jeudi 6 avril 2023

MARIANA ENRIQUEZ – Les dangers de fumer au lit – Editions du sous-sol - 2023

 

L'histoire

 13 nouvelles dans le style bien particulier de L'autrice argentine, en Éros, Thanatos, fantasmagories où les cadavres font bien moins peur que les vivants.


Mon avis

Voilà le dernier recueil de nouvelles de Marina Enriquez qui sort des presses des Éditions du Sous-Sol, filiale des Éditions du Seuil. En fait pas le dernier mais plutôt le premier car il a été édité en 2009 en Argentine mais publié depuis le succès phénoménal de « Notre part de Nuit ».

Comme toujours on retrouve le goût si particulier pour l'étrange, les fantasmes, l'humour, le « gore » à la sauce argentine. Mais si le second recueil des nouvelles de « Ce que nous avons perdu dans le feu » préfigurait déjà le best-seller « Notre part de nuit », celui-ci est dans un registre différent encore, mais avec les mêmes marqueurs typiques de l'autrice. Comme si, au cours du temps, elle affinait sa démarche d’ausculter à la fois la société et l'intimité des êtres.

Un bébé squelette harcèle une jeune fille (en fait son arrière petite fille) pour être ramenée dans le jardin où elle fut enterrée. Deux adolescentes dévorent le cadavre d'une rock star gothique et adulée des jeunes que cela devient un acte de bravoure et non un délit. Une femme s'éprend d'un homme cardiaque uniquement pour entendre les battements irréguliers de son cœur. Des adolescents que l'on croyait disparu depuis des années réapparaissent inchangés comme si le temps s'était figé. Une femme dont le corps est scarifié voit un fantôme qui n'est en fait qu'elle même. Ou fumer sous les draps pour faire des trous et voir le ciel. Autant de courtes histoires, surtout de femmes nous sont racontées sans tabou, et avec une finesse d’observation de nos zones obscures, de nos fantasmes inavouables, de l'onanisme jubilatoire au féminin, au dégoût de soi.

Sous couvert des ces histoires aussi étranges qu'improbables, Enriquez tire le fil de nos fantasmes mais aussi de l'histoire de son pays. Les dictatures avec les histoires des enfants perdus puis retrouvés, le sort des femmes malmenées et réduites au silence, les légendes et superstitions (on retrouve encore des légendes de la région de Corrientes), la pauvreté et l'indifférence qu'elle provoque à travers l'histoire d'un SDF qui défèque sur la voie publique d'un quartier chic qui par malédiction se transforme en taudis, alors que le SDF chassé est mort sur un toit. Autant de maux qui ont traversé et traversent l'Argentine. Autant aussi de croyances païennes comme cette grand mère et sa fille qui ont transféré leurs malédictions dans le corps d'une petite fille, à jamais condamnée à la folie.

Ici, le corps est tour à tour source du plaisir, source de l'abject, source de la douleur, source de la violence et l'auteure lève le voile sur des éléments depuis toujours cadenassés par la société, la pudeur et la honte : oui, la famille peut être un lieu non de protection mais de trahison, les corps peuvent être la source des humeurs les plus répugnantes, des femmes belles peuvent être d'une cruauté machiavélique, la douleur peut cohabiter avec l'érotisme, le désir avec la cruauté, parfois contre soi-même, tous ces éléments procurant bien plus de peur et de terreur que le surnaturel à grand renfort d'imagination.

C'est drôle, c'est angoissant, mais sans être vraiment angoissant parce que les amateurs de l'autrice connaissent sa vision du monde, et son deuxième degré (aimer jouer à se faire peur), mais aussi son honnêteté intellectuelle. De plus elle opte pour un style sans fioriture ni « mots en trop » pour aller à l'essentiel.

Elle renouvelle le genre des légendes urbaines, écrit sans honte ni tabou et ne juge jamais les héroïnes qu'elle a engendrées, comme si elle les observait de loin, et ne faisait que passer des histoires (traditions des contes oraux que l'on retrouve en Patagonie ou dans d'autres régions de ce pays). C'est sans doute ce qui donne à ce petit livre un charme indéfini, pour peu que l'on se prête aux jeux et aux codes qui nous imposent cette écrivaine dont le prix Nobel Kazuo Ishiguro écrira : « Le monde magnifique et horrible de Mariana Enriquez, tel qu'on l'entrevoit dans Les dangers de fumer au lit, avec ses adolescents détraqués, ses fantômes, ses goules en décomposition, les miséreux tristes et furieux de l'Argentine moderne, est la découverte la plus excitante que j'ai faite en littérature depuis longtemps. »

Je me demande bien, moi qui avait classé « Notre part de nuit » au palmarès de mes chefs d’œuvres personnels quel nouveau roman va sortir de la plume incandescente de cette autrice argentine majeure.

Enfin la couverture du livre, un dessin de Van Gogh peu connu, est le point d'orgue de ce concert de voix tragiques ou bouleversantes.


Extraits :

  • C'était l'après-midi, Juancho était bourré et faisait le caïd sur le trottoir, même si plus personne dans le quartier ne se sentait menacé, ni même inquiété, par sa présence toxique. Plus loin, Horacio lavait sa voiture comme tous les dimanches, en short et claquettes, ventre tendu, proéminent, poils blancs sur le torse, radio diffusant un match de foot. Au coin, les Espagnols du bazar buvaient le maté, la bouilloire posée par terre entre les deux fauteuils inclinables qu'ils avaient mis dehors, car il y avait un beau soleil. En face, les fils de la Coca prenaient une bière à l'ombre, et un groupe de filles qui sortaient de la douche, trop maquillées, bavardaient devant la porte du garage de Valeria. Mon père avait tenté, plus tôt, de dire bonjour et de parler avec les voisins, mais il avait fini par rentrer à la maison, comme d'habitude, tête basse, légèrement contrarié, parce que c'étaient de braves gens mais ils n'avaient pas de conversation, tous les dimanches après-midi il disait la même chose.

  • Le frapper, l'ouvrir avec mes ongles, lui imprimer d'autres cicatrices, une façon d'être au plus près de lui, qu'il m'appartienne davantage. Je devais contenir ce désir, ces envies de me rassasier, de l'ouvrir, de jouer avec ses organes, comme des trophées cachés. Je m'imposais de menus châtiments : ne pas manger de toute la journée, ne pas dormir pendant soixante-douze heures, marcher à en avoir des crampes dans les jambes...D'infimes rituels, comme une gamine qui a souhaité la mort de sa mère parce que cette dernière n'a pas voulu lui acheter quelque chose, puis les remords et les petites pénitences, "je ne dirai plus de gros mots, mon Dieu, je te le promets, mais ne fais pas mourir maman", et le gros mot qui lui échappe soudain et la cavalcade la nuit pour voir si maman dans son lit respire toujours.

  • Une nouvelle fois, elle remua la nourriture dans son assiette, mais réussit à avaler deux bouchées et un 7 Up entier, c'était au moins du sucre. Puis elle sortit en direction de la plage, qui se trouvait à un bloc à peine de distance ; il fallait passer par un chemin pavé entouré d'arbustes qui lui coupèrent la respiration, et si quelque chose se cachait là, mais elle courut et arriva aux anciens escaliers en bois et à la mer, la plage immense diaphane, au sable plus clair que sur le reste de la côte, et le ciel d'un bleu violacé parce qu'il allait pleuvoir. Elle s'assit sur une chaise, sous un parasol, et observa des quadras au corps encore svelte jouer au foot ; elle envisagea de s'approcher, d'en attirer un dans son lit peut-être, pourquoi pas, cela faisait un an qu'elle ne baisait pas, mais elle savait que non, le désespoir se sent, et elle empestait. Elle vit des filles défiant le vent avec leurs maillots de bain. Elle attendit la pluie. Se laissa mouiller. Et quand sa longue chevelure se mit à s'égoutter sur son pantalon, quand l'eau froide coula dans son cou vers sa poitrine et son ventre, elle sortit de son sac son rasoir et s'entailla le bras avec précision, une, deux, trois fois, jusqu'à ce que le sang apparaisse, qu'elle ressente la douleur et quelque chose de semblable à un orgasme.

  • Son nez bouché à cause du rhume - elle chopait toujours un virus dans les avions - perturbait sans doute son odorat ; C'était sûrement ça, pourtant quand elle se mouchait avec un Kleenex et réussissait à renifler, l'odeur était encore pire. Elle ne se rappelait pas que Barcelone ait été aussi sale, en tout cas elle ne l'avait pas remarqué lors de son premier voyage, cinq ans plus tôt. Mais ce devait être son rhume, probablement les mucus coincés qui empestaient, parce que dans certaines rues elle ne sentait absolument rien, et soudain l'odeur l'assaillait, lui donnant de violentes nausées. Ca puait la charogne de chien pourrissant au bord de la route, ou la viande périmée et oubliée dans le frigo quand elle devient violette comme le vin. L'odeur se cachait et, par rafales, gâchait les endroits les plus jolis, les ruelles pittoresques avec du linge suspendu entre deux balcons, qui empêchait de voir le ciel. Elle atteignait même les Ramblas.

  • Sa mère lui avait donné une gifle qui l'aurait fait pleurer si Josefina n'avait pas été habituée à ces crises de stress qui se terminaient par des larmes et des étreintes et des "ma petite fille, ma petite fille, et s'il t'arrivait quelque chose". Quoi, par exemple ? avait pensé Josefina. Puisqu'elle n'avait pas l'intention de se jeter dans le vide. Puisque personne n'allait la pousser. Puisque tout ce qu'elle voulait, c'était voir si l'eau reflétait son visage, comme cela arrivait toujours dans les puits des contes de fées, son visage comme une lune avec des cheveux blonds dans l'eau noire.

  • Ils avaient peur. Ils ne comprenaient pas comment les gosses avaient réussi à pénétrer, car la porte et les fenêtres de la maison rose - à l'exception de la fenêtre de l'étage - avait été murées. Mais les enfants étaient entrés. Personne ne pouvait l'expliquer. Les gens qui les avaient vus affirmaient qu'ils n'étaient pas passés à travers les murs, ce n'était pas tout à fait ça. Ils étaient entrés, simplement, comme si les murs n'existaient pas.

  • Alors elle décida d'appuyer l'extrémité de sa cigarette sur le drap pour voir s'agrandir le cercle au bord orangé, jusqu'au moment où ça devenait dangereux, le feu crépitait et augmentait, et elle devait taper sur le drap pour l'éteindre, les bouts de tissu brûlé flottaient dans la tente. Les petits incendies circulaires la faisaient rire. Lorsqu'elle sortait la tête dans la semi-pénombre de la chambre, les trous de cigarette dans les draps laissaient passer la lueur de la lampe dont les faisceaux lumineux se reflétaient au plafond qui paraissait couvert d'étoiles.

  • Il n'a pas protesté quand je lui ai dit que j'en avais marre. Que je voulais le voir. Poser la main sur son cœur délivré des côtes, de sa cage, le tenir dans ma main, palper, jusqu'à ce qu'il arrête de battre, sentir les valvules désespérées s'ouvrir et se fermer à l'air libre. Il a juste dit qu'il en avait assez, lui aussi. 
    Et qu'on allait avoir besoins d'une scie.
    Où es-tu mon cœur ?


Biographie

Je renvoie à l'article très sérieux, puisqu'il a fait l'objet d'une publication intra-médiathèque dont j'ai mis des extraits sur mon blog. : https://nathbiblio.blogspot.com/2022/04/mariana-henriquez-notre-part-de-nuit.html

Sur le roman

vidéos

Presse


Pour l'univers du roman, une fois de plus je vous remercie de suivre le lien : https://nathbiblio.blogspot.com/2022/04/mariana-henriquez-notre-part-de-nuit.html




lundi 3 avril 2023

Claudio MORANDINI – Les oscillants – Editions Anarcharsis - 2022

L'histoire

Une jeune chercheuse en ethnomusicologie se rend dans le petit hameaux de Crottarda, pour y étudier les chants et sons des bergers qui semblent ainsi communiquer d’alpages en alpages. Ce hameau isolé sur le versant nord d'une montagne, ne voit pour ainsi dire jamais le soleil, 2h tout au plus l'été. L'humidité descendue des sommets, le peu d’ensoleillement rend ce village extrêmement froid et humide. De plus les habitants sont quelques peu étranges. Ils se déguisent en monstres pour accueillir les rares visiteurs, nourrissent une haine totale pour le village d'en face, qui lui est toujours ensoleillé, et leur comportement peut passer de la gentillesse rude à une forme de méchanceté angoissante. Et pour couronner le tout, Bernadetta, jeune adolescente analphabète, se met à suivre partout la chercheuse, avec des comportements soit totalement inappropriés soit lunatiques sans logique apparente. Quelles conclusions à la fois sur ses recherches mais aussi sa propre vie va tirer l'héroïne de cette très étrange atmosphère ?


Mon avis

Amateurs des lectures de l'imaginaire et de la fantasmagorie bienvenue dans ce dernier roman de Claudio Morandini, connu pour ses atmosphères étranges.

Ici, c'est une étrange ballade en montagne qu'il nous propose. Nul ne sait décrire aussi bien que lui la montagne sauvage, escarpée, dangereuse même, à l'instar de l'écrivain Charles-Ferdinand Ramuz qui donne une vision quasi tragique et envoûtante de la montagne.

Bien évidemment le hameau de Crottarda n'existe pas. La narratrice y est venu passer quelques temps pour étudier les étranges chants ou sons des bergers qu'elle avait entendu dans son enfance, car ses parents venaient passer quelques étés à Crottarda aussi nommés Ceux d'En bas, un village plongé en permanence dans le froid et la brume contrairement à Ceux d'En Haut, le village d'Autelor, toujours baigné de lumière. Des haines ancestrales opposent les deux villages, qui se livrent une sorte de guérilla larvée et stérile.

Bien accueillie au début, La narratrice note de suite que les habitants de Crottarda sont un peu fantasques. Ils se déguisent en bossus et font des fêtes où le vin de mauvaise qualité coule à flots.

Et puis il y a Bernadetta, hébergée comme elle chez la logeuse Madame Verdiania une vieille femme qui disparaît des heures dans sa cave. Cette toute jeune ado, sans aucune éducation, est aussi versatile qu'étrange. Mal fagotée, jurant et passant de la gentillesse aux insultes, elle finit pourtant par s'attacher fortement à l'héroïne, tant elle a besoin d'amour. Sa mère est morte, son père est parti, et elle se fait trousser semble-t-il par les jeunes du village dans les forêts opaques qui entoure cet hameau étrange.

Petit à petit, l'héroïne, qui pour téléphoner, a du se rendre à Autelor où les habitants l'accueillent aussi avec gentillesse, mais où elle constate aussi que le soleil trop généreux épuise les gens, et menace aussi les cultures pourtant florissantes. A Crottarda, on se nourrit de racines, de pain souvent moisi, et il y a toujours une sorte de puanteur qui règne. Le hameau est tellement humide que des champignons parasites poussent un peu partout, sans que personne ne fasse rien, à part pousser le chauffage à fond et mettre partout des coupelles de sel. Pas de nettoyage, les maisons aux toits assez bas ne sont pas très bien entretenues. L'héroïne venu pour capter des sons rencontre en effets des bergers en haute altitude mais les sons produits sont plus faits pour impressionner, (ou surtout se moquer) la jeune femme, que pour démontrer qu'il s'agirait d'un langage communicatif. Pourtant, elle perçoit tôt le matin un son ou un chant magnifique, et assez proche. Et peut-être un cri de douleur aussi. Depuis son passage au village ennemi et son amitié avec Fausto, un spéléologue venu étudier les dolines souterraines, elle provoque une franche animosité du village. On lui dérobe ses affaires, on l'empêche de passer un coup de fil, elle tombe malade et est soignée par des plantes qui la font délirer. Elle imagine un monde sous-terrain, peuplés d'âmes en peine, celles qui chantent, des créatures petites, difformes, des fantômes aussi. Elle perd aussi la notion du temps. Mais est-ce un délire ou une réalité ? L'ambiance se fait de plus en plus angoissante alors que la jeune chercheuse note que les gens ne semblent pas travailler contrairement à ce qu'ils affirment, que parfois le village est désert, qu'il semble y avoir une vie souterraine mystérieuse. Il ne s'agit en fait pas d'une vallée mais d'une immense doline qui continue de s’enfoncer, elle-même grevée d'autres dolines. Un lieu destiné à disparaître un jour.

L'auteur s'interroge sur le ressenti que l'on a dans un univers différent de son quotidien, un univers où le fantasque prend le pas en harmonie avec la nature si étrange. Ici on oscille entre le froid et le sec, la lumière et l'ombre, l'empathie ou l’antipathie, la fantaisie et la méchanceté, les rumeurs et les faits avérés, des fêtes étranges qui se transforment en beuveries idiotes. Une vallée comme oubliée du monde. Ici, pas de services publics, pas de repère de temps non plus (l’héroïne enregistre sur les cassettes anciennes, pas de mobiles ou de lecteurs numériques, pas d'ordinateur, de toutes façons il n'y a pas d'internet, et les portables ne passent pas), pas d'école, pas de poste. Seule une épicerie-bazar vieillote est le seul commerce, tout comme le marchand de ce vin âpre et mauvais que les crottardais achètent par bonbonnes.

Si vous êtes amateurs de montagne, vous avez peut-être constaté qu'en effet les bergeries d'alpages restent rudimentaires et les outils numériques ne servent à rien. Vous avez peut-être aussi remarqué des vallées très encaissées (il y en a dans les Hautes-Pyrénées) où le versant nord est sombre dès 16h et froid. Mais ce sont des lieux inhabités, mais équipés de voirie. J'en ai fait l'expérience, lors de balades, mais j'ai aussi pu y constater la beauté des roches et des tons ocres, rose, bruns, violets qui me font dire que la nature est la plus belle des oehvres d'art.

Mais revenons à ce roman : Le climat étrange, l'écriture simple, avec des jolis passages sur la nature – sans être un livre de nature writing comme on dit-, donne à ce livre une saveur qui restera longtemps à vous hanter et vous enchanter. Pour moi c'est un best après avoir lu des livres sympathiques certes mais sans cette force intérieure qui habite les grands ouvrages.


Extraits :

  • Cette voix se déplace en même temps que nous. Elle s'est manifestée depuis des espaces lointains, mais aussi depuis une proximité insoupçonnée. Peut-être qu'elle résonne le long des boyaux qui percent la montagne, qu'elle les exploite comme la coulisse d'un trombone. J'ai la sensation de plus en plus vive que c'est à nous – à moi – qu'elle s'adresse. Peut-être qu'elle me suit, me cherche. Cependant, je ne sais pas comment lui répondre. Je ne connais pas son langage, je ne peux qu'essayer de le transposer, de le mettre en musique, sans saisir son sens profond. Mais le cri qu'elle a poussé il y a peu n'a pas besoin de traduction : un cri est un cri, il ne renvoie à rien d'autre qu'à lui-même.

  • Depuis la plaine, la route se dirige tout droit vers l’horizon, en direction de la chaîne de montagnes d’un gris uniforme. À mesure qu’on approche, on distingue des différences de tons dans ce profil lointain, des échancrures, des dépressions. On dirait que la route vise un endroit précis mais indiscernable dans le décor opaque des montagnes. Soudain, l’endroit en question se révèle être un passage incroyablement étroit entre deux versants ténébreux et impraticables. La route s’y faufile, franchit une cluse et continue dans une petite vallée à peine plus large, juste assez d’espace pour quelques prés, quelques champs, une poignée de masures éparses ; elle semble aller se cogner contre une autre cluse dont elle ressort par miracle deux tournants après ; nouveau tronçon plus large ; nouvel étrécissement, plus encaissé et plus hostile, occupé par une colline morainique incongrue abandonnée au milieu, qu’un tunnel perce sans remords, permettant de déboucher de l’autre côté. Suit une déviation sur le versant gauche, mal indiquée et subite, qui a dû faire jurer plus d’un touriste ; puis virages sur virages, à négocier patiemment, l’autoradio allumé et l’estomac en alerte. La vallée où je ferai ma recherche est là-haut, cachée à ceux qui circulent en bas, un repli profond et sauvage entre des parois encore plus escarpées que celles que nous avons longées jusque-là.

  • Comme toi, j’estime que les mystères, les vrais mystères, forts, persistants, se trouvent toujours en dessous, sous nos pieds. Ils nous tirent vers le bas par les chevilles, pas vers le haut par les cheveux. En hauteur, tout au plus, il rôde des rêves sentimentaux, des obsessions métaphysiques sans intérêt. Mais la véritable peur de tout homme, c’est que quelque chose l’attrape par les chevilles et l’attire sous terre, ou qu’une longue langue froide sorte du sol pour lui lécher la plante des pieds, ou que des myriades d’yeux sertis dans la terre le fixent d’en bas, l’épient quand il passe, et se contentent de baisser leurs paupières sombres quand il regarde ses pieds ou qu’il leur marche dessus.

  • Dès le premier matin passé ici avec mes parents, je fus frappée par les cris des bergers. J'étais au lit, je me souviens, et j'essayais de me réchauffer et de me tenir au sec enfouie sous plusieurs couvertures. De l'extérieur provenaient des sons étranges, lointains et pourtant nets, qui pénétraient sans difficulté par la fenêtre, comme émis par un haut-parleur : ils étaient à mi-chemin entre un cri et un chant, et modulés - me disais-je alors, repensant à des documentaires sur les milieux marins - comme les longs bramements dignes d'un opéra par lesquels les baleines communiquent d'un point à l'autre de l'océan. Ces voix, qui titillèrent ma curiosité, devaient continuer à me distraire du froid les matins suivants.

  • ils oscillent, mes pauvres Crottardais, entre le besoin de se cacher et la nécessité de sortir à découvert, de respirer l'air de dehors ; entre l'exigence de s'exprimer et le mutisme, entre un festin des sens, de tous les sens, y compris ceux que nous autres ne savons plus exercer, et la fermeture de tous les orifices dans le silence, dans l'obscurité complète, dans l'absence de contact ; entre un au-dessus qui s'éloigne et devient inatteignable, ou qui écrase et oppresse, et un au-dessous dans lequel s'enfoncer, enfin, et continuer de nourrir du ressentiment et des inquiétudes ; entre humain et non-humain ; entre vivant et non-vivant. Les oscillants, ai-je envie de les appeler. Et je finis par me sentir un peu oscillante moi aussi.

  • En m'éloignant, seule, j'entends la voix de Bernardetta sortir de l'ouverture du gouffre. Et j'ai l'impression que quelqu'un d'autre - une seconde voix, je ne sais où - s'unit à son chant, dans un contrepoint oscillant entre dissonances et quintes parallèles.

  • Il est des pensées que les mots ne savent pas traduire, qui sortiraient écorchées de notre bouche, et entreraient broyées dans les oreilles d’autrui.

  • Un autre hululement animal, plus court et nonchalant, que sur le moment je prends pour une réponse. Non, ce soit être l'oiseau de tout à l'heure. Je pointe ma torche sur la végétation, que je découvre blanche de givre, immobile, puis vers les énormes masses de mousse qui font ployer les branches des arbres.
    " Qui es-tu ? Comment t'appelles-tu ? "
    Et si c'était aussi un oiseau qui chantait tout à l'heure, quand j'étais au lit ? Un de ces oiseaux farouches et donc assez peu connus, chantres versatiles des ténèbres que l'on confond souvent avec d'autres bêtes, ou avec des hommes.

  • On se demande ce qui a poussé des hommes à s’installer ici, où le soleil vient si rarement que les enfants ne savent même pas le dessiner, ils tracent des lignes au hazard pour figurer les rayons, ils en font une sorte de pomme de terre, de gousse ou d’araignée selon leur humeur.


Biographie

Né en 1960 en Italie, Claudio Morandini est écrivain, auteur de pièces de théâtre et radiophoniques, de contes et de romans. Il est également enseignant en lettres modernes au lycée "Édouard Bérard" d'Aoste.
Reconnu comme l’un des écrivains les plus prometteurs d’Italie, il développe dans ses œuvres des genres et des thèmes variés : gothique, grotesque, policier, picaresque ou encore aventure.
Grâce à son livre "A Gran Giornate" (2012), il entre dans la sélection des célèbres librairies La Feltrinelli et fait partie des finalistes du prix littéraire "Paradiso degli orchi".
En 2013, il gagne la première édition du prix littéraire "Città di Tresbiacce", décerné par l’Institut Culturel de Calabre. En 2018, il publie son premier roman pour enfants, "Le maschere di Pocacosa". Il a obtenu avec "Le chien, la neige, un pied" ("Neve, cane, piede", 2015) le prestigieux Premio Procida-isola di Arturo-Elsa Morante 2016 et le Prix Lire en Poche de littérature traduite.Il est publié aux éditions toulousaines Anarchasis.
En savoir plus :


Sur le roman

vidéos

Presse


Dans l'univers du roman

Sur l'ethnomusicologie


Les chants de bergers


Les dolines


Les avens


Les montagnes encaissées


Sur les effets de la montagne


 

mercredi 29 mars 2023

NICOLAS DRUART – Jeu de dames – Harper Collins éditions poche - 2019

 

L'histoire

Toulouse, par une nuit glaciale de novembre, tour à tour, 2 automobilistes et un motard assistent au meurtre par balles d'un joggeuse, à la sortie 16 du périphérique. Ils s'enfuient sans prévenir la police. Le lendemain, ils reçoivent chacun des textos qui leur indique que le meurtrier connaît leur identité et sait qu'ils n'ont pas appelé les secours.

Pendant ce temps, la commissaire de police Sandrine Poujol est interrogée par des membres de l'IGPN. Voilà 6 mois qu'un tueur sadique s'en prend aux joggeuses, et la police, malgré les renforts du « 36 », de la BTS et des profileurs, n'arrive pas à la mettre la main dessus. Surnommé Baba-Yaga, le tueur a un mode opératoire bien connu,, il enlève les victimes, les torture horriblement avant de les étrangler et de laisser les cadavres un peu partout dans la ville. Serait-ce lui qui aurait aussi tué la joggeuse ? Pourtant personne ne parle de ce dernier meurtre, ni dans la presse locale, ni à la police qui n'a rien vu. Mis sur la sellette, les 3 individus qui ne se connaissent pas vont devoir échapper à un tueur fou.


Mon avis

O Toulouse chantait Claude Nougaro, cette belle ville rose où le soleil est généreux plus de 200 jours par an, où la brique rose et les églises romanes font la joie des touristes.

Mais ici, c'est une autre ville qui est montrée et qui a le couleur du noir ou du rouge sang. En cette fin novembre, la température est glaciale et tard dans la nuit, 3 personnes rentrent du travail et assistent au même triste spectacle, une joggeuse se fait tirer dessus par un individu dans un van noir. Seulement, trop fatigués ou trop pris de panique, aucun d'entre eux ne s'arrête et porte secours à la victime. Plus étrange encore, aucun des médias locaux, focalisés sur une affaire criminelle qui endeuille la ville ne parle de ce crime.

Premier témoin, Ludovic est le cliché même du jeune dirigeant d'une très rentable société, habillé à la dernière mode, écoutant la dernière musique branchée, vivant dans un confortable pavillon décoré ultra branché. Mais Ludovic cache aussi un coté sombre. Il ne supporte plus sa femme, et il a déjà été violent avec elle. Dès qu'il reçoit le premier texto du tueur, il éloigne épouse et les deux jumelles qui sont ses amours et plonge dans une angoisse paranoïaque.

Ousmane est lui livreur uber, il passe ces journées à livrer des repas sur sa moto. Il vit avec son meilleur ami, et le frère de celui-ci, un parfait fainéant qui vend un peu de shit et en consomme encore plus, dans un appartement HLM sale et négligé. Ousmane qui a reçu aussi un texto est le seul qui va voir la police pour dénoncer le crime, mais le policier ne le prend pas au sérieux, rien ne leur a été signalé. Lui aussi cède à l'angoisse et la panique. Et se tourne vers son colocataire pour l'aider, tout en ne lui faisant pas confiance. Enfin Claire, ambulancière, très jolie femme qui souffre de lombalgies sévères, vit seule dans un petit pavillon sans luxe (à part des tonnes de vêtements) hérité de sa grand-mère. Elle aussi reçoit des textos ou des mails comme les autres. Mais elle aussi cache une double vie, avec des rendez-vous où elle est maîtresse sadique auprès de clients fortunés. Les mails sont signés de Baba-Yaga, le nom donné à la presse par le tueur fou et sadique qui a déjà tué et mutilé 14 joggeuses dans la ville rose et reste insaisissable, malgré les moyens déployés.

Ainsi se met en route une machination diabolique, où les trois témoins feront tout pour sauver leur peau.

Pas besoin de connaître Toulouse, même si bien sûr les toulousains reconnaîtront les lieux comme le célèbre restaurant « L'entrecôte » ou des lieux inconnus.

Très bien structuré le roman alterne les voix des 3 témoins puis celle de l'équipe de police, puis un gamin malicieux qui lui aussi a vu la scène mais ne s'est pas fait repérer par le tueur. Un véritable jeu de piste où nous mène par le bout du nez l'auteur. Car ce polar vraiment bien ficelé se lit à une vitesse folle.

Si il exagère à souhait les traits de ses principaux témoins, il y a une sous-jacente critique sociale. Ludovic ce bon manager trempe dans des affaires louches mais possède tous les signes extérieurs de richesse. Ousmane travaille pour pas grand chose, son seul défaut pour boucler les horaires infernaux des livreurs Uber est d'ignorer le code de la route. Claire enfin est le cliché de la femme indépendante, qui s'assume seule, malgré des problèmes de santé (la crise du Levothyrox et ses conséquences). Sachant parfaitement se mettre en valeur, elle refuse pourtant tout amoureux, au nom de sa liberté et se donne une carapace de fierté pour masquer son angoisse. La commissaire de police, jeune femme enrobée subit les remarques sexistes et grossophobes de ces collègues masculins, qui la traite d'incapable, alors qu'elle seule peut résoudre l'enquête.

Voilà un très chouette polar qui se déguste assez rapidement, avec la touche d'humour dans l'écriture, et une intrigue menée tambour battant.


Extraits :

  • Météo France a annoncé de la neige sur Toulouse, mais aucun flocon n’est encore tombé sur la ville rose. Une ville rose qui, après des mois de terreur, est passée au rouge. Rouge comme les joues de la joggeuse. Rouge comme son smartphone qui la géolocalise, qui calcule la distance qu’elle a parcourue et, approximativement, enregistre ses paramètres vitaux. Rouge comme les écouteurs de son iPod intemporel qui lui balance la voix mélancolique d’Ed Sheeran dans les oreilles.

  • Le Glock 17 crache son venin Parabellum 9 mm au visage frigorifié de la joggeuse. La douille s’éjecte contre le plafond de l’utilitaire, ricoche, retombe sur le siège passager. Un trou éclot sur le front de la jeune femme ; la balle se fraye un chemin jusqu’au fond de la boîte crânienne, broyant, déchiquetant, pulvérisant tout sur son passage en une bouillie d’os, de sang et de matière cérébrale.

  • Il sait ce qui l’attend, et la perspective d’une nouvelle altercation ne l’encourage pas vraiment à regagner sa maison. Il visualise déjà la scène : sa femme, prostrée sur le canapé d’angle, un plaid sur les jambes, devant une série américaine à la con, un verre de Tariquet dans la main et l’esprit embrouillé par les saloperies chimiques qu’elle gobe du matin au soir. Sous l’emprise d’un cocktail alcool-anxiolytique, voilà comment il imagine sa charmante épouse, patientant dans leur pavillon de Balma, à la périphérie de Toulouse.

  • La vengeance n'est pas un plat qui se mange froid. C'est un plat que l'on peut surgeler, congeler à souhait, mais, lorsqu'on le consomme, il brûle les papilles, comme un feu ardent qui vous consume de l'intérieur.

  • Les êtres humains sont tous les mêmes, en fin de compte. Effritez leur quotidien, assaisonnez avec une goutte d'anarchie et leur instinct bestial reprendra le dessus sur des siècles de conditionnement instauré par les doctrines de la civilisation. Ils sont tous pitoyables. Pathétiques. Prévisibles. Des animaux.

  • C’est en forgeant qu’on devient forgeron ; en écrivant qu’on devient écrivain ; c’est en tuant qu’on devient tueur en série. Dans tous les cas seule la pratique permet de perfectionner son art.

  • Il y a dix ans, on lui a diagnostiqué une hypothyroïdie. Une maladie plus fréquente chez les jeunes femmes, qui implique un traitement à vie à base d'hormones pour suppléer le déficit de son métabolisme.
    Durant l'été, le laboratoire qui confectionnait la molécule a eu la brillante idée de modifier un des excipients de la formule, engendrant un gigantesque scandale sanitaire à l'échelle nationale. Comme la plupart des patients dépendants à ce traitement, Claire a présenté des effets secondaires imputés, vraisemblablement -sauf pour le gouvernement- au nouveau médicament. Crampes. Irritabilité. Prise de poids -que seule Claire a remarqué, compte tenu de sa taille de guêpe. Mais surtout une grande fatigue.

  • « Les infos, Virgin Radio. À Toulouse, 102.4. Mesdames, messieurs, bonjour. Le parquet de Toulouse a saisi un nouveau juge dans l’affaire du fantôme de Toulouse. Le procureur de la République défendra et expliquera son choix ce matin lors d’une conférence de presse prévue à onze heures. Les enquêteurs poursuivent toujours leurs investigations. Toutes les pistes sont exploitées. Nous vous rappelons que le portrait-robot de l’homme recherché est affiché partout dans la ville et qu’un numéro vert est mis à disposition pour toutes informations, tous renseignements susceptibles d’aider les enquêteurs. La police insiste sur le fait que si vous voyez cet homme, vous devez immédiatement prévenir les autorités. Vous ne devez, en aucun cas, agir seul. Nous rappelons également la mise en place du couvre-feu fixé à vingt et une heures, instauré depuis le mois dernier. Évitez, dans la mesure du possible, de vous déplacer seul après cet horaire. Le tueur en série que l’on surnomme Baba-Yaga a déjà fait quatorze victimes et est extrêmement dangereux.

  • Ousmane grommelle un vague merci, réprime l’envie de demander à l’employé trop souriant pourquoi il leur a fallu aussi longtemps, puis cale le sac débordant de boîtes en carton entre ses jambes. Inspection sommaire du contenu : le nombre de boîtes a l’air correct. À table ! Il tourne la poignée de l’accélérateur, suit le lacet étroit et sinueux pour quitter l’établissement. Le sac stabilisé entre ses mollets lui offre un soupçon de chaleur supplémentaire très appréciable.

  • Après deux grossesses et le cap des trente-cinq ans tout juste franchi, elle reste bien conservée. Du moins c’est ce qu’elle estime quand elle s’ausculte devant la glace de la salle de bains – en toute modestie –, ou qu’elle interprète les regards libidineux des hommes qui la croisent. Surtout dans cette tenue. Ce soir-là, cependant, le running n’a pas l’effet antidépresseur escompté. Une course loin d’être salvatrice, mais qui, au contraire, la fait cogiter à plein régime. Les tracas de la vie quotidienne se bousculent dans son esprit. Elle rumine. Boulot. Famille. Crèche. Nounou. Boulot. Courses : qu’est-ce qu’on va manger demain ? Congés. Boulot. Me trouve-t-il toujours aussi attirante ? Boulot. Cadeaux de Noël – déjà ! Un mois sans sexe : pourquoi ne m’a-t-il pas touchée depuis des semaines ? Réponse, évidente : boulot. Boulot. Boulot !


Biographie

Nicolas Druart est infirmier depuis 2012. Il a commencé l'écriture en 2015 à la suite d'un arrêt longue maladie pour des problèmes de dos. "Nuit blanche" (2018, Nouveaux Auteurs), son premier roman, est récompensé par le Prix du suspense psychologique 2018. En 2019, il publie un nouveau thriller, "Jeu de dames". Né en région parisienne, il habite à Toulouse.
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dimanche 26 mars 2023

CARMEN MOLA – La Bestia – Actes Sud - 2022

 

L'histoire

Madrid, printemps 1834. Entre le choléra qui fait des ravages et les guerres carlistes, la ville espagnole est bien mal en point. Les morts se comptent par milliers, des quartiers entiers (souvent les plus pauvres) sont brûlés, obligeant les gens à fuir dans les environs. Et pour couronner le tout voilà que des cadavres de très jeunes filles totalement déchiquetées sont retrouvées ici et là. Pour les habitants déjà effrayés, il s'agit de l'oeuvvre de « la Bête », une créature fantasmagorique entre l'ours, le sanglier, le serpent géant. Mais ceci n'impressionne pas le journaliste Diego, qui est persuadé qu'il s'agit d'un ou plusieurs humains. Avec le policier Donoso et l'aide de la jeune Lucia, dont la petite sœur a disparu mystérieusement, ils mènent l'enquête. Et le pire est à venir.


Mon avis

Après la vague des polars nordiques, les libraires nous disent que la tendance des lecteurs est aux polars historiques. Le dernier opus de Carmen Mola (qui est en fait un collectif d'auteurs espagnols) ne déroge pas à la règle. Évidemment si vous êtes une âme très sensible, passez vite votre chemin. Sinon, entrez dans ce Madrid méconnaissable, presque encore moyen-âgeux, où à coté des pauvres, vivent la bourgeoisie qui se terre chez elle, par peur de la maladie.

L'héroïne du livre est la jeune Lucia, 14 ans, qui vient de perdre sa mère et doit protéger sa petite sœur Clara qui a 11 ans et est très affectée. Lucia est débrouillarde, elle commet quelques larcins qui lui permettent de manger, puis doit se prostituer, elle veut quitter Madrid pour le Sud. Mais voilà, lors d'un larcin, elle a volé une bague recouverte d'un symbole étrange, et objet de toutes les convoitises. On découvre alors qu'une secte mystérieuse est à l’œuvre.

Un roman qui nous plonge dans la noirceur d'une ville et des hommes, et qui resitue très bien le double contexte : celui des guerres carlistes (affrontement entre les partisans d'Isabelle et ceux de Charles) pour avoir le pouvoir et celui de l'épouvantable épidémie de choléra où la médecine ne peut rien faire, à part enterrer les morts.

Multipliant les rebondissements, les morts aussi et les personnages secondaires qui prennent selon l'action une importance plus ou moins accrue, La Bestia, explique le contexte, comme si nous aussi vivions dans ce Madrid là, mais nous donnant toujours à nous lecteurs un temps d'avance sur les héros qui nous permettent d'anticiper un peu la fin, mais sans nous dévoiler totalement la vérité.

On retrouve un peu de Dan Brown, ou des polars ésotériques, mais si on aime le genre c'est assez addictif. Et finalement très moderne, en écho avec notre époque et nos propres angoisse : les fake-news, les complots, les maladies inexpliquées (on pense à la Covid), la guerre en Ukraine.

Ce livre a reçu le prestigieux prix Premio Planeta en octobre 2021, qui récompense d'année en année les romans inédits les plus originaux écrits en langue espagnole.Personnellement, je préfère un Dan Brown (quand il ne commet pas trop d'erreurs historiques). Ici, je trouve que l'écriture est parfois redondante, même si l'intrigue est bien ficelée, il y a comme un air de déjà lu un peu poussif. Il est aussi dommage qu'une carte ne soit pas incorporée, car on se perd un peu dans la multitude des lieux. Reste quand même le joli personnage de Lucia, farouche et intelligente, indépendante aussi, ce qui est un fait rare pour l'époque où les femmes étaient soumises à leurs maris ou à leurs conditions sociales. Les grandes dames riches pouvant se payer le luxe de faire ce qu'elles veulent avec l'argent et parfois le consentement de l'époux.


Extraits :

  • Dois-je écouter vos vantardises ? Que voulez -vous savoir? - Les carbonari , des chevalières avec des masses croisées , des sacrifices rituels , pour saigner les petites filles , un élixir contre le choléra....Sans compter celui que la presse a appelé " la bête ".
    - Je ne vois pas de quoi vous parlez ".

  • Nous préférons nommer Bête ce que nous ne comprenons pas. De la même manière que nous rejetons les fautes des cruautés humaines sur le diable et ses subterfuges. Lorsque nous nous débarrassons de la mythologie, la réalité humaine apparaît.

  • Le sang ne l'a pas transformée en femme, il l'a transformée en victime. Peut-être est-ce là la véritable métamorphose qui accompagne les menstruations.

  • On ne se rend compte de ce qu'on aime qu'au moment où on le perd.


Biographie

Carmen Mola est le pseudonyme collectif signant les thrillers de la trilogie Elena Blanco. Les auteurs, trois scénaristes de la télévision espagnole, se sont réunis pour écrire ces livres, attribués jusqu'à la révélation de leur véritable identité, en octobre 2021, à une femme professeure, Carmen Mola. Les vrais auteurs sont donc Jorge Díaz, Agustín Martínez et Antonio Santos Mercero, plus connus comme scénaristes de télévision. Les auteurs ont remporté le réputé prix Planeta 2021, ce qui les a incités à révéler leur identité en octobre 2021.
Connue pour ses thrillers criminels espagnols ultra-violents mettant en vedette l'inspectrice de police Elena Blanco, Carmen Mola est décrite par son agence comme « la Elena Ferrante espagnole ». Avant la révélation du collectif, le nom Carmen Mola était présenté comme le pseudonyme d'une femme écrivain née à Madrid, proche de la cinquantaine et professeur de mathématiques. L’Institut pour les femmes présidée par l’écrivain féministe Beatriz Gimeno avait d’ailleurs inclus un des livres de Carmen Mola dans sa sélection d'« œuvres féministes ». La révélation a été critiquée par les militantes féministes, car la supercherie mise en œuvre (faux profil, faux entretiens dans la presse) et le fait d'avoir utilisé une signature féminine ont été jugés par les wokistes comme une manœuvre visant à augmenter les ventes.
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Sur l'épidémie de choléra à Madrid


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vendredi 24 mars 2023

POLINA PANASSENKO -Tenir sa langue -Edtions de l'Olivier -2022

 

L'histoire

Pauline veut reprendre son prénom d’origine : Polina, née en URSS, trois ans avant la chute de l'URSS en 1991. Ses parents sont juifs et ont gardés dans la mémoire familiale les humiliations de juifs en Ukraine notamment lors de la Grande Famine où les juifs envoyés coloniser dans l'est oriental de la Russie, puis par un antisémitisme pendant la Guerre froide. La jeune Polina ne comprend pas ce changement quand ils débarquent à Saint-Étienne, dans un pays où il ne faut pas de tickets de rationnement, et où l'on trouve toute la nourriture possible, y compris les sucreries. Elle ne comprend pas non plus pourquoi elle doit aller à la maternelle pour apprendre une autre langue, le français, tout comme elle ne comprend pas ce monde qui la perturbe voire la terrifie. Elle se bat alors pour reprendre son nom d'origine, son nom russe dans un récit très amusant.


Mon avis

Un petit livre amusant, qui nous parle de l'identité et de la double identité. Devenue Pauline (pour favoriser son intégration en France, parce que son père ingénieur a trouvé un bon poste à Saint-Étienne), la fillette se retrouve dans un monde qui lui semble effrayant et bizarre. Elle a beaucoup de mal à apprendre le français car elle espère toujours revenir à Moscou où sont restés les grand-parents, et d'ailleurs la famille va leur rendre visite tous les ans, pour son plus grand bonheur.

Finalement Polina va très bien parler le français et même perdre son accent russe, pour parler comme « Jean-Pierre Foucault », ce que sa mère, pourtant intraitable avec l'école, regrette un peu.

Mais l'originalité du roman tient justement du langage, avec des trouvailles linguistiques très amusantes et des bourdes interculturelles, des lapsus pas si innocents. Mais derrière cette histoire amusante, et le combat difficile pour retrouver son vrai prénom, il y a un joli message que veut faire passer cette autrice d'origine russe : la tolérance face aux doubles cultures quel qu’elles soient, et le respect pour les prénoms choisis. Car Polina était le prénom de sa grand-mère prénom qu'elle a choisit pour remplacer son prénom juif « Pessah » qui veut dire passage en yiddish pour faire oublier qu'elle est juive, alors qu'une vague d'antisémitisme s'abat sur la Russie. Laquelle grand-mère utilise des mots de yiddish (qui ne sont pas traduits). Là aussi, un prénom oublié, pour la survie.

Alors l'autrice s'amuse avec les mots, les deux cultures et plaide pour une humanité où le respect intime de la personne doit être une valeur fondamentale. Irrévérencieux, plein d'humour et aussi de tendresse, ce petit livre joyeux se lit très facilement. Finalement quand on y pense nous avons tous plusieurs identités, et qui n'a pas rêvé un jour de changer de prénom ? Dans les civilisions amérindiennes d'ailleurs, un indien aura son prénom américain mais aussi son prénom secret (ou pas selon les tribus) qui représente sa personnalité ou le rôle qu'il aura à tenir au sein de son clan.



Extraits

  • Un matin, l'annonce tombe. Polina, demain tu vas à la materneltchik. […] Le lendemain, j'arrive avec ma mère devant un immense bloc de béton. Sur le côté, il y a un trou noir. Des adultes entrent à l'intérieur avec des enfants et ressortent seuls. À côté du bloc de béton, il y a un enclos avec des enfants qui hurlent et courent dans tous les sens. J’entre dans le trou noir avec ma mère. À l'intérieur ça sent le parapluie mal séché et la peau de lait bouilli. On monte un escalier, on longe un couloir, on s'arrête devant une porte ouverte. À l'intérieur : une grande salle éblouissante pleine d'enfants. J’attrape la cuisse de ma mère à travers son jean. Je l'attrape et je serre fort. Partout des enfants assis à de petites tables. Partout des enfants et aucun parent. Des orphelins ! je me dis.

  • Janvier 1990. Le premier McDonald's d’URSS ouvre à Moscou. Trente mille personnes. Un kilomètre et demi de queue. Je suis dedans avec mes parents et ma sœur. Il fait froid mais ça vaut le coup. On piétine pour les buterbrods venus de l'Ouest et leurs emballages individuels. Une fois le contenu mangé, on ne les jette pas. On les lave et on les garde. C’est une preuve. Ma mère commande un sachet de frites supplémentaires pour mon grand-père. Lui seulement. Ma grand-mère s'est montrée claire sur son refus d'y toucher. Si elle veut une patate, elle se la prépare. Pas besoin d'Américains pour ça.

  • Ma tante a le judaïsme clignotant. Chez elle "le peuple juif" oscille entre le "nous" et le "ils". Elles est juive sans l'être. On dirait que c'est au cas où. Au cas où quoi je ne sais pas mais si je pose une question sur le "nous", il faut y aller mollo sinon on a vite fait de rater l'embranchement et on se retrouve en plein "ils".

  • Ma mère aussi veille sur mon russe comme sur le dernier œuf du coucou migrateur. Ma langue est son nid. Ma bouche, la cavité qui l'abrite. Plusieurs fois par semaine, ma mère m'amène de nouveaux mots, vérifie l'état de ceux qui sont déjà là, s'assure qu'on n'en perd pas en route. Elle surveille l'équilibre de la population globale. Le flux migratoire: les entrées et sorties des mots russes et français. Gardienne d'un vaste territoire dont les frontières sont en pourparlers. Russe. Français. Russe. Français. Sentinelle de la langue, elle veille au poste-frontière. Pas de mélange. Elle traque les fugitifs français hébergés par mon russe. Ils passent dos courbé, tête dans les épaules, se glissent sous la barrière. Ils s'installent avec les russes, parfois même copulent, jusqu'à ce que ma mère les attrape. En général, ils se piègent eux-mêmes. Il suffit que je convoque un mot russe et qu'un français accoure en même temps que lui. Vu!

  • Russe à l'intérieur, français à l'extérieur. C'est pas compliqué. Quand on sort on met son français. Quand on rentre à la maison, on l'enlève. On peut même commencer à se déshabiller dans l'ascenseur. Sauf s'il y a des voisins.

  • Tu as un français impeccable. Une cuisine bien lavée. Pas de pelures coincées dans le trou de l'évier. Pas de taches sur la nappe. Même pas une miette accrochée à l'éponge.

  • La Muraille de Chine c'est un immeuble sublime. On dirait un immeuble russe. Un immeuble immigré.

  • Si le son marche, il devient mot. S'il ne marche pas, je le relâche dans le fleuve. Un son qui marche c'est un son qui produit quelque chose. Un son qui ne marche pas équivaut au silence. Tu fais le son mais l'autre fait comme si tu n'avais rien dit. C'est ce qui s'est passé pour le "Salu hibou" de ma mère. Salu hibou? Je regarde Philiptchik: pas de réaction. Splash! Dans le fleuve.

  • En bas de notre immeuble, à côté du mur de la chaufferie, il y a une fenêtre avec une vendeuse derrière. On doit lui dire ce qu’on veut en fonction de ce qu'il reste. Elle pèse tout sur une grande balance bleue avec une flèche qui oscille. Sur un plateau elle pose ce qu'on achète, sur l’autre elle met des cylindres, quand la flèche du cadran est au centre, elle s'arrête. Ensuite elle fait claquer les perles en bois sur les tiges du boulier et annonce un chiffre. Ma mère tend les papiers carrés qui donnent le droit d’acheter et ensuite les roubles. Sans les papiers carrés, les roubles ne servent à rien.

  • Français sans accent ça veut dire français accent TV personnage principal. Accent Laura Ingalls et Père Castor. Accent Jean-Pierre Pernaut et Claire Chazal. Prendre l'accent TV c'est renoncer à tous les autres. Pas de cumul possible avec l'accent TV.

  • Mais à Saint-Étienne on peut parler français sans accent et avoir l'accent stéphanois. On peut le cumuler. Stéphanois + russe. Stéphanois + russe + banlieue. Il y a aussi le parler gaga. Le parler gaga, pendant longtemps, je ne savais pas que ça se cumule. Je ne savais pas qu'en dehors du Forez, personne n'est berchu quand il lui manque une dent.

  • A Sciences-Po, le premier jour de cours, on s'est retrouvés dans le même groupe d' "introduction à la sociologie". Je ne connaissais personne. Je me suis assise derrière une rangée de types de mon âge qui avaient déjà une cravate enfoncée dans la pomme d'Adam et un attaché-case en cuir. Je me suis dit qu'à part la calvitie ça ne leur laissait pas beaucoup de marge pour la suite.



Biographie

Née à Moscou, ,Polina Panassenko est une auteure, traductrice et comédienne russo-française. Après des études à Sciences-Po Paris elle suit une formation en art dramatique à la Comédie de Saint-Étienne et à l'École-studio du Théâtre d’Art de Moscou (MKhAT).
En 2015, elle a publié "Polina Grigorievna", une enquête parue aux éditions Objet Livre.
"Tenir sa langue" est son premier roman.
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