samedi 23 décembre 2023

HERNAN DIAZ – TRUST – Éditions de l'Olivier - 2023

 

L'histoire

Benjamin Rask, fils d'industriel, fait fortune et s'enrichit grâce à sa connaissance des marchés financiers et de ses analyses mathématique. Il surmonte sans problème, et même en s'enrichissant la terrible crise boursière et économique des années 1929. Homme discret et solitaire, il épouse une jeune fille de bonne famille, tout aussi solitaire que lui, mais qui trouve un intérêt dans les œuvres caritatives. Personnalité fragile, elle sombre dans une dépression sans issue et laisse son mari inconsolé.

Voilà de le début d'une réussite comme on les aime aux États-Unis, raconté par un écrivain mystérieux Harold Vanner. Mais dans les autres parties on découvre une toute autre réalité. Il y a cet Andrew Bevel qui est en réalité le vrai Benjamin Rask, et qui livre son autobiographie. Mais cela ne suffisant pas à faire taire les rumeurs, Bevel demande à une journaliste soigneusement sélectionnée de réécrire la biographie du couple, pour faire oublier le roman de Vanner, toujours considéré comme la réelle histoire d'un couple devenu mythique. La dernier partie nous livre encore une autre version, et termine un étrange puzzle qui revient sur la décennie 1920/1930 des Etats-Unis.


Mon avis

Hernan Diaz, déjà connu pour un roman à succès littéraire « Au loin » a décroché le prestigieux prix Pulitzer (l'équivalent de notre prix Goncourt) avec Trust. En anglais Trust signifie à la fois « croire » et mais aussi empire financier. Rien qu'avec ce titre, le ton est donné, nous allons partager un incroyable puzzle, avec non seulement une maîtrise totale du sujet, mais en plus, un jeu de style particulièrement intéressant.

Le roman de Vanner qui ouvre le récit est écrit dans un style qui fait penser à Francis Scott Fitzgerald, avec un certain maniérisme et un lyrisme qui ne se font plus dans l'écriture américaine contemporaine. L'histoire magnifique d'un financier Rask, homme discret mais génie de la finance qui monte une fortune inestimable en quelques années. Il épouse Hélène, une femme tout aussi discrète et mutique que lui, qui se prend de passions pour les œuvres caritatives, dépensant ainsi l'argent gagné (mais il y a toujours plus d'argent). Femme fragile et instable, Helen sombre dans la folie et en meurt.

Puis en 1938, la réelle histoire de Bevel, qui est une autobiographie écrite avec des phrases courtes, limpides, on sent l'influence d'Hemingway ou de Carson Mc Cullers, pas de mots en trop et pas de manières, plus une ébauche de notes  pour faire oublier les erreurs du roman de Vanner. Et se montrer aussi sous son meilleur jour, d'homme d'affaires rigoureux mais aussi bienfaiteur grâce aux actions caritatives de sa femme Mildred, qui hélas est atteinte d'une maladie dont on ne connait pas la nature. Peut-être une maladie pulmonaire ou psychique, elle est en tout cas incurable.

Dans la troisième partie, écrite par Ida Partenza, une jeune écrivaine prometteuse, le style est narratif, sans excès de langage, sans effets particuliers. Il s'agit d'un travail de commande pour la jeune femme, qui a été engagée pour finaliser la biographie de Bevel sous sa surveillance stricte. Mais il y a  les petits accommodements avec la réalité, ce qui brouille encore plus l'image de Rask/Bevel. A la fin des années 80, elle se souvient de cette année là, des choses tues, et livre sa vérité.  Enfin la dernière partie, sans doute la plus belle et poétique, nous donne accès aux journaux de Mildred Bevel, la femme d’Andrew,  souffrante nous révèle sa vérité , il s'agit plus de notes prises dans son journal, parsemé de pensées poétiques, parfois erratiques, ou juste un mot ou deux, qui révèle enfin la vraie Mildred, fragile et forte, sublime de génie et de tendresse.

Très documenté sur la crise financière de 1929, Diaz nous entraîne dans un puzzle à la fois simple et complexe où chacune des 4 narrateurs se répondent, se contredisent, s'opposent ou s'unissent selon.

Tout comme la narration fluctuante, l'argent est au centre de l'intrigue. L'argent, le fric, le pognon où se joue le sort du monde. Bien ou mal acquis, il profite toujours aux plus aisés et aux plus malins, dans une société où l'on passe progressivement d'un libéralisme encadré avant 1929 à l'ultra libéralisme, la mondialisation où des empires financiers se construisent, non pas pour le bien de tous, mais pour des projets de société tirés par la technologie toujours plus imposante. Bien sur en 1980, les ordinateurs n'existaient pas, pas plus que ce que l'on appelle l'intelligence artificielle. L'IA est d'ailleurs au centre des débats partout dans le monde, entre ce qu'elle peut apporter de positif (dans le domaine de la santé) mais aussi de négatifs (surveillance de masse, mise sous contrôle discret des peuples). Tout cela Diaz l'anticipe dans son roman, même si il est tout autant que nous au courant des derniers progrès technologiques. La démonstration est brillante, la lecture facile et même amusante, tant on sent le plaisir de l'auteur de jouer avec nous, comme lui joue avec les mots.

Il se permet de mettre un roman dans le roman, par une structure sûrement très étudiée mais qui passe avec une facilité déroutante. Alors que le monde se complexifie, alors que l'argent est le maître du jeu, la fluidité de l'écriture, même si elle fait des clins d’œils aux grands romanciers américains, nous emporte totalement.

Les personnages féminins sont magnifiques. Elles ont toutes en commun d'avoir été élevées dans un foyer disfonctionnels. La fictive Helen aurait été élevée par un père féru de savoir qu'i veut transmettre à sa fille et qui lui fait visiter l'Europe sans lui laisser le temps de lier des amitiés, et d'une mère snobinarde. Mildred semble avoir été élevée dans ces conditions, on sait juste qu'elle et sa mère reviennent de Suisse lors de la Grande Guerre. Ida est élevée par un père anarchiste qui ne supporte pas la contradiction. Elle a perdu sa mère jeune et à 8 ans endosse celui de la femme au foyer. Mais Ida n'ai pas du genre à se laisser faire ou impressionner. Même devant le rigoureux Bevel, elle cherche à en savoir plus, et envoie bouler un prétendant jaloux et maladroit. En fait ses 3 héroines discrètes se révèlent des femmes d'une grande intelligence, à une époque où la femme était cantonnée à ses foyers, l'éducation des enfants et quelques bonnes oeuvres. 

Dans ce tourbillon de mots, les personnages se font écho, parfois dissonnants, parfois complice, dans un récit maitrisé jusqu'à la dernière phrase. Il demande aussi au lecteur de "comprendre entre les lignes", ce qui fait de lui un personnage actif de ce roman. A lire absolument, le jeu ne fait que commencer.


Extraits

  • Chacune de nos actions obéit aux lois de l'économie. Quand nous nous réveillons le matin nous échangeons du repos contre du profit. Quand nous allons nous coucher le soir nous renonçons à du temps potentiellement profitable pour reprendre des forces. Et durant la journée nous nous lançons dans d'innombrables transactions. Chaque fois que nous trouvons un moyen de minimiser nos efforts et d'augmenter notre profit nous effectuons une transaction commerciale, même si c'est avec nous-mêmes. Ces négociations sont tellement enracinées dans notre quotidien que nous les remarquons à peine. Mais la vérité est que notre existence gravite autour du profit.
    Nous aspirons tous à davantage de richesse. La raison en est simple et se trouve dans la science. Parce que rien dans la nature n'est stable, on ne peut pas simplement conserver ce que l’on a. Comme les autres créatures vivantes, soit nous nous épanouissons, soit nous disparaissons. C'est la loi fondamentale qui gouverne tout le règne du vivant.

  • la fiction, inoffensive ? Regarde la religion. - La fiction, inoffensive ? Regarde les masses opprimées qui s'accommodent de leur sort parce qu'elles acceptent les mensonges qu'on leur fait avaler. L'histoire elle-même n'est qu'une fiction - une fiction avec une armée. Et la réalité ? La réalité est une fiction avec un budget illimité. Voilà ce que c'est. Et avec quoi la réalité est-elle financée ?Avec une fiction de plus : l'argent.

  • Beaucoup connaissent mon nom, certains mes actions, très peu ma vie. Cela ne m’a jamais trop inquiété. Ce qui importe c’est la somme de mes accomplissements, pas les légendes qu’on nous prête. Toutefois, dans la mesure où mon passé a si souvent coïncidé avec celui de notre nation, j’en suis venu dernièrement à songer que je dois au public de révéler certains des moments décisifs de mon histoire.

  • Les histoires manquaient de ces petits détails (un objet quelconque, un endroit précis) et colifichets verbaux (une marque, un tic de langage) souvent utilisés pour amadouer les lecteurs en leur faisant croire à la véracité de ce qu’ils lisent.

  •  Benjamin Rask ayant bénéficié de presque tous les avantages depuis sa naissance, l'un des rares privilèges qui lui avaient été refusés était celui de connaître une ascension héroïque : son histoire n'était pas marquée par la résilience et la persévérance, ce n'était pas la légende d'une volonté inflexible se forgeant une glorieuse destinée à partir de simples vétilles. 

  • Wall Street était plongé dans la perplexité face à la pertinence de Rask et son approche méthodique, qui non seulement menait à des gains substantiels mais était aussi un exemple d'élégance mathématique la plus rigoureuse - une forme impersonnelle de beauté.

  • Je lui ai dit, par exemple, que j'en étais venue à vivre différemment l'expérience du temps. Le mot que je tapais étais toujours dans le passé tandis que celui auquel je pensais étais toujours dans le futur, ce qui laissait le présent étrangement inhabité.

  • En se promenant du côté de Wall Street le week-end, on a l'impression que les affaires du monde ont été réglées une bonne fois pour toutes, que l'ère du travail est enfin révolue et que l'humanité est passée à l'étape suivante.

  • Le kitsch est toujours une forme de platonisme inversé, valorisant l'imitation plutôt que l'archétype. Et dans tous les cas, il est lié à une inflation de la valeur esthétique, comme on le constate dans la pire espèce de kitsch : le kitsch "chic". Solennel, décoratif, grandiloquent. Annonçant de manière ostentatoire, arrogante, son divorce avec l'authenticité.

  • Au cours des épreuves et des entretiens que j'ai passés chez Bevel Investments, j'ai appris une chose que j'ai eu l'occasion de corroborer maintes fois au cours de mon existence: plus on est près d'une source de pouvoir, plus l'ambiance devient calme. L'autorité et l'argent s'entourent de silence, et on peut mesurer l'influence de quelqu'un à l'épaisseur du silence qui l'enveloppe.

  • Helen se rendit bientôt compte que, en plus d’être l’élève de son père, elle était devenue l’objet de ses expériences. Il semblait s’intéresser aux résultats concrets des enseignements qu’il prodiguait et à la manière dont ils façonnaient l’esprit et la moralité de sa fille.

  • Mon métier consiste à avoir raison. Toujours. S'il m'arrive de me tromper, je dois faire usage de tous mes moyens et ressources pour tordre la réalité de manière à la faire coïncider avec mon erreur, afin que celle-ci cesse d'être une erreur.

  • Une fois, à l’époque où je travaillais à la boulangerie, j’avais surpris une conversation amusante entre deux clients résignés. « Il existe un monde meilleur, avait dit un homme. Mais c’est plus cher. » Ce mot d’esprit m’est resté, non seulement parce que c’était une approche radicalement différente des visions utopiques de mon père, mais aussi parce qu’elle soulignait la nature irréelle de la richesse, qui m’a été confirmée durant la période que j’ai passée auprès de Bevel.

  • Les anarchistes étaient systématiquement persécutés aux États-Unis, où ils servaient de boucs émissaires pour les angoisses politiques, et même, Dans le cas des Italiens, raciales... Le fait qu'il ne reste quasiment aucune trace de ces nombreuses publications et des gens, plus nombreux encore, qu'il y avait derrière montre avec quelle efficacité les anarchistes ont été effacés de l'histoire américaine.

  • Que le luxe absolu fût pour elle une tasse de chocolat chaud en fin de journée devrait en dire suffisamment sur sa nature modeste et sans prétention.

  • Peut-être ce livre aidera t’il mes concitoyens à se souvenir que c’est par la somme d’actes individuels audacieux que cette nation s’est élevée au-dessus des autres et que notre grandeur provient exclusivement de l’inter action libre entre des volontés individuelles.
    .



Biographie

Né en 1973 en Argentine, Hernán Diaz est un écrivain argento-américain. Il est aujourd'hui directeur adjoint de l'Institut hispanique de l'Université Columbia.
En 2012, il a publié un essai, "Borges, between History and Eternity".
"Au loin" ("In the distance", 2017), son premier roman, a été finaliste du prix Pulitzer et du Pen/Faulkner Award et lauréat du prix Page/America.
Après avoir vécu en Suède et à Londres, il vit depuis vingt ans à New York.

Son site : https://www.hernandiaz.net/



vendredi 22 décembre 2023

Michelle GALLEN – Ce que Majella n'aimait pas – Editions Gallimard 2023

 

 

L'histoire

Irlande du Nord, de nos jours. Majella a 27 ans, vit avec sa mère alcoolique dans un petit bourg coupé en deux entre catholiques et protestants, malgré les accords de paix. Maj est un peu enrobée, elle travaille le soir dans un fast-food qui sert de la frite, du fish & chips, ou des saucisses panées. Elle connaît tous les clients, tant les rumeurs vont bon train dans la ville. Mais à part cela et faire des listes de ce qu'elle n'aime pas (comme se maquiller, se mettre du vernis à ongles etc). A part cela, et vaguement s'occuper d'une mère défaillante, elle passe son temps à regarder les épisodes du vieux feuilleton télé Dallas, à dormir. Maniaque, elle brique le restaurant, mais chez elle c'est la crasse totale, elle fait de temps en temps le minimum, se nourrit de tartines margarine/confiture bas prix, et fume alors qu'elle déteste cela. D'ailleurs on peut dire que Majella n'aime pas grand chose, surtout les autres.


Mon avis

Voila encore un ovni littéraire que nous offre l'irlandaise Michelle Gallen. Un roman où il ne se passe rien ou presque, la description minutieuse de cette héroïne pas banale. Pas séduisante Majella, qui aime bien le sexe mais pas l'amour et qui économise son argent pour rêver de s'acheter une petite maison dans la lande, loin du monde qui la bouscule. Pourtant le monde, enfin ce petit monde qui vient manger du gras infect, elle connaît leurs histoires par cœur, les derniers ragots, tout comme ceux concernant sa mère. Le père a mystérieusement disparu, en laissant son épouse totalement désœuvrée, et cette fille qui n'a pas pu faire d'études, et ne songe nullement à en faire. La vie de Majella est rythmée par un quotidien médiocre, où rien ne semble se passer.

Et pourtant il s'en passe des choses. Voilà 5 ans que la paix a été signée, mais les catholiques sont touchés par le chômage, les vielles rancœurs sont toujours là, tout comme les histoires un peu fantasques que l'on raconte. Le roman se passe sur une semaine, où l'on apprend à aimer Majella, bien plus attentionnée que ce qu'elle montre. Dévouée à sa mère, aimant se souvenirs des jolis moments passés avec son père, elle va quand même lutter contre un fermier malhonnête qui essaye de lui piquer un héritage qu'elle ne pensait même pas avoir.

A travers ce petit monde, vu du regard plutôt lucide de notre héroïne, c'est tout une mémoire collective qui s'exprime. Celle d'un peuple qui n'a jamais vraiment réussi à s'unir, qui se côtoie sans vraiment se détester, et une héroïne refermée sur son monde à elle, le monde des possibles. Quand sa grand-mère est assassinée et que la nouvelle fait le bonheur des commérages, elle réussit à passer sous les radars, ce qui ne veut pas dire qu'elle ne cogite pas.

Un très beau style littéraire qui joue avec nous : plus l'autrice nous fait un portrait désobligeant de Magella et plus paradoxalement on l'aime et on comprend ses émotions cachées, sa rébellion intérieure et extérieure (elle sera jolie la miss avec une alimentation plus équilibrée, et des vêtements autres que des joggings informes qui sentent toujours le graillon. Mais ce plaisir là, Magella n'a aucune envie de le faire, comme pour assurer ce qu'elle est. Entre humour noir, envolées poétiques et paroles cash, dans un anglais populaire et pas so very british, on s'amuse et on s'émeut avec la plus chouette des héroïnes irlandaises. Entrez dans le jeu et vous ne le regretterez pas.

Extraits

  • Se lever tôt, ça signifiait que la journée serait d’autant plus longue. Des heures et des heures à s’emmerder, à traîner à la maison en écoutant sa mère se plaindre de sa gueule de bois.

  • Majella trouvait ça vraiment dommage que Peadar doive grandir. Dans quelques années, il serait comme les autres, assis au bar à glousser, arborant une bedaine engraissée à la bière, trop bourré pour bander correctement

  • C’était une ville où on ne pouvait se cacher nulle part, aussi les gens planquaient leurs secrets en pleine lumière.

  • Elle savait qu'elle se comportait comme une garce, mais bon, quel genre de connard était capable d'attendre qu'elle soit bourrée pour l'aborder, alors que sa grand-mère venait à peine d'être enterrée ?

  • Tu es une O'Neill. Tu fais partie d'un des clans les plus nobles d'Irlande. Dans l'temps, on était des rois et des reines d'Ulster. Et l'Ulster, c'était la meilleure province d'Irlande.

  • MA-JE-LLAH ? J'me suis blessée ! -Attends, faut qu'j'aille pisser.


Biographie

Michelle Gallen est une écrivaine nord-irlandaise, auteure de Big Girl, Small Town.
Elle réside à Dublin. Ce que Majella n'aimait pas est son premier roman traduit en français. Née dans le milieu des années 1970, lors des crises entre Irlande du Nord et l'Angleterre, elle a fait des études de littérature à Dublin. Titulaires de nombreux prix dans son pays, elle œuvre pour faire émerger la littérature féminine nord-irlandaise.

Voir ici : https://www.michellegallen.com/



Guillaume COQUERY – Oskal – M+ Editions 2020

 

L'histoire

Une artiste de cirque est retrouvée morte dans un village près de Saint-Gaudens (Ville de Haute-Garonne). Le jeune capitaine Damien Sergent qui vient de monter une brigade de police judiciaire est chargé de l'enquête. Mais très vite il fait le rapprochement avec un autre féminicide jamais élucidé en 2010 à Besançon. Avec l'aval de la procureure de sa ville, lui et son équipe se déplacent à Besançon et au fil des investigations, d'autres femmes tuées dans des circonstances horribles apparaissent...


Mon avis

Dans la littérature polar pur jus, voici l'arrivée de Guillaume Coquery qui publiait en 2020 le premier volet d’une trilogie. Avec un nouveau héros, le capitaine Sergent et une fine équipe qui englobe un vétéran de la police, une jeune femme musclée et un petit génie de l'informatique.

Du sud-ouest au Doubs, voici une énigme facile à lire, avec un style bien à lui, genre « langage de flics », qui apporte un peu de légèreté dans une intrigue à rebondissements, entre le passé et le présent, mais tout est bien identifié en tête de chapitres.

Coquery n'a pas une vocation a écrire autre chose que du bon polar, bien ficelé et dont la fin amorce forcément une suite. Certes ses héros se plaignent du manque de moyens humains et financiers pour une petite brigade de PJ (police judiciaire, chargée des assassinats, crimes, meurtres), que cela soit dans une petite ville de province ou dans une plus grande métropole.

Et puis il y a les implications et les magouilles entre des policiers ripoux et l'élite de la ville, qui se tiennent par chantage entre eux. A cela s'ajoute les personnalités contraires d'Irina, la danseuse du cirque, qui après une phase de perte totale (drogue, sexe, psychotropes) est redevenue une personne clean, amoureuse et enceinte de 3 mois lors du drame. Sa sœur aînée Anka vit à Besançon d'où est originaire cette famille d'émigrés russes, une femme maniaque, un peu revêche et qui ne semble pas trop aimer sa cadette à laquelle elle reproche la mort en couches de la mère lors de l'arrivée de la petite dernière.

L'enquête se complique car les femmes assassinées n'ont pas été violées sauf une, et les enquêteurs ne comprennent pas (tout comme le lecteur dans ce premier opus) ce qui motive le tueur.

Si cela se lit facilement, ce roman ne restera pas dans les mémoires. D'une part parce qu'il marche déjà dans les pas d'auteurs connus, parce que le style n'est pas aussi affirmé qu'il n'y paraît, (on pense à Benoît Philippon et son style unique et hilarant), d'autre part on aimerait, que ces enquêteurs ne fassent pas si clichés, chacun ayant son histoire, ses traumatismes, ses doutes, même si l'équipe reste totalement soudée.

Même si les critiques littéraires se sont emballés face à ce nouveau venu, on est bien loin d'un Franck Thilliez (qui caracole toujours en tête des ventes, mais qui sait se renouveler à chaque polar).

Donc une lecture facile qui vous fera passer 2 ou 3 bonnes soirées, les plus curieux iront lire les suites avec « Putain de karma » et « Karma » chez le même éditeur.




Extraits

  • Où est le problème, bon sang ? – Vous vous souvenez, lorsque les colis piégés étaient arrivés à la préfecture ? On avait prélevé l’ADN de tout le personnel préfectoral, pour pouvoir isoler l’empreinte génétique du terroriste ? C’est dans ce fichier que l’on a trouvé une correspondance. – Vous voulez dire que l’auteur de l’enlèvement de cette bonne femme est parent avec un de mes employés ? – C’est tout à fait ça, monsieur le préfet. – Qui donc ? – Euh, c’est un peu embarrassant, comme ça…– Dépêchez-vous de balancer le morceau, triple idiot. – Vous ! Monsieur le préfet !

  • L’homme ne dit rien. Jarier n’osait intervenir... Au bout d’un long moment, le haut fonctionnaire reprit la parole. Toute animosité avait disparu. Il se recentra sur l’essentiel, le seul sujet digne d’intérêt... lui ! – Écoutez-moi bien, Jarier, je n’ai plus que mon fils, et je suis sûr… non, je suis certain qu’il n’est pour rien dans cette affaire. Vous allez vous débrouiller comme vous voulez, mais vous me faites supprimer de votre foutu fichier. Je n’y suis pas et je n’y ai jamais été... Me suis-je bien fait comprendre ?

  • Son aïeul, Alexandre Kourakine, était un homme politique célèbre dont Tolstoï parlait dans Guerre et Paix. Vous l’avez lu peut-être ? - Oh, moi, vous savez, sorti de Norek … - Ah, je ne connais pas Norek, je pense que c’est polonais c’est un classique ? - Non, c’est un ancien flic.

  • Damien, regardait son fils avec une bienveillance émue, souhaitant que le petit conserve son pouvoir d’émerveillement : « J’espère que tu vas garder cette innocence longtemps, petit Tom », se murmura-t-il à lui-même, « Tu as tout le temps de voir le monde tel qu’il est vraiment ».
    Enfin, le Mr Loyal fit l’ouverture de la piste, porté par les cuivres et les tambours. La célèbre fanfare de Jean Laporte, « l’entrée des gladiateurs » résonna. Quand on entend cet air, on sait que le spectacle va commencer. Cette musique, c’est l’ADN du cirque.

  • Le cimetière fut atteint le premier par la vague. Il était juste sous les pieds des habitants de Garnin, une quinzaine de mètres en contrebas. Leur nécropole, de dimension relativement modeste, formait un gros carré d’environ cinquante mètres de côtés. Le mur sud, parallèle à la Vigonne, était bâti au point le plus bas alors que le mur nord culminait trois mètres plus haut. Les tombes se trouvaient donc implantées à flanc de montagne et un chemin en lacets permettait de passer devant toutes les sépultures. Un peu comme chez Ikea, plaisantait la jeunesse de Garnin. Le mur coté est, fut frappé de plein fouet par la furie liquide, l’eau passant par-dessus. Quelques instants plus tard, la moitié du carré était submergée par un flot agité comme une casserole d’eau sur un feu trop vif. Ce mur, contre toute attente, tint le coup. Côté aval, au milieu du mur ouest, il y avait le portail d’entrée, monumental, en fer forgé, encadré de deux cyprès de haute taille.

  • Pour me faire pardonner, je peux vous déposer chez vous ? – D’accord, mais cesse de martyriser le français. Quand tu poses une question, tu commences par le mode interrogatif : « Puis-je vous déposer chez vous, ou bien encore, voulez-vous que je vous dépose chez vous ? » Et gare à toi si tu essaies de me kidnapper. Elle désigna sa canne : je suis armée et je sais m’en servir.

  • Le haut fonctionnaire n’était pas né de la dernière pluie, si le flic lui téléphonait, ce n’était pas pour rien. S’il entamait la conversation, en lui disant que lui, préfet de la République, avait un problème commun avec cet idiot, c’est qu’il y avait bien quelque chose. Il serait désagréable un peu plus tard, voilà tout. – La joggeuse qui a disparu il y a deux semaines, Séverine Bonaud… Le commandant Jarier marqua une pause, pensant être interrompu, il n’attendit pas trop longtemps. Il ne fallait pas lui laisser trop d’ouvertures. – Comme vous le savez sans doute, on a trouvé une trace de sang sur un arbre, à l’endroit où elle est montée dans le 4x4. – Non, je l’ignorais. C’est le parquet qui suit ce genre d’affaires, je ne m’intéresse pas à ces histoires. – Vous devriez, monsieur le préfet, L’ADN a été décodé, j’ai reçu cet après-midi les résultats, il s’agit d’un homme. Il est inconnu du FNAEG.– Et alors, en quoi cela me concerne ?




Biographie

Guillaume Coquery est technicien, concepteur de machines. Il travaille dans une PME de Saint-Gaudens. Primé dans plusieurs concours de nouvelles, avec "Oskal" (2020) il signe le premier opus d'une trilogie.

Voir ici : https://www.youtube.com/watch?v=XdRqFPpVleg





mercredi 13 décembre 2023

ROBERTO ZANNONI – Mes désirs futiles – Editions de la Table Ronde - 2023


 

L'histoire

Un conte pour grands enfants. Vous vivez dans une famille nombreuse de fouines, ces petites bêtes qui se nourrissent de baies, d'oiseaux et qui ont des tanières profondes. Vous êtes Archy, l'avant-dernier des garçons et votre mère vous place chez l'usurier Maître Renard, une bête pas commode du tout mais qui sentant sa fin prochaine lègue à son apprenti devenu un peu son fils, un secret : il connaît le langage des hommes, leur écriture et leurs croyances notamment de Dieu et de la mort. Que faire avec un tel bagage ?



Mon avis

Le tout premier roman de Bernardo Zannoni, tout juste 28 ans, a déjà reçu les prix littéraires les plus prestigieux d'Italie.

Il faut dire qu'il fait très fort, car il nous entraîne dans un monde d'animaux sauvages, ici des fouines, et le lecteur le sait dès les premières pages, où finalement la vie ressemble un peu à certaines vies : une mère veuve qui a 6 petits à charge, dans un hiver glacial, des enfants qui se chamaillent, la nourriture difficile à trouver, une pièce cuisine, une pièce dortoir, bon on se contente de peu dans ce règne animal où l'on doit apprendre à lutter pour sa survie : ne pas avoir faim, donc savoir chasser.

Mais Archy n'est pas un chasseur né, et il devient boiteux après un accident. Ne sachant plus quoi faire de lui, et contre une poule, sa mère le donne au vieil usurier Salomon, renard de son état. Cruel au début, il finit par adopter ce fils et lui enseigner ce qu'il sait. Et là nous entrons dans un conte philosophique.

Jusqu'à la fin, l'auteur ne quitte pas son univers qu'il maîtrise parfaitement, et cela jusqu'à la dernière page. Mais on ne peut pas parler de dystopie, même si ces animaux nous ressemblent étrangement. Il s'agit d'un roman d’initiation, et aussi d'un hommage à la connaissance, celle que l'on acquiert par des « passeurs de savoir » (nous en avons tous dans nos vies, nos professeurs, nos parents, des amis qui aiment partager leur passion, des compagnons de routes Tout comme nous éprouvons de l'amour ou vivons des amours. Et aussi la connaissance que nous transmettons.

Archy va découvrir tous les sentiments humains, plus un savoir qu'il ne pensait jamais avoir.

Bien sur on pourrait y lire une critique de la pauvreté, dans son inhumanité la plus horrible, mais Zannoni vise plus haut : nous faire prendre conscience de nos propres capacités, mais aussi de l'existence même de la vie, de notre destin. Non Archy n'est pas un super héros dans la catégorie fouine ou animal, il lui reste ses instincts premiers et le roman n'est pas drôle, justement par la présence de la sauvagerie, mais traversés par des fulgurances poétiques qu'on oubliera pas de sitôt. Et nous, que sommes nous ? Des animaux doués de paroles et de réflexions, mais nous avons tous nos failles, nos faiblesse, nos excès, nos appétits. Et de comprendre que seule la connaissance éclairée peut justement nous aider à mieux aborder un monde de plus en plus complexe.

Même si il a été écrit en 2021 (mais traduit et publié en France 2 ans plus tard, on peut y trouver des échos avec un monde qui a connu une grave pandémie, puis deux guerres toujours en cours.

Un livre que je recommande, la lecture est facile, et des très belles pages de pure poésie viennent faire contrepoints aux misères décrites.



Extraits

  • Le vieux renard m'avait appris à lire, écrire, et travailler dur. Il m'avait ouvert les yeux sur le monde et sur notre existence, douloureuse et éphémère. Il m'avait appris à adorer un dieu qui ne nous empêcherait pas de disparaître.

  • J'ai triomphé d'elle [la mort] à chaque page, me reflétant dans l'encre, dans les lignes que j'ai tracées. J'ignore où Dieu emportera mon âme, mon corps se répandra dans la terre, mais mes pensées resteront ici, sans âge, à l'abri des jours et des nuits. Cela suffit à me procurer la paix, comme le paradis pour Solomon.

  • Quand je passais trop de temps enfermé, la tristesse me rattrapait: elle ressurgissait du bois, où je l'avais semée la fois précédente, et le désir de voyage était le seul remède.

  • Une tristesse inconnue m'envahit: je me sentais prisonnier du soleil et de la nuit, indifférent à l'écoulement des jours.

  • La mort, tu la tues en n’y pensant pas.

  • Anthropomorphisme futile qui rend malgré lui (malgré lui?) ces désirs essentiels sinon moins obscurs, en tout cas... Grazie mille & Ciao Bello

  • Nous nous reverrons bientôt. Nous nous sommes déjà rencontrés (préface)

  • Tel est mon désir futile : fuir comme tout le monde, échapper à l'inévitable. Si Klaus doit revenir, qu'il donne mon corps à la terre ou au fleuve. Qu'il ne restitue aux autres, comme le vrai animal que je suis, parce que c'est ce que je suis. D'Otis à Salomon, de Louise à Anja, s'ils sont heureux dans un doux lieu ou bien disparus dans la nuit, je vais enfin le savoir. Je ne peux plus différer le moment, arrive cette dernière frayeur, que l'on doit affronter seul, du début à la fin.





Biographie

Bernardo Zannoni est né en 1995 à Sarzana (Italie).
Mes désirs futiles est son premier roman, vendu à plus de 20 000 exemplaires en Italie, couronné de nombreux prix et dont les droits ont été vendus aux États-Unis, en Allemagne, en Espagne et en Catalogne.

Voir ici : https://www.youtube.com/watch?v=BinA3bSHBKQ



samedi 2 décembre 2023

BEATRICE SALVIONI – La Malnata – Albin-Michel – 2023.

 

L'histoire

Monza, en Lombardie (Italie) sous le régime fasciste de Mussolini.

Francesca, une dizaine d'années s'ennuie dans sa grande maison bourgeoise entre les remarques désobligeantes de sa mère, une belle femme égocentrique et un père souvent absent. Sans véritable amie, elle observe celle que la petite ville appelle la Malnata (la née mauvaise), une gamine dépenaillée qui est insolente, est exclue de l'école et joue près des rives du Lumbro, avec 2 garçons un peu plus âgés qu'elle commande. Mais bientôt une grande amitié va naître entre ces deux filles que tout sépare, malgré les petites disputes, l'obstruction de la mère de Francesca. Une amitié libératrice où elles vont affirmer leur rôle de futures femmes dans un monde qui considère la vraie femme italienne est une mère reproductrice, et respectable. Où alors une « hirondelle » autrement dit une pute ou une femme aux mœurs légères.


Mon avis

L'entrée en littérature de la jeune Béatrice Salvioni (26 ans), se fait par ce roman dur et tendre à la fois, sorti et traduit simultanément dans 48 pays.

Dans le genre héroïnes qui ne vous quitteront plus, après les Turtle, Nelly et Eva, Duchess, Kiara ou Betty (Tiffany Mc Daniels), voilà le duo formé par Francesca et Maddalena (la malnata). Deux jeunes filles dans l'Italie fasciste que les vies opposent. D'un coté nous avons Francesca, la narratrice, mal dans sa peau, seule, dont la vie est réglée par sa mère qui n'a aucune marque d'affection pour sa fille, mais qui doit sauver les apparences. Francesca le comprendra plus tard, sa mère a des amants riches et notamment le signor Colombo, un magnat proche du Duche, respecté et craint aussi.

Rusant pour rejoindre cette Malnata qui la fascine, une amitié solide se crée et tisse des liens invisibles. La Malnata, la sorcière, la fille « qui n'a peur de rien » vit avec sa sœur et son frère Ernesto avec leur mère dans un minuscule appartement où les toilettes sont sur le palier, mais où il règne une chaleur humaine forte. Ce sont des pauvres, mais qui savent partager un panettone avec de la crème de mascarpone pour le repas de Noël, et où Francesca trouve comme une seconde famille.

Cette amitié fait jaser, d'autant que la petite fille devient une femme et suit les comportements de son amie, ose enfin faire des choses peut-être un peu stupides, mais qui sont le signe d'un rébellion qui s'ancre : contre le régime, contre les injonctions faites aux femmes. Et contre aussi les maltraitances subies : Domenica, la sœur aînée de la Malnata tombe enceinte d'un des fils Colombo qui lui avait promis le mariage et qui la rejette brutalement, tout comme il essaiera de violenter Francesca qui devient une jolie demoiselle. Ernesto, le frère aîné protecteur, fiancé et amoureux est mobilisé lors de la guerre contre l’Éthiopie d'où il ne reviendra pas, alors que les fils Colombo sont dispensés du front.

De quoi accroire l'animosité contre cette classe riche qui soutient un régime de plus en plus dur.

Mais il y a un tel charme entre la franchise de Maddalena et la douceur de Francesca, cette amitié fusionnelle pour inverser le destin, où les notions de bien ou de mal ne sont plus manichéennes, mais tout simplement l'expression de nos âmes humaines.

L'écriture parfaite de l'autrice, sans un mot de trop, avec des rebondissements, des joies et des chagrins font de ce livre un véritable cri de révolte. Non seulement parce qu'il rejoint l'actualité avec les violences faites aux femmes, mais qu'il interroge aussi sur l'Italie actuelle aux mains de l'extrême droite qui n'est jamais en faveur des femmes. Mais le féminisme ici se fait par des petites actions et par solidarité, entre la fougueuse et invincible Malnata et un Francesca qui se révèle aussi comme une battante. Un régal de lecture, un indispensable qui se joue des croyances populaires et absurdes, d'un monde qui refuse le mot chéri de liberté.


Extraits

  • Le père de Matteo répétait au contraire : "Cette guerre ne sert qu'à faire mourir de braves garçons pour ramasser un peu de sable. Les Abyssins ont raison. c'est nous qui voulons aller dans la maison des autres. Parce que c'est cela que font les fascistes. Ils prennent les affaires des autres et ils se les mettent dans la poche à leur profit et au profit de leurs copains. C'est ce qu'ils ont fait avec ma boucherie et ils le feront avec vos affaires à vous. Et pour nous, les pauvres gens, il ne reste plus que les crachats. Ou les grains de ce maudit sable d'Ethiopie !"

  • C’était peut-être cela, être grande et être une femme : ce n’était pas le sang qui vous vient une fois par mois, ce n’étaient pas les commentaires des hommes ou les beaux vêtements. C’était rencontrer les yeux d’un homme qui vous disait : « Tu es à moi », et lui répondre : « Je ne suis à personne. »

  • D'un côté, il y avait la vie telle que je la connaissais, de l'autre, celle que me montrait la Malnata. Et ce qui avant me semblait juste devenait difforme comme notre reflet dans le lavabo quand on se passe de l'eau sur la figure. Dans le monde de la Malnata, on faisait des concours de griffures de chat et pour apaiser la douleur on les léchait avec le sang. C'était un monde où il était interdit de jouer à faire semblant, et où on parlait aux garçons en les regardant dans les yeux. Je le contemplais debout sur son bord, son monde, prête à glisser dedans. Et je mourais d'impatience d'y tomber.

  • Le Duce, nous on avait appris à l'aimer depuis le début de l'école primaire, avec des comptines apprises par cœur qui comparaient sa naissance à celle de l'Enfant Jésus et racontaient l'histoire de sa vie comme une transfiguration.

  • On l'appelait la Malnata et personne ne l'aimait. Prononcer son nom portait malheur. C'était une sorcière, une de celles qui vous collent sur le dos le souffle de la mort.

  • Noé répandait une odeur de teinture d’iode et de pommade qui étouffait son parfum de terre qui me plaisait tant.

  • Je pensais vraiment que tu étais de celles qui fendent les têtes, tu sais? dit-il en se tournant vers la Malnata. J'y croyais, à ce qu'on disait de toi, et je dois dire que je pensais la même chose. Mais la vérité, c'est que toi, tu entres dans la tête des gens pour ne plus en sortir. C'est ça que tu fais.

  • La Malnata, elle a le diable dans le corps. Et si le diable te donne un baiser, tu ne lui échappes plus jamais. Même pas si tu meurs, parce qu'après tu vas en enfer.

  • S'affronter à coups de poing, se râper les genoux contre le fond visqueux et sentir la boue noire s'insinuer entre mes doigts et se coller à mes cheveux - tout cela fit de moi un être de chair. J'étais faite de sang et de peau, de bleus et d'os, d'angles aigus et de hurlements. J'étais vivante. Avec les Malnati, je pouvais dire pour la première fois "Je suis là" en percevant tout le poids de ces mots.

  • Dans leur monde, il n'y avait que des certitudes. La première : les choses qu'ils n'arrivaient pas à expliquer avaient été envoyées par le démon ou par le seigneur, selon qu'elles frappaient des gens qu'ils estimaient des personnes comme il faut ou des canailles. L'autre : ce n'était jamais de la faute des hommes.

  • Aucune toile n'était tombée du toit pour me fendre le crâne, aucune constriction des poumons ne m'avait suffoquée, aucun arrêt intempestif du cœur. J'avais parlé avec la Malnata, je l'avais fixée dans les yeux et le démon ne m'avait pas extirpé l'âme par les oreilles.

  • Le monde était régi par des règles qui ne devaient pas être violées. Il était rempli d'affaires de grands, énormes et dangereuses, et de fautes sans rémission qui pouvaient vous tuer ou vous envoyer en prison. C'était un endroit terrifiant, plein de choses interdites, où il fallait marcher sur la pointe des pieds en faisant bien attention à ne rien toucher. Surtout quand on était une fille.

  • Je progressais dans l'art de dire des mensonges et grâce à la complicité de Carla, j'arrivais à m'échapper au Lambro presque chaque jour pour être avec la Malnata et les garçons.



Biographie

Née à Monza en 1995, Beatrice Salvioni est titulaire d'une maîtrise en philologie moderne à l'Université catholique de Milan avec une thèse sur la narration interactive. Elle est diplômée du Collège "Writing" de l'école Holden de Turin et a remporté la session de nouvelles "Au-delà du voile de la réalité" du Prix Calvino 2021. Avec ses histoires, elle a également été lauréate du prix Raduga 2021 "Apprendre à connaître Eurasia" et finaliste du prix "8×8 you hear the voice".
Elle a pratiqué l'escrime médiévale et a gravi le Mont Rose. Elle dit qu'à l'âge de neuf ans, elle a mis des chaussettes et du jus de pomme dans un sac à dos et s'est enfuie à la recherche de l'aventure. L'évasion a duré jusqu'à la porte de la maison, mais elle écrit des histoires depuis.

mardi 28 novembre 2023

CHRYSTEL DUCHAMP- l'île des souvenirs – Éditons l'Archipel 2023-

 

L'histoire

Delphine, étudiante aux Beaux Arts de Lyon vient d'une famille riche mais rigide et très croyante. Aussi, alors qu'elle dispose d'un joli budget, elle passe son temps à faire la fête, boire, cumuler les amants. Et les amantes aussi. Hélas sa liaison avec Maëlys tourne au cauchemar, celle-ci étant possessive à souhait et Delphine doit porter plainte.
Quelques mois plus tard, Delphine est enlevée par un homme en noir, et retenue enchaînée. Mais une autre prisonnière est aussi là, Maëlys. Toutes les deux sont droguées aux psychotropes (somnifères, anxiolytiques et autres). Le mystérieux homme en noir torture Delphine qui décède. Maëlys parvient à s'échapper mais elle est frappée d'un black-out total . Qui est cet homme en noir ? L'équipe de police va avoir bien du mal à trouver la vérité.


Mon avis

Un polar psychologique et même psychanalytique au sens le plus freudien du sens.

Voici 2 héroïnes aussi différentes que possibles : la belle Dephine qui oublie son éducation stricte en jouissant des plaisirs de la supposée vie étudiante et Maëlys, son contraire, timide, enrobée et affichant ouvertement une homosexualité. Malgré une liaison entre les 2 jeunes femmes qui se passait bien, Delphine, toujours en quête de plus de divertissements rompt brutalement, ce qui provoque la rage de l'ex, qui va la harceler. Seule une plainte mettra fin aux agissements de Maëlys.

Quelques semaines plus tard, les 2 jeunes femmes sont kidnappées par une femme en noir, puis Delphine est torturée à mort, par l'homme en noir, devant Maëlys qui lui a pardonné et reste en état de sidération. Elle réussit à s'enfuir mais ne se rappelle rien de cette fuite, juste qu'elle appelle au secours pour sauver Delphine dans un état qui fait que personne ne la comprend. Hospitalisée, avec dans le corps d'importantes doses de psychotropes et sous le choc, elle arrive à dire ce qui lui est arrivé et les policiers découvrent le cadavre déjà en état de putréfaction. L'affaire fait un scandale, l'ambitieux capitaine Romain de la section criminelle de Lyon n'a pas de piste. Opportunément, un homme qui se présente comme profiler, propose son aide. Malgré la réticence de la police, il établit un profil type et suggère que Maëlys devrait suivre une psychothérapeute spécialisée en événements post-traumatiques qui se trouve être aussi la petite amie du profiler.

Ici ce sont les souvenirs enfouis qu'il faut faire remonter à la surface. Devant des événements traumatiques, que ce soit des viols dans l'enfance, la vison d'un spectacle réel et sanglant, selon les individus, le cerveau peut totalement occulter l’événement traumatique, qui se manifestera alors par des TOC (troubles obsessifs du comportement), des dépressions, des cauchemars ou un vague sentiment de malaise, voir rien du tout selon les individus. Chacun finalement se fabrique des souvenirs à sa convenance. Mais peut-on implanter des faux souvenirs à une personne. Certains psychiatres américains en ont fait la démonstration.

L'écriture de Chrystel Duchamp sait se faire à la fois narrative et anxiogène mais aussi presque documentaire lorsqu'on aborde les sujets tenant à la psyché. L'autrice a d'ailleurs effectué des recherches dans le domaine de la traumatologie et de la gestion des souvenirs personnels. Les paroles sont données tour à tour aux 2 femmes, à l'inspecteur de police, au profiler et à la psychologue. Le prélude et le dernier chapitre à la narratrice qui s'est fait discrète hors ces deux chapitres. Ce qui rend assez intéressante la structure de ce thriller maîtrisé jusqu'à la dernière ligne.

Les âmes sensibles s'en passeront, les amateurs de psychologie pas de comptoir aimeront. Alors à lire ou pas ? Oui si vous êtes curieux de nouvelles explorations littéraires. Et aussi pour une énigme dont vous n'avez aucune idée.


Extraits

  • Le rouleau compresseur". A cette expression, Romain préférait la métaphore de la "Boule de neige". D'abord petite, abritant en son centre la victime, elle prenait naissance au sommet d'une montagne avant de s'élancer le long d'un versant enneigé. Au cours de sa descente, elle grossissait, collectant preuves, témoignages et prélèvements jusqu'à former une énorme boule blanche. Quand l'enquête se concluait par une réussite, l'amas de neige arrivait intact en bas de la montagne. Quand l'enquête se soldait par un échec, la boule explosait et l'avalanche détruisait tout sur son passage

  • La banalité du « Que fais-tu dans la vie?» peut être comparée au célèbre «Ça va? » formulé chaque matin par vos collègues de travail. Ne voyez pas dans ces deux mots un quelconque intérêt pour votre état de santé : les humains sont, en majorité, programmés pour produire ce son en se saluant.
    Votre réponse est tout aussi mécanique. Vous affirmerez vous porter comme un charme. En réalité, vous avez été malade toute la nuit - ne jamais se coucher le ventre rempli de fromage à raclette - et votre moral est au plus bas - Greta Thunberg a annoncé ce matin qu'il n'y avait plus d'espoir pour la planète. Bref : ça ne va pas, mais vous ne le dites pas.

  •  Le mal du siècle : tout être humain doté d’une connexion wifi avec la possibilité de formuler son opinion et de la servir à une armée de followers transis d’admiration. Cette forme de “liberté d’expression”, au lieu d’enrichir la pensée, l’appauvrissait. Les gourous du net - les râleurs, les complotistes et tous les autres vers dans la pomme - se distinguaient par leur paresse intellectuelle. Ils ne réfléchissaient pas, ne rédigeaient pas, n’argumentaient pas. La plupart du temps, ils se contentaient de partager un article existant qui illustrait leurs propos et injectaient ainsi une dose supplémentaire de paranoïa au sein d’une société déjà mal informée et méfiante. Les moins stupides accompagnaient parfois leur copier-coller d’une phrase de leur cru, dévoilant l’étendue de leurs lacunes orthographiques ou syntaxiques. Quand un commentaire leur était adressé à ce sujet, ils répliquaient ne pas avoir de temps à perdre dans la relecture et la correction de trois cents caractères. En bref, leurs publications, comme leurs opinions, étaient bourrées d’erreurs.

  • Devant elle, figure de proue vivante, se tenait une silhouette emmaillotée. Sans s'expliquer la nature de ce sortilège, elle comprit toutefois s'être dédoublée pour tenir, dans ce tableau, les deux rôles. Celui du rameur menant la barque vers l'île. Un corps qui fuit l'horreur. Et celui de la silhouette blanche qui se laisse conduire. Une âme qui lutte pour sa survie. Ce tableau était devenu un refuge. Son refuge pour ne pas sombrer dans la folie.

  • Aux murs étaient accrochés un crucifix, un miroir au verre fissuré et un tableau qui capta l’attention du capitaine. Sa culture artistique était trop pauvre pour lui permettre de nommer cette œuvre ou son auteur. Clémence déplorait qu’il boude musées et expositions, et lui reprochait son manque d’intérêt pour l’art. Il lui rétorquait qu’il était né avec l’incapacité de s’émouvoir devant une sculpture ou une peinture. Toutefois, en ce matin de mai, cette toile le bouleversa. 

  • Au cours de cette année de formation, j'ai d'ailleurs découvert que le trauma n'était pas un événement en soi. Ainsi, un épisode jugé "traumatique" par une personne ne le serait pas nécessairement pour une autre.

  • A sa grande surprise, la captivité et la peur lui avaient révélé qu'espérer la bonté d'une entité supérieure était la clé de sa survie

  • Une relation stable ? Jamais de la vie ! Pour parer à ce type de profil, Tinder s'était imposé comme l'outil idéal. L'application donnait accès à un énorme catalogue d'êtres humains répertoriés selon leur situation géographique et, surtout, selon leurs attentes en matière de relation sentimentale. Dans sa fiche descriptive, Delphine avait précisé ne pas chercher l'amour. Elle refusait de sacrifier sa liberté et n'avait pas troqué l'emprise parentale pour une dépendance affective.

  • A la voix d’Abba ou des Bee Gees se mêlaient le crissement de la scie à os, le craquement des côtes dans une cage thoracique, les sifflements et les éclats de rire du légiste.

  • L'être humain est nombriliste. Il nichera ses problèmes dans les moindres recoins de la discussion. Face à ses velléités de domination verbale, vous le laisserez monologuer et déposerez vos armes à ses pieds. Inutile de vous battre : quelle que soit la gravité de votre affliction, son cas sera plus critique que le vôtre. En résumé, les humains s'enquièrent de vos nouvelles : par politesse, par automatisme, par égocentrisme.

Biographie

Née en 1985, Chrystel Duchamp a signé en 2020 "L'Art du meurtre", un premier suspense salué par le public et la critique : « Une écriture enlevée, sombre et claquante. Un polar addictif et original. » (Le Parisien-Aujourd'hui en France).
Aux éditions de l'Archipel a ensuite paru en 2021 "Le Sang des Belasko", qui vient d’être réédité chez Archipoche.
En 2022 est sorti "Délivre-nous du mal" : « Un drame sociétal bien réel… Une histoire incroyablement bien conçue… Les fans du genre seront comblés jusqu'à la dernière ligne. » (Laure, 20 minutes).

Elle est cofondatrice du collectif les Louves du Polar, un collectif de romancières de polars qui se soutient et qui encourage l'écriture de polars même si les auteurs ne sont pas des membres du collectif. Elles se sont développées en France, en Grande-Bretagne, en Espagne, aux Pays-Bas et en Suisse.

Son Facebook : https://www.facebook.com/chrystel.duchamp.auteur/

voir aussi : https://leslouvesdupolar.fr/

lundi 27 novembre 2023

JONATHAN COE - Expo 58 – Gallimard 2014 -

 

L'histoire

Londres, début 1958, au BGI, Bureau Général de l'Information. Thomas Foley, petit fonctionnaire se voit proposer une opportunité dans sa carrière : celle de superviser le pavillon restauration anglais pour l'Expo Universelle organisée par la Belgique pour l'été 1958, dans un contexte de Guerre Froide (entre le bloc communiste et le bloc occidental). Il va donc passer 6 mois en Belgique, d'où sa mère est originaire, abandonnant sa femme, une épouse distante, et son bébé de quelques mois. Certes il aura des permissions, mais il doit surveiller le bon fonctionnement du restaurant le Britannia qui sert de la bière à profusion, des fish & chips et un peu de whisky. Mais le voilà pris dans une folie où se mêle le désir pour la très belle hôtesse Anneke, et une histoire tordue d'espionnage où malgré lui, il en sera l'un des protagonistes.


Mon avis

Un véritable délice de lecture dans ce pastiche de roman d'espionnage où les rebondissement s'enchaînent dans un tourbillon de malices.

Ici, notre héros n'a rien d'un James Bond on pourrait même dire qu'il est toujours à coté de la plaque.

Nous sommes en 1958, et c'est la première Exposition Universelle organisée par la Belgique, dans une idée de paix retrouvée et d'union des peuples. Mais la guerre froide commence aussi insidieusement.

Et voilà comment un simple fonctionnaire, plutôt beau gosse, se retrouve propulsé à la noble fonction de diriger le pub nommé Britannia qui sert en abondance, bières, paquets de chips, fish'n chips, whisky et où se retrouve une joyeuse bande de copains formée par les circonstances. La très belle Anneke, une hôtesse belge dont Thomas s'éprend, puis Emily, une jeune américaine qui vient d'une famille assez riche dans la Wisconsin et tient un stand sur le pavillon américain, le journaliste russe Tchersky et quelques autres.

Mais voilà, les 2 agents secrets, véritables Dupont et Dupond, confient à Thomas une mission top secrète. Tout le monde a remarqué que la jeune Emilie, extravertie et sujettes à des amours nombreuses s'est entichée de ee journaliste russe qui est en fait un espion à la solde du KGB, et qu'elle risque de lui livrer sans le vouloir des renseignements précieux.

Hors lors d'une rare permission à Londres, où son retour ne semble pas être fêté comme il se doit par sa femme, Thomas se persuade que celle-ci a une aventure avec leur proche voisin. Il en conclut que leur mariage est mort, et se met à rêver d'une nouvelle vie, pourquoi pas aux USA, en compagnie d'Emily. Bien que toujours très émoustillé par Anneke, Thomas tente de mener sa mission à bien, et un jeu de séduction commence en franche rivalité avec le russe.

Mais les destin est ainsi fait que la mission de Thomas a été une réussite et que sa présence sur le stand du Britannia ne s'impose plus. Il doit retourner à Londres, et reprendre un travail de bureau peu stimulant. Finalement, Thomas trouve une emploi ailleurs en Angleterre, plus proche de la famille de sa femme, qui se transforme ainsi en charmante épouse et qui ne l' a jamais trompé, discrètement surveillée par la mère de Thomas.

Hilarant du début à la fin, on sent tout le plaisir de Jonathan Coe a écrire ce pastiche où l'on s'amuse énormément. Bien sur, je ne vais pas vous spoiler la fin de l'histoire, qui donne tout son sel au roman.

Mais Coe n'écrit pas seulement une pochade. Il s'est soigneusement documenté sur l’exposition de 1958, et sur le devenir du pub Britannia qui fier de son succès s'est installé à Manchester, pour finir totalement abandonné et détruit.

C'est aussi l'occasion de jouer sur les clichés que l'on attribue à la fois aux anglais mais aussi aux autres peuples. Nous sommes aussi en plein débat sur le nucléaire aussi bien civil que militaire qui est vu comme un véritable progrès pour certains. L'Angleterre met au point sa première centrale nucléaire qui doit être le clou de son pavillon, mais hélas quelques incidents ne permettent pas de l'exposer. Tout ce que raconte l'auteur est véridique sauf pour l'intrigue et les personnages, tous aussi hilarants les uns que les autres.

Totalement addictif, sans prétention, ce livre est parfait pour une bonne détente, et pourquoi pas à offrir aussi.


Extraits

  • Je suis peut- être bornée mais, pour moi, l'artiste est celui qui embellit le monde au lieu de l'enlaidir. Quand la musique évoque deux chats en train de s'étriper sur une décharge, quand la sculpture ressemble à un pâté de glaise qui aurait giclé sur un plancher, quand la peinture vous donne la migraine - deux yeux du même côté de la figure, trois nez sur l'autre...

  • Finalement vous n'avez toujours pas vu le Pavillon du Congo belge?- Toujours pas non. J'avais l'intention d'y aller dans les jours qui viennent.- Vous ne pourrez pas, ils sont rentrés chez eux. - Pourquoi? - Ils se plaignaient de la façon dont les visiteurs les traitaient. Ils passaient la journée dans leurs huttes, à travailler à leur artisanat indigène, et il paraît que certains visiteurs leur criaient des choses insultantes, et même, qu'on leur tendait des bananes à manger, vous voyez; Ils ont dit qu'ils se faisaient l'effet d'être des animaux dans un zoo. Et alors ils sont presque tous rentrés chez eux.

  • Vous savez ce qui leur plaît chez nous ? Ils disent que nous ne nous prenons pas au sérieux. Que nous savons nous moquer de nous-mêmes, que nous comprenons la plaisanterie. Curieux tout de même, non ? Toute cette science, cette culture, cette histoire, et finalement, c'est notre bon vieux sens de l'humour britannique qui emporte l'adhésion. Il y a une leçon à en tirer, mon jeune ami.

  • C'est le Pavillon américain, expliqua Anneke. Et voici le Pavillon soviétique, juste à côté. Leur voisinage vous donne une idée de l'humour belge.

  • Il y a des gens qui forcent l'attention, pensait Thomas, et il y en a d'autres qui se fondent dans le décor quel que soit l'intérêt de ce qu'ils racontent.

  • Foley, vous nous avez écouté, oui ou non ? Mr Ellis vient de vous l’expliquer, nous avons besoin de quelqu’un du BCI pour superviser la gestion du Britannia. Nous avons besoin de quelqu’un sur place, sur site, pendant les six mois que dure la Foire. Et ce quelqu’un, ce sera vous.

  • Ici, pendant les six prochains mois, convergeraient tous les pays dont les relations complexes entre conflits et alliances, dont les histoires riches et inextricablement liées avaient façonné et continuaient de façonner la destinée du genre humain. Et cette folie éblouissante était au cœur du phénomène, gigantesque treillis de sphères interconnectées, impérissables, chacune emblématique de cette minuscule unité mystérieuse que l’homme venait si récemment d’apprendre à fissionner : l’atome. Cette vue seule lui fit battre le cœur.

  • Imaginons-nous vivant en 2058.
    Les frontières entre travail manuel et travail intellectuel se sont émoussées.
    Les conditions sont désormais réunies pour que le développement physique et psychique de l'homme se fasse dans un équilibre harmonieux.....l'homme est toujours de bonne humer, il se sent à l'aise partout, et - au risque de vous déconcerter - il mange et boit relativement peu.........jeunes et vieux pratiquent la culture physique et le sport. Toutes les villes sont des cités jardins, dotées de piscines, de stades.... Mieux encore, l'on ne rencontre plus de vieillards chenus ou gâteux dans ces villes. Tous marchent très droit, d'un pas élastique, le teint frais, et les yeux brillants de vigueur et de joie de vire.

  • Etait-il bien réel l'environnement où il se trouvait, au fait ? Le Britannia était factice : faux pub, projetant une image fausse de l'Angleterre, transporté dans un décor factice où tous les autres pays projetaient de même des images fausses de leur identité nationale. La Belgique joyeuse, tu parles ! Factice ! Tout comme l'Oberbayern ! Il habitait un monde construit sur de purs simulacres. Et plus il y réfléchissait, plus tout ce qui l'entourait lui faisait l'effet d'être fantomatique et instable.

  • Il lit trop de romans, vous savez, ces romans-là...
    _ je sais. Ils sont de qui, déjà ?
    _ De Fleming. Vous en avez lu, Foley ?
    _ Personnellement, non.
    _ Ils ont une influence déplorable, vous comprenez...
    _ Sur les types qui travaillent dans notre domaine.
    _ C'est de la pure fiction, naturellement. Arpenter le monde...
    _ En refroidissant les gens sans même leur dire "vous permettez?"
    _ Coucher avec une femme différente tous les soirs..."
    Manifestement, ce détail leur paraissait plus farfelu encore que les autres.
    _ Parce que, enfin, sapristi, à quand remonte la dernière fois que ça vous est arrivé ?
    _ De refroidir quelqu'un, vous voulez dire ?
    _ Non, de coucher avec une femme différente.
    _ Ca dépend : différente de qui ?
    _ Différente de la dernière avec qui vous aviez couché.
    _ Alors là, vous me posez une colle.
    _ De mémoire d'homme ?
    _ Ca ne me rappelle rien, mon vieux.
    _ C'est bien ce que je disais. Il n'y a pas la moindre base réelle là-dedans.
    _ Quoi qu'il en soit, nous sommes désolés de vous avoir imposé une situation inconfortable, Foley.
    _ Inconfortable ? Allons donc ! J'adore rouler pendant des heures dans une voiture avec un bandeau sur les yeux.
    _ Une voiture, avec un bandeau sur les yeux ? demanda Wayne.
    _ Vous n'êtes pas en train de nous dire que Wilkins a obligé le chauffeur à conduire les yeux bandés ?
    _ Bien sûr que non.
    _ Dieu merci.
    _ Il y a des limites à tout.
    _ Les procédures de sécurité, ça se respecte."
    Thomas se sentit prêt à demander : "Au fait, où est-ce que je suis, bon Dieu ?
    _ Ca, mon cher, on ne peut guère vous le dire.



Biographie

Né à Birmingham , le 19/08/1961, Jonathan Coe a étudié à la King Edward's School à Birmingham et au Trinity College à Cambridge avant d'enseigner à l'Université de Warwick. Il s'intéresse à la littérature ainsi qu'à la musique et fait partie d'un groupe musical, expérience qu'il utilisera dans son troisième roman "les nains de la mort".
Il doit sa notoriété à l'étranger à son quatrième roman "Testament à l'anglaise". Cette virulente satire de la société britannique des années du thatchérisme a connu un important succès auprès du public.
Jonathan Coe a reçu le Prix Médicis étranger en 1998 pour "La Maison du sommeil".

En 2001 et 2004, le diptyque "Bienvenue au Club" (The Rotters' Club) suivi par "Le Cercle fermé" (The Closed Circle) suit les aventures d'un même groupe de personnages pendant leur dernière année de lycée dans le premier roman puis vingt ans plus tard dans le second. Ces deux romans servent l'auteur dans sa fresque du Royaume-Uni des années 70 et début des années 2000, pour mieux observer les mutations profondes qu'a subi la société entre ces deux dates, avec les réformes de Margaret Thatcher et de Tony Blair. Il le fait avec tendresse pour ses personnages et un regard acéré sur cette évolution annonçant l'avènement de la mondialisation.

"La pluie, avant qu'elle tombe" (2007) est l'expression d'une veine très différente, privilégiant la sphère intimiste en abordant les destins brisés de trois femmes.
Il publie en 2012 un recueil de nouvelles "Désaccords imparfaits" chez Gallimard.
Avec "la vie privée de Mr Sims" (2010) et "Expo 58" (2013) il retrouve le sens de la satire, qui constitue en général sa marque de fabrique.
Il a été l'un des membres du jury de la Mostra de Venise 1999.