dimanche 19 mars 2023

ANNA BURNS – Milkman – Poche 10/18 - 2021

 

L'histoire

Dans une ville jamais nommée, mais probablement en Irlande du Nord, une jeune femme (sans nom) raconte son histoire, et à travers elle, la période trouble des années 1970. Dans un pays en guérilla, il vaut mieux passer incognito et ne pas se faire remarquer. Hors l'héroïne est poursuivi par un mystérieux homme surnommé le laitier (Milkman), toujours poli, mais qui manifestement la drague, et cela est interdit. Il y a une sorte de code moral dans cette ville, où les ragots vont bon train. Il y a le camp des renonçants, ceux qui sont pour la lutte et celui de l’État. Mais pardessus tout, il y a les petites rancœurs individuelles, et le destin de cette jeune fille qui tient avant tout à trouver sa voie.


Mon avis

D'emblée, c'est un livre qui plaira ou pas. Il faut rentrer dans ce roman complexe où aucun nom n'est cité. On parle de « peut-être petit ami », de « troisième sœur », aucun repère géographique, mais on identifie assez bien Belfast et la période des troubles qui a commencé en 1970. où la minorité catholique était persécutée par la majorité protestante (religion de la Grande Bretagne). L'IRA et son mouvement politique, le Sinn Fein se créèrent et entre attentats et répression, l'Irlande du Nord vécut une période de troubles.

C'est ce que nous décrit Anna Burns au travers d'une société patriarcale, totalitariste, mais sans jamais nommer les choses.

Certes il n'y a pas d'actions puisque c'est le récit à la première personne de la jeune fille qui analyse, sans réussir à prendre parti, ce qui lui arrive et aussi son entourage. Comment se protéger des rumeurs qui enflent même si elles sont fausses, voilà encore un thème très actuel avec les fake-news et les harcèlements virtuels.

Mais il n'y a pas d'ordinateurs en cette période, mais un endoctrinement à la foi catholique dans ce qu'elle a d'extrémiste .

Si l'action est lente, c'est un déferlement d'émotions, dans une ville en perpétuel conflit, et où les habitants quel qu’ils soient, essayent de vivre normalement mais normalement veut dire s'emparer d'un ragot pour oublier le reste. Un zeste de mysticisme, inspiré par les vieilles légendes irlandaises, concourt aussi à la singularité de ce roman.

Anna Burns qui a reçu le booker prize pour ce roman navigue de la grande histoire aux histoires individuelles de sa galerie de personnages haut en couleur mais parfois un peu redondants.

Néanmoins, cela reste un excellent roman qui démontre parfaitement comment les pressions sociales, les contre-vérités, la manipulation et les rumeurs peuvent vite déboucher sur une société totalitariste. On pense à Orwell mais aussi à James Joyce pour le style d'écriture mais avec en prime un humour « so british ». Un plaidoyer pour la paix aussi, pour l'amour libre, et pour la liberté de vivre, avec un style unique puisque comme je l'ai déjà dit aucun prénom, aucun lien n'est cité dans le roman, ce qui peut dérouter. Il faut y entrer en douceur, en mettant de coté le peu que nous savons des secrets d'écriture pour nous confronter nous aussi à un nouveau style, un autre éclairage, et une fin optimiste.

Je ne le classe pas dans mes coups de cœur, parce que toute critique est subjective, et que j'ai eu du mal à entrer dans ce livre, mais je vous le conseille grandement.


Extraits

  • Mais même moi je savais que ceux qui défendaient une cause idéologique n'agissaient pas toujours au nom de celle-ci. Les partis pris personnels existaient, les irrégularités singulières, les interprétations subjectives. Les fous. Ce n'est pas non plus que je pensais le laitier incapable de piéger une voiture, j'étais à peu près certaine du contraire. C'est qu'il était toujours dur de croire qu'un homme comme lui pouvait pousser à ce point la convoitise à propos de ma personne. Depuis qu'il avait commencé, s'était donné pour rôle de me préparer à la suite, de me plonger dans la confusion, de m'acculer au bord où, défaite, je rendrais les armes et monterais volontairement, désormais sienne, dans ses véhicules, je n'étais plus sûre de ce qui était plausible, de ce qui était exagéré, de ce qui pouvait être la réalité, ou du délire, ou de la paranoïa. Il ne me serait pas non plus venu à l'idée que de cultiver mon impuissance et ma dépossession mentale grandissante puisse aussi faire partie de la sphère de stimulation de cet homme. Mais ça arrivait. Les voitures piégées.

  • Quant aux meurtres, c’était la routine, à savoir qu’il n’y avait pas lieu de se répandre en invectives, non parce qu’ils étaient insignifiants mais bien parce qu’ils étaient si énormes et si nombreux que rapidement, on n’a plus eu le temps pour ça. Quoique de temps en temps, un événement outrepassait tant les bornes que tout le monde – « ce coté-ci de la route », « ce côté-là de la route », « par-delà l’eau », « par-delà la frontière » – était contraint de s’arrêter net. Une atrocité renonçante nous ébranlait, Dieu ô Dieu ô Dieu. Comment puis-je avoir une opinion qui a pu mener à ça ? 

  • A chaque fois qu’elle flairait la possibilité que je fréquente quelqu’un (jamais un indice ne venait de moi), je n’avais pas franchi le seuil qu’elle s’y mettait, « Il est de la bonne religion ? », suivi par « Il n’est pas déjà marié ? ». Il était vital, après la bonne religion, qu’il ne soit pas déjà marié. Et comme je m’obstinais à ne rien céder, elle y voyait la preuve qu’il n’était pas de la bonne religion, qu’il était marié, et que probablement il s’agissait non seulement d’un paramilitaire, mais d’un paramilitaire ennemi, de-ceux-qui-défendaient-l’État.

  • Les chats ne manifestent pas la même adoration que les chiens. Peu leur chaut. On ne peut jamais compter sur eux pour étayer un ego humain. Ils tracent leur chemin, vivent leur vie, n’ont rien de servile et ne s’excusent jamais de rien. Personne n’a jamais vu un chat s’excuser et, si jamais ça arrivait, il serait évidemment manifeste qu’il est tout sauf sincère.

  • Si c’était vrai, que le ciel – là, dehors – pas là, dehors – peu importe – pouvait être de n’importe quelle couleur, cela voulait dire que tout pouvait être de n’importe quelle couleur, que tout pouvait être n’importe quoi et que tout et n’importe quoi pouvait arriver, à tout moment, en tout lieu, dans le monde entier, à n’importe qui – et avait déjà eu lieu, probablement, c’est juste que nous, on n’avait rien remarqué.

  • Ach, j'ai dit_ Ach rien du tout, il a dit_ Ach pour sûr, j'ai dit_Ach pour sûr quoi? il a dit_ Ach pour sûr, si c'est comme ça que tu le sens_ Ach pour sûr, évidemment que c'est comme àa que je le sens._Ach, c'est bon alors._Ach, il a dit._Ach, j'ai dit
    etc pour la richesse du dialogue!

  • Tous les jours de la semaine, qu'il pleuve ou qu'il vente, sous les balles ou sous les bombes, en période d'accalmie ou en pleines émeutes, je préférais rentrer à pied en lisant mon tout dernier bouquin. Un livre du dix-neuvième siècle, à tous les coups, car je n'aimais pas ceux du vingtième, comme je n'aimais pas ce siècle.

  • Ces livres, a-t-il dit. Et cette marche », et il a changé d’angle, cette fois pour m’expliquer que, si je ne faisais pas attention, je serais bannie aux confins des ténèbres, ostracisée sans merci comme dépasseuse-de-bornes locales. Déjà il me mettait en garde, on parlait de moi comme de cette personne qui « lit-en-marchant ».

  • Attends un peu, j'ai fait. Tu veux dire qu'il peut se balader avec du Semtex mais que moi je ne peux pas lire Jane Eyre en public ?

  • Ma défiance avait été phénoménale, au point que je ne voyais pas que probablement il existait des individus à même de me venir en aide, qui auraient pu me soutenir, me réconforter – des amis que j'aurais pu me faire, un filet de solidarité dont j'aurais pu faire part – seulement j'ai perdu cette opportunité du fait que je manquais de confiance en eux et de confiance, d'assurance, en moi.

  • Le fait de se marier dans le doute, de se marier dans la culpabilité, de se marier dans le regret, la peur, le désespoir, la faute et aussi par terrible sacrifice de soi, voilà quel était plus ou moins le prérequis matrimonial tacite par chez nous.

  • Ca aussi, ce n’était qu’ébranlement, chancellement. Vengeance, représailles. Ce n’était que ralliement aux mouvements pour la paix, adhésion au dialogue intercommunautaire, aux marches blanches qui incluaient tout le monde, à un vrai bon sens citoyen – jusqu’au moment où l’on soupçonnait ces mouvements pour la paix, cette bonne volonté, cette vraie et bonne citoyenneté d’être infiltrés par l’une ou l’autre faction. Alors on quittait les mouvements, on perdait espoir, on abandonnait les solutions potentielles pour retourner à cette opinion toujours familière, fiable, inévitable. A cette époque, donc, impossible, vraiment, de ne pas se refermer sur soi, car cette fermeture était partout : dans notre communauté et dans la leur, dans l’État ici, comme dans le gouvernement là-bas, dans les journaux, à la radio et à la télévision, car aucune information ne pouvait être avancée sans être soit perçue au moins par l’un des camps comme une distorsion de la vérité. Au bout du compte, même si les gens évoquaient l’ordinaire, l’ordinaire n’existait pas vraiment car la modération elle-même avait vrillé, était hors de contrôle. Aussi, peu importaient les réserves que l’on pouvait avoir – quant aux méthodes, à la morale, quant aux groupements variés qui entraient en action ou qui étaient en action depuis le début ; peu importait aussi le fait que pour nous, dans notre communauté, de « notre côté de la route », le gouvernement ici fût l’ennemi, que la police ici fût l’ennemie, et que le gouvernement « là-bas » fût l’ennemi, et les soldats de « là-bas » également, comme l’étaient aussi les paramilitaires-défenseurs de « l’autre côté de la route » et, par extension – en raison des soupçons, de tout le passif, de la paranoïa – l’hôpital, et le fournisseur d’électricité, et le fournisseur de gaz, et le fournisseur d’eau, et le conseil d’administration des établissements scolaires, et les gens du téléphone, et n’importe quel quidam en uniforme ou en tenue aisément confondue avec un uniforme aussi était l’ennemi, et nous, à notre tour, nous étions perçus par nos ennemis comme étant l’ennemi – en ces temps sombres, qui étaient des temps extrêmes, si l’on n’avait pas eu les renonçants pour faire tampon clandestinement entre nous et cet ennemi combiné, écrasant, qui d’autre, qui d’autre au monde aurions-nous eu ?



Biographie

Né en 1962 à Belfast, Anna Burns est une auteure irlandaise. Elle s'installe d'abord à Londres en 1987, puis dans le Sussex de l'Est, en 2014. Son premier roman, "No Bones" (2001), est le récit de la vie d'une jeune fille qui grandit à Belfast durant le conflit nord-irlandais. En octobre 2018, l'écrivaine remporte le prestigieux prix Booker pour son roman "Milkman", une fiction sur la guerre civile, en Irlande du Nord. Elle devient la première romancière Nord-Irlandaise à remporter ce prix. Ce roman est le seul traduit en français par Gallimard.

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Presse


Dans l'univers du roman

Irlande du Nord


Belfast

Le rôle des femmes


Sur l'IRA et le Sinn Fein


Musique

jeudi 16 mars 2023

AMY JO BURNS – Les femmes n'ont pas d'histoire – Éditions Sonatine 2021

 

L'histoire

Nous sommes dans la Rust Belt, région montagneuse des Appalaches (USA). Wren, adolescente désœuvrée, habillée de vieux vêtements reprisés vit dans une cabane. Elle n'est pas scolarisée, et vit entre son père pasteur à la fois charismatique et possessif, sa mère Ruby, femme désabusée qui n'a pu vivre ses rêves et Ivy, la voisine qui doit s'occuper d'un mari alcoolique et de ses cinq enfants. Ces deux mères ont bien eu des rêves de jeunesse, d'un avenir meilleur, mais elles n'ont pas pu. Wren, elle, croit à son destin et à la possibilité d'échapper à cette communauté qui distille un mauvais whisky, loin de la modernité et du confort. C'est à l'occasion du décès de sa mère qu'elle va comprendre les secrets cachés et trouver une voie à sa vie.



Mon avis

A lire ce roman, on se croit à la fin du XVIIIème siècle. Mais il n'en est rien, il est bien de nos jours (écrit en 2020) et correspond bien à la ligne éditoriale des éditions Sonatine.

La Rust Belt était une région riche grâce à ses ressources en minerais (charbon et fer) et drainait toute une industrie qui s'est petit à petit effondrée après la deuxième guerre mondiale. La région en elle-même s'étendait de la Pennsylvanie au Michigan, de la Virginie occidentale au Wisconsin. Ici nous sommes tout au nord de la Virginie Occidentale, sur le versant ouest des Appalaches. Mais le temps à fait son œuvre, les mines ont été désertées, la région est polluée, sinistrée économiquement, et vit en autarcie, oubliée du reste du monde.

Alors les habitudes sont prises. Le patriarcat règne, le moonshine (un mauvais whisky distillé localement et vendu en contrebande) fait des ravages et les histoires individuelles semblent identiques. Les femmes sont confinées à la maison, aux tâchés ménagères et à l'éducation limitée des enfants. Les maris sont violents, toujours alcoolisés et tyranniques.

Ainsi est le père de Wren, qui se dit pasteur, joue avec des serpents venimeux (une pratique d'autrefois dont il use pour renforcer son pouvoir de gourou), et fixe des règles qui lui conviennent, surtout celles d'enfermer sa fille dans cette cabane sans électricité, tout comme il y a enfermé sa mère. Ruby essaye discrètement d'encourager sa fille à fuir cette vie où les femmes portent des robes longues qu'elles cousent elle-même, pour cacher leurs jambes. Et pour nourrir la famille, elles se débrouillent comme elles le peuvent en cultivant une mauvaise terre où en épargnant quelques billets ici et là.

Le récit, à l'écriture juste est divisé en quatre parties. C'est Wren qui prend la parole puis on passe au récit de sa mère puis de son amie Ivy, leurs jeunesses qui éclaire le présent. Les infortunes de ces femmes prisent dans l'engrenage du faux amour (manipulée pour Ruby, assumée par Ivy qui ne veut pas laisser son amie seule). Dans la dernière partie, Wren prend connaissance des secrets familiaux et décide alors de son avenir.

Ces personnages de femmes sont touchantes de véracité et de forces cachées, forcément attachantes. Et surtout ce premier roman nous éclaire sur cette région des Appalaches, coupée de monde. Les services de l’État sont inexistants : les infrastructures sont en mauvais état, les écoles et hôpitaux sont loin et n'ont cure de cette poignée d'habitants, reclus dans les montagnes, loin des smart-phones et du politiquement correct. La pollution tue, et dans le passé, pour toucher une pension lors de la mort accidentelle d'un mineur, les femmes devaient se prostituer.

Mais avec la beauté parfois inquiétante de cette nature, un peu de mystère, et surtout l'amour infini qui relie Wren à sa mère, Ruby et Ivy, puis Fynn (le moonshiner qui est un homme généreux) à Ruby puis Wren dont il s'occupera, nous avons un contrepoids. L'insolence aussi d'Ivy, tout comme celle de Wren apportent de la fraîcheur dans ces montagnes perdues. Si il s'agit bien d'un roman, l'autrice est née dans les Belt et a recueilli des témoignages sur les pratiques ancestrales du nord de la Virginie Occidentale.


Extraits

  • Il était persuadé de posséder les seules histoires méritant d’être racontées, et il n’avait jamais compris ce que ma mère avait fui toute sa vie pour la seule raison qu’elle était née femme. La vérité s’aigrit si elle s’attarde trop longtemps dans nos bouches. Les histoires, comme les bouteilles de moonshine, sont faites pour être distribuées.

  • Dans nos collines, les gens buvaient du poison au nom de Dieu et manipulaient les serpents sous la conduite de l'Esprit saint.Pour nous, la maladie ne logeait jamais dans le corps. Elle logeait dans l'esprit. Si la maladie s'en prenait à l'un des fidèles, on priait et on attendait l'intervention divine. La preuve de la faveur de Dieu reposait sur le nombre de fois où l'on trompait la mort après l'avoir frôlée.

  • Fabriquer du bon moonshine, c’est un peu comme raconter une bonne histoire, or personne ne raconte les histoires mieux qu’une femme. La femme sait que les légendes et l’alcool sont meilleurs concoctés à l’arrière d’un pick-up à la tombée du jour, et elle sait raconter lentement, distillant son récit comme le whisky qu’on fait couler goutte à goutte à travers le tamis.

  • Les histoires de mon père plastronnaient de bravoure, celles de ma mère sanglotaient de chagrin.

  • Il y a deux façons de voir la montagne, m’a-t-elle dit en protégeant du soleil ses yeux noisette. La vue depuis le sommet et la vue du sommet.

  • Leurs mères avaient bercé Ivy et Ruby du même refrain depuis leur plus tendre enfance : les filles audacieuses devenaient des filles faciles, et les filles faciles, on les brise.

  • T'as jamais eu envie de t'échapper? ai-je demandé. Et de quitter ce monde pour un monde meilleur ?" - Caleb a secoué la tête."Y a qu'un seul monde ».

  • Je suis passée si près d'arrêter le temps avec tes lèvres sur les miennes et ton whisky dans ma bouche que ça m'a rendue craintive de ce qui va suivre. Un mariage, un couple, un bébé, un autre. Le reste du monde ne me connaît qu'à travers les hommes à qui j'appartiens. Je suis la fille d'Hasil Day, je suis la fiancée de Briar Bird. Tu crois que je ne peux pas comprendre ce que ça fait à un homme d'avoir son cœur fendu en deux. Mais c'est pire que ça pour les femmes.

  • T'as pas envie d'être la femme de quelqu'un ? - Être la femme de quelqu'un, c'est la même chose qu'être la propriété de quelqu'un.

  • Mon père avait une histoire tout aussi magique, celle de l’origine de sa vocation d’homme de Dieu. Le plaisir qu’il prenait à la raconter était proportionnel au regret qu’avait ma mère d’y avoir cru un jour.

  • Et une fois l'hiver dissipé, quand viendraient les pluies et que le maïs pousserait haut et fort- nous pourrions l'émonder et le moudre, le faire tremper et le distiller. Nous laisserions la chaleur du feu nous réchauffer et le froid de la riviere nous laver. Et telles les collines qui nous regardent naître, mourir et renaître, nous nous élèverions.

  • Le fardeau semblait trop familier, la même pourriture qui avait répandu son odeur fétide sur toute ma montagne depuis la nuit de l’orage.

  • Ma mère n'était pas du genre à fabriquer quelque chose à partir de rien. Non, elle faisait le maximum avec ce qu'elle avait. c'était ce qu'Ivy préférait chez elle. Ma mère, qui était capable de réparer n'importe quoi, n'avait jamais considéré Ivy comme quelqu'un qui avait besoin d'être réparé.

  • Leurs vies étaient une seule et même vie, vécue deux fois.

  • La preuve de la faveur de Dieu reposait sur le nombre de fois où l’on trompait la mort après l’avoir frôlée.

  • L'héroïne fournissait aux gens le sentiment de communauté que l'église leur apportait jadis - avec un leader et des fidèles, une résolution partagée à survivre encore à un long hiver.


Biographie

Né en 1981, Amy Jo Burns est une auteure américaine. Elle a grandi à Mercury, Pennsylvanie, une petite ville de la Rust Belt touchée par le chômage et la pauvreté. Dans son premier ouvrage, Cinderland (2014), Amy Jo Burns raconte comment une série d’agressions sexuelles sur mineures a perturbé la communauté dans laquelle elle a grandi – et comment elle-même et les autres victimes ont été réduites au silence. La condition des femmes, les régions industrielles dévastées, l’emprise du non-dit et de la tradition sur les existences… Autant de thèmes qu’elle explore de nouveau, sous l’angle de la fiction, dans Les femmes n’ont pas d’histoire, son premier roman traduit en France. Amy Jo Burns a également publié des articles dans de nombreux journaux, parmi lesquels The Paris Review Daily. Elle vit dans le New Jersey avec son mari et ses deux enfants. Les femmes n'ont pas d'histoire est son premier roman traduit et publié en français.

En savoir plus :


Sur le roman 

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Presse


Dans l'univers du roman

La Rust belt


La Virginie Occidentale


la vie dans les Appalaches


Sur les exploitations minières en Virginie-Occidentale

Aujourd'hui encore, l'exploitation des mines de charbons dans les Appalaches sont responsables de cancers et de pollution des sols et rivières. Si le charbon générait en 2019, 14 milliards de dollars, ceux-ci ne vont pas dans la poche des miniers. De plus les nouvelles méthodes d'extraction, en faisant directement exploser les cimes et la roche renvoient des poussières nocives. Cette technique demande moins de personnel, ce qui crée aussi un chômage important. Les anciennes mines abandonnées sont laissées en l'état, et continuent de polluer aussi. La Virginie Occidentale a le taux de mortalité par cancers et maladies cardio-vasculaires le plus élevé des USA. La région des Appalaches a aussi un taux de chômage et de surmortalité records. Plusieurs affaires ont été médiatisées, mais les actions promises sont longues à se mettre en place.


Sur la pratique religieuse et les serpents


Enfin, et je ne vous conseille pas de le faire, sauf su vous voulez mourir dans l'année, la recette du moonshine : https://fr.wikihow.com/faire-un-rapide-et-savoureux-alcool-de-contrebande. De plus il s'agit de contrbande et vous risquez des peines pénales lourdes.



lundi 13 mars 2023

HADRIEN BELS – Tibli la blanche – Editions L'iconoclaste – 2022

 

L'histoire

Tibi et ses deux amis Issa et Neurone attendent les résultats du baccalauréat au lycée de Thiaroye, dans la proche banlieue de Dakar (Sénégal).

Pour Tibi, bonne élève mais pas excellente, l'enjeu est crucial : elle bénéficie d'une bourse pour aller étudier en France, ce qui lui permet d'échapper à son envahissante famille. Pour Issa, élève médiocre mais sympathique c'est le sésame pour entrer dans une école de haute couture à Dakar car il veut être créateur de mode. Et pour Neurone, le petit génie de la bande, c'est l'occasion d'aller étudier en France, puis aux USA, de devenir médecin ou promis à un bel avenir. Qui réalisera ces rêves.


Mon avis

On est tout de suite conquis par ce petit roman qui met en scène, avec beaucoup d'humour, la jeunesse de Dakar, mais aussi les oppositions dans la société sénégalaise.

Tibi, la jeune héroïne du roman veut avoir son bac, car elle pourra échapper à sa famille nombreuse où l'on accueille tout le monde. Elle est de l'ethnie Soniké, convertie à l'Islam, mais dans sa famille si certains pratiquent religieusement les recommandations du Coran, aucune femme ne porte le voile et la mosquée reste une option selon ce que l'on a sur le coeur. Hélas, Tibi doit se marier avec un homme "sérieux" selon la tradition des mariages arrangés. Mais pour ce qui est de décourager les prétendants que lui présente sa mère, elle a l'art et la manière, soutenue par ces deux complices.

Neurone lui est diola, catholique et surtout le fils d'un des plus gros entrepreneurs de la ville, un homme imbu de lui-même qui abuse de passe-droits, roule en gros 4x4 rutilant et espère secrètement que son fils restera pour l'aider dans l'entreprise familiale.

Et puis Issa, d'origine peule, le plus pauvre, mais aussi le plus créatif. Il consulte un marabout pour avoir un bic magique au bac, est débrouillard et déjà excellent couturier. Les deux garçons sont amoureux de Tibi, mais ils ne pourront jamais l'épouser car « une sonikée n'épouse qu'un soniké », et sa mère mijote déjà un mariage.

Dans cette jeunesse tourbillonnante de Dakar, de ses quartiers riches ou populaire, on mange le diep, on boit du bissap, on écoute Youssou n'Dour et Booba, et on rêve. De la France, à la fois aimée et détestée (les affaires de la France-Afrique, le projet de Total controversé). On l'aime parce qu'on pense à un avenir meilleur, faire des études et s'amuser ou percevoir des rsa qui sont une fortune comparée aux francs csa.

L'auteur nous explique aussi que les ethnies qui s'entendent très bien dans la vie de tous les jours, se côtoient, sont amies ont des limites comme le mariage par exemple. Et puis il évoque le système des castes au Sénégal. Quelque chose que nous ignorons : les geer (Neurone) sont la classe dominante, la noblesse sénégalaise, toujours accommodante avec le pouvoir quel qu’il soit. Puis les jef-lekk qui regroupent les artisans manuels comme Issa ou petits commerçant comme la famille de Tibli, a cheval avec la classe geer. Enfin il y a les griots, les poètes et conteurs, ce qui ressemble beaucoup au père de Tibli, qui aime raconter des histoires à sa fille qu'il adore.

Tout cela mené par une écriture joyeuse, avec des références culturelles typiques du Sénégal, la cuisine : le fameux Tiep, ragoût servi avec du riz), le poulet Yassa, les jus de fruits, le bissap (infusion d'hibiscus et d'eau de fleur d'oranger sucrée ou pas qui se boit très fraîche), les références à Senghor, Kouroma et des expressions typiques comme les tic-tic, le housmanta, le mbalax (très compréhensible puisque l'auteur en donne la signification.

Un hommage à Dakar, la ville chérie de l'auteur, une ville en perpétuelle mutation avec ces quartiers définis mais mouvants et où surtout la joie de vivre qui l'emporte toujours. On aimerait bien une suite Monsieur Bels !!


Extraits :

  • Un jour on fêtera mon mariage pendant toute une semaine.Tu seras invité. On dansera et les griots me chanteront. Au 7e jour on sortira mon wakhande,tous les tissus que ma mère garde depuis que je suis né et le soir même nos houssmantas nous accompagneront, moi et mon mari jusqu'à notre chambre nuptiale.

  • C’est la première fois qu’elle revient au pays depuis son mariage. Elle est arrivée la semaine dernière de France, avec son premier-né sous le bras, en congé maternité. Elle dit qu’elle vit à Lyon, mais en vrai, c’est à Vaulx-en-Velin. Quelque part dans le ventre de la France. Elle est partie là-bas juste après son mariage avec un cousin. Elle a fait les choses dans les règles, Fatou. Proprement. Même caste, même nom, même village. Tout le monde était content.

  • Ces noms portent en eux les légendes des grands empires africains. Quand on te demande ton nom, c'est qu'on veut connaître ton ethnie, ton village, tes ancêtres. On saura alors tes coutumes, ta langue, ta mentalité. Et ton métier, on s'en foutra complètement. Ça ne vaut rien. La richesse part avec la maladie, l'accident ou la vieil- lesse. Alors que ton nom te relie aux autres. Tu es la pièce du puzzle d'une histoire ancestrale qui ne s'apprend pas dans les manuels scolaires.

  • Je vais partir et les larmes accompagneront mon voyage. A mon arrivée, je ne serai rien d'autre qu'une branche sèche que l'on a arraché à son arbre. Tout me manquera. En France, je pleurerai devant ces paysages sans poussière. Mais ça ne durera pas longtemps. Je n'ai pas appris à me plaindre. Là-bas, je prendrai dans mes bras ceux qui les ouvrent. Je leur donnerai un peu de ma couleur.

  • Pour Tibilé, la lecture a toujours été un combat. On lit, on lutte, on fait reculer les lignes ennemies. Elle se sent plus proche des chiffres, au moins eux n'essaient pas de te manipuler. Les mots sont des traîtres. Ils créent désordres et polémiques.

  • Dans cette maison, personne n'a jamais soufflé de bougie d'anniversaire et on garde les sentiments dans le grenier. Les Kanté ne célèbrent que l'utile et l'obligatoire : fêtes religieuses et mariages. On ne sait pas rendre hommage à l'individu. C'est culturel : rien au-dessus du clan. Ou religieux : rien au-dessus du Prophète.

  • Les deux rails ne se toucheront jamais. On quitte le boulot, on arrive à la maison, on enlève ses chaussures, on rattrape ses prières, on mange son thiep et on se plante devant la télé. Le week-end, on est invité dans des cérémonies, des mariages et des baptêmes. On envoie de l'argent au pays, pour le village, et on s'occupe de la famille qui arrive à Paris. On les loge, on les nourrit, on leur trouve des universités, un travail, on joue son rôle de rouage dans la machine de la communauté. La vie de David est un wagon qui glissera jusqu'à la retraite au pays. Et puis terminus, tout le monde descend, carré familial et cimetière musulman.
    Tibilé n'est pas sûre de vouloir prendre ce train-là. Elle veut des croisements, des changements de direction, des accidents et de grandes voies d'autoroute, où l'on dépasse la vitesse autorisée en mettant sa tête à la fenêtre pour sourire au vent et au destin. Elle veut du déraillement.

  • Pour un sénégalais, la France, c'est la femme auprès de laquelle tu vas te plaindre de tes maux de dos, alors que tu réserveras tes prouesses de lit à ta maitresse.

  • Le long de la voie rapide, on vend lampes torches chinoises, claquettes Vuitton, maillots de foot et médicaments 100 % naturels pour les problèmes
    d’érection. « T’inquiète, ce marabout n’habite pas loin », fait Issa en levant la main pour arrêter un taxi en fin de vie. Les garagistes du pays sont des chirurgiens qualifiés. Transplantation de moteur, greffe de carburateur et changement complet de carrosserie.

  • Le samedi soir, les bus et les camions se lancent sur la voie rapide comme des spermatozoïdes. S'insérer dans la circulation est une seconde naissance, comme s'imposer à la vie et dire aux autres "J'existe". La main de David force la boîte de vitesse, son pied droit pousse l'accélérateur dans le vide et son pied droit lâche l'embrayage brutalement. Il cale. Fausse couche.

  • On ne répond jamais aux questions, on ne fait que mentir, on ne fait que dire ce que les gens veulent entendre.

  • L'administration est une maison close, il suffit de payer et elle te donne son cul.

Biographie

Né à Marseille en 1979, Hadrien Bels a grandi à Marseille avant de travailler en tant que vidéaste. Il est également réalisateur.
"Cinq dans tes yeux" est son premier roman paru aux éditions L’Iconoclaste en 2020, chronique d’une jeunesse qui avait le cœur et la rage poétiques, au cœur de Marseille, dans les années 90.
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Cuisine sénégalaise


samedi 11 mars 2023

KHADIJA DELAVAL – la Nièce du taxidermiste – Editions Calman-Levy - 2022

 

L'histoire

Tous les étés, Baya, genevoise les passe à Hammamet chez sa grand-mère, entourée de cousins, tantes, oncles, amis. Mais l'été de ses douze ans, deux choses lui arrivent. Elle a ses règles et ne sait pas trop ce que cela veut dire. Puis elle est violée par son cousin germaine Maridh, un adolescent retors qui terrorise les enfants. A la honte, ne comprenant pas ce qui lui arrive, ne connaissant pas le mot viol, cette jeune fille innocente a peut d'être enceinte et vit très mal des menstrues douloureuses. Avec le temps, l'instruction, Baya va finir par retrouver sa confiance en elle-même et assumer son destin de femme libre.


Mon avis

Baya nous raconte son histoire avec ses mots, celui d'une enfant, peu éduquée aux affaires sexuelles. Depuis qu'elle est petite, elle passe les vacances d'été chez sa grand-mère, à Hammanet en Tunisie. A 12 ans, elle est trop petite pour faire partie du monde des adolescents, et trop vieille pour faire partie de celui des petites filles. Reléguée à surveiller les petits, aider sa grand-mère, elle est souvent moquée par les gamins. Surtout le jour où une tâche de sang apparaît dans sa culotte. Elle a entendu vaguement parler des règles mais sans y prêter attention, pour elle c'était un truc d'adultes. De même lorsque son cousin la piège et la viole devant les adolescents de la bande, outre la terrible douleur, elle saigne abondamment. De retour à Genève, elle craint une grossesse, même si on lui a affirmé le contraire. Ses menstrues sont irrégulières abondantes et douloureuses. Sa mère, une femme élégante, émancipée l'emmène quand même voir une gynécologue qui prescrit un traitement. Mais elle vit dans la peur que « son secret » soit découvert et qu'elle soir déshonorée. Avec les cours d éducation sexuelle dispensés au collège, elle comprend mieux comment son corps fonctionne. Mais elle refuse catégoriquement de retourner en vacances en Tunisie, de peur de recroiser son agresseur et de resubir le même sort.

Il faut du temps à Baya (dont on voit l'écriture évoluer alors qu'elle avance dans la vie) pour mettre un mot sur ce qui lui est arrivé : un viol. Et encore, car elle a été élevée dans des principes stricts sur le rôle de la femme, elle culpabilise. Il lui faudra du temps pour ouvrir les yeux.

A travers une écriture qui peut sembler naïve, c'est toute une société qui est mise en cause. Ces adultes, aisés pour la plus part, profitent des vacances pour oublier leurs rejetons, surtout ne pas voir quand une enfant ne va pas bien. Les abus sont tus, on ne cherche pas à comprendre le fond. Sans l'évoquer directement, l'éducation des jeunes filles musulmanes font de la sexualité un tabou. Baya doute de son Dieu, croit que c'est son mactoub (destin).

Seul bémol à ce roman très atypique par son écriture faussement naïve, le titre qui ne situe pas du tout l'histoire. Il s'agit du premier roman de Khadija Delaval.


Extraits :

  • Malgré ma détestation de la maison, ma phobie de tous les animaux empaillés dont elle était décorée, mon dégoût face aux cousins et frères de mon père, je devais être polie, discrète, serviable, gentille, polie, discrète, serviable et gentille. Et serviable surtout.

  • C’était une femme d’une beauté sobre dont le visage avait vieilli avec charme. Nous avions toutes deux des rapports particuliers car dans ses relations à ses petits-enfants, elle s’était d’une certaine manière arrêtée à moi. Ses trois aînés, Samra, Maridh et moi-même avions avec elle des liens forts et plus ou moins faciles. Pour elle, Samra était simplement la cadette de ses filles, d’une dizaine d’années à peine plus jeune que le dernier de ses fils ; née alors que ma grand-mère avait encore l’âge d’être sa mère.

  • J’imagine que ce fut ma chance. Je ne sais plus ce que ça signifiait pour moi à l’époque, mais je connaissais Freud et le complexe d’Œdipe. Je savais que c’étaient des trucs louches. De l’ordre de ce qui ne se disait pas et ne devait pas se dire. J’ai pensé qu’elle devait en être imprégnée pour avoir posé cette question et, comme ensuite elle m’a juste embrassée sans insister et que ma tante Tsakhef et ma grand-mère ne sont pas allées plus loin, je me suis dit que Freud m’avait sauvé la mise.  

  • Les adultes cherchaient à gommer les aspérités entre leurs différentes méthodes d’éducation et, en uniformisant nos besoins, à faciliter la garde du petit monde que nous constituions. Je savais que mon père n’irait pas plus loin dans cette histoire de règles que de me signifier, en m’invitant à rester, que quelque chose avait changé. Il faudrait que j’attende, et encore peut-être sans résultat, que ma mère arrive pour que le problème soit traité.

  • Depuis le sang dans ma culotte, c’est chez lui que je rêvais d’aller tous les jours pour me mettre à l’abri des moqueries de mes cousins, des regards lourds de sens de ma tante Tsakhef et des pincements de joue que m’infligeait son mari.

  • Chaque fois que je la retrouvais, elle me posait des questions sur Genève, sur mes amis et ma mère. Elle en avait entendu parler et d’une certaine manière, j’ai senti que je l’intriguais. C’était diffus, mais dans ses questions, j’ai deviné, ce qui m’arrivait souvent en Tunisie, que ce qu’elle savait de ma mère la fascinait et l'effrayait.

  • Ça s’est passé quatre fois. Ou peut-être une seule. Ça dépend de la manière de compter. Et puis ça n’a pas de nom qui me corresponde dans le langage commun. Je ne me reconnais pas dans ces terminologies. Et elles m’agacent aussi.

  • Comme tous les enfants de la famille, quel que soit leur âge, j’avais à plus d’une occasion pu suivre les parties de cartes des adultes. Jusque-là, c’était à l’heure de la sieste, quand je n’arrivais pas à dormir et que je venais mendier le droit de sortir de ma chambre.

  • Ils ont eu pour moi les mots gentils, les chansons douces et les blagues absurdes qui allègent. J’aimais de tout mon cœur d’enfant les autres frères et sœurs de ma grand-mère, mais Khali Sidi et sa famille avaient une place à part. 

     

Biographie

Genevoise d’adoption, Khadija Delaval est née en 1973. Son enfance et son parcours professionnel l’ont conduite à vivre ou travailler dans de nombreux pays. L’écriture a toujours fait partie de sa vie, mais ce n’est qu’avec La Nièce du taxidermiste qu’elle s’est attelée à une oeuvre de fiction. Ce premier roman a été finaliste du prix littéraire Georges-Nicole, attribué au manuscrit d’un écrivain de langue française, suisse ou résidant en Suisse encore à découvrir.
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jeudi 9 mars 2023

GABRIELA CABEZON CAMARA – Les aventures de China Iron – Poche 10/18 - 2022

 

L'histoire

Gabriela C. Camara reprend à son compte un poème très célèbre en Argentine de « Martin Fierro » de José Hernandez (1834 – 1886). Cet ouvrage considéré comme fondateur de la littérature argentine est l'histoire d'un gaucho pauvre gaucho pauvre mais libre, qui parcourt la pampa, refuse la lutte contre les amérindiens, et connaît multes aventures.

Ici c'est travers l'histoire de « China Iron », gamine de 14 ans, son chien Estreda et une anglaise éduquée Liz qui vont entreprendre un périple à travers la pampa. Liz fait l'éducation de la jeune China Iron, elle recherche ses terres et ses vaches, et de nombreuses rencontres vont émailler ce drôle de road-movies dans les terres argentines.


Mon avis

Merveilleuse Gabriela C. Camara dont j'avais beaucoup aimé le premier roman, Pleines de grâce (https://nathbiblio.blogspot.com/2022/04/gabriela-cabezon-camara-reines-de-grace.html).

Ici, le propos n'est plus l'humour déjanté, mais bien un parcours de vie, marquée par les fortes personnalités des deux héroïnes, Liz l'anglaise assez libérée, fière de son pays, cultivée et son inverse Iron China, une gamine pauvre qui a fuit un foyer médiocre (Elle est vendue comme épouse à un homme brutal et alcoolique dont elle aura 2 enfants à 14 ans. Lorsque Martin est recruté par l'armée, elle décide de s'enfuir et de gagner sa liberté) mais qui est pleine de bon sens.

Liz est l'initiatrice, elle apprend à lire et à écrire à cette jeune fille, mais aussi l'éveille à la beauté de la nature et aussi de la sensualité. Il y a des rencontres, un gentil gaucho indien qui a un lien poétique avec ses vaches, puis un méchant colonel esclavagiste qui les poursuit. Après multes aventures, les deux femmes se font adopter par une étrange communauté d'indiens, libres, qui vivent cachés à moitié dans un Eden aquatique ou dans une mangrove où nul ne viendra les perturber.

En féminisant le poème le plus célèbre d'Argentine, l'autrice nous parle d'amour infini. L'amour de la nature dans cette immense pampa où on se repère mal malgré la boussole l'amour des oiseaux, des plantes. Pourtant ce n'est pas un roman de nature writing comme on l'entend littérairement. C'est une épopée, une philosophie de vie qui prône l'égalité totale entre sexe, la liberté, l'amour de la nature et de la vie. On retrouve dans ce roman ciselé sans excès de mots, l'humour de Gabriela Camara, et un peu de ce mystère ici très léger et caché par la poésie qui décidément me font de plus en plus aimer la littérature des argentines. Onirisme, fantastique, quelque soit son nom, on le retrouvait aussi dans « Pleines de Grâces » , tout comme on le retrouve puissance 10 chez Mariana Henriquez, ou Camila Villada.


Extraits :

  • Nos premières heures ensemble, nous les avons passées sous la caresse de cette lumière dorée. Un very good sign, a-t-elle dit, et je l’ai comprise, je ne sais pas comment je m’y prenais pour toujours tout comprendre ou presque, et je lui ai répondu, oui, la Rousse, ça doit être de bon augure, et on a répété chacune la phrase de l’autre jusqu’à la prononcer correctement, on formait un chœur en langues différentes, semblables et différentes comme ce qu’on disait, identique et pourtant incompréhensible jusqu’à ce qu’on le dise ensemble ; un vrai dialogue de perroquets, on répétait ce que disait l’autre jusqu’à ce qu’il ne reste plus que le bruit des mots, good sign, bon augure, good augure, bon sign, bood augiure, bood augiure, bood augiure, à la fin on riait et ce qu’on disait ressemblait à un chant qui pouvait partir loin : la pampa est aussi un monde conçu pour que le son voyage dans toutes les directions. Peu de choses s’y ajoutent au silence. Le vent, le cri d’un chimango et les insectes lorsqu’ils marchent tout près de notre visage ou, presque toutes les nuits sauf les plus rudes de l’hiver, les grillons.

  • Difficile de savoir si l’on se souvient de ce qu’on a vécu ou du récit qu’on a fait, refait et poli comme une gemme au fil des années, je veux dire ce qui resplendit mais est aussi mort qu’une pierre morte. S’il n’y avait pas les rêves, ces cauchemars dans lesquels je suis de nouveau une fillette crasseuse aux pieds nus, n’ayant pour toute possession que deux chiffons et un petit chien beau comme un ciel, s’il n’y avait pas le coup que je sens ici, dans la poitrine, à cause de ce qui me noue la gorge les rares fois où je me rends en ville et que je vois un de ces enfants maigres, mal peignés et presque absents ; bref, s’il n’y avait pas les rêves et les frissons de ce corps qui est le mien, je serais incapable de savoir si ce que je vous raconte est vrai.

  • Qui sait quelle intempérie avait marqué Elizabeth. Peut-être la solitude. Deux missions l’attendaient : sauver le gringo et prendre en charge l’estancia qu’il devait administrer. Qu’on la traduise, ça lui faciliterait la vie, avoir une interprète dans la charrette. Il y avait un peu de ça, mais aussi quelque chose de plus. Je me souviens de son regard, ce jour-là : j’ai vu la lumière à travers ces yeux, elle m’a ouvert la porte du monde. Elle avait les rênes dans la main, elle parlait sans trop savoir où, dans cette charrette qui contenait lit, draps, tasses, théière, couverts, jupons et tant de choses que je ne connaissais pas. Je me suis dressée et l’ai regardée d’en bas avec une confiance identique à celle avec laquelle Estreya me regardait de temps en temps lorsqu’on marchait ensemble le long d’un champ ou de plusieurs champs dans cette campagne ; comment savoir sur une plaine aussi égale quand user du pluriel et quand du singulier, une question qui finirait par être tranchée un peu plus tard : on s’est mis à compter à l’arrivée des clôtures et des patrons. Mais à cette époque-là, c’était différent, l’estancia du patron était tout un univers sans patron, on marchait dans la campagne et parfois on se regardait, mon petit chien et moi ; il y avait en lui cette confiance des animaux et Estreya trouvait en moi une certitude, un foyer, quelque chose lui confirmant que sa vie ne serait pas abandonnée aux éléments.

  • C’était l’éclat. Le chiot sautillait, lumineux, parmi les pattes poussiéreuses et usées des rares habitants qui traînaient encore là-bas : la misère encourage la fissure, l’élagage ; elle égratigne lentement, à l’air libre, la peau de ceux qu’elle a fait naître ; elle en fait du cuir sec, la craquelle, impose une morphologie à ses créatures. Ce n’était pas encore le cas du chiot, il irradiait la joie d’être en vie, d’une lumière n’ayant pas encore souffert la triste opacité d’une pauvreté qui, j’en suis convaincue, était davantage un manque d’idées que de quoi que ce soit d’autre.

  • On n’avait pas faim, mais tout était gris et poussiéreux, tout était si trouble qu’en voyant le chiot j’ai immédiatement su ce que je souhaitais pour moi : quelque chose de radieux. Ce n’était pas la première fois que j’en voyais un, j’avais d’ailleurs mis au monde mes propres petites créatures, et on ne peut pas vraiment dire que la plaine ne brille jamais. Elle resplendissait avec l’eau, revivait bien qu’elle se noyait, tout en elle cessait d’être plat, elle se cambrait de grains, de campements, d’Indiens culs par-dessus têtes, de captives déchaînées et de chevaux qui nageaient avec leurs gauchos sur le dos, tandis que tout près les dorados sautaient, rapides comme l’éclair, avant de disparaître dans les profondeurs, vers le cœur du lit en crue. Et dans chaque fragment de ce fleuve qui grignotait les rives se reflétait un morceau de ciel ; on avait du mal à croire à un tel spectacle, à cette façon qu’avait le monde tout entier d’être entraîné dans un vertige boueux qui chutait lentement et tourbillonnait sur des centaines de lieues en direction de la mer.

  • L'arôme des feuilles de thé, marron, presque noires, arrachées aux montagnes vertes de l'Inde; il voyageait jusqu'en Angleterre sans perdre son humidité ni son parfum astringent qui était né de la larme que le Boudha avait versé pour les malheurs du monde; des malheurs qui voyageaient également avec le thé : on buvait la montagne verte et la pluie et on buvait aussi ce que boit la reine, on buvait la reine et on buvait le travail et on buvait le dos brisé de celui qui se baisse pour couper les feuilles et de celui qui les porte. Grave aux moteurs à vapeur, on ne buvait plus les coups de fouet sur le dos des rameurs. Mais on buvait l'asphyxie des mineurs de charbon.

  • L'amour nous renforçait face à la perception de notre propre précarité, on se désirait dans nos fragilités.

  • On sait partir comme si le néant nous avalait, imaginez un peuple qui part en fumée, un peuple dont on peut voir les couleurs et les maisons et les chiens et les habits et les vaches et les chevaux et qui s'évanouit comme un fantôme : ses contours perdent leur définition, ses couleurs perdent leur éclat, tout se fond dans un nuage blanc. C'est ainsi qu'on voyage.

  • l n’a pas fallu longtemps pour que le soleil cesse sa caresse dorée et qu’il se mette à nous transpercer la peau. Les choses projetaient encore une ombre presque constante, mais le soleil de midi commençait déjà à se faire brûlant ; on était en septembre et le sol craquait sous les poussées vert tendre des tiges nouvelles. Elle a mis un chapeau, m’en a mis un et j’ai découvert la vie à l’air libre sans cloques. Et la poussière s’est mise à voler : le vent nous apportait celle que soulevait la charrette et celle de la terre alentour, elle couvrait nos visages, nos vêtements, les animaux, la charrette entière. La maintenir fermée, préserver son intérieur en l’isolant de la poussière, je l’ai compris aussitôt, c’était ce qui importait le plus à mon amie et ce qui aura été un de mes principaux défis pendant toute notre traversée. On a perdu des journées entières à tout épousseter, il fallait défendre chaque objet contre la poussière : Liz vivait dans la crainte d’être avalée par cette terre sauvage. Elle avait peur qu’elle nous dévore tous, qu’on finisse par en être une partie comme Jonas était une partie de la baleine. J’ai appris que les baleines étaient des sortes de poissons. Un peu comme un dorado, mais gris, avec une grosse tête, grand comme toute une caravane de charrettes et capable aussi d’avoir des choses à l’intérieur ; elle transportait un prophète, cette baleine de Dieu, et elle sillonnait la mer tout comme nous on sillonnait la terre. Elle entonnait un chant grave, un chant d’eau et de vent, elle dansait, elle faisait des sauts et lançait de la vapeur par un trou qu’elle avait dans la tête. En avançant avec une telle liberté, juchée sur la charrette, entre terre et ciel, j’ai commencé à me sentir baleine : je nageais. 

     

Biographie

Née en 1968 à Buenos Aires (Argentine) Gabriela Cabezón Cámara est une écrivaine et journaliste. Diplômée en lettres de l'Université de Buenos Aires, elle a publié plusieurs romans. "Pleines de grâce" ("La Virgen Cabezaen", 2009), son premier roman, rencontre dès sa parution un grand succès public.
Elle est l’une des instigatrices du mouvement NiUnaMenos et participe activement aux luttes féministes argentines de ces dernières années.
Elle collabore à plusieurs journaux, dont le supplément "SOY" du journal Página/12 qui traite de questions LGBT.

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