jeudi 6 juin 2024

Jens LILJESTRAND – Et la forêt brûlera sous nos pas – J'ai Lu 2023

 

 

L'histoire

Didrik, sa femme Carola et leurs 3 enfants dont un petit bébé de 3 mois passent leurs vacances d'été au nord du Lac Siljan dans le comté de Dalécarlie au centre ouest de la Suède. Lorsque des incendies éclatent un peu plus au Nord, dans le Jamtland et le feu se propage à toute vitesse. Se rendant compte du danger, Didrick est sidéré de voir que sa luxueuse berline tout électrique est à court de batterie, et on leur conseille de se rendre dans une ville à 11 kilomètres de là, puis dans un camps de réfugiés climatiques à Ratviik, où des familles s'entassent déjà, avec le peu de bien qu'ils ont peu récupérer. Touristes mais aussi habitants évacués, il faut prendre un train pour Stockholm. Mais le fils cadet est introuvable tout comme sa sœur adolescente. La mère Carola, dont l'entente avec son mari n'est pas au beau fixe, décide de partir et laisse son mari partir avec le bébé. Mais à Stockholm c'est un climat de guerre civile. Les militants écologistes sont en rage contre le gouvernement qui n'arrive pas plus à gérer ces feux qu'à apporter des secours. Les magasins sont pillés, le renfort de la police et des barrages pour empêcher de rentrer dans la capitale sont installés. Bienvenue en enfer. C'est la première des 4 histoires comptées dans ce livre.


Mon avis

Jens Liljestrand est un documentariste spécialisé dans l'écologie. Ce premier roman, traduit en 22 langues est toujours un best-seller en Suède, mais aussi dans les pays nordiques.

Ici, il nous livres 4 histoires, racontées par quatre protagonistes qui vivent chacun la situation des ces feux monstres selon leur ressenti.

Didrik, ce père de famille, consultant réputé en questions environnementales n'est en fait qu'un homme qui prêche de belles paroles, se-complait dans le statut de « réfugié climatique » alors qu'il n'a fait que des boulettes. Assez riche pour se payer de belles vacances, car la famille devait partir en Thaïlande, n'hésitant pas à dévorer une cote de bœuf bien saignante, dès son arrivée à Stockholm, il se réfugie chez sa maîtresse, Mélissa, à qui il a fait les promesses classiques du type qui n'a pas envie de quitter sa femme et son confort. Mélissa, influenceuse, souvent sans le sou, vit pour l'été dans un bel appartement qui est prêté par des riches propriétaires en vacances. Elle essaye de lire un livre, et pour elle, les questions de réchauffement climatiques existent, mais elle part du principe qu'il faut profiter un maximum de la vie et de ses plaisirs. Un peu raciste sur les bords, auto-centrée, elle finit par mettre dehors son ex-amant dont elle ne supporte plus les mensonges. Malgré les supplications de celui-ci. Elle garde toute fois Becka, qui grandit, ne voulant pas faire vivre l'enfer à ce bébé, qu'elle remettra plus tard à sa mère Carolina.

André, fils d'une ancienne star du tennis prend à son tour la parole. C'est le fils de l'homme qui a loué son appartement à Mélissa. Mal dans sa peau, mais admirant son père qui pourtant le traite de loser, il profite pourtant de la fortune immense que son père gaspille, sans se préoccuper une seconde de ce qui se passe, hors de sa maison de vacances dans l'île de Sandham, privilégiée par un climat agréable.

Enfin Vilga, l'adolescente de 16 ans, l'aînée de la famille de Didrik, fait elle un autre choix. Retrouver son petit frère, que le père a littéralement jeté dans une voiture d'inconnus et reste introuvable. Pour cela, elle fait preuve d'une grande intelligence, aide aux camps de réfugiés et est finalement la seule personne sympathique de ce gros pavé de 700 pages.

Bien évidemment, tout y passe : la surconsommation, L'auteur condamne fermement la société de consommation, et surtout les plus riches d'une absolue irresponsabilité. Quoiqu'il arrive, ils restent centrés sur leurs modes de vie, convaincus qu'ils auront toujours les ressources pour se tirer d'affaire contrairement aux plus démunis qui n'ont aucune chance de survivre aux pénuries.
Sceptiques, résignés, indifférents ou indignés : lorsqu'ils sont confrontés à une situation de crise, les personnages réagissent tous de la même manière, sauver leur peau avant tout.

Mais 700 pages, avec un interminable chapitre sur la famille d'André, c'est trop. On sature un peu. D'autant que l'on connaît déjà les problèmes liés au réchauffement climatique, mais héla, individuellement comment réagirions-nous face à une catastrophe (on pense aux inondations qui ont frappé cet hiver/printemps en France), aux feux de 2022 dans les landes, où la terre est toujours chaude en sous-sol. Mais nous n'avons pas encore vécu une forme d'apocalypse où la société se divise, et se meut en une double guérilla. Les écologistes furieux manifestent, tandis que les pillards en profitent ce qui rend Stockholm invivable. Et dans tout le pays où malgré l'aide de la Norvège, ces méga-feux n'arrivent pas être circoncis.

Le mérite de l'auteur est de nous démontrer que nous n'avons pas tous la même solidarité, le même désir quand le vrai danger est là.

Mais une écriture plus resserrée, moins de détails répétés sur les états d'âme des principaux protagonistes aurait à mon avis été bien plus percutant. On fini noyé sous une masse d'informations, alors que nous ne sommes plus de bébés et que la plupart d'entre nous sont quand même au courant du réchauffement climatique et de ces conséquences, si bien démontrées dans ce livre. Que ferions-nous personnellement dans une telle situation entre guérilla civile et incendies monstrueux ? Pour ma part, j'ai constaté l'entraide des populations lors des inondations en France, et je crois que tout ce qu'anticipe notre auteur pourra être évité si nous nous donnions les vrais moyens de vivre plus simplement . N'oublions pas que seuls les dirigeants, les politiques peuvent vraiment orienter au mieux les choix car non, on n'a pas de planète B. Mais cela c'est un autre combat, très peu évoqué dans le livre, alors qu'il me semble crucial.



Extraits

  • Je sors sur le ponton. Le petit bocal en verre se trouve là, juste à côté de l’échelle. Le thermomètre flotte comme d’habitude à la surface de l’eau, attaché à l’un des poteaux par un petit fil en nylon, j’ai une soudaine envie d’y jeter un coup d’œil. Vingt-neuf degrés. Je ne vois pas le dauphin, le vent a dû l’emporter. Je regarde l’orée du bois. La fumée est passée de gris foncé à noire comme la poix. Entre les cimes des arbres, j’entrevois des flammes. Le ciel est une bouillie de suie et de cendres traversé de traînées écarlates, il tremble dans la chaleur, malgré le vent j’entends les craquements des arbres et des buissons. Je fais volte-face et je me dirige vers le petit vieux.
    — Allez, venez ! Nous pouvons nous serrer dans la voiture, vous ne pouvez pas rester, vous le comprenez bien !
    La société ne doit pas gaspiller du temps et des ressources inutilement, juste parce que vous…
    Il demeure immobile. J’avance d’un pas vers le banc, je tends une main. Le vieux corps se fige, un mouvement imperceptible sous les vêtements, des tendons, du cartilage qui se tendent. L’idée de le hisser du banc, le guider, le porter, le transbahuter jusqu’à la maison puis à la voiture où se trouve déjà une famille de trois enfants avec tout son paquetage me fatigue d’avance.

  • La civilisation court à sa perte et à terme aussi toute l'espèce, la plupart des gens pensent sans doute que l'être humain existera sur cette plante dans cent ans, trois à cinq cents ans c'est aussi possible de se l'imaginer, sous une forme quelconque, au moins dans certaines régions, mais dans mille ans ? Dix mille ans ? C'est ridicule, pourquoi existerions-nous encore ? Elle sourit de ses dents d'une blancheur éclatante. Et dans cela réside une certaine liberté. Une consolation. Il n'y a pas de problèmes environnementaux, il n'y a pas de crise climatique, il n'y a pas de fin du monde. Ce qu'il y a, ou y avait, c'est une espèce de mammifères qui s'est multipliée ah point de briser tous les écosystèmes dont elle dépendait, ce qui l'a menée au suicide collectif et c'est dommage, bien sûr, si on a le malheur d'appartenir à cette espèce, mais dans une perspective cosmique ou évolutive, c'est tout à fait insignifiant. Ça n'a pas la moindre importance. Elle balaie le public du regard. Certains prennent des notes, mais le majorité d'entre nous l'écoutons sans broncher. Alors qu'est-ce qui importe ?

  • La nature ne négocie pas. On ne peut ni la convaincre, ni l'apaiser, ni la menacer. Nous sommes une catastrophe naturelle qui s'étend depuis dix milles ans, nous sommes la sixième extinction de masse, nous sommes un super-prédateur, une bactérie meurtrière, une espèce invasive, mais pour la nature nous sommes qu'une ride sur la surface. (...) Lorsque nous disons que nous sommes en train de "détruire la planète" ou d'"endommager la nature" c'est un mensonge égocentrique. Nous ne détruisons pas la planète. Nous ne détruisons que nos possibilités d'y vivre.

  • Désolé pour le bruit, mais je suis en train de ranger la voiture, nous devons nous dépêcher de partir.. Les informations, enfin ça dépend de ce que vous entendez par là. Bien sûr qu on a reçu des informations indiquant quil fallait partir etc., mais dans une perspective à long terme, cette canicule extrême est causée par une crise climatique que toutes les autorités du monde occidental connaissent depuis des décennies sans avoir agi, et là je pense qu on aurait pu mieux nous INFORMER, je veux dire, pas maintenant, mais il y a dix, vingt ou trente ans, on aurait au moins pu nous INFORMER que l'Etat n'avait pas l'intention de remplir sa mission la plus importante, à savoir protéger la population mondiale d'une série de catastrophes très prévisibles.

  • Nous devons leur apprendre que le pire n’est pas ce que la nature va nous faire. Mais ce que nous nous ferons les uns les autres.

  • L'insolence, l'égoïsme, l'absence totale de reconnaissance qui semblent couler dans ses veines, tout cela se pose comme une pellicule sale, grasse, sur le bonheur qui à l'époque m'emplissait chaque fois que je plongeais dans ses yeux bleu clair.

  • Lorsque nous disons que nous sommes en train de "détruire la planète" ou "d'endommager la nature", cer c'est mensonge égocentrique. Nous ne détruisons pas la planète. Nous ne détruisons que nos possibilités d'y vivre.

  • Pourtant, la chaleur c'est la mort, me dis-je, assis sur le quad, à regarder les flammes danser dans les cimes des arbres autour de moi. C'est mourir, faner, flétrir, se désintégrer, devenir cendre. La chaleur fait de nous des êtres indolents, paresseux, passifs, indifférents. Puis vient le feu. Et avec lui l'anéantissement.

  • Une époque où les journaux usaient encore de titres comme LE SUPER ÉTÉ CONTINUE! 0u LA CHALEUR MÉDITERRANÉENNE EST DE RETOUR! comme si la canicule était un phénomène dont il fallait se réjouir, les plages, la baignade, les terrasses, les soirées à transpirer dans les festivals de musique, les enfants euphoriques qui jouent dans le jet de l'arroseur de jardin, une époque où la Méditerranée était synonymne de cocktails et de traces de bronzage. Pourtant, la chaleur C'est la mort, me dis-je, assis sur le quad, à regarder les flammes danser dans les cimes des arbres autour de moi. C'est mourir, faner, Flétrir, se désintégrer, devenir cendre. La chaleur fait de nous des êtres indolents, paresseux, passifs, indifférents. Puis vient le feu et avec lui l'anéantissement.

  • Devenir mère c'est se briser, une plaie qui ne cesse jamais de saigner, s'ouvre à plusieurs reprises. Il y a des mots spéciaux que seule une mère peut prononcer, des larmes qui n'appartiennent qu'à elle.

  • C'est tout ce bordel aussi, dis-je avec un geste vers la situation chaotique sur le quai. La vie s'écoule et ce serait différent si l'on pouvait se projeter dans un avenir radieux, se dire que toi et moi on pourrait profiter d'une vie un peu luxueuse après cinquante, soixante ans, mais ça ne se passera pas comme ça, hein ? La vie c'est ça maintenant et ça va aller de mal en pis. Tout. On ne peut qu'espérer mourir avant que ça ne devienne totalement insupportable. Mais la chaleur, l'eau, la nourriture. Qu'on réussisse à faire fonctionner la société quelques années de plus, avant que la prochaine pandémie ne referme tout. Qu'on ne soit pas obligés de manger des insectes. Que les racistes et les fous ne conquièrent pas encore plus de régions du monde. Qu'il y ait du café à boire dans notre maison de retraite.


Biographie

Jens Liljestrand , né le 18 décembre 1974 à Västervik , est un auteur , critique littéraire et journaliste suédois .
Il fait ses débuts en tant qu'écrivain en 2003 avec le livre de reportage Made in Pride . En 2004, il publie un autre livre reportage, Nous sommes des scouts suédois , portrait d'enfants de la classe moyenne et des différentes ambitions qui les nourrissent. Ses débuts dans la fiction ont eu lieu en 2008 avec le recueil de nouvelles Paris – Dakar . Il a été suivi en 2011 par Adonis , construit autour des membres d'un groupe de chant de Lund .
"Et la forêt brûlera sous nos pas", son deuxième roman, le premier traduit en France, est un livre ouvertement militant. Il cherche à mettre la littérature au service d’une cause, celle qui, aux yeux de l’auteur, devrait ­désormais prévaloir sur toutes les autres : Le réchauffement climatique.

Jens Liljestrand a reçu le prix de littérature Tidningen Vi 2008 ; selon la motivation "pour ses histoires déchirantes et surprenantes, où il dépeint le délire de l'homme suédois contemporain avec une précision linguistique sans faille et un humour cruel".

mardi 4 juin 2024

Agnès LEDIG – Un abri de fortune – Livre de poche 2024 -

 

L'histoire

Ils sont trois (une adolescente, un jeune homme et une femme de 45 ans) a été accueillis en stage de réinsertion/pause aux Censes Perdues, une ferme écologique dans un vallon perdu des Vosges. Ils vont devoir aider le sympathique couple de fermiers qui leur offre l'hébergement et la nourriture en échange de petits travaux (jardinage, monter une clôture, cuisiner). Une ambiance idyllique pour chasser les démons intérieurs qui les entravent et un hymne au ressourcement dans la pleine nature.




Mon avis

Voilà un livre charmant, très facile à lire où même les situations les plus difficiles sont traitées par la douceur.

Karine, la plus âgée, est une femme séduisante, mais en dépression, suite à une liaison avec un pervers narcissique, et une dévalorisation de soi. Rémy, un jeune homme qui est en liberté conditionnelle après 4 ans de prison et un grand gaillard protecteur. Il a tué le compagnon de sa petite sœur, elle même décédée sous les coups du dit compagnon et reste rongé par la culpabilité. Enfin Clémence, à peine majeure est anorexique et a passé de longs mois en hôpital spécialisée. Son père, un homme violent a tué sa mère sous ses yeux. Un drame qui la fait se réfugier dans la privation de nourriture pour ne surtout pas devenir une femme autrement dit pour elle, une proie.

Et puis il y a le couple d'hôtes, charismatiques, qui ont choisi de retaper une vieille ferme et qui rêvent de vivre en autonomie. Sans parler de Jean, le seul qui parle à la première personne, toujours assis sur un banc pas loin de la ferme, un vieil homme rongé par la maladie qui observe ce petit monde, et discute poliment avec les nouveaux arrivés, dont il a tout de suite cerné les problèmes. Très vite, les règles sont établies, et les nouveaux arrivant sont mis au travail, progressivement. Bientôt des chèvres vont arriver, pour faire des fromages, et il faut bâtir leur grand enclos. Lors de ce travail difficile, Karine ancienne professeures d'histoire découvre un escalier étroit, caché dans la végétation luxuriante, et puis les tombes de 3 bébés. La gendarmerie est prévenue, un technicien de la police scientifique est présents. Les petits squelettes sont datés de 50 ans. Pas un cas très passionnant pour les institutions mais têtue Karine mène son enquête, aidée par Rémy qui gagne en force et Clémence qui gagne en assurance.

Ici les féminicides et les violences faites aux femmes sont le fil du livre, mais sans aucun pathos. D'ailleurs les explications du pourquoi ces 3 inconnus sont envoyés là ne sont divulguée qu'à petites touches, le lecteur lui aura compris depuis longtemps. Mais c'est la nature luxuriante, malgré la sécheresse, qui apaise les âmes. Belle démonstration de ce que l'immersion dans une ferme loin de tout peut être une excellente thérapie.

Si ce livre n'est pas le chef d’œuvre du siècle, il a le mérite de nous rendre heureux, l'écriture simple et apaisante de l'autrice, ainsi que des petits suspens, nous offre une bien jolie pause, dans nos vies sur-actives. Sans oublier l'histoire des Vosges, pendant la deuxième guerre mondiale, entre collabos et résistants où l'on peut encore trouver des bombes ou des mines. Ici on réinvente sa vie, on se découvre des passions, on se laisse bercer par le chant des oiseaux ou du coq malicieux qui braille à toute heure. Car la romancière n'oublie pas des petits traits d'humour. Bref si vous voulez faire une jolie pause, ce livre est pour vous ! Et nous incite à faire des pauses dans des forêts, des jolis paysages, loin des smarphones, ordinateurs et télévision !!


Extraits

  • Elle interrogeait son coeur, il répondait avec sa tête. Elle l'a fait remonter plus loin, quand il était petit, adolescent, toutes les situations où le couteau était là et tournait inlassablement. Ils ont décortiqué ses écorchures d'enfance qui s'étaient métamorphosées en rage enkystée. Les cicatrices invisibles qui tiraillent en profondeur. Les béquilles qu'il a trouvées pour mettre un couvercle sur sa rancoeur. Elle lui a fait revivre le jour où tout s'est déchiré d'avoir tellement gardé, encaissé, ruminé. La cuve pleine de fiel et de déception qui déborde de cette crasse des autres qu'on a trop acceptée.
    Il se souvient avoir beaucoup pleuré. Elle a été la première à lui avoir parlé de sensibilité. Au fil des séances, elle lui a appris à se comprendre et à se protéger.
    Il a fait de grands progrès. Maintenant, il se maîtrise, apprend à lâcher prise. A accepter. OK, je n'y peux rien, je passe mon chemin.

  • Tu ne peux pas mentir à un cheval en cachant tes émotions. C'est un animal subtil, d'un sensibilité sensorielle remarquable. Il nous perçoit très finement. Son statut de proie lui fait privilégier la relation aux autres, instinct grégaire.
    - C'est pour ça qu'ils sont malheureux s'ils sont seuls ?
    - Absolument.
    Un peu comme les humains, pense Rémy. Cette peur de la solitude pousse parfois à de mauvais choix. Comme sa soeur.
    Adrien a réfléchi un moment avant de poursuivre.
    - Nous, nous avons tendance à conscientiser tout ce qui nous anime, le cheval va te proposer de vivre et de le ressentir. Il réactive le coeur et le corps là où le cerveau prend trop de place. Il te ressent comme si tu étais un autre cheval. Si tu mets un couvercle sur tes émotions, il montrera des signes de stress, et dès que tu acceptes ce qui te traverse, il se détend. Une sorte de contagion émotionnelle. Un miroir grossissant. Tu ne peux pas mentir à un cheval en cachant tes émotions. C'est un animal subtil, d'un sensibilité sensorielle remarquable. Il nous perçoit très finement. Son statut de proie lui fait privilégier la relation aux autres, instinct grégaire.
    - C'est pour ça qu'ils sont malheureux s'ils sont seuls ?
    - Absolument.
    Un peu comme les humains, pense Rémy. Cette peur de la solitude pousse parfois à de mauvais choix. Comme sa soeur.
    Adrien a réfléchi un moment avant de poursuivre.
    - Nous, nous avons tendance à conscientiser tout ce qui nous anime, le cheval va te proposer de vivre et de le ressentir. Il réactive le coeur et le corps là où le cerveau prend trop de place. Il te ressent comme si tu étais un autre cheval. Si tu mets un couvercle sur tes émotions, il montrera des signes de stress, et dès que tu acceptes ce qui te traverse, il se détend. Une sorte de contagion émotionnelle. Un miroir grossissant.
    - C'est pour ça qu'ils sont malheureux s'ils sont seuls ?
    - Absolument.
    Un peu comme les humains, pense Rémy. Cette peur de la solitude pousse parfois à de mauvais choix. Comme sa soeur.
    Adrien a réfléchi un moment avant de poursuivre.
    - Nous, nous avons tendance à conscientiser tout ce qui nous anime, le cheval va te proposer de vivre et de le ressentir. Il réactive le coeur et le corps là où le cerveau prend trop de place. Il te ressent comme si tu étais un autre cheval. Si tu mets un couvercle sur tes émotions, il montrera des signes de stress, et dès que tu acceptes ce qui te traverse, il se détend. Une sorte de contagion émotionnelle. Un miroir grossissant. Tu ne peux pas mentir à un cheval en cachant tes émotions. C'est un animal subtil, d'un sensibilité sensorielle remarquable. Il nous perçoit très finement. Son statut de proie lui fait privilégier la relation aux autres, instinct grégaire.

  • Autour de lui, les cimes des grands arbres oscillent avec le vent, les feuilles bruissent, les insectes volent en tous sens dans une étrange danse, le bois mort repose et nourrit les vivants. Et lui, assis là, immobile, à se demander pourquoi. Pourquoi lui, pourquoi là, pourquoi cet éternel recommencement, quand le soleil se lève ?

  • Il rêve de l’odeur d’une pluie d’orage sur un sol brûlant, d’un lever de soleil sur une colline endormie, de toucher un arbre, qu’il ait cent ans ou deux seulement, de s’égratigner contre l’écorce, de regarder les feuilles tomber puis d’autres repousser au printemps suivant. Il rêve de tout ce qui raconte les recommencements. Les cerisiers en fleur qui annoncent le printemps, les agneaux dans les champs qui tapent dans les pis de leur mère pour grandir goulûment, les colchiques à l’automne qui font oublier l’été brûlant, les rentrées littéraires, le réveillon de Noël.

  • Il confie aux fleurs et aux feuilles immenses ses funestes pensées et sa colère. Les plantes n'ont qu'à onduler dans le vent pour les dissiper. Ce jardin est un filtre qui transforme le noir en couleur. Il vous happe, vous donne envie de danser dans les allées, vous bouscule, vous perd et vous retrouve, vous envoie dans la mousse et le long des ruisseaux, vous caresse la peau, vous prend par la main, vous ouvre les yeux sur le merveilleux et vous relâche à la sortie, lavé de vos émotions les plus tristes.

  • Enfouir des graines dans le sol, c'est un acte d espoir. On plante le récit d un désir possible.

  • Elle se sent vide de savoir. Certes, elle a étudié l’histoire, mais tant d’autres compétences s’offrent à elle comme à chaque être humain qui peuple cette terre et ne discerne du monde qu’une partie infime et ridicule. Elle en a le vertige.

  • Dans ce jardin, elle retrouve un sentiment de sécurité. Les plantes lui veulent du bien. Elle peut même ressentir leur gratitude d'avoir été arrosées, ou délivrées d'une herbe étouffante. En en prenant soin, elle se libère elle-même du processus envahissant du passé.

  • Ils aiment l'idée de cette clairière au milieu du vivant, qui traverse le temps. Les feuilles d'automne y tomberont, l'herbe de printemps y poussera. Des animaux sauvages viendront frôler les stèles, des insectes les escalader ont, le vent les caressé ra. Et elles seront toujours là, comme les absents dans le cœur de ceux qui restent.

  • Le vert, une couleur qui ne demande pas d’ajustement de l’œil, qui diminue physiologiquement l’excitation neuronale et les angoisses du passé.

  • Elle n'a pas seulement savouré un œuf frais, elle a aussi mangé un peu de gentillesse qui flotte au dessus de ce lieu, de la fantaisie qui pousse un peu partout, des nuages calmes qui passent sans se poser de questions et de l'insouciance des poules de M. Seguin qui se fichent des buses tournoyant plus haut dans le ciel.

  • A l'aube du premier jour en compagnie de cette nouvelle communauté, Adrien déambule dans la hêtraie avec son chien. Il aime ce moment où le soleil n'a pas encore dépassé la montagne. Où les nuages se colorent de rouge pour l'annoncer. Où les bancs de brume dans les coins froids des champs s'attardent à l'abri du vent avant de se dissiper. Où chante l'écho du premier train qui progresse dans la vallée en contrebas. Où il se sent plus proche des arbres que des humains. Il aime l'odeur d'humus des matins de printemps, le chant du pic épeiche dans la canopée, ses pas dans les feuilles de l'automne précédent.

  • Qui pensait qu'on en serait à ce point aujourd'hui en terme de sécheresse, de feu de forêt, d'inondation ? Tout s'accélère. Ici, nous voyons souffrir les arbres, les plantes, le sol, les rivières, au quotidien. Nous constatons la dégradation précipitée des conditions météo. Il faudra revenir à des métiers basiques, et à l'objectif simple de se lever le matin pour travailler à se nourrir, et se coucher le soir avec la gratitude d'avoir l'estomac satisfait.

  • Regarde là-haut, toutes les étoiles. Quand j'étais petite, mon père me disait qu'elles étaient là pour absorber nos soucis. Il y en a des milliards dans l'univers, alors on a le droit d'avoir chacun la nôtre pour veiller sur nous et aspirer nos peines. Il suffit de choisir la tienne et de lui faire confiance.



Biographie

Agnès Ledig est une romancière française, Après une expérience en agronomie, elle décide d’intégrer l’école de sages-femmes de Strasbourg. Spécialisée en prévention, contraception et accompagnement émotionnel des femmes, elle obtient son diplôme et devient sage-femme libérale. Elle est sage-femme libérale en Alsace jusqu'en 2015. Elle est l'épouse d'un agriculteur normand et mère de trois enfants.

Agnès Ledig commence à écrire en 2005, pendant la maladie de son fils Nathanaël, souffrant d'une leucémie. Pour répondre aux questions que posaient tous ceux qui se préoccupaient de Nathanaël, elle tenait un bulletin hebdomadaire. Un professeur de médecine qui suivait l'enfant lui a révélé son don de transmission et l'a encouragée à écrire. Quand Nathanaël est parti, elle ne s'est plus jamais arrêtée.

"Marie d’en haut" (2011), son premier ouvrage, a remporte le prix "coup de cœur des lectrices" du roman Femme Actuelle 2011.
En moins de cinq ans, Agnès Ledig s'est imposée comme l'une des romancières françaises les plus aimées du grand public. Ses trois best-sellers, "Juste avant le bonheur" (2013), prix Maison de la Presse 2013, "Pars avec lui" (2014) et "On regrettera plus tard" (2016) sont aujourd'hui traduits en 12 langues.
En 2016, elle publie son premier album jeunesse, "Le Petit Arbre qui voulait devenir un nuage", illustré par Frédéric Pillot, qui illustrera également son deuxième album, "Le cimetière des mots doux" (2019). En 2020, elle publie son septième roman "Se le dire enfin", suivi de "La toute petite reine" (2021).

voir ici : https://fr.wikipedia.org/wiki/Agn%C3%A8s_Ledig

Son site : https://www.agnesledig.fr/biographie



samedi 1 juin 2024

Julia May JONAS – Le délicieux professeur V. - Editions Dalva - 2023

 


L'histoire

La narratrice, la cinquantaine vit en colocation avec son mari, un professeur d'Université émérite, accusé d'avoir couché avec des étudiantes majeures et consentantes, ce qui est interdit. Pour des raisons financières, elle n'a pas divorcé, alors que le professeur est sous le coup d'une procédure disciplinaire. Et puis leur mariage était fondé, pour ces ex soixante-huitards, sur la libération sexuelle, où chacun pouvait vivre ses expériences. Elle même a eu quelques aventures très discrète. Et voilà qu'arrive le très beau jeune professeur Vladimir, un homme marié avec une enfant. Enfermée dans sa solitude de femme mature, elle se met à désirer cet homme trop beau. Mais est-ce juste un fantasme ? Une revanche sur son mari ?


Mon avis

Premier roman de Julia Jonas, ce livre a le mérite de s'intéresser aux femmes matures, aux seniors dans leurs ressentis.

Il y a le corps qui change face à la ménopause : prise de poids, peau moins ferme, et tous les complexes qui vont avec. La beauté de la jeunesse a disparu, le corps n'est plus un ami. Régimes, produits de soins luxueux, rien n'y fait. La narratrice doit vivre avec ce corps.

Son mari John, professeur émérite de leur petite université d'Albany, qui couche avec des étudiantes de 20 à 25 ans est convoqué pour un conseil de discipline, qui devrait l'exclure de sa chaire. Les deux époux ne se parlent plus, ils cohabitent dans leur jolie maison, se parlent peu et se disputent très souvent. Elle aurait pu divorcer. Mais elle, également enseignante, n'a pas des grosses ressources financières, et d'emblée de jeu leur couple s'est construit sur l'idée de la libération sexuelle, propre à leurs générations. Elle même a commis des petites incartades, très secrètes, et ne s'en vante pas.

Par contre à l'université où elle enseigne la littérature féminine et anime un atelier d'écriture, ses étudiantes, collées à leur smartphone, de la génération Me-too ne la comprennent pas. Pourquoi ne divorce-t-elle pas de ce monstre ? Et comme si cela ne suffisait pas, on lui conseille poliment de démissionner, ce qu'elle refuse.

Mais surtout, il y a l'arrivée de ce nouveau professeur, Vladimir, un homme séduisant, qui le sait et en joue. Sous le charme, notre héroïne fantasme sur cet homme qu'elle désire. Ils ont déjà une complicité intellectuelle. Marié à Cynthia, une très jolie femme, dépressive (à moins que cela ne soit qu'un caprice et une perversité déguisée, tant elle traite mal son mari), la narratrice la surprend dans les bras de son mari. Et c'est la goutte d'eau qui fait déborder le vase. Cynthia qui écrit un livre qui devrait être un succès lui pique le mari et est pressentie pour la remplacer. Elle monte donc un petit piège pour récupérer Vladimir et coucher avec lui. Mais au fond d'elle-même, ce n'est pas un réel désir. Elle n'a pas de sentiments pour cet homme, même si elle se persuade du contraire.

Ce premier roman est, à ma connaissance, l'un des rares qui s'intéresse à l'intimité et au ressenti d'une femme d'âge mur. Bercé de littérature, de projets de livres à écrire, il nous dresse le portrait d'une héroïne banale, tiraillée entre les démons de midi et l'amour qu'elle porte toujours, très enfoui, à son mari.

Même si elle juge que les jeunes étudiantes étaient conscientes et sûrement fascinées par un professeur charismatique, elle condamne tous ces hommes qui s'intéressent aux jeunettes, à leurs corps non entamé par l'âge, et se revendique elle aussi le droit d'avoir une aventure avec un homme plus jeune. C'est une autre forme de féminisme qui se joue là, et ce livre, malgré quelques longueurs a le mérite de nous faire réfléchir sur ces femmes moins désirables, parce que déjà vieilles aux yeux de tous, comme si la sexualité ne devait plus être une préoccupation. Combien de femmes de plus de 58 ans (l'âge de la narratrice) vivent seules, sans trouver un amoureux crédible et sincère ? Combien de femmes préfèrent aussi leur solitude et leurs routines pour ternir leur image et taire leurs besoins affectifs et charnels.

Pour le reste, je trouve le roman un peu long et une fin convenue. Mais notre héroïne dont on ne saura jamais le nom, n'est pas une femme d'action. C'est une intellectuelle qui a toujours « tout bien fait » dans sa vie. Une excellente scolarité, une fille au caractère bien trempé, qui vit avec une autre femme, des velléités d'écriture dans un milieu ou tout le monde veut écrire son livre, cette femme est touchante, dans ses doutes, ses questionnements, ses régimes ou ses excès d'alcool, ses relations compliquées avec sa fille, qui lui reproche son passéisme, ses collègues et ses étudiantes qui n'ont pas connu la belle époque des boomers et de la sexualité débridée.. Personnellement, je trouve que cette période post soixante-huitarde n'a pas été profitables aux femmes. Il fallait coucher pour être cool, pour se vanter auprès des copines, mais où est passé l'amour véritable, les sentiments et surtout celui de dire non quand le type ne vous plaisait pas. 

 

Biographie

Née en 1981, Julia May Jonas est autrice, metteuse en scène et direc-trice d’une compagnie de théâtre. Elle a enseigné dans plusieurs universités américaines et vit à Brooklyn avec sa famille. Elle donne des cours de théâtre au Skidmore College. Le délicieux professeur V. est son premier roman.

Son site : https://www.juliamayjonas.com/

Les éditions Dalva donnent la parole à des jeunes autrices.



vendredi 31 mai 2024

JADD HILAL – Le Caprice de vivre – Editions ELYSAD - 2023

 

 

L'histoire

3 jeunes cohabitent dans un immeuble parisien. Souleyman, ostéopathe cool, préoccupé par la condition animale, le narrateur Houmam qui rêve  de devenir un grand écrivain et la sulfureuse Warda, une journaliste grand-reporter passionnée de vérité.

Un trio de trentenaire, dont les caractères et les intérêts vont diverger lors d'un projet de Warda. Une analyse très fine de la jeunesse arabe en France loin des clichés.



Mon avis

Pour son troisième livre, le jeune auteur Jadd Hilal a choisi de s'intéresser aux relations de trois jeunes trentenaires d’origines musulmanes diverses.

Il a Souleyman, jeune homme cool, qui est ostéopathe de métier mais se passionne pour la cause animale et couche avec Warda sans se poser trop de questions sur l'avenir. Houmam lui rêve de devenir écrivain, erre dans le Paris cosmopolite et branché et est secrètement très amoureux de la seule fille du trio. Warda, une sacrée jolie fille, a un caractère bien tranché, et règne sur les 2 garçons avec une alternance de tendresse ou de cruauté. Car Warda s'est donné une mission : prouver que son grand-père a été parmi ceux qui ont été responsables des massacres de Juifs en Irak au début des années 40 . Elle s'indigne parce que les deux garçons ne la soutiennent pas dans son projet. Cette jeune femme, intelligente, éprise de vérité, féministe qui a rejeté tous les symboles de son éducation est le personnage central de ce livre. Elle passe son temps à se heurter avec Houmam qu'elle traite de tous les noms, parce qu'il ne la suit pas dans son projet. En fait le jeune homme qui a du mal à trouver sa voix d'écrivain est aussi tiraillé par sa vie parisienne et à son histoire familiale, à ce sentiment de culpabilité qui habite Houmam qui a choisi de ne pas suivre les siens en Palestine. Alors chaque fois qu'on s'en prend aux arabes, il se révolte, s'imagine que ce sujet est tabou car il ne fait que renforcer les préjugés, souligner leur sauvagerie. Ce a quoi Warda, affranchie de tous les tabous répond en le virant de leur colocation.

Le jeune auteur raconte avec beaucoup de justesse cette relation d'amour-haine, faite d'élans amoureux suivie de rejets tout aussi intenses. Cette version actuelle de Jules et Jim, d'une femme entre deux hommes, montre aussi combien il est difficile d'aimer tant que l'on n'a pas résolu sa propre quête d'identité. Un mal-être que le sexe et l'humour ne peuvent que dissimuler quelques instants. Drôle, pertinent, il nous montre la jeunesse actuelle, loin des clichés. Ce sont des jeunes bien intégrés dans la société française, malgré les questionnements internes d'Houmam, Lequel aime flâner dans Paris, et se prendre une sérieuse cuite quand tout devient ingérable. Et confond un peu ce qu'il prend pour de l'amour pour la trop flamboyante Warda avec le désir pour cette femme fascinante.

Ici pas de prêche pour ou contre une religion, on voit bien que ces jeunes s'en foutent totalement, ce qui leur importe c'est réussir dans leur métier ou leur quête (protection des animaux, recherche de vérité, quoi écrire), dans un style vif, non dénué d'humour ni de quelques noms d'oiseaux ! Finalement ces trois jeunes sont bien plus la représentation de la jeunesse d'aujourd'hui, quelque soit son origine. Et cela fait un bien fou !


Extraits

  • La Rose des sables Cette histoire commence avec la découverte que fit Warda Shahid. Je me souviens du jour, de l’heure, de l'instant où tout débuta. Où nous prîmes chacun ce chemin sans retour. C'était en 2017, un soir de juillet. Je quittais les locaux de Champenel à Paris, où je venais de discuter avec mon éditeur Tristan Phoriche de mon dernier manuscrit Hors-sol, et m'engageais rue Clovis. J'étais comme après chaque refus malheureux comme les pierres.
    Demeurait toujours, à trente-quatre ans, cette maudite sensation que l'écriture me faisait perdre mon temps. Plus nombreux étaient les mois que je consacrais à tel ou tel texte, plus pénible était l'amertume devant le «non». Même lorsque c'était «oui» d’ailleurs, le bonheur restait en demi-teinte. J'avais publié quelques années plus tôt mon premier roman, Jamais la nuit, qui eut un succès pour le moins discret. C'était une histoire compliquée, démonstrative, qui s'était vendue à une centaine d'exemplaires. J'avais été invité à la RCF, où un journaliste me demanda si j'avais écrit «un livre arabe ou un livre sur les Arabes» et cela fut le coup de grâce, s’il en fallait, à mes velléités littéraires.

  • Warda, Souleymane et moi prenions. Il me fallait trouver Rome. Notre Rome, à tous les trois. Je me mis à écrire. Je me mis à cette histoire que je raconte ici. Celle de notre trio d'amour et d'amitié, qui se séparait petit à petit et que je décidai de réunir tant bien que mal par mes mots. C’était surtout l’éloignement de Warda que j'essayais de conjurer, l'éloignement de ma rose des sables que j'aimais à en crever la bouche ouverte et pour laquelle je craignais de devenir un étranger. Je ne pouvais en vouloir qu'à moi-même. J'avais été un odieux paternaliste, pas vrai, à la juger, elle et ses recherches. Aussi paternaliste que tous ces types qui avaient passé leur temps à lui donner des leçons. Au cours de notre première année à Louis-le-Grand, il y eut déjà ce Brice qu’elle fréquenta et qui consacra des heures entières au Troquet des cœurs à ergoter sur l'importance de l'amour, du couple, de l’horizon à deux pour s'envoyer en l'air. Warda en vint un soir à lui hurler qu'elle ne désirait rien de plus que sa «bite», et l’homélie reprit de plus belle. Sa «bite», ne le saisissait-elle pas, n'était que «l'aboutissement».

  • Il y a de quoi être emmerdé de ce que cette affaire sur mon grand-père montrerait du Moyen-Orient, d’accord. Mais fermer sa gueule comme tu le fais ? Tu ne vois pas à quel point c’est lâche que tu n’écrives pas sur des cruautés de ce genre, plutôt que sur notre trio dont tout le monde s’en fout.

  • - La mort, la mort... Il n'y a pas que la mort dans la vie.Elle rit à sa tautologie.

  • Je me repris, curieusement, à rêver de la vie d'écrivain. C'était idiot, et on ne manqua pas de me le répéter. On me disait «tu es fou», on me disait «tu es irresponsable», on me disait «cinq pour cent! Cinq pour cent des auteurs vivent de leur plume, Houmam Basara! Et toi? Petit étranger né d’ailleurs tu crois en faire partie?» Que répondre? Comment signifier que ce n'était pas un choix? Que je ne souhaitais pas un nouveau travail, une maison à la campagne? Que je voulais seulement faire ce vers quoi tout m'arrachait aussitôt que je ne le faisais pas? Chaque film vu, chaque musique entendue, chaque livre lu. Comment dire que j'étais configuré à présent, comme un chien courant après une balle? Que c'était en somme écrire ou mourir? «Ne savez-vous pas qu'il y a le mot “vain” dans “écrivain”? Croyez-vous que je me fasse des illusions? Croyez-vous que je puisse faire autrement? Ne voyez-vous pas qu'il y a aussi le mot “cri”? Que le cri, on ne le retient pas?» C'est ce que j'aurais dû rétorquer. Mais je le dis, je suis de ceux qui échouent dans la vie. Qui s'en consolent par les mots.

  • Pendant que je bifurquais, désenchanté, dans la rue Descartes, je reçus un appel de Warda, Warda la «rose des sables» comme je la surnommai un jour en discutant avec Souleymane, le troisième et dernier membre de notre colocation de la rue Monge.
    — Ya Allah, mais combien de fois il faut que je t'appelle pour que tu décroches, Houmam? C'était un ton auquel elle m'avait habitué. Elle téléphonait à toute heure, en tout lieu et s’indignait quand nous ne lui répondions pas. Ce jour-là, notre conversation dura peu. J'eus seulement le temps de comprendre que son avion depuis Bagdad venait d’atterrir à Charles-de-Gaulle et que Souleymane et moi avions «intérêt à être là», que nous n’allions «pas en revenir». Je ne mesurais pas, ce soir de juillet, à quel point cela serait juste, à quel point nous ne reviendrions en effet jamais, à ce que nous étions. À quel point les trois bateaux de nos vies prendraient le cap vers une terre nouvelle, d'où ils ne feraient marche arrière.

  • La fameuse circonstance baudelairienne. J'y croyais dur comme fer. Je quêtais, depuis des mois, chaque occasion qui me poussait à prendre telle rue, tel métro. Pourquoi? Pour y trouver de l'inspiration pour écrire, un peu ; pour combler l'ennui, beaucoup. Cette fois-ci, le lapin blanc fut justement un livre de Baudelaire, les Tableaux parisiens, que tenait un homme s'engageant dans le club. Je le suivis et descendis des marches éclairées de rose. La moquette rouge au sol atténuait le bruit de nos pas et le tumulte de la rue extérieure se tut, pendant que nous processions l’un derrière l’autre. Arrivé en bas, je me réfugiai immédiatement sur un tabouret du côté du bar, d’où je fixai mes chaussettes. Quelle idée. Moi Houmam, dans un club de strip-tease? Moi, dont le cœur et les couilles sont prises par celle à qui je ne pus jamais rien dire d'autre que mon silence ? 

     

Biographie

Jadd Hilal, né en 1987, est un écrivain français, lauréat du Grand prix du roman métis de la ville de Saint-Denis de La Réunion, du Prix du roman métis des lycéens et du Prix de la première œuvre littéraire francophone pour son premier roman Des ailes au loin.
Après des études de littérature anglophone, Jadd Hilal a vécu un an en Écosse, puis a été journaliste pour la presse romande en Suisse. Actuellement, il est chargé d'enseignement à l'université Sorbonne-Nouvelle, doctorant à l'université Paris-Sorbonne, professeur de lettres et chroniqueur de philosophie sur Radio Nova.

Il publie son premier roman en 2018, Des ailes au loin, aux éditions Elyzad. D'origine libano-palestinienne, il s'est inspiré de son histoire familiale pour ce roman choral dans lequel se racontent quatre générations de femmes, de mère en fille, fuyant les guerres du Moyen-Orient, de 1930 aux années 2000, de Haïfa (Palestine) à Beyrouth (Liban), en passant par Bagdad (Irak) et Genève (Suisse). La condition féminine, l'exil sont les thèmes centraux de cette œuvre. Récompensé en 2018 à La Réunion par le Grand prix du roman métis et le Prix du roman métis des lycéens, le titre a figuré sur plusieurs sélections de prix littéraires.
En 2019, Jadd Hilal est lauréat du Prix de la première œuvre littéraire francophone et du Festival du premier roman de Chambéry. Il vit aujourd’hui à Lyon, où il est chroniqueur de philosophie pour radio Nova et professeur de lettres modernes à l’université Paris-Sorbonne.

lundi 27 mai 2024

Patricia MELO – Celles qu'on tue – Editions Buchet-Castel - 2023

 

 

L'histoire

La narratrice est une jeune avocate envoyée de Sao-Paulo dans la province de l'Acre, une région au nord-ouest du Brésil, à la frontière entre le Pérou et la Bolivie. Elle doit y recenser les violences faites aux femmes et les nombreux féminicides qui restent impunis ou peu punis, les Blancs, jugés comme la caste dominante ne se gênant pas pour violer, tuer, ou torturer des jeunes indigènes. Il peut aussi d'agir de maris violents, élevés dans le culte du mâle, souvent alcoolisés.

La région défrichée pour la culture du caoutchouc est aussi aux mains de cartels qui continuent (encouragés sous l'ère de Boslonaro) à défricher la forêt pour y faire de l'agriculture et de l'élevage.

Choquée par ces procès express, menacée par un petit ami qui a tout du pervers narcissique, la jeune femme va pourtant apprendre à aimer cette région dont la végétation luxuriante et qui est adoptées les tribus indigènes, notamment des femmes.



Mon avis

Voilà un grand livre et le dernier roman de Patricia Mélo qui est réputée pour être une auteure majeure de son temps.

Elle crée une héroïne, avocate à Sao Paulo, une femme courageuse qui est envoyée dans la région reculée de l'Acre. Elle doit y recenser les violences faites aux femmes et les nombreux féminicides. Elle même a été élevée par sa grand-mère, sa mère ayant été tuée par son père lorsqu’elle avait 4 ans et ce souvenir est totalement occulté de sa mémoire.

De plus son petit ami, qu'elle n'envisage pas comme compagnon de vie, lui retourne une gifle, puis la harcèle de mails où il s'excuse, puis menace, puis s'excuse, comportement typique du pervers narcissique. Mais pas seulement. Le machisme est de mise (le roman a été écrit sous la présidence de Bolsonaro), et le statut de la femme est remis en question. Celle-ci est une propriété, un objet bon à satisfaire les désirs de son mari (fiancé, concubin), d'élever les enfants et de tenir sa maison.

La société est également classée en castes : en haut les blancs, ceux qui détiennent l'argent et le pouvoir, puis les noirs, et tout à la fin les peuples premiers, les indigènes dont on aimerait bien se débarrasser puisqu'ils ont des terres intéressantes pour la culture.

Mais c'est sans compter sur la volonté tenace d'un groupe de femmes indigènes, de l'avocate des femmes et d'une journaliste. Ici les procès pour féminicides sont vite expédiés. Les jurés sont achetés par ceux qui ont commis des crimes horribles ou sont condamné à un peu de prison qui se transforme en sursis. Il y a toujours des circonstances atténuantes..

Ce roman est structuré en chapitre, avec en exergue, une liste non exhaustive des crimes et des femmes tuées. Certaines familles ne portent même pas plainte, sachant que la justice ne va pas les écouter, puis les séances avec des indigènes où elle s'initie à l'ayahuasca, décoction de plantes hallucinogènes, utilisée par les chamanes. De ses rêves éveillés, elle atteint un autre degré de conscience et renoue avec sa mère si absente. Mais elle porte en elle une rage contre ces hommes qui se croient tout permis, et rêve même de les tuer.

Avec ce livre, Patrica Mélo nous offre un grand roman, issus de témoignages. On sait qu'au Brésil et dans beaucoup de pays de l'Amérique latine, une femme est tuée tous les 6 heures.

Elle dénonce une justice corrompue, une culture machiste et patriarcale, dans un style fluide, mais sans concessions. Traversé heureusement par des moments d'humour et surtout l'amitié sororale de ces femmes en lutte. Et des moments de poésie dans la nature, en compagnie des femmes indigènes qui l'on adoptée.

Pourtant en 2006, le Brésil avait adopté la loi Maria da Penha contre les violences domestiques et familiales, considérée comme l'une des meilleurs au monde, mais elle reste impuissante, et n'est utile qu'à la femme blanche de la ville. Publié en 2019, le livre fait aussi référence à la politique génocidaire de Bolsonaro au pouvoir qui a causé de grands dégâts écologiques et humains en Amazonie, ajoutés à ceux déjà causés.

Une lecture universelle, car on peut penser à d'autres féminicides (en Iran par exemple), d'une clarté limpide et qui flotte un peu avec la magie des traditions indigènes, que personne ne pourra jamais éradiquer. Le roman pose aussi la question de la justice dans les états reculés, et le combat d'une poignée de résistantes (dont certaines sont assassinées comme la journaliste qui publie une photo où l'on voit l'avocat de 3 jeunes ayant violé, torturé puis tué une jeune fille de 14 ans) en train de discuter avec des jurés ce qui est totalement interdit dans le droit brésiliens.


Extraits

  • Voilà la conclusion à laquelle je suis arrivée au cours de ma deuxième semaine au tribunal : nous, les femmes, nous tombons comme des mouches. Vous, les hommes, vous prenez une cuite et vous nous tuez. Vous voulez baiser et vous nous tuez. Vous êtes furax et vous nous tuez. Vous voulez vous amuser et vous nous tuez. Vous découvrez nos amants et vous nous tuez. Vous vous faites larguer et vous nous tuez. Vous vous trouvez une maîtresse et vous nous tuez. Vous vous sentez humiliés et vous nous tuez. Vous rentrez fatigués du travail et vous nous tuez.

  • Je l’ai vu. Dans la salle d’audience, Milton & Rondiney & Edson & Nildo & Ricardo & Ítalo & Rodrigo & Fares & Brayan, tous avaient dit la même chose. Problèmes sexuels. Problème avec la boisson. Adultère. Certains venaient au tribunal en compagnie de leurs psychiatres, invoquant l’aliénation mentale. Je ne me souviens de rien, prétendaient-ils. Ayez pitié de nous, argumentaient-ils : nous sommes épileptiques. Nous sommes bipolaires au degré maximal. Nous sommes schizophrènes. Mais la vérité, c’est que la plupart sont totalement normaux et sains d’esprit, de la même façon qu’ils sont totalement assassins. Enfants, misère, chômage, alcoolisme, rien de tout ça n’est le véritable problème. La raison est tout autre : ils tuent des femmes parce qu’ils aiment tuer des femmes. Comme on aime aller à la pêche ou jouer au football.

  • Au XXème siècle. Les types venaient ici, depuis le Nordeste, pour fuir la sécheresse, pour travailler dans les exploitations d'hévéas, et ils venaient seules. Sans femme. Ils tuaient les indigènes malavisés. Les femmes étaient un produit de luxe ici. Alors on les volait. À leur père, leur mari, leur village. Et on les vendait. On achetait une femme pour le prix de cinq cents kilos de caoutchouc. Quand j'ai su ça je me suis dit : putain, moi, putain, moi, avec mon caractère pas gentillet pour un sou, avec mon sang chaud, moi, qui vit de mon argent, qui ne courbe l'échine devant rien, moi, avec ma langue bien pendue, célibataire, sans enfants, avec mon cœur plein de haine à déverser, je vais maintenant travailler dans cet endroit où hier encore on chassait les femmes dans la forêt au lasso ? Où les femmes étaient vendues, commandées, volées ? Ça sent mauvais pour l'Acre, je me suis dit, m'a-t-elle raconté en lâchant un éclat de rire sonore, presque scandaleux J'aime bien être le cailloux dans la chaussure de ces gens-là.

  • Je vais devoir faire attention avec toi, avait-il répondu. Une femme intelligente, c’est la merde. Ce qu’il me disait en réalité, à ce moment-là, c’était qu’en général les femmes sont bêtes. Mais bien entendu, étant sous le charme et intoxiquée par mes propres hormones, je ne m’en étais pas rendu compte. Pire : j’avais inversé les signaux, transformé le négatif en positif.

  • Peut-être bien qu'un jour, dans le futur, je ne me souviendrais plus de l'odeur lourde, dense, de la terre réchauffée par le soleil après une pluie torentielle dans la sylve. Mais je n'oublierais jamais à quel point le concept de solidarité de ce peuple m'a surprise, un concept qui peut ne pas entrer dans la logique du envahit-tue-pille-vole-et-vend qui marque tout pays colonisé, mais qui, dans la pulsation de la vie de la forêt, dans le déploiment ininterrompu des cycles de naissance, de floraison, de décomposition et de retour à la poussière de la nature, se révèle structurel pour l'idée de survie humaine.

  • Le dentiste assassin s'était blessé le bras droit avec le couteau qui lui avait servi à tuer sa femme. Avant de se présenter à la justice avec son avocat hors de prix, son état s'était compliqué, et il avait perdu son bras. Le jury a trouvé que cela était déjà, en soi, une punition suffisante. Un dentiste sans bras droit est comme un chanteur sans voix. Un narrateur sans langue. Un joueur de foot sans pied. Le pauvre. Alors, le dentiste homicide est sorti du procès par la grande porte du tribunal, tout sourire, sa nouvelle petite amie accrochée à son bras bionique.

  • Tuer des femmes est la soupape de sécurité de la mono-haine des protomachos. Bien sûr que je parle d'une façon générale. Une partie des protomachos déverse sa fange sur les homosexuels, les immigrés, les transgenres, les noirs, les pauvres mais la majorité, la grande majorité, concentre toute sa haine sur les femmes.

  • Carla travaillait depuis près de quatre ans dans l'Acre, elle avait une compréhension de cette réalité qui m'échappait totalement. Ce qu'elle me disait là, c'était que nos institutions ne sont pas préparées pour s'occuper des peuples indigènes.

  • Takuna était une déesse solitaire qui vivait dans une grotte du soleil, à côté d’un pied de cuiatá, un arbre sacré dont les graines lui assuraient santé et beauté. Mais Takuna avait beau être forte et en forme, elle n’était pas heureuse. Elle ne pouvait pas jouer, ni parler, ni danser, parce qu’il n’y avait personne d’autre dans le trou du soleil. Alors Takuna a décliné peu à peu jusqu’à ce que le soleil ait une idée.

  • Une des tâches les plus importantes du nouvel ordre planétaire sera de s'occuper du traumatisme des animaux qui on souffert de la cruauté humaine. Tu n'imagines pas à quel point la faune est furax contre nous. Je ne parle pas seulement des boeufs, des vaches et des poules, qui vivent et meurent de la façon la plus cruelle qui soit. Les abeilles sont furieuses, et les baleines, punaise, t'imagines pas à quel point les baleines sont révoltées de devoir avaler des tonnes de sacs plastiques ;...presque toutes les espèces animales nous détestent profondément, parce que nous avons généré un massacre d'animaux sans pareil dans l'histoire du monde. En matière d'éradication, nous sommes plus puissants que les incendies, les inondations, les cyclones et les tremblements de terre. Rien n'égale le pouvoir humain quand il s'agit d'éradiquer la vie animale.

  • Des gens racontent que les gosses étaient jetés en l'air et rattrapés par le ventre, embrochés sur la pointe de la lance. Je n'en doute pas. Ces colonels des berges, dont les villes portent aujourd'hui leurs noms, sont tous des assassins..Ces gens là n'ont jamais respecté la démarcation des terres indigènes.

  • Nous avions brûlé tout ce qui leur appartenait : les vêtements ensanglantés. Les souvenirs. Les chaussures. Les ceintures. Les envies. Les chapeaux. Les portefeuilles. Les cheveux. Les idées. Les papiers. Pour qu'ils ne nous tirent pas vers la terre des morts. Ou qu'ils ne soient pas tentés de rester parmi nous, comme des ombres.

  • Mais je n'oublierai jamais à quel point le concept de solidarité de ce peuple m'a surprise, un concept qui peut ne pas entrer dans la logique du envahit-tue-pille-vole-et-vend qui marque tout pays colonisé, mais qui, dans la pulsation de la vie de la forêt, dans le déploiement ininterrompu des cycles de naissance, de floraison, de décomposition et de retour à la poussière de la nature, se révèle structurel pour l'idée de survie humaine.

  • Tout à coup, j’ai entendu résonner en moi la voix de Zapira, anô gueda iu ra rauê gueda, et je voyais les pieds nus des indigènes, sur la terre battue, des pieds enfilés dans des tennis, tongs, vieilles baskets, sandales de plastique, chaussures usées jusqu’à la corde, et mes pieds, tous marquant le rythme, terô, terô, terô, auê, les mains de Zapira tressant des lanières de babaçu, et le vent dans les cocotiers, et la Femme aux Pierres Vertes, la promenade dans la sylve, le courbaril géant de plus de trente mètres de hauteur, moi à côté de cet arbre colossal (je suis minuscule sur la photo prise par Marcos), et le symbole de la clé sur ma pierre verte, le bain dans le lac au clair de lune, les guerrières chevelues, mes pensées semblaient être des singes sauvages, sautant de branche en branche, des petites paillotes du village à ma table de travail, pleine d’assassins, de violeurs, d’agresseurs, d’abuseurs, des odeurs de la sylve à la gifle d’Amir sur mon visage, puis à la végétation poussant librement partout, et aux aras, tinamous, toucans, harpies féroces, hoccos, agamis, et au goût du cipó, mes pieds dans l’eau fraîche.

  • Rien de plus facile que d'apprendre à détester les femmes. Les professeurs ne manquent pas. Il y a le père. L’État. Le système judiciaire Le marché. La culture. La propagande. Mais ce qui l'enseigne le mieux, d'après Bia, ma collègue du cabinet, c'est la pornographie. 

      

Biographie

Née à Rio de Janeiro , le 02/10/1962, Patrícia Melo est une écrivaine brésilienne, auteure de romans policiers.
Elle a d’abord travaillé comme scénariste pour la télévision. À partir de 1993, elle signe des épisodes du feuilleton "A Banquira do povo" et de quelques adaptations pour des téléfilms, notamment de "Élémentaire, ma chère Sarah" ("O Xango de Baker Street") de Jô Soares.
En 1994, elle se lance dans le roman policier avec "Acqua Toffana". Depuis, elle explore l’univers violent des quartiers pauvres dans "O Matador : le tueur" ("Ô Matador", 1995) puis dans "Enfer" ("Inferno", 2000), qui raconte, de façon très réaliste, l'ascension et la chute d'un caïd de la drogue dans une favela de Rio de Janeiro. Le roman est récompensé par le prix Jabuti 2021, l'un des prix littéraires brésiliens les plus prestigieux.
En 2010, elle signe "Le voleur de cadavres" ("Ladrão de Cadáveres"), roman noir qui se déroule dans la chaleur torride du Brésil. Un livre fort qui interroge la mince frontière qui sépare le bien et le mal.
Son roman, "Celles qu’on tue" ("Mulheres empilhadas", 2019) nous embarque entre réalité et cauchemar, dans une enquête où la violence prime sur la loi.
Patrícia Melo a quitté São Paulo pour la Suisse, où elle vit avec son mari, le chef d'orchestre John Neschling (1947), qu'elle a épousé en 2012.

dimanche 26 mai 2024

JR DOS SANTOS – Vaticanum – Pocket 2018

 

 

L'histoire

Tomas Noronha, historien réputé, a été engagé par le Vatican, pour répertorier ce qui se trouve dans les catacombes sous l'édifice papal, et notamment rechercher les ossements du premier pape de la chrétienté l'apôtre Pierre. Mais il est convoqué par le Pape Pierre lui-même qui lui demande son aide car il a reçu des menaces de mort, et il prend cela très au sérieux en se référant aux prophéties de Sainte Fatima et des écrits de Malachie. Mais pour Tomas, qui a l'esprit rationnel d'un archéologue cela ne tient pas et il tente d’apaiser sa Sérénissime. Mais quand le soir même le Pape se fait enlever, sur une revendication émanant d'un groupuscule affilié à l'Etat Islamique, le temps est compté pour sauver le pape.



Mon avis

Dans la mouvance des polars historiques, si vous aimez ce genre, voici JR Dos Santos que certains connaissent sûrement. Dans la lignée d'un Dan Brown ou d'Henri Lovenbruck, il a une place importante, chaque livre de l'auteur portugais est un best-sellers au niveau des ventes.

Mais avec un petit plus. Avant de nous livrer ce polar qui se lit tout seul, il se documente particulièrement. Et ici ce sont les magouilles de la Banque du Vatican qui sont mises aux jours (avec en fin de livres, toutes les sources consultées).

Pour autant, il n'échappe pas aux codes de ce genre de livre : notre enquêteur très intelligent et d'une grande culture va bien évidemment résoudre l'enquête et identifier les coupables. Mais on y retrouve quelques personnages un peu clichés : la trop belle responsable d'un cabinet d'expertise comptables pour vérifier les comptes du Vatican et qui va de désillusions en désillusions. Le chef de la police judiciaire, un parfait crétin qui jure à toutes les phrases (ce qui en fait un personnage hilarant). Le débonnaire secrétaire de sa Sainteté dont le mot ascétisme ne fait pas partie de son vocabulaire panique sans trop savoir quoi faire.

Alors que le monde entier à les yeux rivés sur la place Saint-Pierre, Tomas lui reste persuadé qu'il ne s'agit pas d'un complot fermenté par l'EI, mais d'une affaire de gros sous. En accédant à des archives secrètes, il se rend compte que la Banque du Vatican n'est rien d'autres qu'une banque qui blanchit l'argent sale de la Maffia. Hors le pape actuel a juré de réformer totalement l'institution suite à l'audit du cabinet des comptables. Outre la curie qui vit dans des logements de prestiges à Rome, et reçoit des salaires digne du PDG de Total, la banque qui n'a signé aucun accord international.

Même si l'ouvrage est bien documenté, il y a trop de redites, comme si le lecteur n'était pas capable de comprendre tout seul. Et cela sur 744 pages tout de même.

Bon c'est vrai qu'on est happé par l'histoire, enfin ce n'est pas le chef d’œuvre du siècle. Il pèche un peu par les messages cryptés qu'un amateur décoderait facilement, et par des longueurs. Notre héros passe son temps à fuir la police, les deux agresseurs du Pape embauchés par la maffia et le dénouement est assez attendu. On se doute bien que les ravisseurs ont bénéficié de complicités internes, et il ne faut pas longtemps pour les identifier.
Enfin bon çà reste quand même un petit plaisir à lire, mais dont on oubliera vite l'intrigue et le livre.


Extraits

  • Mourir n’était peut-être pas si terrible que ça. La mort n’était rien de plus qu’un passage, tout dans l’univers se transformait, chaque chose, à tout instant, avait un début et une fin. La transformation permanente voilà l’essence de l’existence…

  • Nul ne peut servir deux maître: ou il haïra l'un et aimera l'autre, ou il s'attachera à l'un et méprisera l'autre. Vous ne pouvez servir Dieu et l'argent.

  • Il venait de passer les dernières minutes à repousser la conclusion qui s'imposait à lui, s'efforçant de chercher une explication honnête; on parlait tout de même de la banque du Saint-Siège. Le Vatican blanchit de l'argent sale.

  • Tous ceux qui doivent prendre régulièrement des médicaments savent parfaitement quoi prendre et à quelle heure. Si l'Effortil doit être pris au coucher, on le prend au coucher. Personne ne se réveille au milieu de la nuit pour avaler des quantités industrielles de médicaments, ça tombe sous le sens.

  • Le problème, c’est que la trahison fait également partie du christianisme. N’a-t-il pas fallu que Judas trahisse le Seigneur pour trente deniers pour que Jésus soit crucifié puis qu’il ressuscite ?

  • Pour quelle raison Jean-Paul II a-t-il ignoré les crimes commis par le président de la banque du Vatican et ses comparses? Et pourquoi s'est-il uniquement focalisé sur l'argent?

  • Les cardinaux de la curie, par exemple, vivent confortablement dans des logements luxueux de quatre cents à six cents mètres carrés, dans les quartiers les plus chers de Rome.

  • S’il avait accepté que sa fiancée ne l’accompagne pas, c’était pour accomplir les désirs du chef de l’Église catholique. Comment aurait-il pu refuser la convocation du représentant de Dieu sur terre ?

  • Ma maison sera appelée une maison de prière pour tout les peuples. Mais vous en avez fait une caverne de voleurs.

  • Une espèce de narcissisme théologique conduit de nombreux membres de la curie à penser qu'ils sont au-dessus des autres, mais surtout que rien n'existe au-delà d'eux-mêmes.

  • Un de ces jours, on va montrer des images de Jésus sur la Croix avec une cigarette au bec et on dira aux fidèles à la messe que les fumeurs iront au paradis !

  • La seule chose aussi vieille que les prophéties annonçant la fin du monde est leur échec.


Biographie

José António Afonso Rodrigues dos Santos (J.R. dos Santos) est un journaliste, essayiste et romancier portuguais né en 1964.
Fils d'un médecin, alors qu'il est encore bébé, sa famille déménage vers Tete, où il vivra jusqu'à l'âge de neuf ans. À la suite de la séparation de ses parents, il part vivre à Lisbonne avec sa mère, en 1974, mais les difficultés financières de cette dernière l'obligent à repartir vivre avec son père à Penafiel, au nord du Portugal. Son père s'adaptant difficilement au Portugal, ils partent vivre à Macao en 1979. En 1981, âgé de 17 ans, José Rodrigues dos Santos commence sa carrière de journaliste au sein de Radio Macau.

En 1982, il retourne au Portugal. Il fait ses études en journalisme à la Nouvelle université de Lisbonne dont il sort diplômé en 1986. De 1987 à 1990 il travaille pour la BBC à Londres. Il présente depuis 1991 le journal télévisé de 20h sur RTP1, première chaîne publique portugaise. Grand reporter, correspondant pour CNN (1993-2002) et la BBC, José Rodrigues Dos Santos a parcouru le monde pour couvrir les plus grands conflits (Israël, Palestine, Liban, Irak, Bosnie, Serbie, Libye...) et a été primé trois fois par CNN.

En 2000, il obtient son doctorat en sciences de la communication avec une thèse portant sur les reportages de guerre, "Crónicas de Guerra", à l'Université nouvelle de Lisbonne, il y est également professeur. "A Ilha das Trevas", son premier roman, a été publié en 2002. Il s'est imposé, avec la saga "Tomás Noronha" (2005-), comme l'un des plus grands auteurs de thrillers historiques et scientifiques en Europe et aux États-Unis. Ses romans, dont plusieurs best-sellers, sont traduits dans plus de 18 langues.
Marié en 1988 et père de deux filles (nées en 1998 et 2001), il vit à Lisbonne.

Son site : https://joserodriguesdossantos.com/en/home-en/


mardi 21 mai 2024

Pierre CHAVAGNE – La femme paradis – Editions Le Mot et le Reste – 2023 -

 

 

L'histoire

Depuis 6 ans, une femme quasi amnésique vit dans une grotte cachée par la forêt sur un causse dans le sud du pays. Elle passe ses journées à pécher dans la rivière en contrebas, poser des pièges, cultiver un petit jardin. Elle ne possède pas grand chose, quelques objets de sa fuite (ce dont elle se rappelle difficilement), un couteau aiguisé et une carabine avec peu de munitions. Sa plus grande peur : qu'un intrus découvre son refuge qu'elle garde comme une lionne. Elle connaît par cœur son territoire et décide qu'il est inviolable. Quand une détonation se fait entendre dans la vallée, elle part en chasse. Peu à peu des souvenirs remontent.


Mon avis

Étonnant petit livre de 144 pages, qui fait une belle place au « nature writing ». Cette catégorie littéraire, popularisée notamment par les éditions Gallmeister met la nature ou un de ses éléments (une forêt, une rivière, un lac, une montagne mais aussi des conditions climatiques : sécheresse, gel et) au centre de l’histoire pour en faire aussi un personnage principal. Cette littérature a toujours existé mais sans qualificatifs. On peut citer Jim Harrison comme le plus connu des auteurs de nature writing par exemple). Ce genre littéraire prend de l'ampleur, avec la prise de conscience du réchauffement climatique.

Voilà donc une femme, totalement seule depuis 6 ans, qui a perdu la mémoire de son passé, où il ne reste que des brides. Elle sait que son mari est mort, et que le monde était en proie à des violences urbaines, des pannes d'électricité mais cela ne la touche pas. Elle a décidé de s'isoler de l'humain qu'elle finit par détester pour vivre sa vie presque monacale dans ce lieu qu'elle a trouvé par hasard. Une grotte a demi-cachée, dans la forêt, qui est sa résidence principale, bien gardée mais aussi tout un pan de ce paysage, avec sa rivière qui coule en bas, des rochers, la broussaille est son territoire qu'elle défendra coûte que coûte. Elle s'astreint à une discipline de fer, son temps étant occupé à assurer sa nourriture : chasse avec d'anciens pièges laissés par les braconniers, pêche, elle cultive même un petit jardin où poussent des pommes de terre, des poireaux sauvages, de la bardane et autres plantes. De plus elle a des cachettes un peu partout sur le plateau. Elle s'astreint tout les jours aux mêmes rituels, et écrit un journal dans un précieux carnet et un tout aussi précieux stylo.

Mais un jour, elle entend une détonation dans la vallée. Une autre présence humaine donc et cela lui est intolérable. Elle va pister l'intrus puis le tuer (il avait essayé de la tuer aussi avant), et le jette dans la rivière. Sans remords ni regrets, elle récupère les quelques objets qu'avait l'homme. En hiver sur le sol gelé, un autre randonneur importun se fait aussi tuer et elle récupère un sac contenant une liseuse, et un panneau solaire. La lecture, qui lui a tant manqué, devient alors sa principale activité, mais elle se reprend très vite. Elle sent qu'un autre individu est là. Encore une traque à venir. Mais petit à petit ses souvenirs de sa vie d'avant remontent, jusqu'à retrouver la totale mémoire des événements qui l'ont conduite là.

On ne saura jamais son nom.

Étrange roman où la vie en société est devenue infernale (violences urbaines etc) mais où des communautés d'entraide s'organisent. Il me fait un peu penser au livre de Marlen Hopshaufer « le mur invisible » autre dystopie mais qui s'arrête quand la narratrice n'a plus de papier et d'encre pour terminer son récit.

Ce livre mélange subtilement la beauté de la nature à la violence de cette femme qui a choisi volontairement cette vie d'ermite qui n'en n'est pas une. Car il lui faudra aussi un long cheminement intérieur pour comprendre qu'on ne peut pas vivre seule et que l'amour d'un être cher ou d'amis est nécessaire à l'épanouissement. Et que la loi de la jungle où il faut toujours être le plus fort, contre les animaux prédateurs, contre les éléments est épuisant.

C'est aussi le rejet d'un consumérisme aveugle, et du travail subi. La nature aussi belle que dangereuse est un endroit à préserver. D'ailleurs la femme ne prélève que ce dont elle a besoin pour manger. Son cœur s'est endurci. Elle se souvient que son mari est mort. La seule chose qui lui importe est donc « son territoire »,exactement comme les animaux marquent le leur.

Dans une écriture limpide, au mot juste, se côtoient les deux cotés de l'âme humaine : la sauvage et violente enfouie en nous par la bienséance, l’éducation, le désir de bien faire et notre part lumineuse, capable de se réjouir des premiers rayons du soleil ou du chant d'un oiseau, capable d'empathie.

Ce petit livre est dérangeant dans son atmosphère où les angoisses de cette femme (la peur de retrouver un contact humain) l'amène à oublier tout sens moral, jusqu'à la prise de conscience finale. Un livre qui dans la multitude des thèmes effleurés nous renvoie à la question fondamentale : que sauver quand tout s'écroule ?

Voilà un livre qui vous happe, et qui vous scotche, car jamais vous ne lirez une histoire aussi simple et originale, qui oscille entre la beauté de ce coin perdu et l’ambiguïté de cette femme pour laquelle survivre est le seul but.


Extraits

  • Son œil fixe la frontière. À l’ouest, une colline nue et ronde, tachée de genêts ; à l’est, une forêt de pins noirs au garde- à-vous ; entre les deux, s’étirant du nord au sud, un plateau karstique, une étendue rase, sans arbre ni buisson, aux herbes trop courtes pour onduler dans le vent. Tout y est figé. Seules les ombres changeantes des plus gros rochers posés là insufflent la vie. Un sol lunaire sur lequel prospéraient moutons et chèvres quand il y avait encore des bergers. Aucune trace de chemin ni de construction. Les poteaux des clôtures ont été repris et brûlés. Un ruisseau dégoutte de la colline et serpente en pente faible entre les blocs de granit. Le débit est ténu. Elle n’entend rien.

  • La peau de la truite grésille sur le feu. Les odeurs de thym et de romarin embaument. Pour l’occasion, elle épluche une pomme de terre et un poireau sauvage. Elle songe à Belle du seigneur. La patience est mère de toutes les vertus : cinq jours pour qu’une truite pénètre dans le piège ; cinq nuits de lecture pour parvenir à bout des 853 pages. Elle irradie d’une joie simple et directe qui ne s’encombre d’aucun but ni d’aucune route. La journée a été merveilleuse. Dehors, les rayons déclinants participent à son bonheur. Elle rend grâce. Elle est riche de nouvelles émotions et s’apprête à déguster un poisson grillé.

  • Mes souvenirs sont des crépuscules ; aucune de mes histoires n’a de commencement.
    Son œil fixe la frontière. À l’ouest, une colline nue et ronde, tachée de genêts ; à l’est, une forêt de pins noirs au garde- à-vous ; entre les deux, s’étirant du nord au sud, un plateau karstique, une étendue rase, sans arbre ni buisson, aux herbes trop courtes pour onduler dans le vent. Tout y est figé. Seules les ombres changeantes des plus gros rochers posés là insufflent la vie. Un sol lunaire sur lequel prospéraient moutons et chèvres quand il y avait encore des bergers. Aucune trace de chemin ni de construction. Les poteaux des clôtures ont été repris et brûlés. Un ruisseau dégoutte de la colline et serpente en pente faible entre les blocs de granit. Le débit est ténu. Elle n’entend rien. Allongée sur le ventre, immobile, l’humidité du sol infuse sa chemise à hauteur de poitrine, l’air glacé lui griffe les joues, un vautour fauve plane en cercle à son zénith, elle ne bouge pas. Elle attend.
    Hier, dans cette zone, aux confins de son territoire, il y a eu une détonation.
    Elle balaye le causse d’un regard alangui. Elle ignore ce qu’elle cherche alors elle ne s’attarde sur rien. Ses pupilles dilatées flottent dans le paysage, elles s’habituent aux dégradés de vert, de gris, de noir, aux variations de lumière, découvrent des formes, fouillent les ombres. Les rondeurs de la colline dessinent le buste d’une femme généreuse, soulignent son front, son nez, son épaule, son sein lourd jusqu’à l’auréole vert empire de son sexe clair que délimite un tapis de myrtilles sauvages. À la lisière de la forêt, l’œil se fatigue. La vision se brouille comme à travers un grillage. Que distinguer à trois cents mètres dans un enchevêtrement de troncs ? Alors, elle recherche l’indice d’une présence dans l’agitation des branches basses. La nature est harmonie, elle quête la dissonance : la présence humaine.
    Les va-et-vient la bercent. Elle s’engourdit. Une ombre apparaît à sa gauche. Sursaut. Un chien surgit sur la hauteur et dévale les hanches de la déesse endormie. Accélération du cœur. Il est rejoint par un, deux, trois, puis quatre autres bêtes : ce sont des loups. Ils se dirigent vers la forêt. Dans sa position, contre le vent et dos au soleil, elle ne risque rien. La meute s’arrête au ruisseau pour se désaltérer. Elle se hisse sur les coudes pour mieux les observer. Le loup le plus massif pointe son museau dans sa direction. Elle se raidit. Il reste dans cette position un temps infini. Masque de poils blanc, yeux jaunes. Il l’a devinée. Elle bloque sa respiration et étouffe l’épouvante des contes de l’enfance. Il aboie. Les autres loups se tendent vers elle. Il aboie une seconde fois et la meute repart d’où elle est venue. Le corps de la femme s’affale comme une voile morte.

  • En ville, mon esprit était comme une luciole enfermée dans un poing, ma présence au monde avait la vitalité du mannequin de plastique dans la vitrine d’un grand magasin – proportions idéales dans des tissus fleuris, coquette, invisible, je décorais.
    En forêt, tous les animaux savent qui je suis. Ils me craignent, me fuient, aucun n’est insensible et, peut-être, l’un d’eux me dévorera. Ce sera sans méchanceté. Ma lumière finira dans l’estomac d’un sanglier, d’un lynx ou d’un loup, alors j’appartiendrai entière à la vie sauvage. Tout vaut mieux que l’indifférence. Desserrer l’étreinte, s’évader et vivre tel un phare dans l’obscurité du monde.

  • Je demande pardon à Pierre et pardon à Nora. À force de solitude, je me suis entêtée à les oublier. Tout s’éclaire maintenant. J'étais femme et j'étais mère. J'étais moi et j'étais eux. La survie est inutile si on oublie cela. L'homme vaut plus que la somme de ses cellules. Les liens qu’il tisse avec ses semblables et avec son environnement sont plus importants que lui-même. Il vit au-delà des limites de son corps. Il refuse les frontières. Il est le baiser. Il est le souvenir qu’il sème dans l’éternité. Il est le seul être de la création à s’émouvoir d’un coucher de soleil. La biologie ne comprend rien à la poésie. L'amour existe les hommes finiront par l'entendre. Je l'ai compris trop tard. L'amour existe, sinon nous ne servons à rien.

  • Les rondeurs de la colline dessinent le buste d’une femme généreuse, soulignent son front, son nez, son épaule, son sein lourd jusqu’à l’auréole vert empire de son sexe clair que délimite un tapis de myrtilles sauvages.

  • L'intuition n'est pas un sixième sens, c'est la synthèse de tous les sens, l'évidence du corps qui se connecte au monde.

  • Au début, je pleurais pour un rien. J'ai trouvé ma consolation à l'orée d'une clairière. Quand je suis trop pleine de chagrin, je me décharge au creux d'un vieux châtaignier occupé à mourir. Il est ma chapelle. Je me glisse en son sein et l'arbre emploie ses racines à enfouir ma tristesse. Je l'ai baptisé théâtralement : « L'arbre de toutes les peines ».

  • L'homme invente pour se consoler de n'avoir rien créé. Il étiquette pour ne pas se perdre dans ce monde indéfini, il baptise pour laisser une trace, pour exister, pour ne pas mourir tout à fait.

  • La nature est un enseignement continu, une classe debout et remuante où l'essentiel se partage dans les infinies variations de lumière, de pression, ou d'humidité. La roche palpite, la sève circule sous l'écorce, la mousse aspire l'eau, les champignons jaillissent au ralenti après la pluie. Tout vibre: le silence, la vie, la mort et le bonheur dans une égale énergie.

  • Il y a plusieurs durées dans une vie. La régularité du temps qui s'écoule est une invention de l'homme. Au grand dam des horlogers, le temps est malléable et subjectif; les périodes d'ennui diffèrent de celles du jeu. L'enfant l'a compris, son temps s'étire interminable comme un élastique qui ne casserait jamais. Il veut s'échapper du temps, aspire à la nature, à l'épuisement de la course en forêt. À l'inverse, entraîné dans la vie moderne, l'adulte comprend que la minute présente ne lui appartient plus. Les secondes fileront jusqu'à sa mort sans qu'il n'y puisse rien. Et avec l'âge, le mécanisme accélère.

  • Nous ne sommes que cela. Des machines chimiques à produire des molécules. Des endorphines et de la sérotonine, plus ou moins dosées définissent notre personnalité, nos vices et nos vertus, nos joies et nos peines. Le libre arbitre est une plaisanterie comme les sentiments sont une Illusion. Une seule question importe: où se loge l'amour dans cette fragile biologie?

  • J'écris dans l'urgence. Peut-être que demain, il sera trop tard. J'ai repoussé plusieurs fois les assauts. Il faut le crier : les hommes sont nuisibles. La confiance est rompue. Je le raconterai plus tard. La mémoire est une toile d'araignée fragile qui se déchire si on la brusque.

  • Je prélève ma part, ni plus ni moins. Je tue pour vivre, pour ma sécurité et ma nourriture. Dans la société, c'est la même tuerie sauf qu'ici, je ne délègue pas mes besognes au boucher et au militaire. Dans la forêt je m'expose, je me salis.

  • La survie dans le monde sauvage répond à une succession de choix, c’est une balance qui pèse le bénéfice d’une action et son risque inhérent.

  • J'ai construit ma maison haut perchée, comme un château cathare, barricadée dans un cercle dont le rayon avoisine les trois heures de marche. Mon territoire s'étend sur un peu plus de deux cents quatre-vingts hectares, comme celui d'un aigle royal. J'en fais le tour en une journée ― dix-neuf kilomètres si les mathématiques disent vrai. J'ai de l'eau, du bois, des herbes, des baies, du poisson, des écrevisses, des petits animaux que je piège, du silence et de la solitude. Tout cela est suffisant quand on l'a choisi.


Biographie

Pierre Chavagné, né en 1975 en banlieue parisienne, vit et travaille dans le Sud de la France. Auteur Academy est son premier roman.

Voir ici : https://www.youtube.com/watch?v=yGB3vnISRYk