lundi 17 octobre 2022

MARIANA ENRIQUEZ – Ce que nous avons perdu dans le feu – Poche Points 2016

 

L'histoire

12 nouvelles sur la vie à Buenos Aires ou dans la région de Corrientes qui préfigurent le sublime « Notre part de Nuit », le premier roman de l'auteur argentine. Ici on parle de femmes qui ont fait des choix, des femmes confrontées aux mystères de la vie. On y parle de disparitions ou d'apparitions, liées aux traditions des Saints vénérés en Argentine, la terrible Pomba Gira (vaudou), San La Muerte (à la fois protecteur ou démon), de folies, d'êtres sur le point de basculer.


Mon avis

Paru une première fois en 2016, puis reparu en 2022, suite au succès de son roman « Notre part de nuit3, nous trouvons ici en germe l'écriture fantasque et l'univers entre suspense, horreur maîtrisée, humour et surtout l'importance de la parole données aux femmes.

Des femmes qui sont courageuses, ou qui bravent les interdits (dorgue alcool, conventions), qui partent dans la folie ou qui disparaissent mystérieusement comme Adela que l'on retrouvera dans « Notrepart de nuit », un roman dense, mystique que j'avais adoré, pour son audace narrative, sont histoire déjantée. Ici les pauvres seront toujours pauvres, avec un manque de soutien des associations, faute de moyens, l'instabilité politique et les crises économiques, nous passons des bas-fonds de la capitale argentine à la région de Corrientes et du P Paraguay avec sa police ultra-présente. La nouvelle qui donne son nom au recueil est la plus forte, tant elle nous en dit sur la force de ces femmes qui ne se soumettent pas au destin.

Et puis il y a l'écriture, faussement simple de l'auteure, pour mieux faire passer le fondamental et cette fascination pour la mort, l'irréel, le non-dit.

Les âmes sensibles s'abstiendront quoi que rien ne soit horrible dans ce petit recueil, qui joue sur les codes de la bienséance littéraire toute en finesse.

A lire pour un portrait sans complaisance de l'Argentine des années 1997 à 2010. Rappelons que 40% des argentins vivent sous le seuil de pauvreté (chiffres de 2019) et que la gestion actuelle avec un PIB en chute libre n'aide pas à lutter contre le chômage et la pauvreté. Toutefois, dans ce pays, riche en ressource, en cultures (l'un des pays les plus métissés au monde), on peut espérer qu'après les années Covid, la reprise économique et le soutien du FMI permettront aux classes les plus défavorisées de retrouver une dignité.

Ce premier livre traduit en français et dans 15 autres langues a été encensé par la critique littéraire française.

Galerie photo des lieux des nouvelles

Buenos Aires

Corrientes la ville

Ascuncion au Paraguay

quartier Moreno - Buenos Aires

Quartier Constitution - Buenos Aires


Extraits :

  • Çà fait des années que Lala a décidé d'être femme et brésilienne, mais elle est née homme et uruguayen. Aujourd'hui, c'est le meilleur coiffeur travesti du quartier et elle a arrêté de se prostituer ; prendre l'accent portugais lui était très utile pour accoster les hommes quand elle faisait la pute dans la rue, maintenant ça n'a plus de sens. Mais elle y est tellement habituée que cela lui arrive de parler au téléphone en portugais ou, quand elle s'énerve, de lever les bras au ciel en réclamant vengeance ou en implorant la Pomba Gira, son ange gardien, pour qui elle a dressé un petit autel dans un coin de la pièce où elle coupe ses cheveux, juste à côté de l'ordinateur, connecté en permanence sur des sites de tchat. (L'enfant sale)

  • Tous les jours je pense à Adela. Et si mes souvenirs ne surgissent pas au cours de la journée- taches de rousseur, dents jaunes, cheveux blonds trop fins, moignons à l'épaule, bottines en peau de chamois- il revient la nuit quand je rêve.

  • Je n’étais pas la princesse du château, mais la folle enfermée dans la tour. 

     

Biographie :

Née en 1973 à Bueno-sAires, Mariana Enriquez est écrivain et journaliste.
Née d'un père ingénieur et d'une mère médecin, elle a fait des études de journalisme à l’université de La Plata et dirige Radar, le supplément culturel du journal Página/12.
Elle a publié trois romans – dont le premier à 22 ans – et un recueil de nouvelles avant "Ce que nous avons perdu dans le feu" (Las cosas que perdimos en el fuego, 2016), actuellement en cours de traduction dans dix-huit pays.

Son roman « Notre part de nuit » sorti en 2021 aux éditions du sous-sol est devenu un best-seller mondial et encensé par la critique littéraire mondiale.

Voir :


En savoir Plus :


Sur l'hitoire de l'Argentine :


Sur les mythes guarani

dimanche 16 octobre 2022

JUAN JOSE SAER – l'Ancêtre – Éditions Le Tripode 2022

 

L'histoire

Inspiré d'une histoire réelle. En 1515, une expédition de 3 navires espagnols est envoyée en mer sur ordre du Roi, à la conquête des Indes. Mais les voiliers ne prennent pas le bon chemin et débarquent à Rio de la Plata, à l'embouchure des fleuves Paraguay et Panara. Les membres de l'expédition sont tous exécutés par les indiens qui vivent là, sauf un jeune mousse qui restera 10 ans en leur compagnie, partagera leurs aventures et leur étrange mode de vie.


Mon avis

La première édition de ce livre a été menée par Flammarion en 1987. Cette nouvelle édition est postfacée par Alberto Manguel. La traduction, de Laure Bataillon a reçu en 1988 le prix de la meilleur traduction décernée par la Maison des Écrivains et des Traducteurs (MEET). Après la mort de la traductrice, il fut décidé que le prix porterait dorénavant son nom.On oublie souvent que Juan José Saer fut l'un des plus grands écrivains argentins du Xxème siècle.

Avec l'Ancêtre, il confronte le monde chrétien de l'époque à une civilisation que le narrateur, le mousse devenu vieillard , estime des plus barbares. Qui sont ces hommes et ces femmes qui se promènent totalement nus, qui font des orgies en mangeant de la chair humaine, en s'enivrant et qui pourtant le tolère et le nomme Def-ghi ? Et qui par ailleurs montrent une formidable solidarité notamment lors des hivers rigoureux ? Le narrateur est tiraillé entre répulsion et attrait pour ce peuple si étrange, qui l'accueille puis le libérera après 10 de captivité où en fait il est libre de ses mouvements et protégés par 2 indiens qui restent sobres, mangent du poissons et sont un peu ses protecteurs. Mais son retour s'avère compliqué. Certains pensent qu'il a été contaminé par les mœurs de ces sauvages.

Le génie de Saer, c'est avant tout une réflexion passionnante sur la relativité de nos vies en société, de nos exotismes respectifs, de nos repères et de nos règles codifiées, de nos liens plus ou moins distendus avec la nature, réflexion sociologique et philosophique transformée par l'auteur en véritable prouesse littéraire pour narrer deux réels, l'un dicté par la nature, l'autre dominé, imposé par l'homme qui veut tout transformer à son image. C'est également une merveilleuse réflexion sur le temps, le temps relatif et la mémoire.

Saer ne s'apitoie pas vraiment sur son héros, sur ses angoisses, sur son évolution durant ces 10 ans, non, il privilégie en effet une approche quasi sociologique des us et coutumes des indiens qu'il détaille au moyen de descriptions minutieuses à la fois terriblement réalistes, tendres et empathiques aussi. L'auteur choque d'abord par ces scènes de cannibalisme et d'orgie collective, d'une précision cinématographique, réduisant l'indien au « mauvais sauvage », pour nous montrer ensuite que ce point culminant de la vie en société est en réalité un moment unique annuel d'exultation, d'assouvissement de pulsions printanières après un hiver d'anéantissement, pour cette tribu calée le reste du temps sur un long et tranquille quotidien rythmé par les saisons, le respect de la nature, la place accordé à chacun quel que soit l'âge et le sexe, la pudeur, la propreté, la survie.

La prose de l'auteur sait capter l'indicible, l'intime, le moment suspendu, qui sait rendre compte avec une poésie métaphorique mais aussi un réalisme pointilleux, les étoiles pulvérisées sous le choc du froid saupoudrant la terre de leur poussière, les jeux d'ombre et de lumière du soleil se faufilant entre les feuilles de la forêt tropicale, tâches ondulantes, mirages de chaleur du soleil à son zénith, le bruit assourdissant du silence. Un style tout en élégance, sans emphase, sans lourdeur, sans longueur. C'est beau, ce sont des phrases qui se lisent à voix haute, qui se murmurent, qui se parcourent de nouveau pour pouvoir en déguster toute la grâce et l'inventivité.

Galerie Photos : représentations et gravures des indiens d'Amazonie au 16me siècle

 







Extraits :

  • Les murs blancs, la lumière de la bougie qui fait trembler, chaque fois qu'elle vacille, mon ombre sur le mur, la fenêtre ouverte sur l'aube silencieuse où l'on n'entend que le grattement de la plume et, de temps en temps, les grincements de la chaise, les jambes qui, engourdies, bougent sous la table, les feuilles de papier que, peu à peu, je remplis de mon écriture lente et qui vont s'empiler sur celles déjà écrites en produisant un crissement particulier qui résonne dans la pièce vide : contre ce mur épais vient battre, à moins que ce ne soit une divagation rapide et fragile d'après-dîner, le vécu.

  • On ne sait jamais quand on naît : l'accouchement est une simple convention. Beaucoup de gens meurent sans être jamais nés ; d'autres naissent à peine, d'autre mal, comme avortés. Certains, par naissances successives, passent de vie en vie, et si la mort ne venait pas les interrompre, ils seraient capables d'épouser le bouquet des mondes possibles à force de naître sans relâche, comme s'ils possédaient une réserve inépuisable d'innocence et d'abandon.

  • Toute vie est un puits de solitude qui va se creusant avec les années. Et moi qui, plus que les autres, vient du néant à cause de ma condition orpheline, j'étais déjà prémuni depuis le début contre cette apparence de compagnie qu'est une famille ; mais cette nuit- là, ma solitude, déjà grande, devint d'un coup démesurée, comme si dans ce puits qui peu à peu se creuse, le fond avait cédé, brusque, me laissant tomber dans le noir.

  • Un jour après les avoir vus pour la première fois, j'étais déjà si bien habitué à eux que mes compagnons, le capitaine et les vaisseaux me semblaient être les restes épars d’un rêve dont on se souvient mal, et je crois que ce fut à ce moment-là qu'il me vint pour la première fois à l'esprit - à quinze ans déjà - une idée qui depuis m'est devenue familière : le souvenir d'un fait n'est pas une preuve suffisante de son avènement véritable, pas plus que le souvenir d'un rêve que nous croyons avoir fait dans le passé, plusieurs années avant le moment où nous nous le rappelons, n'est une preuve suffisante ni de ce que le rêve ait eu lieu dans un passé lointain et non la nuit précédent le jour où nous nous le rappelons ni de ce qu'il ait pu survenir juste avant l'instant précis où nous nous le représentons comme déjà passé.

  • Les étoiles étaient comme à portée de main et elles étaient grandes, innombrables, sans beaucoup de noir entre elles, presque crépitantes, comme si le ciel eût été la paroi criblée d’un volcan en activité qui eût laissé apercevoir par ses trous l’incandescence interne.

  • S'ils agissaient de cette façon, c'est parce qu'ils avaient éprouvé, à quelque moment, avant de se sentir différents du monde, le poids du néant.

  • Le vice fondamental des êtres humains est de vouloir, contre vents et marées, rester vivants et en bonne santé et de chercher à tout prix à actualiser les représentations de l'espoir.

  • De toute façon, la mort, pour ces Indiens, ne signifiait rien. Mort et vie étaient sur le même plan et hommes, choses et animaux, vivants ou morts, coexistaient dans la même dimension. Ils voulaient, bien sûr, comme tout un chacun, rester en vie, mais mourir n'était pas pour eux plus terrible que d'autres dangers qui les rendaient fous de panique.

  • Il n'y avait plus qu'un ciel vide d'un bleu très lisse qui s'assombrissait par degrés et, s'approchant eût-on dit de façon insensible, si faibles encore qu'il fallait faire un effort pour les découvrir, les premières étoiles. C'étaient de petits points ténus qui semblaient briller et s'effacer, briller et s'effacer, comme si exister leur coûtât, à elles aussi à qui l'on attribue avec tant de certitude l'éternité, sueur et larmes comme à nous.

  • Aucune vie humaine n'est plus longue que les dernières secondes de lucidité qui précède la mort.

  • Ce n'étaient pas seulement les hommes qui étaient différents, mais l'espace, le soleil, la lune, les étoiles. Chaque tribu vivait dans un univers singulier, infini et unique qui ne recoupait aucunement celui des tribus voisines.

  • La nuit d'été, une fois calmée la rumeur des rues, envoie jusqu'à ma pièce blanche des odeurs de ciel et de chèvrefeuille qui, à mesure que le silence s'installe dans la ville, me lavent du bruit des années vécues.

Biographie :

Juan José Saer (1937 - 2005) est un écrivain, poète, essayiste et universitaire argentin.
Il pratiqua différents genres littéraires mais c'est surtout dans le champ de la narration et du roman qu'il s'est exercé et que son talent a bénéficié d'une large reconnaissance. Il est considéré comme l'un des plus grands écrivains argentins contemporains.
Il s'installe à Paris en 1968 et enseigne notamment à l'université de Rennes. Il obtient le prix Nadal en 1987 pour son roman "La ocasión".


Laure Bataillon (1928–1990) est une grande traductrice et connaisseuse de la littérature latino-américaine. Elle a fait connaître et publier notamment : Antonio di Benedetto, Julio Cortázar, Juan-Carlos Onetti, Felisberto Hernandez, Antonio Skármeta, Arnaldo Calveyra, Miguel de Francisco.

En savoir Plus :


Sur les Indiens d'Amérique latine




Bérengère Cournut – Zizi Cabane – Editions Le tripode – 2022

 

L'histoire

Odile, mère de 3 enfants, disparaît un jour. Attirée par le ruisseau qui passe près de leur maison, elle s'y coule. Après le chagrin et l'inexpliquée disparition, des éléments étranges se produisent dans la maison que le couple avait acheté en Normandie, et retapée. Une source mystérieuse se met à couler dans la maison et devient inhabitable. Nul ne se doute de la présence de la mère transformée en eaux. La petite dernière surnommée Zizi Cabane, petite dernière chérie et affublée de ce surnom, tradition familiale oblige, ressent un chagrin immense qu'elle ne peut exprimer et qu'elle cache sous son exubérance. L'arrivée de Tante Jeanne et du bienveillant Monsieur Tremble qui prétend être le père biologique d'Odile apportent leur soutien et leurs aides à cette drôle de famille. Et même quand le pire arrive, c'est aussi un libération.

 

Mon avis

Ce n'est pas un livre mais un conte pour adulte que nous offre Bérengère Cournut, qui cette fois nous raconte un autre voyage.

De plus la couverture du livre est magnifiquement illustrée par Astrid Jourdain, ce qui en fait un bel objet, ce qui est aussi agréable. Une belle fresque qui s'étend sur 4 pages, cela nous change un peu.

Ici tout est onirique. Le roman est raconté par les voix des différents protagonistes, notamment O (Odile, ou l'Eau), cet élément féminin. D'emblée de jeu le lecteur sait où est Odile (prénom aussi du Cygne Blanc dans le plus célèbre des ballets où l'Ophélie d'Hamlet). Puis les voix des enfants, l’aîné aventurier est surnommé Béguin, un beau gosse. Le cadet Chiffon (parce qu'il se servait de chiffons comme doudous) adore la géographie et dessine des cartes imaginaires. La petite Zizi grandi entourée de ses frères et de son père surnommé Ferment, un homme qui n'arrive pas à oublier sa femme, tente de reconstruire sans cesse cette maison qui prend l'eau de partout.

Odile reste là pour veiller sur ces enfants puis elle devient fleuve, océan, puis vent qui se disperse et finit par ne plus exister, tout comme elle s'efface aussi de la mémoire de sa famille. Sans jamais perdre le lecteur, elle passe d'une voix à l'autre, entrecoupé des poèmes/messages d'Odile.

Comment faire face à l'abandon et au deuil ? Peut-être par le biais des contes ou des mythes ? Ici chacun trouve ses réponses, entre poésie, imaginaire, et révèle son tempérament. Ici Mère Nature est à la fois l'amie ou l'ennemie, mais ce livre n'est pas du tout du genre « nature writing ». Un joli conte onirique qui plaira aux gens sensibles aux atmosphères étranges, et qui renouvelle l'art du genre.

Pour adultes qui sont restés de grands enfants. Pas un chef œuvre mais un livre qui vous fait voyager ailleurs, dans le monde mystérieux des sources, des eaux libres et des vents tumultueux.

Galeries photos : les plus beaux tableaux sur l'eau

 







Extraits :

  • Oh, oh ! Je ne pleure pas, esquive-t-elle en souriant. J'arrose simplement les pensées que j'ai mises en terre récemment.

  • Je sais bien que tout ça n'est qu'une Illusion, que je ne devrais pas m'accrocher à cette maison. Mais tant que tu l'habiteras, Odile, même en rêve, je ne pourrai pas la quitter. Alors je fais des plans de sauvegarde, je tente des expériences... Cette source ne me fait plus râler. Je suis à deux doigts de croire qu'elle est une chance. En tout cas, elle m'occupe l'esprit, m'empêche de devenir fou en pensant à toi, à ce que tu es devenue et qu'on ne sait pas.

  • Je réponds que si on arrive pas à dialoguer avec la petite parcelle qui nous échoit, on ne comprendra jamais rien aux territoires qu'on habite.

  • Jadis, j’ai dû avoir un lien avec tout ça, ces deux enfants-là et la façon dont, cette nuit, ils hantent le paysage. Mais ce soir, je ne suis qu’un souffle, un vent faible qui enrage de ne pouvoir mieux appeler l’orage

  • Il faudra que tu sois brave alors, il ne faudra pas le retenir.
    Nous débordons tous un jour du lit qui ne peut plus nous contenir.
    Oh, Ferment… si tu savais comme je danse là-bas, dans le grand
    large et le froid. Comme je t’aime aussi – et comme je m’abreuve
    au brouillard de tes nuits…

  • Je prends avec moi les rêves de deux petits, celui de Chiffon, celui de Zizi. Ils sont fous, ces deux-là ! Emplis d’eau et de marais spongieux, habités par des brumes sans mémoire, ils voyagent dans des paysages qui sont comme eux, sans âge ni origine.

  • Je suis le vent, Jeanne
    Et je vous emporte tous
    plus loin encore
    là où le chagrin et la mort
    ne sont plus rien

Biographie :

Née en 1979, Bérengère Courut est correctrice dans la presse et l’édition et écrivaine.

Un temps secrétaire du traducteur Pierre Leyris, dont elle accompagne les œuvres posthumes chez l’éditeur José Corti (Pour mémoire, 2002 ; La Chambre du traducteur, 2007), elle publie son premier roman, "L’Écorcobaliseur", en 2008.
Elle a publié trois livres aux éditions Attila et deux plaquettes de poésie à L’Oie de Cravan, où elle déploie un univers littéraire onirique empreint de fantaisie langagière.

Elle est également auteure de "Palabres" (Attila, 2011), publié sous le pseudonyme Urbano Moacir Espedite en collaboration avec Nicolas Tainturier (ils apparaissent en page de couverture comme "traducteurs du portugnol").
Enfin, elle publie en 2016 un roman intitulé "Née contente à Oraibi" (Éditions Le Tripode) inspiré d'un voyage qu'elle a fait sur les plateaux de l'Arizona, à la rencontre de la tribu amérindienne des Hopis.

 

vendredi 14 octobre 2022

ELIF SHAFAK – L'île aux arbres perdus – Flammarion 2021

 

L'histoire

Ada, 16 ans est la fille de Kostas, et de Defne, se remet difficilement du décès de sa mère. Elle est la fille d'un amour difficile, celui d'un jeune grec et d'une jeune turque qui se voient en cachette à Nicosie, alors que l’année 1974 est marquée par une guerre fratricide, menée d'une part par la dictature des généraux grecs et la Turquie, ce qui amènera à la partition de l’île, grecque au sud et turque au nord, faisant au moins 15 000 morts, et plus de 2000 disparus.Kostas est envoyé par sa mère à Londres où il suit des études en tant que géographe et conservateur de l'environnement. Il reste toujours amoureux de Defn qui est archéologue et travaille pour identifier les cadavres des disparus. Malgré l'opposition de la famille turque, ils réussissent à fuir l'île pour rejoindre Londres. Ada sent instinctivement que quelque chose s'est passé avant sa naissance. L'arrivée de sa tante Meyem, la sœur de sa mère ne l'aide pas. Seul le figuier qu'a emporté son père dans ces bagages sait.


Mon avis

Encore un très beau livre, illuminé par la plume d'Elif Shafak.

Elle nous compte l'histoire de ses exilés, de ces gens dont les racines sont arrachées et commence à s'oublier. Comme Ada, qui est une adolescente de son époque, branchée sur son smartphone. En face d'elle un père taciturne mais aimant, qui ne comprend pas toujours sa fille, et une tante, d'abord rejetée comme une étrangère puis petit à petit adoptée. Meyem, élevée dans la tradition musulmane est bonne cuisinière, aimante, croit aux djinns (des esprits malins) et a connu un mariage avec un époux qui la battait. Et puis il y a la grande absente, Defne, la mère, une femme au fort caractère, qui va franchir le pire des tabous, épouser un chrétien. Mais aussi s’abîmer dans l’alcool, parce qu'elle cache une profonde blessure ?

Le roman s’échelonne de 1974, 2000 et 2010. Ce qui ne perd pas le lecteur, les têtes des chapitres nous précisent les actions. Mais surtout le roman fait la part belle aux arbres et à ce vieux figuier, qui raconte l'histoire. Arbre millénaire, il a connu les jours heureux, a été incendié, a vu la folie des hommes dans la guerre, les trahisons, C'est une de ses branches coupées qu'a rapporté Kostas dans sa valise à Londres, et qu’il a tenté de faire vivre l'arbre sous un climat qui n'est pas le sien. Le figuier c'est la voix de la raison , la voix de l'humanité. On apprend aussi beaucoup sur la communication entre les arbres, même si ce n'est plus nouveau aujourd'hui, mais c'est raconté avec tant de finesse qu'on aime ce vieux figuier qui a sa part de magie. Et ce roman semble être construit comme les ramifications d'un arbre, celles visible d'une famille qui se recompose, et celles invisibles de l'amour inconditionnel.

Pour écrire ce livre, l'auteure turque s'est largement documentée sur l'histoire de Chypre et s'inspire de fait réels (elle nous donne toutes ses références en fin de livre). Elle y mêle aussi des légendes chypriotes, et l'on se rend compte que les deux cultures sont proches, en dépit des religions qui s'affrontent. Qu'elles soit chrétiennes orthodoxes ou musulmanes, les femmes restent unies en ce qui concerne la maternité par exemple ou dans la vie d'avant la séparation. Dans le restaurant « Le figuier heureux » tenu par un couple gay mixte, tout le monde se côtoie, on y mange une délicieuse cuisine qui est un savant mélange des cuisines grecques et turques. Même la langue chypriote se rapproche des deux civilisations.

Fervente plaidoirie pour la paix, contre les exils forcés et contre des traditions d'un autre âge pour les femmes, peu importe les communautés, ce roman a le charme envoûtant de l'Orient, on y respire le jasmin, la rose, le miel, le ciel bleu mais on se heurte aussi à la folie des hommes, aux intolérances qui jaillissent par traditions ou par haines du moment.

Galerie Photo

Elof Shafak

Mur de Nicosie (partition)


Un figuier commun


Nicosie nord


Vue de Nicosie aujourd'hui


Partition de Chypre - 1974

 

Extraits :

  • Figuier :Les humains ! A force de les observer depuis si longtemps,je suis arrivé à une triste conclusion: ils n'ont pas vraiment envie d'en savoir plus long sur les plantes.Ils ne veulent pas savoir si nous sommes capables de volonté, d'altruisme et de solidarité. Même s'ils trouvent ces questions intéressantes à je ne sais quel niveau abstrait, ils préféreraient les laisser inexplorées, irrésolues.Ils trouvent plus commode,j'imagine de supposer que les arbres, qui n'ont pas de cerveau au sens conventionnel, ne peuvent connaître que l'existence la plus rudimentaire.
    Eh bien...aucune espèce n'est forcée d'aimer une autre espèce, ça c'est sûr. Mais si vous prétendez, comme le font les humains, être supérieurs à toutes les formes de vie passée ou présentes, alors il faut acquérir un minimum de compréhension des plus anciens organismes vivant sur terre,qui étaient ici longtemps avant votre arrivée et y seront encore après votre départ.

  • La capitale était divisée par une zone qui la tranchait de part en part comme un coup de lame à travers le cœur. Le long de ligne de démarcation – la frontière – s’étalaient des maisons en ruine criblées de balles, des jardins vides scarifiés d’éclats de grenade, des magasins à l’abandon bardés de planche, des portails en fer forgé pendant à l’horizontal de leurs gongs brisés, des voitures luxueuses d’un autre âge rouillant sous des épaisseurs de poussières… Les rues étaient bloquées par des rouleaux de barbelés, piles de sacs de sable, tonnelets remplis de ciment, tranchées antichars et tours de guet. Les rues s’arrêtaient brusquement, comme des pensées inachevées, des sentiments non résolus.
    Nicosie, aujourd’hui la seule capitale divisée du monde. Ma ville natale.

  • C’est cela l’effet qu’ont sur nous les migrations et relocalisations : quand on quitte son foyer pour des rivages inconnus, on ne continue pas tout simplement comme avant ; une partie de soi doit mourir à l’intérieur pour qu’une autre puisse tout recommencer.

  • Les enfants des humains apprennent à peindre la terre d’une seule couleur. Ils imaginent le ciel en bleu, l’herbe en vert, le soleil en jaune, et la terre entièrement marron. Si seulement ils le savaient, ils ont des arcs-en-ciel sous leurs pieds.

  • Des ramures de glycine grimpaient sur les murs blanchis à la chaux, cherchant à atteindre les nuages, emplies de cet espoir que seuls connaissent les rêveurs.

  • Il était une fois un souvenir, à l’autre bout de la Méditerranée, où s’étendait une île si belle et si bleue que les nombreux voyageurs, pèlerins, croisés, marchands qui en tombaient amoureux souhaitaient ne plus jamais en repartir, ou tentaient de la remorquer par des cordes de chanvre jusque dans leur pays.
    Des légendes, peut-être. Mais les légendes sont là pour nous dire ce que l’histoire a oublié.

  • Elle avait envie de s’enrouler autour de ses paroles, d’en faire un bouclier comme des mains en coupe pour protéger une flamme du vent.

  • Si vous allez à Chypre aujourd’hui, vous trouverez encore des tombes de veuves grecques et de veuves turques, gravées dans des alphabets différents mais formulant la même requête : Si vous trouvez mon mari, veuillez l’enterrer près de moi.

  • Où commence-t-on l'histoire de quelqu'un quand chaque vie se compose de plus d'un fil, quand ce qu'on appelle naissance n'est pas le seul début, ni la mort exactement une fin ?

  • Tout, lui fit écho Meryem. Mais personne ne sait tout. Ni moi, ni ton père...nous saisissons seulement des pièces et des morceaux, chacun de nous, et parfois tes morceaux ne collent pas avec les miens et alors à quoi ça sert de parler du passé, ça ne fait que blesser tout le monde. Tu sais ce qu'on dit, retiens ta langue prisonnière dans ta bouche. La sagesse se compose de dix parties : neuf de silence, une de mots.

  • Dans tous les mythes et les contes de fées, une femme qui enfreint les conventions sociales est toujours punie. Et en général, le châtiment est psychologique, mental. Classique, n'est-ce pas ? Tu te rappelles la première femme de Mr Rochester dans Jane Eyre ? Polyphonte est notre version méditerranéenne de la femme démente, sauf que nous ne l'avons pas enfermée dans le grenier, nous l'avons jetée en pâture à un ours. Une fin tout sauf civilisée pour une femme qui ne voulait pas faire partie de la civilisation.


Biographie :

Elif Shafak, est une écrivaine turque né en 1971. Elle est la fille d’une diplomate turque. Élevée par sa mère après le divorce de ses parents, elle a passé son adolescence à Madrid puis à Amman, en Jordanie, avant de retourner en Turquie.

Diplômée en relations internationales de la Middle East Technical University d'Ankara, elle est aussi titulaire d'un master en genre et études féminines dont le mémoire portait sur la circulaire Compréhension des derviches hétérodoxes de l'islam.
"The Saint Of Incipient Insanities" (2004) est le premier roman que Şafak écrit en anglais. Elle y raconte les vies d'immigrants musulmans à Boston et visite le sentiment d'exclusion que ceux-ci peuvent ressentir aux États-Unis.

Lorsqu'elle y met la touche finale en 2002, Şafak est chargée de cours au Mounty Holyoke College (dans le Massachusetts) auprès de la chaire de Women's Studies.
Elle enseigne ensuite à l'université du Michigan dans la discipline “Gender and Women's Studies”. L'année suivante, elle devient professeur à temps plein au département des Études du Proche-Orient à l'université d'Arizona.
Après la naissance de sa fille en 2006, Şafak souffre de dépression post-partum pendant plus de 10 mois. Elle aborde cette période dans son premier roman autobiographique ("Lait noir") et y combine fiction et diverses formes de non-fiction.
Internationalement reconnue, elle est l'auteur d'une douzaine de livres, dont "La Bâtarde d'Istanbul" et "Bonbon Palace" qui sont des best-sellers en Turquie.
Elif Şafak écrit aussi des articles pour des journaux et magazines en Europe et aux États-Unis, des scripts pour séries télévisées et des paroles de chansons pour des musiciens rock.

En savoir Plus :

Sur l'histoire de Chypre

Sur les figuiers


jeudi 13 octobre 2022

TIFFANY McDANIEL – l’été où tout a fondu – Gallmeister - 2022

 

L'histoire

Fielding, 82 ans, vit dans chichement dans un mobile-home pourri en Arizona. Il passe ses nuits solitaires à se souvenir de cet été 1984, l'été de tous les dangers. Son père, le Procureur de la petite ville de Breathed, Ohio est tiraillé entre la lutte entre le bien et le mal. Il passe une petite annonce pour convoquer le diable. Le lendemain se présente un adolescent de 13 ans, noir comme l'ébène, aux yeux émeraudes, qui dit être l'un des avatars de Satan. Cet enfant, de ait profondément gentil, va se heurter aux mentalités étriquées de cette ville perdue quelque part dans les contreforts des montagnes Appalaches. L'enfer ne fait que commencer.


Mon avis

Attention chef d’œuvre absolu.

On se souvient du succès international de Betty de la jeune Tiffany Mc Daniels, couronné de 7 prix littéraires internationaux. Gallmeister a fait traduire son tout premier roman, antérieur à Betty et il est incandescent.

L'auteure joue avec le temps. L'action se passe en 1984, l'année orwellienne par excellence. Dans ce village de Breathed l'apparition du « diable » en la personne du petit Sal correspond à une sécheresse (qui nous rappelle celle que nous avons connue cet été 2022). Les températures montent, les esprits s’échauffent. Sal est accueilli comme un fils par la famille Bliss. Ce garçon, très intelligent et apaisant, n'a rien d’un n Satan infernal. Il devient le meilleur ami de Fielding, son autre frère.

Mais des événements curieux vont se produire, des décès dus à des accidents mais les gens du village ne l'entendent pas ainsi. Le responsable est tout trouvé, avec sa peau noire, et ce racisme infernal d'une communauté stupide menée par un homme au physique disgracieux et de très petite taille, Elohim.

Dans une écriture grandiose, qui nous fait une fois de plus passer par toute la palette des émotions, Tiffany Mc Daniel livre un combat contre le racisme contre les personnes de couleurs, encore plus cruel qu'il s'agir d'un enfant, qui n'est sûrement pas le diable, mais juste un gosse maltraité et abandonnés par sa famille et qui est aimé comme un fils et comme un frère par la famille Bliss (Blis en anglais veut dire heureux).

La romancière s'amuse aussi avec les noms : Grand le frère aîné, promis à une belle carrière de footballeur (foot américain) masque sous ses muscles un secret qui va le perdre. Stella, l'étoile, la mère généreuse, protectrice, même si elle a peur de la pluie et ne sort jamais de sa maison règne comme une bonne fée sur sa famille. Autopsy, le père est un homme taciturne, qui est obsédé par le fait de rendre de mauvais jugement et d'envoyer des innocents en prison. C'est un homme respectable, respecté que le chagrin va anéantir. Elohim (mot qui signifie Dieu dans la Torah juive – voit ici https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89lohim – est un homme miné par le fait que sa femme l'a trompé avec un peintre noir et si il enseigne son art (restaurer des flèches d'églises, des toitures) a Fielding, c'est un homme impulsif qui voue une haine profonde à tous les gens de couleur et finit par semer la zizanie.

Et puis il y a Fielding, qui raconte son histoire, et sa vie. Son année 1994 où lui aussi n'était qu'un gosse, l'admiration qu'il voue à son frère, l'amitié sans faille qu'il voue à son ami Sal. Sa vie à jamais bousillée par cet été, et le reste de sa vie menée un peu au gré des événements, exerçant tout les petits métiers, buvant pas mal, ne réussissant pas à s'attacher à une compagne et excluant l'idée d'être père, c'est un vieillard (nous sommes alors être dans les années 2060 qui n'ont rien de futuristes) solitaire qui attend la mort et surtout son âme qu'il pense voué aux enfers.

Il y a une subtile distorsion du temps. Les années 1984, si elles sont illustrées par quelques musiques de l'époque ressemblent plus aux années 50. Stella porte des robes et un tablier tout droit sortis d'une pub pour ménagère des années anciennes ; Son mari, malgré la chaleur ne sort qu'en complet trois pièces et cravate. Ici pas de chaînes commerciales ou de ces boutiques uniformes qui poussent partout. Des petits commerces, dans Maine Lane, tenus par des artisans. Pas de ces motels ou cafés que l'on trouve partout aux USA, pas de Starbucks ou de Mac DO. C'est une Amérique rurale, celle des petites gens, sans trop de culture, qui vivent de l'agriculture, du petit commerce. Les voisins ne sont pas aimables mais les rumeurs vont bon train. Les femmes battues cachent leurs bleus sous des tonnes de maquillage, l'insulte suprême est de traiter de « pédé » un jeune homme. Ce sont aussi les années Sida, et les croyances de l'époque y sont parfaitement identifiées. On ne serrerait jamais une personne victime du VIH à Breathed.

Mais au-dessus de tout, il y a ce magnétisme « diabolique » de l'écriture de Tiffany Mc Daniel. On ne s'ennuie pas un instant, la poésie fait suite à l'horreur, la beauté des paysages se calcine dans la fournaise, l'amour intense de Fielding envers ses deux frères nous arrache des larmes mais il y a aussi des petits traits d'humour, et beaucoup de magie, ou d'imaginaire sous la plume de cette écrivaine qui n'avait que 18 ans lorsqu'elle a écrit ce livre.

Si vous ne deviez n'en lire qu'un c'est celui-ci et pas un autre.

Photos de l'Ohio coté Appalaches




Extraits :

  • C'est à force de petits efforts de bravoure que l'on parvient à vaincre la peur. Avec le temps, ces petits efforts mèneront à l'effort final aboutissant à la grande défaite de la peur. C'est en tout cas ce que nous dit le texte vivace de l'espoir, nous incitant à nous échapper de cette prison qu'est le cercle de la peur.

  • C’est de 1984 qu’il est question. L’année où, selon George Orwell, on parviendrait à nous convaincre que deux et deux font cinq. Dans son roman, il a démontré que l’esprit humain peut être contrôlé. Dans la réalité, ces gens ont démontré exactement la même chose.
    “Ce que ces malheureux recherchaient désespérément, c’était une lumière. Mais le problème avec la lumière, c’est qu’elle a toujours la même apparence quand on est dans le noir, et on est incapable de dire si l’énergie qui la fait briller est bonne ou mauvaise, parce que cette lumière vous aveugle et vous empêche de voir sa source. Tout ce que vous savez, c’est qu’elle vous sauve des ténèbres. C’est tout ce que savaient les adeptes d’Elohim. Ils étaient plongés dans les ténèbres de leur douleur personnelle, et voilà qu’apparaît cet Elohim, qui brille d’une lumière si vive. Ils ont tendu la main vers cette lumière, et pendant qu’elle détournait leur attention, pendant qu’elle leur procurait un faux réconfort, la sinistre puissance qui l’alimentait accomplissait son œuvre, et avant que l’un ou l’autre d’entre eux ait pu s’en apercevoir, cette lumière ne s’employait plus à les sauver, elle s’employait à les changer. À les contrôler. Cette lumière qui les contrôlait, c’était Elohim.

  • Tout amour conduit au cannibalisme. Je le sais à présent. Tôt ou tard, notre cœur finit, sinon par dévorer l’objet de notre affection, tout au moins par nous dévorer nous-mêmes. Les dents sont le miracle du cœur. Qu’une bouche puisse surgir de cet organe sans gorge et avoir faim de la chair de quelqu’un d’autre, du cœur de quelqu’un d’autre, n’est rien de moins qu’un miracle.
    Tomber amoureux est la plus belle aventure de notre espèce, et lorsque l’amour, commençant à bourgeonner, s’enroule délicieusement autour de notre âme, nous cédons aux crocs du cœur et prions – oui, nous prions – devant l’infini pour que tout amour puisse avoir sa chance, sa propre part de miracle. Pourtant, les miracles semblent ne pas être de mise lorsque les amants sont jeunes, comme s’il y avait, dans leur jeunesse même, une prophétie presque inéluctable.

  • Défendre le diable, ça veut dire défendre ce qu’il peut y avoir de bien dans le mal.

  • La chaleur est arrivée avec le diable. C’était l’été 1984. Le diable avait bien été invité, mais pas la chaleur. On aurait pourtant dû s’y attendre. Après tout, la fournaise n’est-elle pas un attribut du diable ? L’un ne va pas sans l’autre. Cette chaleur n’a pas seulement fait fondre des réalités tangibles, telle que la glace, le chocolat ou les popsicles. Elle a aussi fait fondre des choses abstraites. La peur, la foi, la colère, ainsi que les repères les plus fiables du sens commun. Elle a aussi fait fondre des vies, les privant d’un avenir, enseveli sous les pelletées de terre du fossoyeur.

  • Tu peux imaginer tout ce que tu veux, dans le noir. Tu peux imaginer que ton père t'aime, tu peux imaginer que ta mère n'est pas déçue, tu peux imaginer que tu as... de l'importance. Que tu signifies quelque chose pour quelqu'un.

  • La peur est la première ombre derrière l’ignorance.

  • Maman avait raison. La chaleur poussait les gens à s'abandonner à leurs pires penchants. Peut-être même leur donnait-elle la confiance nécessaire pour agir de façon insensée, imprudente, irraisonnée. Par une telle chaleur, les mains s'épanouissent en poings. Les poings sont les fleurs de la saison de la folie.

  • Tu sais d’où vient le mot enfer ? (Il a croisé les mains sur ses genoux.) Après ma chute, j’ai pas arrêté de me répéter, Dieu va me pardonner, Il ne me laissera pas enfermé là. Dieu va me pardonner, Il ne me laissera pas enfermé là. Après des siècles passés à répéter ça, j’ai commencé à raccourcir ce refrain. Il ne me laissera pas enfermé. Et peu à peu, ça a fini par donner, pas enfermé. Pas enfermé.

  • Jamais plus je ne retrouverai mon frère, même s'il revient un jour, parce que cette nuit-là il est mort, il a disparu, et les choses disparues cessent de devenir plus que ce qu'elles étaient. C'est cela, la tragédie de perdre un frère aîné. Il reste figé à jamais. Vous, vous continuez, et un jour, vous devenez le plus âgé des deux. C'est ce qui empêche la famille de former à nouveau un tout.

  • Dans ce monde où si peu de choses sont données, comment peux-tu ne pas être en admiration devant ce que tu as ?

  • Je serai le garçon noir. Tu seras la fille blanche. Et le monde entier dira non. Mais nous, on dira oui, et la seule éternité qui comptera, ce sera nous.

  • Par une telle chaleur les mains devenaient un épanouissement de poings. Les poings fleurissent à la saison de la folie.

  • Parfois, je me dis que les frères aînés ne devraient pas être permis. On tombe trop facilement amoureux d'eux. Ils sont tous pour nous et pendant ce temps, ils souffrent dans leur coin pour être à la hauteur de nos attentes.

  • C'est à force de petits efforts de bravoure que l'on parvient à vaincre la peur.

  • Il y avait une flaque pour Dresden. Une flaque pour Granny. Et une pour le garçon qui nous avait tous changés. Sal. Une flaque qui n’aurait jamais existé s’il n’y avait pas eu aussi celle du sens commun des habitants de la ville. Quant à la dernière, celle qui a produit les plus grandes éclaboussures...C’était la flaque laissée par mon innocence, et ses éclaboussures retombent encore dans le présent, comme elles continuent à retomber dans cet immuable toujours, formant une mare, pour me ramener inlassablement en arrière.




Biographie :
Née en 1985 dans l’Ohio, Tiffany McDaniel est une romancière, poétesse et artiste visuelle américaine.
Auteure autodidacte sans formation artistique universitaire particulière, elle écrit de nombreux textes non publiés avant que son premier roman, "L'Été où tout a fondu" ("The Summer That Melted Everything", 2016), soit finalement accepté par un éditeur.
Son deuxième roman "Betty" (2020), particulièrement remarqué par la critique lors de sa parution en français, reçoit le prix du roman Fnac 2020 et le Prix America du meilleur roman 2020. Tiffany McDaniel s’inspire de la vie de sa mère, une métisse cherokee, pour livrer un roman enchanteur et tragique.
Elle vit à Circleville dans l'Ohio. Son site : https://www.tiffanymcdaniel.com/


En savoir Plus :

Enfin sur le diable : https://fr.wikipedia.org/wiki/Diable



Hye-Youg PYUN – Le jardin – Rivages poche 2021

Ogui, la quarantaine, se réveille après un terrible accident de voiture qui a coûte la vie à sa femme. Totalement paralysé, il ne peut communiquer qu'avec des battements de paupières. Mais Ogui a encore la faculté de penser et il passe en revue sa vie : ses dures études, les rapports complexes avec sa femme, à la personnalité fluctuante et parfois insaisissable. 

Ogui retourne chez lui, et c'est sa belle-mère qui s'occupe de lui. Elle aussi est une femme étrange et peu à peu les rapports entre cette femme mutique prennent une tournure étrange. Toute la subtilité de ce roman tient en ce huit-clos et le point du vue d'Ogui. Une réflexion aussi que nous pouvons mener sur le handicap lourd et la communication impossible avec un individu qui ne peut exprimer ni par les mots ni par les gestes ses besoins, ses ressentis. Mal traité par la garde malade, il ne peut rien faire. Une situation qui peut s'appliquer aussi à celles des personnes âgées atteintes de lourdes maladies (Alzheimer par exemple) et rejoint l’actualité sur la triste réalité des Ehpad. 

 Sous la jolie écriture de l'auteur avec ces nombreuses références aux poètes coréens ou autres , se cache une intrigue, sur les non-dits, les regrets et la vengeance. A lire ne serait-ce que pour l'originalité de l'espoir, et une belle réflexion sur la compréhension d'autrui.

 Hye-young Pyun est née en 1972 en Corée. Elle a fait ses débuts littéraires en 2000 en remportant le concours de nouvelles du Séoul Shinmun. Son œuvre, caractérisée par une imagination insolente, a été récompensée par les prix littéraires les plus prestigieux en Corée et a été traduite dans de nombreux pays. Le Jardin figure parmi les dix meilleurs thrillers de l'été selon le Time Magazine.