L'histoire
Le 20 décembre 1577, le palais des Doges à Venise brûle et emporte avec lui la magnifique fresque intitulée le Paradis peinte par Guariento d'Arco en 1365. A la demande du Doge, la fresque doit être reconstruite, et pour cela un comité d'experts se réunit. Première décision important : ne pas peindre la fresque directement au plafond comme on le faisait mais sur une toile afin de pouvoir l'ôter en cas de catastrophe. Il faut ensuite sélectionner les peintres sur esquisses. Il faudra 17 ans pour que la nouvelle fresque soit enfin dévoilée au public.
Mon avis
Gorgione, Le Tintoret, le Titien, Veronèse, Bassano, vous avez tous entendu parler de ces peintres de la Renaissance Italienne. Leur point commun : ils sont tous de l'école de Venise qui est alors une république (697 - 1597) au sommet de sa gloire. Venise ; libre et indépendante s'oppose à Rome et au Pape dont elle ne reconnaît pas l'autorité.
C'est dans cette ambiance que les peintres les plus en vue à savoir Véronèse et le Tintoret se disputent le concours de la fresque, en montrant des esquisses au Comité. Paolo Caliari dit Véronèse remporte facilement le concours, avec le tout jeune peintre Bassano il a des nombreux soutiens politiques parmi les sénateurs vénitiens.
L'école de peinture de Venise se distingue par l'abandon progressif de l'usage de l'or, développe la perspective et surtout la réalité des corps.
Si Vénonèse célèbre son triomphe sur son rival le Tintoret, il en semble pas très pressé de se mettre au travail. Il s'agit pourtant d'une commande importante qui doit mesurer 22 x 7 mètres. Bon vivant, amateur des belles courtisanes, le maître vieillit et laisse à Bassano le soin de rassurer le comité. De son coté, Le Tintoret plaide sa cause et montre une esquisse rigoureuse. Mais en 1588, Véronèse décède à l'age de 60 ans, usé par une vie de plaisirs. Il est enterré en grande pompe. Le Comité chargé alors le Tintoret de peindre la fresque, qu'il promet de livrer en 3 ans, un délai assez court compte tenu des défis techniques qui nous raconte avec précision l'autrice. D'abord il faut trouver un support pour peindre les lés soit des panneaux de bois, sans oublier que l'on doit peindre une fresque plafonnière, ce qui est un défi pour la perspective. Il faut aussi apprêter les lés, ce qui demande du temps (3 couches de colles en peau de lapin et d'os qui empestent), puis s'attaquer à la peinture à l'huile (une innovation vénitienne qui délaisse la tempéra, peinture à l’œuf comme liant des pigments). Il faut alors préparer l'huile en la faisant cuire avec d'autres ingrédients pour la pérenniser, puis la filtrer, broyer les pigments.
Hors Jacopo Tintoret vieillit et surtout la perte de sa fille aînée Marietta, morte en couche à l'âge de 30 ans ; le plonge dans un chagrin dont il ne se remet pas. De même un passage devant les Inquisiteurs du Pape, dont il sort blanchi mais affaibli moralement, lui font oublier la fresque. Il se plonge dans la solitude et cherche à sortir du clair-obscur très en vogue, mais dont il a l'intuition qu'il va lasser le public. Certes il donne des conseils à son fils Domenico qui peindra la fresque entouré de ses assistants. A la débauche assumée de Véronèse s'oppose l'ascétisme du Tintoret qui aime l'ordre et la rigueur, qui peut se montrer revêche voir agressif vis-à vis d'un interlocuteur. La fresque sera terminée en 1592 et inaugurée triomphalement par le Doge et ses conseillers. Elle est signée par Jacopo Tintoret comme il se doit, même si tout le monde sait que c'est le fils Domenico qui en est l'auteur. Le Tintoret s'éteint en 1594.
L'histoire de cette fresque monumentale, moins considérée que les fresques de Michel Ange n'en est pas moins une œuvre majeure des artistes vénitiens. Elle leur a demandé un énorme travail créatif, plus de 60 personnages dont certains grandeurs nature. On notera aussi l'amour infini d'un père pour ses enfants. Sa fille, dont il fit un portait « dans le vif » soit sans travaux préparatoires ou esquisses, ce qui était aussi novateur, mais aussi son fils au quel il laisse la liberté totale de créer, même si son travail n'est pas celui qu'attendait le père (qui se référait aux cycles de Dante), lui apportant des conseils pudiquement.
A tous ceux qui aiment l'art, je vous conseille ce petit roman qui se lit facilement et qui fait revivre une des plus belles œuvres de la Renaissance vénitienne. Mais aussi aux néophytes qui pourront ainsi comprendre toute la difficulté des peintres à une époque où l’acrylique, les pigments chimiques et les enduits déjà fabriqués n'existaient pas.
Extraits :
Pour un peintre comme pour un poète, contrairement à un orateur qui savoure son discours à la mesure des acclamations de la foule, deux moments de grâce se suivent et Domenico était en train de connaître le premier, le plus sensuel de tous. Alors que tout au long de sa conception, l’œuvre se dissimule au créateur lui-même, lorsque les échafaudages sont écartés, la toile se découvre dans toute sa nudité et l’artiste peut enfin en jouir. La deuxième étape, que Domenico ne connaîtrait que plus tard, était l’installation du tableau dans son cadre, dans l’espace qui allait le caractériser jusqu’à la fin de ses jours. s fils transparents sans lesquels la magie ne peut pas advenir. Elle est Vishnou, divinité nourricière, jalouse et protectrice. Elle est la louve à la mamelle de qui ils viennent boire, la source infaillible de leur bonheur familial.
C’est le paradoxe des hommes de la Renaissance que d’être à la fois coureurs et croyants, amateurs de parties fines et de messes somptueuses, célébrant le vice d’un satyre et représentent le jour même une Vierge en grâce. En somme, cyniques et obéissants, grandioses et grotesques, libres et respectueux.
Toutes les fois où je me suis retrouvé dans cette situation, (la toile plus grande que le panneau sur lequel elle doit être posée) et Dieu sait si elles ont été nombreuses j'ai toujours décidé d'ôter du ciel , c est toujours moins grave de supprimer des êtres supérieurs que de trancher la tête des pauvres.
Les deux hommes échangèrent peu sur leurs émotions respectives : l'un venait de prendre conscience par son autoportrait de son retrait du monde et de sa capacité à regarder la mort en face, tandis que l'autre, par ce portrait inséré dans cette toile si symbolique, s'élevait enfin à la stature du peintre.
Nous avons eu l'audace de penser qu'à vous deux, vous réaliseriez la toile la plus spectaculaire que Venise ait jamais connue. Qui plus est, à deux, ce qui enverra un message fort à nos compatriotes : l'individualisme, le despotisme, sont à proscrire.
Il ne sert à rien de contredire un commanditaire. Le jour où la toile est installée, il suffit de leur rappeler à quel point leurs suggestions ont été fécondes pour les convaincre que c'est "leur oeuvre" qu'ils ont sous les yeux - même si celle-ci correspond peu à ce qu'ils avaient en tête.
"peindre comme c'était avant" ... Comment osent-ils dire ça ? S'ils veulent que je peigne aujourd'hui comme Guariento le faisait il y a deux siècles, la réponse est non Ils veulent que je respecte la tradition..., moi qui ai justement construit m réputation sur le fait de briser les règles
Ce nouveau paradis lui plaisait; non plus tourné vers un au-delà inaccessible, mais gravitant autour d'un couple central.
Ta main a du génie, mon Domenico, je l'ai toujours pensé. Mais pourquoi une telle cohue ? Ne te souviens-tu pas qu'il faut du vide pour que l'œil perçoive mieux le plein ? C'est comme un silence dans une belle phrase, une pause dans une élégie.
Nous, les peintres, sommes considérés comme des employés de la Sérénissime. A condition que nous ayons fait nos classes, que nous ayons passé nos années d'apprentissage à récurer les brosses, fabriquer les enduits, broyer les couleurs, mélanger les poudres obtenues aux huiles choisies par nos maîtres, appliquer les couches de fond, puis enfin peindre les drapés et trouver la justesse des expressions dans les figures que ceux-ci daignent nous laisser esquisser - comme des os que l'on jette à des chiens reconnaissants -, alors, nous avons l'immense privilège d'être inscrits à l'Arte dei depentori, cette corporation composite et ridicule à laquelle nous appartenons et qui regroupe aussi bien les enlumineurs que les doreurs, les brodeurs, les fabricants de masques et de cartes ou les artisans du cuir.
L'histoire abonde en oublis ,en méjugements chroniques ,en contre-vérités. Le courage du doge Pasquale cicogna et de ses conseillers pour mener à bien ce projet n'est guère récompensé. Ce PARADIS n'est cité qu'en passant ,comme une oeuvre mineure et non pas comme le concours d'une vie, d'une ville.
Demain peut-être saurons-nous lire dans le visage de ces anges rayonnants l'expression de ce que fut Venise .On retrouvera alors dans l'eclat de leurs batailles le talent des artistes qui se sont succédé pour nous inciter tous, un jour ,à regarder le paradis en face
Biographie
Née
à Paris en 1985, Clélia Renucci est une romancière et essayiste
française.
Après avoir travaillé dans la publicité, elle est
professeur de Lettres Modernes.
En préparant son sujet de thèse
sur Balzac, elle s’est rendu compte que de nombreuses héroïnes de
'La Comédie Humaine' étaient des
'cougars'. Elle a alors élargi
ses recherches à la littérature française et étrangère,
découvrant que les romanciers sont bien loin des stéréotypes qui
touchent ces femmes aujourd’hui.
"Libres d’aimer"
est son premier essai et "Concours pour le Paradis" son
premier roman, lauréat du prix du Premier Roman, du prix littéraire
des Grands Destins du Parisien Magazine et du prix François-Victor
Noury de l’Institut de France. En août 2021, elle publie chez les
éditions Albin Michel, « La fabrique des souvenirs » un
voyage dans le temps et la mémoire. Elle vit à New-York.






