans la région on sait qu'un prisonnier s'est enfui, mais on l'a vu prendre le train et donc ce n'est pas la préoccupation des autorités.

Mais à Mars Hill, sous la férule du Sergent Chauncey, la haine des boches s’accroît à chaque fois qu'un jeune homme revient blessé, et il compare les mérites de chacun. Ceux qui ne sont pas partis, les pires trouillards, ceux qui a son goût n'en ont pas tué assez. Il veut même purger la bibliothèque universitaire des livres allemands, même si il trouve une opposition féroce en la personne de la bibliothécaire. Et pourtant lui, il n'a jamais combattu en Europe, trop âgé pour le recrutement. Imbu de sa personne, pensant savoir tout mieux que tout le monde, il prépare une cérémonie pour le retour dans le village d'un vrai héros à ses yeux, un jeune qui a combattu et tué pas mal sur le front mais est devenu aveugle.

Et c'est là que Ron Rash nous livre un de ces livres les plus noirs. Par hasard, une ancienne affichette du prisonnier évadé tombe sous les yeux de Chauncey et il est reconnu par 2 fermiers du coin qui ont passé une soirée à la ferme des Shelton. Vengeance, colère, emballement, enfin se taper un « boche ». Hélas, à la ferme il n'y a que Hank, sa sœur et Walter le recherché étant partis pique-niquer dans un recoin du vallon que Laurel connaît comme sa poche. Alors que Walter s'attarde, Laurel revient et est abattue par mégarde par le sergent. Ne trouvant pas son prisonnier, alors que Hank est attaché, il le tue de plusieurs balles comme traître. Lui même sera abattu à son tour pas le vieux Slidell. Ironie du sort, la guerre est finie, Walter est libre et peut prendre son train, le drame récent ayant plongé le village dans l'effroi et la stupeur de cet accès de violence.

Ce cinquième roman de Ron Rash est tiré d'un vieux fait divers et une fois encore la nature hostile ou amie se déploie le long du roman. Promontoires ensoleillés, crachin et brume dans le vallon, ciels étoilés, plantes sauvages nourricières ou médicinales dont Laurel connaît tous les secrets, dans le tragique Rash sait particulièrement introduire des moments de poésie. Et de confronter la bêtise et les préjugés des hommes, dans une vie pas facile, peu de fermes sont électrifiées, le travail est dur. Mais les légendes que cela soit pour une tâche de naissance qui vous fait passer pour une sorcière maléfique, alors que Laurel est la bonté même, ou pour un étranger qui n'a tué personne, et dont la flûte enchante ceux qui ont peu l'entendre. Une fois de plus Rash se plonge dans le passé trouble de ce petit bout du monde, comme il en existe partout dans le monde.

La qualification de polar me semble exagérée. Tout est aujourd'hui un polar, alors que ce n'est qu'un enchaînement néfaste dans un roman, toujours court et si bien écrit que la plume de l'auteur soit tendre où amère. Vraiment un auteur que j'aime de plus en plus.


Extraits :

  • Quand on se fréquente, c’est tout miel et pissenlits, lui avait expliqué Marcie, mais quand on se retrouve tous les jours auprès de quelqu’un, des choses qu’on n’avait pas trop remarquées auparavant, la façon qu’il a d’avaler sa soupe à grand bruit ou de ne pas quitter ses chaussures crottées, ou même le plus infime détail, un air qu’il ne cesse de siffloter ou sa manière de disposer le petit bois dans la cheminée, vous asticotent comme une dent gâtée.

  • Quelles que soient l’heure du jour ou la saison, quel que soit le nombre de lampes allumées, c’était toujours un lieu sombre qui, d’aussi loin qu’elle s’en souvienne, avait toujours senti la souffrance. Mais ici, en haut, la large saillie de granit captait les rayons du soleil et les retenait, l’enveloppait de clarté. La lumière était comme du miel chaud. Des gouttes de rosée sur une toile d’araignée renfermaient des arcs-en-ciel entiers, et la queue d’un lézard des palissades brillait du même bleu que du verre indigo. L’eau étincelait de particules de mica.

  • Sur cette hauteur, les fleurs de rhododendrons n'étaient pas encore tout à fait fanées. Leur parfum capiteux et l'odeur de vanille de la clématite donnèrent le tournis à Laurel tandis que passaient les minutes et qu'un air se mêlait au suivant. Le soleil s'inclina à l'ouest et le peu de lumière qui filtrait par la percée entre les arbres se dissipa. L'argent scintillant de la flûte s'atténua, vira au gris, mais la musique conserva sa brillance vaporeuse.

  • Il contempla les montagnes et songea combien une vie humaine est petite et fugace. Quarante ou cinquante ans, un instant pour ces montagnes, et il ne resterait aucun souvenir de ce qui était arrivé ici.

  • Si vous ne pouviez pas croire que deux ou trois bonnes choses peuvent vous arriver dans la vie, alors comment continuer ?

  • Peut-être que parler du joug du mariage n’est pas la plus jolie manière de dire qu’on forme un couple, mais c’est la vérité pour moi et c’est vrai d’une bonne façon parce qu’on travaille ensemble, on compte l’un sur l’autre, et on partage le poids de la charge.

  • Rien que d'entendre de la musique, même le plus triste des airs, ça vous permet de savoir que vous êtes pas tout ce qu'y a de plus seul au monde, que quelqu'un d'autre, comme vous, a connu quelque chose de semblable.

  • Des chênes et des tulipiers obscurcissaient le soleil et des bouquets de rhododendrons venaient se presser contre les rives.
    De l'autre côté du fourré, un rayon de soleil filtrait par une percée dans la voûte des arbres, l'éclat d'une flamme argentée la renvoya en toute hâte dans le taillis, la brillance palpitant derrière ses paupières

  • Elle se campa devant lui et lui tendit ses mains."Veux-tu bien me serrer contre toi un instant ? Pour m'aider à me souvenir que tu étais vrai, parce qu'une fois que tu seras parti, ce sera trop facile de croire le contraire".

  • Les superstitions ne sont qu'une affaire de coïncidences ou d'ignorance.

  • La falaise la dominait de toute sa hauteur, et elle avait beau avoir les yeux baissés, elle sentait sa présence. Même dans la maison elle la sentait, comme si son ombre était tellement dense qu’elle s’infiltrait dans le bois. Une terre d’ombre et rien d’autre, lui avait dit sa mère, qui soutenait qu’il n’y avait pas d’endroit plus lugubre dans toute la chaine des Blue Ridge. Un lieu maudit, aussi, pensait la plupart des habitants du comté, maudit bien avant que le père de Laurel n’achète ces terres.

  • Quand ils parvinrent devant le bâtiment abritant la bibliothèque, Chauncey s'arrêta pour examiner les lettres ciselées au-dessus des grosses portes en chêne. Du latin ou du grec, il le savait, et il songea que, même pendant une guerre, l'anglais n'était pas assez bien pour l'université.

  • A huit ans, les sarcasmes étaient devenus si méchants qu'elle avait frotté la tâche de naissance au savon à lessive jusqu'à ce que la peau cloque et saigne.

  • Dans un cas comme dans l'autre, les gens l'évitaient, traversaient la rue, partaient dans un autre coin de la grange. N'était-ce pas cela un fantôme : un être isolé des vivants ?

  • En dépit de toutes les méchancetés que Laurel y avait endurées de la part des autres élèves, Mlle Calicut avait fait de l'école le plus bel endroit qu'elle ait jamais connu.

  • Ce qui rendait la musique d'autant plus triste, car elle ne racontait pas l'histoire d'un amour perdu, d'un enfant ou d'un parent disparus. On aurait dit qu'elle racontait tous le deuils qui avaient jamais existé

  • Elle était habituée à ne pas parler, ce qu'elle supportait plutôt bien. C'était de ne pas avoir quelqu'un avec qui partager le silence, comme l'hiver précédent, qui était affreux.

  • Si solitaire qu'ait pu être la vie que j'ai menée ici, je n'en voudrais pas d'autre, dit Laurel, parce que autrement je ne t'aurais pas rencontré. Ta vie, elle n'a pas été toute rose non plus.

  • Walter raised the the flute to his lips. At first Laurel thought he was just practicing, because the same few notes he started with kept repeating with just the smalleest changes. Then it became clear that it was a song, the loneliest sort of song because the notes changed so little, like one bird calling and waiting for another to answer. Il was as lonely a sound as she'd ever heard.


Biographie

Ron Rash est un écrivain, poète et nouvelliste, auteur de romans policiers né en 1953 en Caroline du Sud.
Il étudie à l'Université Gardner-Webb et à l'Université de Clemson, où il obtient respectivement un B.A. et un M.A. en littérature anglaise. Il devient ensuite professeur de littérature anglaise. Il est titulaire de la chaire John Parris d’Appalachian Studies à la West Carolina University (WCU). Il enseigne l’écriture de nouvelles.

Sa carrière d'écrivain s'amorce en 1994 avec la publication d'un premier recueil de nouvelles, puis d'un recueil de poésie en 1998.
Il a écrit des recueils de poèmes, des recueils de nouvelles, et des romans, dont un pour enfants, tous lauréats de plusieurs prix littéraires.
Il publie "Un pied au paradis" ("One Foot in Eden"), son premier roman policier, en 2002. "Le chant de la Tamassee" ("Saints at the River", 2004) est son deuxième roman.
Suivront "Le monde à l'endroit" ("The World Made Straight", 2006), ou encore "Une terre d'ombre" ("The Cove", 2012) qui obtient le Grand prix de littérature policière 2014.
Son roman "Serena", sorti en 2008, a été transposé au cinéma par Sasanne Bier en 2014, avec dans les rôles titres Bradley Cooper et Jennifer Lawrence, puis en bande dessinée par Anne-Caroline Pandolfo et Terkel Risbjerg.
Ron Rash vit actuellement à Asheville en Caroline du Nord. Il est particulièrement engagé dans la défense de l'environnement et la protection de l'eau, prend des positions et publie régulièrement des tribunes sur ces sujets.

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