mardi 5 novembre 2024

Emily ST JOHN MANDEL – Station Eleven – Rivages 2016 -

 

L'histoire

Un acteur jouant le Roi Lear de Shakespeare meurt tout d'un coup sur scène. Jeevan, un jeune homme qui ne sait pas trop quoi faire de sa vie, tente de le réanimer. Encore sous le choc, il erre dans Toronto sous la neige et reçoit plusieurs appels de son meilleur ami Hua, médecin. Celui-ci lui conseille de fuir : une terrible épidémie de grippe violente et mortelle est en train de se propager à la vitesse de l'éclair.

Survivant dans un monde désolé où il n'y a presque plus de vie, ni de ce qui rend la vie vivable (électricité, eau potable, sécurité, santé), Jeevan réussit avec quelques autres rescapés à faire revivre le monde d'avant en montant une petite troupe de comédiens et musiciens qui sillonne le Michigan pour jouer des pièces et de la musique. Y aura-t-il un espoir de revivre dans un monde « normal » ?


Mon avis

Best-seller et vainqueur des plusieurs prix littéraires, ce livre d'anticipation a été écrit avant la crise du covid, presque comme précurseur de la catastrophe de la plus grave crise humanitaire du 21ème siècle.

Une pandémie de grippe fulgurante anéantit 99% de la population mondiale: en quelques jours, la société telle que nous la connaissons disparaît, laissant des individus perdus sans le tout-technologique.
Peu à peu, l'image d'un nouveau monde plausible se dessine en miroir de la civilisation disparue: des rescapés en petites communautés, capables du pire en violences et faux prophètes, mais aussi du meilleur par l'entraide, l'empathie, le désir de transmettre. Au-delà du sens pratique pour résister, c'est une réflexion sur le deuil, la capacité de résilience et le refus d'abdiquer sa part d'humanité pour la barbarie.
Avec une belle profondeur émotionnelle, des images fortes et une construction narrative intelligente qui brouille les pièces du puzzle, l'autrice
nous fait mourir, renaître et survivre avec ses personnages, établissant des liens entre eux, entre l'avant et l'après.

Un livre fort, parfois difficile à lire, même si l'écriture est belle, qui démonte les mécanismes d'une société obsédée par le progrès technologique, l'individualisme, ou plus rien ne fait sens profond. Et si la crise du covid semble dernière nous, d'autres dangers menacent l'humanité : le dérèglement climatique qui entraîne catastrophes sur catastrophes, des guerres qui n'en finissent pas, un monde qui semble se replier su lui-même.

Mais s'il reste un message fort, c'est de nous faire ouvrir les yeux sur notre société de privilégiés, sur la beauté de la nature (qui reprend ses droits), le confort fragile de notre civilisation qui paraît si évident, et l'importance de l'art, de l'amitié et de l'amour. Un roman magistral, orchestrée par la plume tantôt poétique, tantôt acerbe de cette jeune autrice, dont c'est le 4ème roman.

Adapté en mini-série pour la télévision américaine, elle n'a pas encore été diffusée en France.


Extraits

  • Liste non exhaustive :
    Plus de plongeons dans des piscines d'eau chlorée éclairées en vert par en dessous. Plus de matchs de base-ball disputés à la lumière des projecteurs. Plus de luminaires extérieurs, sur les vérandas, attirant les papillons de nuit les soirs d'été. Plus de trains filant à toute allure sous la surface des métropoles, mus par la puissance impressionnante du troisième rail. Plus de villes. Plus de films, sauf rarement, sauf avec un générateur noyant la moitié des dialogues - et encore, seulement les tout premiers temps, jusqu'à ce que le fuel pour les générateurs s'épuise, parce que l'essence pour voitures s'évente au bout de deux ou trois ans. Le carburant d'aviation dure plus longtemps, mais c'était difficile de s'en procurer.
    Plus d'écrans qui brillent dans la semi-obscurité lorsque des spectateurs lèvent leurs portables au-dessus de la foule pour photographier des groupes en concert. Plus de scènes éclairées par des halogènes couleur bonbon, plus d'électro, de punk, de guitares électriques.
    Plus de produits pharmaceutiques. Plus aucune garantie de survivre à une égratignure à la main, à une morsure de chien, à une coupure qu'on s'est faite au doigt en éminçant des légumes pour le dîner.
    Plus de transports aériens. Plus de villes entrevues du ciel à travers les hublots, scintillement de lumières ; plus moyen d'imaginer, neuf mille mètres plus bas, les vies éclairées en cet instant par lesdites lumières. Plus d'avions....
    Plus de pays, les frontières n'étant pas gardées....
    Plus d'internet. Plus de réseaux sociaux, plus moyen de faire défiler sur l'écran les litanies de rêves, d'espoirs fiévreux, des photos de déjeuners, des appels à l'aide, des expressions de satisfaction, des mises à jour sur le statut des relations amoureuses grâce à des icônes en forme de cœur - brisé ou intact -, des projets de rendez-vous, des supplications, des plaintes, des désirs, des photos de bébés déguisés en ours ou en poivrons pour Halloween. Plus moyen de lire ni de commenter les récits de la vie d'autrui et de se sentir ainsi un peu moins seul chez soi. Plus d'avatars.

  • Il y eut la grippe qui explosa à la surface de la terre, telle une bombe à neutrons, et le stupéfiant cataclysme qui en résultat, les premières années indescriptibles où les gens partirent sur les routes pour finalement se rendre compte qu’il n’existait aucun endroit, accessible à pied, où la vie continuait telle qu’ils l’avaient connue auparavant ; ils s’installèrent alors où ils pouvaient - dans les relais routiers, d’anciens restaurants, des motels délabrés -, en restant groupés par mesure de sécurité.

  • Je parle de ces gens qui se sont retrouvés dans une vie au lieu d'une autre et qui en sont infiniment déçus. Vous voyez ce que je veux dire? Ils ont fait ce qu'on attendait d'eux. ils voudraient faire autre chose, mais c'est devenu impossible avec les gosses, les hypothèques et tout le reste, ils sont pris au piège. C'est le cas de Dan.- Donc, selon vous, il n'aime pas son job. - Exact, mais à mon avis, il ne s'en rend même pas compte. J'imagine que vous rencontrez tout le temps des gens comme lui. Des somnambules de haut niveau, essentiellement.

  • La civilisation, en l'An vingt, était un archipel de petites localités. Ces colonies avaient combattu les bêtes sauvages, enterré leurs voisins, vécu, péri et souffert ensemble pendant les années sanglantes qui avaient suivi le cataclysme, avaient survécu dans des conditions épouvantables, et ce seulement en se serrant les coudes dans les périodes d'accalmie : autant dire qu'elles ne se mettaient pas en quatre pour accueillir les étrangers.

  • Les citoyens de l'aéroport avaient pris l'habitude de se retrouver tous les soirs autour du feu, tradition tacite que Clark aimait et détestait à la fois. Ce qu'il aimait, c'était la conversation, les moments de légèreté ou même de silence, le fait de ne pas être seul. Mais parfois, le petit cercle d'individus et la lueur du feu ne faisaient qu'accentuer le vide et la solitude du continent, telle la flamme vacillante d'une bougie dans un océan de ténèbres. Il est surprenant de voir la rapidité avec laquelle on en vient à trouver normal de vivre sur un banc, avec une simple valise, près d'une porte d'embarquement.

  • L’enfer, c’est l’absence de ceux qu’on voudrait tant avoir auprès de soi.

  • Kirsten et August cheminaient en silence. Un cerf traversa la route, devant eux, et s'immobilisa un instant pour les regarder avant de se fondre sous les arbres. La beauté de ce monde quasiment dépeuplé. Si l'enfer c'est les autres, que dire d'un monde où il n'y a presque plus personne? Peut-être l'humanité s'éteindrait-elle bientôt, mais Kirsten trouvait cette pensée plus apaisante que triste. Tant d'espèces étaient apparues sur la Terre et avaient disparu par la suite; quelle importante, une de plus? D'ailleurs, combien d'humains restait-il aujourd'hui?

  • Ça ne tient pas debout, insista Elizabeth. Sommes-nous censés croire que la civilisation a pris fin d'un seul coup ?
    -Ma foi, avança Clark, elle a toujours été un peu fragile, vous ne trouvez pas ? » Ils étaient assis côte à côte dans le salon Skymiles, où Elizabeth et tyler avaient établi leurs quartiers. «Je ne sais pas, murmura Elizabeth d'une voix lente en observant le tarmac. J'ai suivi des cours d'histoire de l'art pendant des années, par intermittence, entre deux projets. Et naturellement, l'histoire de l'art est indissociable de l'histoire tout court : on voit que les catastrophes se sont succédé, qu'il y a eu des évènements terribles, des moments où les humains ont dû s'imaginer que c'était la fin du monde. Mais tous ces moments-là ont été transitoires. Ils passent toujours.

  • La forêt s’était furtivement rapprochée du parking de l’école, dépêchant en avant-garde des arbustes qui poussaient dans les crevasses béantes du macadam.

  • Il savait, depuis longtemps déjà, que les changements intervenus dans le monde étaient irréversibles, mais cette prise de conscience n'en jetait pas moins une lumière plus crue sur ses souvenirs. La dernière fois que j'ai mangé un cornet de glace dans un parc ensoleillé. La dernière fois que j'ai dansé dans une boîte de nuit. La dernière fois que j'ai vu un bus circuler. La dernière fois que je suis monté dans un avion qui n'avait pas été converti en habitation, un avion qui décollait vraiment. La dernière fois que j'ai mangé une orange.

  • August déclarait que, sur une infinité d'univers parallèles, il en existait forcément un où il n'y avait pas eu de pandémie et où il aurait pu devenir physicien comme prévu, ou alors un autre où il y avait eu une pandémie mais avec un virus ayant une structure génétique subtilement différente, une minuscule variante qui le rendait moins destructeur - en tout cas, un univers où la civilisation n'avait pas pris fin de manière aussi radicale.

  • Une vie mentalement revécue est une série de photographies et de courts-métrages décousus : la pièce de théâtre à l'école quand il avait neuf ans, avec son père radieux assis au premier rang; les sorties en boîte avec Arthur, à Toronto, sous les lumières tournoyantes; un amphi à l'université de New-York. Un cadre supérieur - un client - se passant les mains dans les cheveux pendant qu'il parlait de son effroyable patron. Un procession d'amants dont il gardait en mémoire certains détails : les draps bleu marine, une divine tasse de thé, des lunettes de soleil, un sourire. Le poivrier du Brésil dans le jardin d'un ami, à Silver Lake. Un bouquet de lis tigrés sur un bureau. Le sourire de Robert. Les mains de sa mère occupée à tricoter en écoutant la BBC. *

  • Le lendemain, le premier étranger arriva. Ils avaient pris l'habitude de poster des gardes munis de sifflets afin d'être alertés de l'approche d'un inconnu. Ils avaient tous vu ces films post-apocalyptiques où de dangereux retardataires venaient en découdre pour s'emparer des dernières miettes. Néanmoins, observa Annette après réflexion, tous les films de ce genre-là qu'elle avait vus mettaient en scène des zombies. "Tout ça pour dire que la situation pourrait être bien pire", conclut-elle.

  • Depuis quelque temps, elle songeait à écrire sa propre pièce... Elle voulait écrire quelque chose de moderne, un texte qui s'adresserait à cette nouvelle ère dans laquelle ils avaient atterri. Survivre ne suffit peut être pas, avait elle dit à Dieter lors de l'une de leurs discussions nocturnes, mais d'un autre côté, Shakespeare non plus. Il avait alors ressorti ces éternels arguments, comme quoi Shakespeare avait vécu dans une société ravagé par la peste, et que la Symphonie Itinérante se trouvait dans une situation analogue.


    Biographie

Née Merville, Colombie-Britannique, en 1979, Emily St. John Mandel est une romancière canadienne anglophone. Elle est née à Merville, un territoire non organisé de la Colombie-Britannique situé sur l'île de Vancouver. Elle a sept ans lorsque sa famille déménage à Comox. Trois ans plus tard, alors qu'elle a dix ans, sa famille emménage sur l'île Denman où elle passe son enfance.
Elle s'inscrit à une école de danse de Toronto, The School of Toronto Dance Theatre, puis vit un temps à Montréal, avant de s'installer à New York où elle épouse le dramaturge Kevin Mandel avec qui elle a une fille. Le couple divorce en novembre 2022.

Son premier roman, "Dernière nuit à Montréal" ("Last Night in Montreal"), a été finaliste au prix du livre de l'année 2009 du ForeWord Magazine. "On ne joue pas avec la mort" ("The Singer's Gun", 2010), son deuxième titre traduit en France, remporte le Prix Mystère de la critique en 2014. Son troisième roman, le premier publié au Canada, est "Les Variations Sebastian" ("The Lola Quartet", 2012). Elle publie en 2014 "Station Eleven", un roman dystopique se déroulant dans un monde post-apocalyptique après qu'un virus a ravagé la Terre. Traduit dans plus d’une trentaine de pays, il a remporté le prix Arthur C. Clarke en 2015 et l’a imposée comme l’une des plumes les plus reconnues d’Amérique du Nord.
Son cinquième roman, "L'Hôtel de verre" ("The Glass Hotel"), est publié en 2020. Il raconte l'histoire d'une crise financière et la disparition d'une femme. En 2022, Emily St. John Mandel publie un sixième roman, "La Mer de la tranquillité" ("Sea of Tranquility"), qui mélange la science-fiction avec des enjeux contemporains tel que la misogynie, le colonialisme et l'écologie.
Depuis 2022, Mandel vit à Brooklyn et a une petite amie.

En savoir plus : https://fr.wikipedia.org/wiki/Emily_St._John_Mandel

Son site : https://www.emilymandel.com/



dimanche 3 novembre 2024

Gustavo RONDRIGUEZ – Les Matins de Lima – Editions de l'Observatoire – 2020 -

 

 

L'histoire

Trinidad est arrivée à Lima après une enfance malheureuse à travailler dans les mines d'or. Ayant réussi à monter sa petite entreprise de confection d'uniformes, elle vit chichement dans le quartier pauvre de Lima. Atteinte d'une maladie de reins, elle doit subir une greffe. Sa mère étant morte quand elle avait 10 ans, son seul espoir réside à retrouver son père, un chanteur qui a eu son heure de gloire, sous le nom de Danny en reprenant des titres cultes des années 80/90. Est-ce que ce père inconnu, réputé pour avoir des maîtresses dans chaque coin du Pérou acceptera-t-il d'aider cette jeune femme de 29 ans qui lui ressemble tellement physiquement ?


Mon avis

Voici le premier roman traduit en français de Gustavo Rodriguez, et on peut dire qu'il fait très fort en nous montrons les travers du Pérou, ce pays où les visiteurs viennent prendre un selfie devant le Machu Picchu ou boire un pisco sour dans les quartiers branchés de Lima, la capitale et ramener quelques souvenirs de l'artisanat des ethnies qui peuple ce pays entre océan pacifique et sommets andins.

Trinidad elle est bien loin de ses préoccupations touristiques. Ayant perdu sa mère dans une fusillade entre cartels de le drogue, dès 10 ans elle a travaillé pour l'extraction de l'or à Madre de Dios au sud du Pérou. Hors on extrait l'or avec du mercure, puis on sépare la matière précieuse et le mercure. Hors Trinidad n'a jamais eu d'équipements de protection, et elle a développé une maladie des reins qui l'oblige à passer par des dialyses une fois par semaine. Son seul espoir, que son père dont elle connaît le nom et a le numéro de téléphone accepte de la rencontrer et de lui donner un rein. Danny, homme vieillissant et charmeur, a sillonné tout le pays, avec un petit orchestre où il reprenait les tubes américains des années 80/90. Sans être pauvre, il trouve encore des salles et des bals pour l'accueillir. Surtout c'est un séducteur invétéré ce que supporte très mal sa compagne officielle, une péruvienne prétentieuse qui camoufle son âge sous des tonnes de maquillages et des tenues de minettes.

Dans ce roman qui se lit facilement, on y lit la dénonciation des mafias diverses, celles qui exploitent les mines d'or illégalement, en quasi-impunité, sans se soucier des conséquences pour les travailleurs, surtout des amérindiens pauvres et sans culture. Les cas de cancers se multiplient et souvent il est trop tard. Le Pérou est le 6ème producteur mondial d'or, mais aussi un pays pauvre avec un taux de chômage élevé et 26% de la population vivant sous le seuil de pauvreté (chiffres de l'INEI 2021).

Par ailleurs, ces mafias s'illustrent aussi dans la prostitution. Des recruteuses font miroiter aux jeunes filles très pauvres et souvent issues des minorités un bon emploi à Lima. Piégées, elles se retrouvent dans des bordels dans les quartiers chauds de Lima. Trinidad a au moins réussi à échapper à cela. Ayant économiser de quoi monter à la capitale, elle a travaillé comme caissière, serveuse, en économisant pour monter sa petite entreprise qui la fait vivre chichement mais dignement. Il faut dire que la jeune femme n'est pas considérée comme très belle. Trini est une métisse, au caractère fort, capable d'analyser rapidement la psychologie de la personne qu'elle a en face. Elle est secondée dans sa maladie par sa meilleure et seule amie, et malgré des rebondissements, elle finira par obtenir de façon inattendue sa greffe.

Voilà un livre choc, à la fois incisif et drôles. Les personnages, hormis notre héroïne et son père finalement très heureux de retrouver cette fille qui lui ressemble tant, sont caricaturaux à souhait. La maîtresse en titre, d'une jalousie maladive est le cliché total de la femme qui ne veut pas vieillir. La famille de Danny est hilarante, avec la mama capricieuse à souhait, mais cache aussi un secret. Les frères de Danny sont pour l'un livreur type uber qui passe son temps à fumer de la ganja entre deux missions et German, le petit dernier travaille justement dans une société qui exploite des mines en tant que chargé de la promotion de la société. Lui aussi cache ses petits défauts. Avec un don inné du récit, ce roman choral nous montre la fragilité des femmes dans un monde où le patriarcat a de beaux jours devant lui, les scandales liés aux exploitations des populations indigènes. Entre humour, propos un peu crus, petits moments de poésie, nos émotions sont grandes et c'est ce qui fait pour moi un bon roman. Pas de mots en trop, une maîtrise totale de son sujet jusqu'à la fin, et une dénonciation en règle d'une société péruvienne divisée.


Extraits

  • L’étalon est chaud bouillant, dit Nieves en soulevant sa lèvre supérieure, espiègle. Il m’envoie des photos de sa chambre d’hôtel avec écrit : « Manque plus que ton petit cul. » Tu te rends compte ? -Hyper-romantique, répondit Trinidad en souriant.

  • Tout le monde finit par s'habituer aux changements de sa vie, qu'il s'agisse de plaisirs comme de supplices, et si Trinidad se déplaçait aisément dans les rues de Lima, c'était non seulement parce qu'elle n'avait pas le choix, mais aussi parce que la vie l'avait soumise à un entraînement rigoureux. Mais pour savoir si elle exagère, laissons un instant Trinidad à sa petite monnaie pour revenir quinze ans plus tôt, en ce petit matin, où elle retrouva sa mère morte. Trinidad n'avait pas eu d'autres choix que de se rendre de Tarapoto, où sa grand-mère habitait. C'était un voyage de deux-mille kilomètres, du sud au nord de l'Amazonie, un trajet zigzagant parmi des dizaines de climats différents. Une réalité qu'un riche ne comprendra jamais, car s'agissant de voyages, seul l'argent peut acheter les lignes droites.

  • Il existe un fait irréfutable : à mesures qu’ils vieillissent, les gens ont de plus en plus de souvenirs et de moins en moins de projets.

  • De son côté, en l'attendant au restaurant, Daniel Rios vivait l'imminence de la rencontre comme une hémorragie de souvenirs diffus. Sa période Tarapoto était floue et il ne se souvenait pas vraiment de la mère de Trinidad. Avec combien de femmes avait-il couché durant ces années heureuses ? Et avec combien sans capote ? Un jour, en ce temps-là, son frère German lui avait dit souffrait du même mal que leur pays : une hyperinflation galopante. Il avait sans doute raison, pensa-il. Comme le surplus de monnaie finit par faire baisser la valeur des choses, trop de coup d'un soir tuent le coup d'un soir. De cette décennie turbulente, seules deux ou trois femmes émergeaient plus ou moins nettement, mais aucune d'entre elles n'était la mère de cette jeunette qu'il s'apprêtait à rencontrer, cerné de poulets rôtis.

  • Au fond de lui, il craignait une mort tragique, comme l’est souvent la vie de ces Péruviennes qui partent pleines d’illusions pour ces terres où paradis et enfer dorment enlacés.

  • Quand la bouche et le regard sourient en même temps, tu es foutue.

  • Si le souvenir ne te rend pas heureux, à quoi bon l’invoquer ?

  • Bon, je réponds ou pas ?
    Fais la lambiner un peu. ça t’est souvent arrivé d’avoir une bourge qui te supplie ?c’est la première fois. Moi,jamais. Mon boulot c’est de lécher des culs pour booster les ventes du magasin. Quelle plaie ma vieille. Heureusement qu’il y a ton étalon pour lécher le tien.Truie ! Grand bien te fasse.


    Biographie

Ce sixième roman de Gustavo Rodríguez, connu et reconnu au Pérou, est le premier publié en France. Né à Lima en 1968, il a aussi écrit de nombreux livres pour la jeunesse.

En savoir plus : https://es.wikipedia.org/wiki/Gustavo_Rodr%C3%ADguez_(escritor)

son site : https://gustavorodriguez.pe/biografia/


mardi 29 octobre 2024

Mo MALO – L'inuite – Éditons de la Martinière – 2024


 

L'histoire

Panniguag Madsen est une sanaji, une sage-femme itinérante qui parcourt le Groenland pour intervenir dans des villages isolés. Elle se trouve justement à Kullorsuaq pour accoucher d'une jeune femme qui est retrouvée assassinée peu après l'accouchement. Peu avant le corps de son grand-père est retrouvé étranglé. De là à faire de Panik la suspecte idéale il n'y a qu'un pas. Cette inuite de 37 ans, qui porte un tatouage « barbe de morse » selon une coutume locale peut la rendre facilement identifiable. Au Danemark (le Groenland est une ancienne colonie danoise qui n'est pas autonome dans les domaines de la Défense, de la Justice), un inspecteur qu'on aimerait bien mettre sur la touche se voit confier un « cold case », le meurtre en 2011 d'un psychiatre qui avait organisé la déportation de 22 enfants inuites au Danemark pour « devenir l'élite du Groenland ». Seuls 6 d'entre eux ont été adoptés par une famille danoise, avec plus ou moins des bons traitements. Les autres ont été renvoyés au Groenland, où les familles, souvent pauvres, n'ont pas voulu les reprendre. Enfermés dans un orphelinat, ne connaissant plus leur langue maternelle, beaucoup finir dans la précarité, ou se suicidèrent.

Et si ces deux affaires étaient liées ?


Mon avis

Un polar envoûtant, voilà ce que l'on peut dire de l’Inuit où l'auteur s'inspire de « l'affaire des 22 » qui affola l'opinion danoise lorsqu'elle fut révélée par la journaliste d'investigation Mile Bers et du film « Eksperimentet ». De fait des années 50 à 1960 ce furent plus de 1600 jeunes groenlandais qui furent envoyé au Danemark mais dans de meilleures conditions, ils ont pu revenir dans leurs familles groenlandaises, avec des diplômes et revendiquer leur identité groenlandaise. Ce n'est qu'en 2020 que la Présidente Mette Frédericksen a présenté les excuses officielle du Danemark, ainsi qu'une indemnisation largement inférieure aux préjudices subis pour les victimes ou leurs descendants.

De cette terrible histoire où il s'agissait pour le Danemark de « dégroenlandaliser » les inuits, on estime que seul 1 danois sur 5 est au courant.

Mo Malo s'est emparé de cette histoire, en modifiant les noms des réels protagonistes, pour en tirer un polar magnifique de rebondissements et de suspens.

On navigue entre les rites traditionnels inuits, les paysages glacés du pays le moins peuplé du monde, grandioses et terribles, avec des vents glacés, et des températures dans le négatif (-35°) car la moitié du pays fait partie de la calotte glaciaire, avec des hivers neigeux puis la dangereuse période des fontes où la circulation est particulièrement instable. Seuls les mushers (maîtres chiens de traîneaux) sont autorisés à circuler au delà de la calotte glaciaire, les transports se faisant par avions, hélicoptères, moto-neige ou trains/bus. Même si le réchauffement climatique a pour effet de rendre les températures un peu moins glaciales.

Si la population groenlandaise est en général protestantes, le chamanisme reste toute fois très présent notamment dans les petits villages côtiers et isolés. Ainsi la tradition de l’apex « âme - nom » correspond à l'identité d'un(e) inuit(e). Celle-ci se transmet de corps en corps à travers les générations successives d'une même famille. A la mort d'une personne, son nom est donné au premier né de sa descendance, quelque soit le sexe. Ainsi une fille peut se nommer ViKtor ou un garçon Kristine. C'est à travers ce biais que le roman s'intensifie. De plus chez certains individus, le fait de recevoir un prénom qui n'est pas son genre de naissance peut provoquer des problèmes psychiques et un manque de repère au genre.

L'écriture est simple, parsemée de mots inuits (tout de suite traduits), et en fin de livre un index nous rappelle les noms de personnages, ainsi que des tableaux généalogiques qui se complètent au fur et à mesure que l'intrigue avance. Sont insérés dans les chapitres, en italique le journal tenu par la mère de Panik, et en caractère d'imprimerie différent, les réflexions de « l'Inuite ».

A noter qu'une des victimes, une femme nommée Viktor, a cherché à faire publier son récit, étant l'une des rescapées des 22. sans succès.

Ce polar qui même fiction et réalité est totalement addictif. Il nous montre une facette d'un grand pays que nous ne connaissons pas ou peu (remis au jour par l'affaire Paul Watson toujours détenu à Nuuk à l'heure où j'écris cette chronique). Nous sommes hypnotisés par cette histoire qui se déroule sur 400 pages, par ces rebondissements, la culture inuite peu connue, la pauvreté aussi pour beaucoup de gens, et la poésie fragile des immensités de glace.


Extraits

  • Rien ne s'effaçait, bien sûr. Rien ne s'oubliait. Et pourtant, à chaque étape de la vie, il était possible de dépasser ses blessures. De ne pas ressasser les situations qui les avaient vues naître. Recouvrir le mur d'hier de la peinture fraîche d'aujourd'hui, la seule couche qui comptait vraiment.

  • Ilulissat – 3 mars 2021. Panik ne paniquait jamais.C’était sa réputation, pour ainsi dire sa marque de fabrique. La sûreté de ses gestes, son expertise douce et appliquée, son calme affiché quelles que fussent les complications rencontrées au cours du travail, tout dans sa pratique dénotait un sang-froid hors du commun. Cela lui valait non seulement la confiance des femmes qu’elle accompagnait, mais aussi celle de leur entourage. La preuve, on la sollicitait y compris dans des cas et des lieux où le service médical local aurait très bien pu prendre l’accouchement en charge. On l’avait choisie. Elle. La sanaji itinérante venue d’on ne sait où. Car derrière la formule facile, « Panik ne panique pas », derrière ce masque tatoué et impavide, chacun le sentait, sommeillait une compassion, une tendresse qui, le moment venu, ne demandait qu’à sourdre. Sans enfants elle-même, Paninguaq était riche de cet amour à prodiguer. Et, faute de pouvoir le répandre sur sa propre progéniture, elle en distillait à chacun et chacune d’infimes cristaux, aussi légers et purs que la neige.

  • De l’avis des Groenlandais eux-mêmes, l’île avait la réputation d’offrir les plus beaux panoramas de tout le pays, été comme hiver. À l’oreille de Panninguaq, son nom sonnait avant tout comme une promesse de paix. Uummannaq était son havre. Son refuge lorsqu’elle ne parcourait pas les villages du littoral ouest pour ses diverses missions.

  • Rien ne s'ouvrait. Et pourtant, à chaque étape de la vie, il était possible de dépasser ses blessures. De ne pas ressasser les situations qui les avaient vu naître. Recouvrir le mur d'hier, de la peinture fraîche d'aujourd'hui, la seule couche qui comptait vraiment.

  • Cette fois, un filet de voix, chaud et grave, avait filtré de sa bouche. et par le seul pouvoir de celui-ci, elle lui apparut enfin pour ce qu'elle était, au-delà de sa fonction de couffin vivant : une trentenaire brune, Inuite métissée, sensiblement plus grande que la plupart des femmes de la région. Sa tenue mêlait des pièces sportswear fonctionnelles et d'autres plus authentiques, comme son gilet en peau de phoque qui relevait assurément d'une confection artisanale, peut-être de ses propres mains. — Mais tout le monde m'appelle Panik ajouta-t-elle. Elle sourit.— Parce que quand on fait appel à moi, en règle générale, c'est plutôt en urgence. Bjorn sourit à son tour, de ce sourire sans malice qui lui ouvrait bien des portes. Paningaq Madsen, un prénom purement Inuit, un nom de famille danois comme la plupart des habitants du pays. Et pourtant, un hiatus frappait Bjorn : marqué de trois lignes verticales sur le menton, un tatouage traditionnel connu sous le nom de « barbe morse », Son visage était bien celui d'une autochtone, mais quelque chose dans son accent et son kalaallisut un peu hésitant trahissait une autre origine. Étrange mélange.

  • Chacun son iceberg, et les phoques seraient bien gardés.

  • Westen s'étonnait toujours d'entendre des Inuits de souche employer ce verbe, éplucher, dans un pays où l'on ne voyait pas la couleur d'un légume frais de toute l'année. Sans doute une influence linguistique du danois.

  • Il en va de certaines révélations comme des cadeaux que nous offre la vie : on ne les perçoit vraiment qu’après coup. Quand nous sommes sous leur emprise depuis déjà longtemps.

  • Certains hommes avaient ce don : instiller le poison de mots qui, une fois entrés dans vos pensées, colonisaient tout votre organisme.

  • Aussi tentant que ce soit, on ne réécrit pas un passé douloureux en massacrant le présent.

  • À mi-parcours, les nuages s’étaient dispersés, cédant le ciel à une lune presque pleine. Les mastodontes de glace qui les entouraient n’en prenaient que plus de relief, découpés par l’astre comme sous un projecteur de poursuite dans un théâtre à ciel ouvert. Certains devenaient sauvages, menaçants, d’autres se paraient au contraire de rondeurs ou de sourires, pareils à des guides bienveillants postés sur leur route.

  • Il lui arrivait juste de regretter un peu les trois lignes sur son menton. Non pas en tant que telles, mais pour leur faculté à attirer les regards. Pourtant, sur le coup, elle s’était félicitée de la vertu transformatrice d’un tel marquage. Trois traits seulement avaient suffi à faire d’elle la Groenlandaise qu’elle était aujourd’hui – prénom compris.

  • Tradition des peuples de l’Arctique depuis des millénaires, les tatouages cousus entretenaient le lien aux clans autant qu’à leur spiritualité. La barbe de morse, elle, le plus souvent apposée au moment de la puberté, restait l’apanage des femmes. Las, depuis trois siècles, les missionnaires chrétiens avaient largement contribué à la disparition cette pratique, considérée par eux comme « porteuse de péché ».

  • Une neige de fin d'hiver, molle et alanguie, tombait sur le cimetière de Kullorsuaq avec la constance du ressac. Les croix blanches recevaient cette pellicule assortie sans broncher, louable indifférence des morts. Au loin, des icebergs pétrifiés par la ban- quise méditaient sur le caractère éphémère de toute existence. D'ici quelques semaines, à leur tour, ils ne seraient plus.

  • Mais mon sentiment, c’est qu’on n’est pas obligé de tout savoir sur tout, a fortiori sur ceux qu’on aime. Je pense que le plus beau cadeau qu’on peut leur faire, c’est justement de leur laisser leur part de secret.

  • Rien n’a changé dans les rapports entre le Danemark et le Groenland. Nous nous comportons encore et toujours comme des colons avec nos territoires d’outre mer. Et surtout, on fait l’impossible, y compris aujourd’hui, pour museler les victimes de nos mauvais comportements.

  • Ecrire n'est rien d'autre que cela, me semble-t-il : s'offrir à soi-même une seconde naissance, dans un espace-temps où tout devient enfin possible. Re-vivre, comme si la faculté miraculeuse nous était donnée, par l'acte créateur, d'exister une nouvelle fois.

  • Echappait-on jamais au territoire dont on était le fruit ? Loin de l'arbre qui nous avait porté - quand bien même nous étions issus d'un pays sans arbre-, ne devenions-nous pas l'ombre de nous-mêmes ?

  • Croyez-moi, il n'y a pas meilleure "page blanche" que ce pays. Il vous donne beaucoup mais il exige aussi tellement qu'il ne laisse pas beaucoup de place au ressassement.


    Biographie

Mo Malø est le pseudonyme de l'écrivain Frédéric Mars, de son vrai nom Frédéric Ploton. Diplômé du Celsa (1988-1991), après plusieurs années passées dans la presse magazine et diverses rédactions online, il a quitté le journalisme et la photo pour ne se consacrer qu'à son travail d'auteur de livres. Outre ses romans, il a publié plus d'une quarantaine d'essais, documents et livres illustrés, sous diverses identités, y compris en qualité de "nègre".
Il est connu principalement pour ses ouvrages consacrés au couple, à la sexualité et aux nouveaux modes de rencontre. De sa collaboration avec l'illustratrice Pénélope Bagieu, sont également nés trois ouvrages, dont le Chamasutra et le Cahier d'exercices pour les adultes qui ont séché les cours d'éducation sexuelle. Il est le traducteur français de la collection de comédies érotiques Sex&Cie, d'Ania Oz.

Il a également publié plusieurs livres sur l'art délicat de la sieste. Il a dirigé plusieurs collections, en particulier pour le compte des éditions Tana et des éditions de l'Hèbe (Suisse). Il a animé pendant deux ans (2005-2006) une chronique dans l'émission "Lahaie, l'amour et vous" sur RMC Info.

Sous le pseudonyme de Frédéric Mars, il a publié des thrillers romantiques et des thrillers historiques et contemporains. Il a également publié plusieurs romans érotiques sous divers pseudonymes dont Emma Mars et est auteur d'un essai humoristique, "Le cat code" (2017), écrit sous le nom de plume de Chat Malo.

Sous le pseudonyme de Mo Malø, il publie une série de polars se situant au Groenland : "Qaanaaq" (2018), "Diskø" (2019), "Nuuk" (2020), "Summit" (2022).
Sa série des enquêtes de Qaanaaq Adriensen a été traduite dans de nombreux pays et repérée par plusieurs prix littéraires : finaliste des Prix du meilleur polar des lecteurs de Points, du Prix Michel Lebrun et du grand prix de l’Iris Noir, lauréat du Prix Découverte des Mines Noires et du Coquelicot noir. La série "La Breizh Brigade" (2023), met en scéne une équipe d’enquêtrices hors du commun.

lundi 28 octobre 2024

Jonas Jonasson – Douce, douce vengeance – Presses de la Cité - 2021

 

 

L'histoire

Victor Akderheim est un sale type. Non seulement il adhère à des idées fascistes, mais il se débrouille pour épouser la jeune Jenny, fils du Galeriste qui l'a adopté comme le fils qu'il n'a pas eu, la ruine et l'isole dans un studio en lointaine périphérie de Stockholm n après avoir tenté d'assassiner son fils Kevin, noir de peau, en le lâchant en pleine savane. Mais c'est sans compter sur la société d'Hugo « La vengeance est douce SA » qui, tout en restant dans les voies de la légalité se charge de réparer quelques petits conflits (mésentente entre voisins, épouses bafouées etc). Ce qui est très lucratif car Hugo adore l'argent. Quand 2 clients fauchés, Kevin et Jenny justement arrive.... la douce vengeance sera terrible.


Mon avis

Lire un Jona Jonasson est un régal. Tel un inventaire à la Prévert, il réussit à réunir : un marchand d'art ignare et horrible, un gérant de société aimant l'argent, une jeune ingénue et son ami Kevin, fils rejeté mais sauvé, ainsi qu'un petit village massai perdu au Kenya dont le Chamane Ole Mbatian adopte Kevin comme son fils, un enquêteur de la police suédoise qui a du mal à démêler le vrai du faux et la peintre célèbre sud-africaine Irma Stern.

Avec un rebondissement par page au moins, des purs moments de cet humour absurde qui est sa marque de fabrique, l'auteur suédois se surpasse dans un polar réjouissant.

Mais au-delà des apparences, l'auteur règle quelques comptes avec le coté sombre d'une société suédoise où les idées nauséabondes survivent et infusent discrètement dans la société, mais aussi l'absence de développement de l'Afrique, ici le Kenya reculé où la médecine sérieuse manque et que les remèdes traditionnaux n'arrivent pas toujours à soigner.

Les personnages sont particulièrement haut en couleurs, mais sans tomber dans le cliché et l'écriture fluide et amusante de Jonasson prouve qu'à 61 ans, il en a encore sous le coude. Il rend aussi hommage à une peintre peu connue du public français Irma Stern (1894 – 1966) qui en tant que juive fuira l’Allemagne nazie pour se réfugier au Cap en Afrique du Sud. Plusieurs expositions lui seront consacrées au Cap

Bref un polar joyeux, qui se lit tout seul tant il est addictif !


Extraits

  • À Londres, certains commençaient à dire tout haut qu’ils ne trouvaient pas normal que l’empire s’empare de territoires à l’autre bout du monde et réduise quasiment en esclavage leurs occupants. Selon d’autres, cet engouement pour les nègres n’était qu’une forme de communisme primaire, mais le débat s’enracina dans l’opinion populaire. Un jour, les Britanniques furent contraints de laisser les Kényans se débrouiller tout seuls. Le 12 décembre 1963, le pays - Mombasa incluse – retrouva son indépendance.

  • Ah, le grand homme médecine au couteau émoussé. Tu es venu couper ce qui tient encore ?Vingt ans après il boudait toujours. -Non pour te demander d'être mon chauffeur en échange d'une vache. Pareil paiement en nature ne se refusait pas quand on travaillait dans une station service. -Où veux-tu aller ? - En Suède.Hector vit la vache s'envoler.-Connais pas. Ca risque d'être de l'autre côté du lac, encore plus loin que le Kilimandjaro.

  • Jusqu'à très récemment, il dirigeait une entreprise fondée sur une idée brillante : convertir en espèces sonnantes et trébuchantes le désir des gens de se nuire mutuellement. Cent pour cent d'entre subissaient une injustice à un moment ou un autre. Cinquante pour cent souhaitaient obtenir réparation. Dix pour cent avaient les moyens de payer. Si seulement 1 % sautait le pas, La Vengeance est douce SA aurait des perspectives d'avenir plus que douces.

  • Curieux, le conseiller décida de commencer par le jeune homme. Il cherchait donc un emploi de guerrier massaï ? Nul besoin de consulter la base de données pour répondre que l’offre était limitée. Pouvait-il envisager autre chose ? Chauffeur de taxi par exemple ?

  • La Bible avait une tendance, assez pratique, à se contredire souvent. Il suffisait de choisir le passage qui nous arrangeait le plus pour une situation donnée.

  • Il convoqua la directrice artistique et déplora que l'exposition manque de masques africains. Il suggéra que les femmes du chef en produisent dans une hutte à l'abri des regards. En les enfouissant dans la terre et en les arrosant d'une eau ferrugineuse, on pouvait les faire vieillir de 200 ans en une semaine.

  • La tendance actuelle était aux opiacés. Hugo avait lu qu'ils faisaient des ravages aux Etats-Unis. Le corps médical prescrivait des antidouleurs à base d'opioïdes à un rythme jamais vu, encouragé par les laboratoires. L'espérance de vie masculine avait chuté à une vitesse telle que, selon les estimations, si rien n'était fait, il n'y aurait plus d'hommes d'ici trois cent quatre-vingts ans.
    - C'est triste pour les hommes , dit Kevin. - Presque autant pour les femmes, je trouve, ajouta Jenny.

  • Merci, monsieur le policier d'être venu si vite, dit-il en essayant - comme l'exigeait la tradition - de l'embrasser sur les joues et le front.

  • Son professeur de sciences naturelles à Bollmora avait eu l'amabilité de leur parler des animaux sauvages du continent africain. Les plus affamés chassaient la nuit, pendant que les plus féroces dormaient. Quand l'aube arrivait, les rôles s'inversaient.

  • Hugo envisagea également de planter une haie de genévriers à la lisière du terrain de son voisin. Seul inconvénient, il lui faudrait attendre une ou deux décennies avant de savourer sa vengeance, le temps que les genévriers aient suffisamment poussé. Mais alors, la haie serait dense, elle atteindrait jusqu’à 20 mètres. Ces arbres étant sacrément coriaces, ils feraient de l’ombre au voisin et à son potager pendant au moins cinq cents ans.

  • Une épouse ne suffit pas, deux épouses sont un casse-tête.

  • On naissait, on apprenait à manier les armes, on était circoncis, on se mariait, puis on passait sa vie à déplorer cette union.

  • Pour remercier l’homme qui lui avait sauvé la vie, elle avait peint un portrait de sa première épouse sous une ombrelle, et de son fils aîné près d’un ruisseau.

  • Tandis que les politiciens, les médias traditionnels et la télévision nationale sombraient main dans la main au fond du gouffre, les gens se mobilisaient en silence.


    Biographie

Jonas Jonasson est un écrivain et journaliste suédois.
Après des études de suédois et d'espagnol à l'université de Gothenburg, il a longtemps travaillé comme journaliste, consultant dans les médias puis producteur de télévision. Il a travaillé comme journaliste pour le quotidien de Växjö "Smålandsposten" et pour le tabloïd suédois "Expressen" jusqu’en 1994. En 1996, il crée une société de médias, OTW, qui a compté jusqu’à cent employés. Il arrête de travailler en 2003 après deux grosses opérations du dos et du surmenage. Peu après, il vend sa société.

Décidant de commencer une nouvelle vie, il se met à la rédaction d'un manuscrit, vend tout ce qu'il possède en Suède et part s'installer dans un village suisse, près de la frontière italienne, dans le canton du Tessin. En 2007, il achève son premier roman, "Le vieux qui ne voulait pas fêter son anniversaire" ("Hundraåringen som klev ut genom fönstret och försvann"). Il est publié en Suède en 2009. Bestseller international, il a été adapté au cinéma par Felix Herngren, sorti en 2013. L'Analphabète qui savait compter" ("Analfabeten som kunde räkna", 2013), son deuxième roman, traduit en plusieurs langues, a été un best-seller en Suède, en Allemagne et en Suisse. "Douce, douce vengeance" ("Hämnden är ljuv AB", 2020), son cinquième roman, est suivi de "Dernier gueuleton avant la fin du monde" ("Profeten och idioten", 2022).
Depuis 2010, Jonas Jonasson vit avec son fils sur l’île suédoise de Gotland.

site officiel : http://jonasjonasson.com/
En savoir plus : Irma Stern : onas Jonasson est un écrivain et journaliste suédois.

Après des études de suédois et d'espagnol à l'université de Gothenburg, il a longtemps travaillé comme journaliste, consultant dans les médias puis producteur de télévision. Il a travaillé comme journaliste pour le quotidien de Växjö "Smålandsposten" et pour le tabloïd suédois "Expressen" jusqu’en 1994. En 1996, il crée une société de médias, OTW, qui a compté jusqu’à cent employés. Il arrête de travailler en 2003 après deux grosses opérations du dos et du surmenage. Peu après, il vend sa société.

Décidant de commencer une nouvelle vie, il se met à la rédaction d'un manuscrit, vend tout ce qu'il possède en Suède et part s'installer dans un village suisse, près de la frontière italienne, dans le canton du Tessin.

En 2007, il achève son premier roman, "Le vieux qui ne voulait pas fêter son anniversaire" ("Hundraåringen som klev ut genom fönstret och försvann"). Il est publié en Suède en 2009. Bestseller international, il a été adapté au cinéma par Felix Herngren, sorti en 2013.

"L'Analphabète qui savait compter" ("Analfabeten som kunde räkna", 2013), son deuxième roman, traduit en plusieurs langues, a été un best-seller en Suède, en Allemagne et en Suisse. "Douce, douce vengeance" ("Hämnden är ljuv AB", 2020), son cinquième roman, est suivi de "Dernier gueuleton avant la fin du monde" ("Profeten och idioten", 2022).
Depuis 2010, Jonas Jonasson vit avec son fils sur l’île suédoise de Gotland.

En savoir plus :

vendredi 18 octobre 2024

Jim FERGUS – Chrysis – Éditions Le Cherche-midi - 2013

 

 

L'histoire

Qui se souvient aujourd'hui de la peintre française Gabrielle « Chrysis » Jungbluth qui fréquenta le Montparnasse d'entre-deux guerres et qui fut une des première femmes peintre a être totalement décomplexée, dans une société où la vie des femmes était encore réduite aux tâches ménagères ? Jim Fergus nous conte la vie de cette peintre exceptionnelle, inclassable et à la vie libre.


Mon avis

C'est en chinant chez un antiquaire niçois que Jim Fergus trouve un tableau signé Chrysis Jungbluth et peint en 1925. Il l’achètera un an plus tard, le fera restaurer et encadrer. Mais du coup, sa curiosité envers cette artiste est grande. Il lui faudrait faire des recherches et des voyages en France pour retracer la vie de cette femme au destin particulier.

Certes il y mèle une folle histoire d'amour avec un « cow-boy » nommé « Bogey », héros légendaire de la guerre 14/18, pour souligner le caractère passionné de cette artiste dont on sait peu de choses.

Gabrielle Jungbluth, née en 1907 à Boulogne-sur-mer, est une artiste peintre française. Son surnom de Chrysis vient du nom d'une héroïne de Pierre Louÿs, romancier alors très à la mode, roman érotique qu'elle n'aura jamais du lire. Elle choisira alors le prénom de Chrysis pour signer ses toiles.

En1925. Gabrielle Jungbluth, âgée de 18 ans, entre à L'Atelier de Peinture des Élèves Femmes de L'École des Beaux-Arts, pour travailler sous la direction de Jacques Humbert, qui fut le professeur de George Braque. Exigeant, colérique, cassant, Humbert, âgé de 83 ans, règne depuis un quart de siècle sur la seule école de peinture ouverte aux femmes. Il y enseigne la rigueur et la technique. A cette époque l'étude des nus masculins entièrement dévêtis est interdit aux femmes. Peut importe pour Gabrielle qui profitant de l'absence de ses parents, va aller dans un bordel fréquenté par tout le Montparnasse artistique de l'époque. Elle participera même à des orgies, et ne tardera pas à se perdre dans les plaisirs désinvoltes et à devenir l'une des grandes figures de la vie nocturne et émancipée du Montparnasse des années folles. De même elle va s'habiller de façon bohème, créant son style et sa mode. Ce n'est qu'à sa majorité qu'elle pourra s'affirmer devant ses parents. Elle présentera deux toiles au salon des indépendants de 1928. Bien qu'aucun biographe sérieux ne soit penché sur sa vie amoureuse, Fergus décides que son héroïne rencontrera Bogey Lambert, un cow-boy américain sorti de la légion étrangère, avec qui elle va vivre une folle histoire d'amour. Mais Bogey est né au Colorado et Chrysis sait que sa peinture, où elle n'hésite pas à présenter des toiles érotiques, ne peut se faire qu'à Paris. Bogey repartira dans son ranch où il épousera Lola, une prostituée qu'il avait connu à New-York, en attendant un bateau pour rejoindre la Légion Étrangère venue aider la France dans sa guerre contre l'Allemagne, et dont il sortira blessé mais aussi fortement marqué. Chrysis, elle, après son succès au Salon des Indépendants continuera de peindre avant d'épouser en 1938, un médecin martiniquais Roger Narfin qui soignera les blessés de la seconde guerre mondiale. Elle finira par vivre en Martinique jusqu'à sa mort en 1989 à l'âge de 82 ans. Elle continuera à peindre, des scènes de la vie quotidienne mais sans la fraîcheur des débuts. Elle doit aussi gérer la famille qu'elle a fondé avec Roger. Loin de Paris, où elle revint plusieurs fois, notamment pour le décès de ses parents, elle finit par être oubliée du milieu artistique.

Jim Fergus achètera toutes les toiles qu'il trouvera de cette artiste si libre, ayant eu l'érotisme comme thème de prédilection pour ses toiles, une pionnière qui ne s'est jamais revendiquée d'un courant artistique ou politique, préférant vivre avec frénésie sa jeunesse.

Écriture fluide et simple où alterne les récits de Bogey et ceux de Chrysis. Fergus n'avait pas sans doute assez d'éléments biographiques malgré ses recherches pour écrire sur une artiste oubliée de l'histoire.

Le peu de toiles de Miss Hungbluth est visible sur le web. Elles ne semblent pas si choquantes que cela, les nus sont discrets, mais nous les voyons avec nos yeux du 21ème siècle.


Extraits

  • Pourquoi tu ne m'as pas dit que tu en étais ? demanda Bogey une fois qu'ils furent dehors.- Pourquoi l'aurais-je fait ? demanda Jerome. Quelle différence cela fait-il ? Est-ce que tu m'as parlé de tes préférences sexuelles ? Ne t'inquiète pas, je n'ai jamais été intéressé par toi de cette façon. Tu n'es pas mon genre. Je repère les hétérosexuels à des kilomètres.

  • Gabrielle se rendit compte alors qu'elle avait jusque- là vécu avec deux personnalités distinctes et qu'elle avait toujours eu la capacité de faire taire sa vraie nature, de contrôler ses élans secrets. Elle était, d'un côté, une jeune fille bien élevée, la fille docile d'une famille de militaires de haut rang, une élève assidue de l'atelier d'un peintre classique de renom. De l'autre, elle était une fille forte, décidée, qui savait ce qu'elle voulait, dotée d'un sens artistique, qui se rebellait contre son éducation et son milieu privilégié, les prétentions et conventions de sa classe sociale, et les normes d'une société dominée par les hommes où les femmes étaient maintenues dans un état de soumission. Même quand elle était petite fille, elle avait toujours nourri une vague envie d'explorer un aspect plus caché, plus mystérieux de la vie, dont jusqu'à ce soir- là, elle connaissait à peine l'existence, sauf dans les rêves nocturnes défendus produits par son imagination.

  • Vous savez ce que Picasso dit des règles , n’est- ce- pas ? - Il dit que, pour le véritable artiste, les règles sont faites pour être enfreintes.

  • Jules Pascin se pendit dans son atelier en juin 1930 et cet évènement violent marqua la fin des Années folles à Montparnasse un peu comme la mort de Modigliani avait ouvert la décennie en 1920. Chrysis se joignit aux milliers de personnes endeuillées qui suivirent en cortège le cercueil de Pascin lorsqu'on le porta de son atelier sur le boulevard Clichy au cimetière de Saint-Ouen.  

  • Si tu ne revois jamais cet homme, une partie de toi l'aimera jusqu'à la fin de tes jours. Tu garderas toujours le souvenir d'un sentiment pur. L'amour concrétisé est rarement aussi durable. Si tu le revois, cela se terminera tristement. C'est presque toujours le cas. Il te quittera, ou tu le quitteras, et vous aurez mal, le coeur brisé, soit l'un soit l'autre, soit tous les deux. Voilà ce qu'est l'amour.

  • Ses lèvres rouges et pleines, son sourire fugace et chaleureux séduisaient les gens par leur innocence instinctive et, lorsque Gabrielle se tournait vers quelqu'un, il avait l'impression d'être la personne la plus importante au monde.

  • Lorsqu'il marcha jusqu'au portemanteau installé à côté de la porte, il passa devant sa table sans lui accorder un regard et Chrysis dit : "Excusez-moi, monsieur, je viens de vous dessiner. Voudriez-vous voir le résultat ?"
    L'homme s'arrêta, se tourna et la regarda sans ciller, de ses yeux saisissants. On aurait dit qu'il la voyait pour la première fois, qu'il n'avait pas vraiment compris ce qu'elle venait de lui dire, ou qu'il était surpris que l'on s'adresse à lui de cette manière. Chrysis se sentit rougir.

  • Elle savait qu'elle ne serait pas une bonne artiste tant qu'elle n'aurait pas saisi toutes les contradictions complexes inhérentes aux exigences de la chair, les grâces comme les disgrâces.

  • Chrysis s'imprégnait de tout. Avec l'objectivité pure de l'artiste douée d'un grand sens de l'observation, elle embrassait cette expression humaine de la passion et de la liberté jusqu'à la folie, cette manière de repousser les limites des conventions, qui était tout autant le fait des femmes.

  • En son fort intérieur, elle se demandait ce que le succès de Foujita devait à son excentricité et à son exotisme: elle trouvait qu'il avait bien plus de talent pour se promouvoir que pour peindre.

  • Le monde lui paraissait encore merveilleux, riche d'aventures, de promesses et d'espoirs infinis, plein de couleurs, de sensualité, de lumière et de rires, et c'était cela qu'elle voulait saisir dans ses peintures.

  • Il y a des pulsions chez nous, les êtres humains, une face sombre qui ne peut être totalement comprise, ni résolue,…

  • De fait, ce ne fut qu’en 1896 que les femmes eurent l’autorisation de fréquenter la bibliothèque de l’école et d’assister à des cours dans les salles de conférences. Et il fallut attendre l’année suivante pour qu’elles soient acceptées comme étudiantes à part entière. En 1900, les femmes aspirants peintres eurent finalement droit à un atelier qui leur était réservé. Pourtant, un quart de siècle après, lorsque Gabrielle commença à étudier sous la houlette du professeur Humbert, les femmes n’avaient toujours pas le droit de participer aux nombreux ateliers ouverts aux hommes, pour des raisons d’ « inconvenance.


    Biographie

Né à Chicago, Illinois , le 23/03/1950, Jim Fergus est un écrivain américain.
Né d'une mère française et d'un père américain, il se passionne dès l'enfance pour la culture Cheyenne alors qu'il visite l'ouest du pays en voiture avec son père pendant l'été. Ses parents décèdent alors qu'il a 16 ans et il part vivre dans le Colorado où il poursuit ses études.

Il vit ensuite en Floride où il est professeur de tennis avant de revenir dans le Colorado en 1980. Il s'installe dans le bourg de Rand, qui compte treize habitants, pour se consacrer exclusivement à l'écriture. Il publie en tant que journaliste de nombreux articles, essais ou interviews dans la presse magazine et collabore à des journaux.

Son premier livre, "Espaces sauvages" ("A Hunter's Road"), mémoire de voyage et de sport, paraît en 1992. Son premier roman, "Mille femmes blanches" ("One Thousand White Women"), l'histoire de femmes blanches livrées aux Indiens par le gouvernement américain pour partager leur vie, est publié aux États-Unis en 1998 et rencontre le succès. Il a sillonné seul avec ses chiens le Middle West, pendant plusieurs mois, sur les pistes des Cheyennes, afin d'écrire ce livre.
En 1999, il publie "Mon Amérique" ("The Sporting Road"), où il raconte six années de "pérégrinations par monts et par vaux" à travers les États-Unis.
Son second roman "La fille sauvage" ("The Wild Girl", 2005) raconte cette fois l'histoire d'une Apache enlevée à sa tribu en 1932.

Avec son roman "Marie-Blanche" (2011), Jim Fergus dévoile l'histoire de sa propre famille à travers celles de sa mère et de sa grand-mère et son ascendance française par les femmes issues de la famille Trumet de Fontarce.
Il a ensuite publié "Chrysis" ("The Memory of love", 2013), l'histoire (authentique) d'une jeune peintre Gabrielle Jungbluth dans le Montparnasse des années vingt.
En 2016, il publie "La vengeance des mères" ("The Vengeance of Mothers"), qui fait suite au premier ouvrage de l'auteur, "Mille femmes blanches", paru dix-huit ans plus tôt. Avec "Les Amazones" (2019), Jim Fergus achève la trilogie.

Son site ici : https://jimfergus.com/?lang=fr


mercredi 16 octobre 2024

Nathalie PIEGAY - 3 nanas, Saint-Phalle, Bougeois, Messager - Seuil 2024 -

 

L'histoire

Nathalie Piegay nous raconte en 3 parties l'histoire et la vie fascinante des ces trois femmes qui ont révolutionné l'art moderne pour le faire passer dans l'art contemporain. Qu'ont-elles en commun ? Se connaissaient elles ? Pourquoi chacune à sa manière a utilisé les arts mineurs ou artisanat (couture, tricot, collage) puis les matériaux de récupération, puis les nouveaux médiums comme la résine, le polystyrène, l'acier pour des œuvres provocantes, féministes et engagées ?



Mon avis

Si vous êtes amateurs d'art ou simplement curieux ou surtout ceux qui ne comprennent pas l'art contemporain et les installations, ce livre est pour vous.

Il retrace le parcours de trois femmes devenues célèbres de leur vivant grâce à leurs sculptures. Ou leurs installations gigantesques.

Elles ne se connaissaient pas intimement dans la vie, avaient sûrement vu le travail des autres, mais ne sont pas copiées, mais ont créés des univers biens à elles, loin des convenances, loin du travail au masculin, sans rejeter les hommes de leurs vies d'ailleurs. Elles ont donné à réfléchir au rôle de la femme artiste, et de la femme tout court dans nos sociétés. Elles n'ont pas signés de pétitions mais ont brisés des tabous de façon magnifique, mais dont la plupart des gens n'ont pas les codes pour comprendre.

Il y tout d'abord le vécu : viols par son père dans l'enfance pour Niki. Pour Louise c'est traumatisme de voir sa mère humiliée par le père qui la trompe ouvertement avec Sadie, la gouvernante. Et pour Annette, qui reste d'une discrétion absolue sur sa vie privée, peut-être la vision des infirmes et blessés de guerre de Berk-sur-Plage, sa ville de naissance, où avant de devenir une belle plage touristique, était un port de pêche, avec les marins réparant leurs filets, criant d'un bateau à l'autre.

Et ces femmes qui hors de conventions, après des unions célèbres (Niki et Jean Tinguely, Louise et un riche marchand d'art, Annette femme de Boltanski) ont osé finir leur vie ou avoir des périodes amoureuses avec des hommes bien plus jeunes qu'elles : Jeremy, un galeriste new-yorkais de 30 ans son cadet, un certain Constantin qui supervise les tableaux du Jardins des Tarots (en Toscane). Niki fera construire dans la monumentale impérative un studio où l'on accède par le vagin. Seule Annette dont la vie intime est un château-fort imprenable semble avoir été restée toute sa vie avec Boltanski mort en 2021.

Le monumentalisme : alors que le mot sculptrice n'existait même pas du temps de Niki ou de Louise, voilà des femmes qui ont produit des œuvres monumentales. Que ce soient les nanas de Niki, ou les araignées géantes de Louise, même si elles ont été aidées par des artisans, il fallait avoir un sacré sens du génie pour concevoir des œuvres géantes 9 mètres de haut pour Maman la 1ère araignée avec son ventre contenant 10 œufs en marbres, dans une ossature légère faite de bonze cannelé. 15 mètres de haut pour certaines des Nanas de Niki. 5 m pour Annette qui préfère plutôt le format horizontal. Quand on sait que la sculpture est un art de l'équilibre, de répartition des masses (pour que l’œuvre tienne debout), on ne peut qu'admirer la prouesse. Les énormes nanas de Niki tiennent sur un pied, les araignées de Louise tient sur 8 pattes très fines. Comment ont-elles fait ??

Les matériaux innovants ou peu nobles : toutes ont travaillé avec des chutes de tissus, des tricots ou crochets qu'elles ont réalisé, des broderies. Autrement dit, elles ont récupérer « les ouvrages pour dames » pour en faire des œuvres d'art. Mais aussi des matériaux de récupération, comme Tinguely qui allait dans les casses récupérer de quoi monter ses machines, Niki ou Annette ont fait des des collages avec des matériaux de rebut, des tableaux en relief. Mais aussi l'utilisation de l'acier, plus léger que le bronze et moins onéreux, et les résines, le polystyrène, des matériaux issus du pétrole et dont les émanations très toxiques ont provoqué pour Niki de graves problèmes respiratoires. Les fabricants de l'époque ne mettaient pas en garde sur les dangers potentiels. Et pourtant, elles y ont découvert des possibilités techniques pour alléger les sculptures, et malléables pour imaginer des formes folles, plus souple que le plâtre qui fige trop vite et ne se taille pas vraiment.

En le plus important : l'engagement. Voilà 3 femmes qui ont milité contre le patriarcat (les nanas géantes de Niki, « la mort du père » de Louise, installation rouge sang, le Pinocchio au nez démesurément long d'Annette) De toutes Annette Messager va le plus loin : avec les photos « les yeux crevés » d'enfants, elle défend le sort des enfants privés de droits, ou massacrés. En enlevant le rembourrage des peluches, elle dématérialise la société de consommation, tout comme elle démembre des poupées. Toutes les trois ont travaillé sur le corps féminin pour le détourner de la plastique imposée par les médias, toutes ont eux comme symbole l'araignée qui tisse pour piéger ses proies dont elle va nourrir ses œufs.

Ces rapprochements, écrit dans la langue simple et parfois poétique de Nathalie Piegay, sont une excellente source d'information (elle nous donne une bibliographie en fin de livre). Elle-même raconte ses émotions, imagine des rencontres possibles mais reste toujours fidèle à la réalité.

Un seul regret : le manque d'illustrations pour éclairer son propos. Mais peut-être faut-il aller chercher nous-même sur Google les iconographies pour nous faire notre propre idée. Un livre passionnant et inspirant .


Extraits

  • J'étais alors en Suisse où je travaillais, et j'ai eu envie d'aller visiter les lieux où elle a habité, pour découvrir à la fois son œuvre et ce pays que je ne connaissais pas bien encore. Je n'avais pas la première idée de ce que j'allais découvrir ni de la force des obsessions qui allaient m'assiéger puis me conduire à vouloir tout connaître de la vie de cette femme. Pendant plus d'un an, de gare en gare, j'ai suivi Niki en Engadine, à Bâle où il y a le musée Tinguely, à Lutry, au bord du Léman, et à Fribourg, petite ville le long de la pauvre Sarine où se trouve l'espace Jean Tinguely - Niki de Saint Phalle. [...]. C'est en allant à Fribourg depuis Genève que j'ai pensé à ce récit pour la première fois : j'allais raconter l'histoire de Niki de Saint Phalle. Je ne savais pas alors qu'elle n'en serait pas la seule héroïne et que s'ouvrait devant moi un monde de folies, de violence et de révolte.

  • Un jour elle dit à Gunther qu’elle est tombée amoureuse du glacier de Morteratsch, qu’elle veut y aller, non pas pour escala- der les sommets de la Bernina mais pour l’épouser. L’épouser? Elle va s’y engloutir, oui s’y engloutir, s’y brûler, car elle le sait à présent, la neige et le froid brûlent comme le feu. L’hiver à New York peut être glacial mais c’est un froid d’une nature différente. Il n’a pas le feu des Grisons. Il coupe, il tranche, mais il ne brûle pas. Elle ira jusqu’à la station de Morteratsch, elle montera dans la moraine, elle marchera dans la direction du Piz Palü, elle écoutera craquer la glace, elle se perdra dans les hurlements de la terre qui s’ouvre, elle remontera le cours du temps, car le glacier est très ancien, plus vieux que la montagne elle-même, et à la fin le Morteratsch l’avalera. Dans une des fentes grises elle sera engloutie et elle sera brûlée comme dans un brasier d’avant le temps. La montagne la mangera sans faire plus de bruit que d’ordinaire. Elle rejoindra encore une fois le Grand Tout. 

      

    Biographie

Nathalie Piégay-Gros est spécialiste de la littérature française du XXe siècle.
Ancienne élève de l'École normale supérieure, elle enseigne la littérature française moderne et contemporaine à l'Université de Genève depuis 2015.
Elle a été professeur de littérature française à l'Université Paris-VII-Denis-Diderot.
Nathalie Piégay est spécialiste de Louis Aragon (1897-1982), de Claude Simon (1913-2005) et de Robert Pinget (1919-1997), en l'honneur duquel elle a organisé un colloque en 2009.
Elle a publié de nombreux articles et ouvrages sur Aragon, notamment "L’Esthétique d’Aragon" (Sedes, 1997), et a participé aux travaux du groupe Aragon de l’Item (Institut des textes et manuscrits modernes).
Elle a établi l’édition de "La Semaine sainte" pour la Bibliothèque de la Pléiade (Gallimard, Œuvres romanesques complètes, tome 4, 2008).
Une femme invisible" (2018), un roman historique consacré à Marguerite Toucas-Massillon, la mère de Louis Aragon, est son premier récit.


jeudi 10 octobre 2024

Philippe SEGUR – le gang du biberon – Editions Buchet-Chastel – 2022 -

 

 

L'histoire

Hank et Alma sont mariés depuis plus de 20 ans et ont trois « charmants » bambins, Marnie 8 ans, Lilirose 4 ans et Lino, le petit dernier. Déprimé par sa vie de bureau, les engueulades avec sa féministe de femme qui passe plus de temps à s'occuper de son association féministe radicale que de son foyer, Hank décide de tout lâcher, et d'emmener sa famille vers l’Espagne, sans PC, sans Smartphone, avec quand même une provision de couches, de lait maternel et quelques valises. Mais partir avec 3 petits monstres n'est pas de tout repos surtout dans un pays où on ne parle pas la langue même si c'est juste l'Espagne....



Mon avis

Un livre très amusant sur la vie d'une famille lambda, enfin pas si lambda que cela.

Il y a le père Hank, pas plus respecté par ses enfants qu'il amuse tout de même en leur racontant des histoires farfelues. Alma, son épouse est une fervente militante féministe qui exige le partage des tâches à la maison et se dispute souvent avec son époux. Et puis les 3 rejetons, de véritables terroristes à leur manière. Marnie, très intelligente qui ne loupe pas une occasion de se chamailler avec sa seur, Lilirose capable de piquer des colères monstres. La cadette a des idées très précise de ce qu'elle veut et pour les obtenir, elle n'hésite pas à piquer une scène haute en décibels. Enfin le bébé Lino, 9 mois, réclame son biberon tel une sirène d'alarme.

Hank est déprimé par son travail sans perspective, la vie citadine, les gens stressés, les smartphones qui sonnent sans arrêt, et aussi la mésentente latente avec son épouse. Aussi, après après négociations, il propose à la famille de partir à l'aventure, une semaine, direction l'Espagne voisine, mais sans ordinateurs, sans portables, ni GPS. Surtout il espère reconquérir les faveurs de sa femme qui lui refuse ostensiblement toute relation intime. De plus le voyage s'avère bien plus compliqué que prévu. Entre les erreurs de route, le fait de devoir donner son biberon de 250 ml au bébé surtout la nuit, les caprices de la cadette qui zozote le français sans que personne ne la reprenne, et l'aînée détachée de tout cela, voilà un road movie, raconté avec humour par Hank.

Qui un jour n'a pas eu envie de larguer les amarres, de tout lâcher pour foncer vers l'inconnu en laissant derrière soi la vie actuelle, où le travail n'épanouit pas, où l'on communique à travers des machines, où les amis ont aussi des familles à gérer et où le week-end, entre les courses du samedi, occuper les enfants ou les mener à leurs activités extra-scolaire et où l'on roupille à peine le dimanche car Bébé a besoin de son biberon.

Sous l'humour un peu déjanté de Hank, se cache une critique en règle de la société, juste avant qu'elle ne soit atteinte par le covid. On s'amuse d'autant plus que toutes les tentatives du mari pour recoucher avec sa femme se soldent par un échec cuisant : hurlements de bébé, caprice de Lilirose, cauchemars (les récits fantastiques de Papa laissent des traces dans l’inconscient). D'autant que Madame n'y met vraiment pas du sien. Entre migraine subite, réveil des enfants, endormissement rapide et sans réaction, on se doute bien que quelque chose ne va plus dans ce couple, qui finalement ne s'aime plus sans se le dire, tant leurs idéaux sont incompatibles. D'ailleurs la phrase fatidique « j'ai rencontré quelqu'un » finit par achever un mari arrivé au bout d'une histoire. Et juste le temps de repasser la frontière espagnole que le covid et le couvre-feu avec autorisation de sortie s'invite.

Les personnages sont volontairement assez caricaturaux, et l'écriture joyeuse et ironique vous promet quelques bons moments.

Hélas, je regrette la fin « ouverte » comme l'on dit, qui ne va pas du tout dans la logique du roman, assez court. Ici on ne fait pas dans l'analyse psychologique approfondie, mais on visite l’Espagne du sud (Andalousie) exactement comme un touriste qui est juste là pour un selfie (rappelons que la famille n'a pas de téléphone), avant de refaire des kilomètres et surtout gérer l'intendance !!

Bref c'est amusant, un peu prévisible, mais cela ne restera pas comme un excellent roman.


Extraits

  • Nous nous sommes approchés. Il y avait un papillon bleu sur le pare-brise. Un mot de bienvenue, certainement. Au cours de siècles, les Cordouans avaient été envahis par les Phéniciens, les Romains, les Wisigoths, les Arabes et maintenant les touristes. L'hospitalité n'avait plus de secret pour eux.

  • Elle avait des idées compliquées au sujet de ce que devait être un homme et la répartition des fonctions au sein du couple.Elle voulait un mec au sens le plus viril et testostérone du terme,mais en moins masculin,en plus sensible et aussi efféminé que possible. Ça donnait des trucs bizarres, des impératifs contradictoires, un idéal impossible de macho délicat et soumis, je n’y comprenais rien.

  • Les lèvres fines et ourlées de Lino se sont entrouvertes. Oui mon Linouchet ? Une déflagration gutturale m'a soufflé au visage un rot de supporter du Monchengladbach. Un vent acide de lait caillé qui a carbonisé mes sinus. J'ai tourné la tête sous la rafale, perdant un instant ma faculté d'orientation.

  • C'est vrai, les enfants sont capables de transformer n'importe quel divertissement en nouveau motif de crise, ce qui nécessite de les en distraire également, dans un mouvement potentiellement infini de diversion pour lequel on n'est jamais trop de deux, pourquoi croyez-vous qu'on a inventé le couple ?


Biographie

Né en 1964 à Lavaur dans le Tarn, Philippe Segur est un universitaire et écrivain ayant écrit sa première nouvelle, parue dans un magazine de la presse enfantine, à l'âge de onze ans. Il exerce d'abord de petits métiers (veilleur de nuit, employé de presse, ouvrier agricole, vendeur, illustrateur…) avant de soutenir sa thèse de doctorat en droit (1993) et de devenir professeur d’université sans pour autant cesser d’écrire. En 1994, il devient agrégé des facultés de droit.
Il attendra cependant l’âge de trente-huit ans pour publier son premier roman, "Métaphysique du chien" (2002), après avoir essuyé un grand nombre de refus. Le roman obtient de nombreux prix notamment le Prix Renaudot des Lycéens en 2002.
Il conçoit ses deux activités, universitaire et littéraire, mais il interrompt néanmoins sa carrière universitaire de 2006 à 2008 pour se consacrer à l’écriture avant de retourner à l’enseignement.
Il enseigne le droit constitutionnel et les libertés fondamentales à l'université de Perpignan Via Domitia.
Il a été membre du jury du Prix du Jeune Écrivain de 2005 à 2012 et chroniqueur littéraire pour le journal L’Indépendant (Groupe Sud-Ouest) de 2012 à 2013.
Philippe Ségur est également l’auteur de romans policiers sous le pseudonyme de A. W. Rosto.