dimanche 23 avril 2023

RON RASH – Le monde à l'endroit – Point Seuil - 2012

 

L'histoire

Travis Shelton 17 ans, vit en Caroline du Nord, dans la zone montagneuse des Appalaches. Son père est un homme brutal qui élève son fils à la dure. Un jour, il va piquer des plants de cannabis chez un voisin Tommey pour les revendre à Léonard, figure locale, ancien professeur dit-on, qui vit dans un mobile-home déglingué. Hélas, malgré les avertissements de Léonard, il recommence 2 fois, dont une de trop. Le vieux Tommey et son fils ne sont pas des tendres et ils lui sectionnent le talon d’Achille entre 2 baffes. Rejeté par son père, Travis va trouver refuge chez Léonard, et se met à lire, lui qui quitté l'école pour aider son père aux chants de tabac.


Mon avis

Ron Rash est entre autre l'auteur de « Serena », film adapté à l'écran avec le duo cinématographique Bradley Cooper et l'excellente Jennifer Lawrence, film mal reçu par le public, alors que je l'ai trouvé assez bon pour la performance de Miss Lawrence, sortie de ces rôles de killeuses.

Si il a écrit d'autres romans depuis, Le monde à l'endroit est encore un roman qui se situe dans sa Caroline du Sud Natale, exactement au nord ouest de l’État, là où se finit la chaîne montagneuses des Appalaches.

Roman d’initiation, l'auteur ajoute aux relations qu'entretient Sheldon avec ses 3 hommes, son père, le cruel Toomey et le pacificateur Léonard, le massacre de Shelton Laurel en 1863 lors de la Guerre de Sécession. Épisode qui va passionner Travis qui est un Shelton. Dans cette époque trouble, le 18 décembre 1883, 13 personnes soupçonnées d'être des partisans des unionistes furent massacrés par un régiment de soldats confédérés, alors qu'aucune preuve sérieuse n'a jamais permis d'affirmer l'appartenance de la famille Shelton à l'armée des Unionistes. Pour rappel historique, la guerre de Sécession (1861-1865) a été déclarée par les États Confédérés du Sud contre le Nord. Le président Lincoln voulait faire interdire l'esclavage dans ces états. Cette guerre, finalement remportée par les Unionistes fit près de 800 000 morts soit bien plus que les autres guerres engagées par les USA. Si elle permit l'abolition de l'esclavage qui se fit difficilement avec la résistance des états sudistes et l'apparition du Ku Kux Klan. Même si l'auteur a modifié quelques noms et lieux, la révélation de ce massacre plonge le jeune Travis dans une enquête personnelle sur ses origines. Travis, toujours sur le fil rouge entre le bien et le mal, reste un personnage attachant. Mais le roman vaut aussi par des très belles pages de poésie pure sur ce territoire de la Caroline du Nord, cette zone montagneuse, à la fois dangereuse et belle.

Le récit intercale la suite logique des événements avec ce qui semble être le journal de bord d'un médecin, tenu de 1850 à 1863, un homme qui cherche déjà des méthodes de soins auprès des plantes et refuse la médecine archaïque. On saura à la fin du roman qui était cet homme et le rôle qu'il a tenu en son temps.

C'est aussi la vie fruste des paysans, qui cultivent le tabac essentiellement, une plante qu'il faut entretenir, et dont les prix permettent à peine de survivre. Ici on se contente d'une partie de pêche, les petits ou gros trafics (drogues) permettent aux uns de s'enrichir et autres de rêver l'espace d'un instant ou tout le temps à l'exemple de Dena, la compagne de Léonard dont on devine un passé sombre. D'ailleurs les femmes sont absentes ou inexistantes dans ce livre. Soumises à leur mari, comme la mère de Travis, inaccessible comme Lori dont Travis est amoureux mais il n'est pas de la même classe sociale, ce sont juste des passagères dans un roman où la violence des hommes côtoient la beauté de la nature, sans être un roman de « nature writing », mais Ron Rash est aussi un poète. Un roman âpre et beau à la fois, sur les hommes qui choisissent le mauvais destin, et l'univers très particulier de cette région un peu oubliée de la Caroline du Nord.


Extraits :

  • Tu sais qu'un lieu est hanté quand il te paraît plus réel que toi. Dès que Leonard eut prononcé ces mots, Travis sut que c'était ce qu'il éprouvait, pas seulement à l'instant, mais pendant toutes ces années quand en labourant il déterrait des pointes de flèches. Lorsqu'il frottait les couches de terre pour les faire tomber, il avait toujours eu l'impression désagréable que les pointes de flèches étaient vivantes, comme les trichoptères dans leur épais fourreau. Il avait tenté de comprendre l'idée que le temps passait moins vite qu'il ne se déposait sur les choses en couches successives, comme si sous la surface du monde le passé continuait à se dérouler. Travis n'avait jamais parlé de cette impression parce qu'on ne pouvait pas l'expliquer ni la montrer, comme la manière de faire un nœud de pêche ou de vérifier si le tabac a la pourriture noire. Mais ce n'était pas parce que c'était au fond de soi que ce n'était pas réel. Et maintenant il le ressentait ici, encore bien davantage que lorsqu'il avait tenu les pointes de flèches dans la main. - Vous croyez aux fantômes demanda-t-il ? - Quand je suis dans ce pré, je n'en suis pas loin, avoua Leonard

  • Travis roula vers le sud en direction de Marshall, et quelques instants plus tard dépassa l'embranchement de Harbin Road menant à la ferme de ses parents. Il longea un champ de tabac moissonné où ne restait plus que du chaume. Il y avait des gens qui pouvaient passer en voiture à côté de ce champ et ne pas avoir la moindre idée de tout le travail qui avait été accompli, Travis le savait et se rappela que son père et lui avaient semé les graines en février avant d'installer des bandes de plastique noir retenues par des pierres du ruisseau. En avril, ils avaient retiré les pierres et soulevé en douceur les bandes de plastique, comme ils auraient ôté un pansement recouvrant une plaie. Son père et lui s'étaient mis à genoux devant les plants et avaient délicatement sorti de terre la tige et les racines, puis déposé les plants sur un sac en toile de jute avant de les repiquer avec des plantoirs à tabac. Et ce n'était que le début, l'arrosage, la chasse aux vers, l'écimage et le pincement restaient à venir. Et finalement, la coupe, le travail agricole où on suait le plus. Maintenant ces plants, d'un ton adouci d'or séché et poudreux, étaient suspendus aux chevrons de la grange, une odeur de vieux cuir chargeant l'air de de son musc.

  • Travis s'enfonça un peu plus dans son siège et ferma les yeux. Pense à quelque chose d'agréable, se dit-il, et il fixa son esprit sur le poisson qu'il avait pris, pas la grosse arc-en-ciel mais la truite mouchetée. Assez grosse pour qu'on la mange, mais Travis était content de l'avoir relâchée. Il songea aux nageoires pectorales orange déployées comme de petits éventails éclatants quand la truite se cachait sous la berge, à l'abri des loutres et des martins-pêcheurs, ou de tout ce qui risquait de l'arracher au ruisseau. La truite mouchetée aurait la gueule abîmée et se méfierait de l'hameçon, mais elle ne tarderait pas à sortir du renfoncement sous la rive et à recommencer à se nourrir d'écrevisses ou de nymphes, peut-être d'une sauterelle ayant survécu à la première gelée.

  • Quand il était petit, la mère de Léonard s'était souvent assise dehors sur les marches de leur ferme, restant parfois une demie heure les yeux fixés sur les montagnes qui s'élevaient au-delà de leur pré. C'est si joli que ça m'emporte loin de moi, lui avait-elle expliqué un jour d'une voix douce, avec l'air de lui confier un secret. Une bible ou la messe ne lui suffisait pas toujours, lui avait-elle avoué. Voilà pourquoi avant tout, il faut un monde, avait-elle ajouté. Dans les jours qui avaient suivit le départ d'Emilie et de Kéra, Léonard avait tenté de voir le monde comme l'avait vu sa mère. Il avait pris sa voiture pour aller au bord de la Calumet River, l'unique endroit où il y avait assez d'arbres pour dissimuler un paysage semblant avoir été aplani par un rouleau à pâtisserie géant. Il s'était assis sur la berge et avait scruté les peupliers et les bouleaux, les aulnes noirs et les hamamélis blottis sous les arbres plus grands, l'eau lente et brune, en s'efforçant de trouver la même paix intérieure que sa mère, des années auparavant, sur les marches de la galerie.

  • J’ai acheté un nouveau parfum. » Elle leva la main et la laissa sur la joue de Travis. « Sens », dit-elle, en pressant le dos de son poignet contre son nez.
    Travis respira l’odeur suave du parfum, qui lui procura la même agréable sensation paisible qu’une seconde bière.

  • Une page blanche, c’était peut-être tout ce que se révélait être l’histoire, au bout du compte, songea-t-il, quelque chose qui dépassait ce que l’on pouvait écrire, exprimer clairement.

  • Dans peu de temps il y aurait des journées froides, après la neige, quand le ciel bas virait au bleu, un bleu tellement sombre qu'au crépuscule il suinterait comme de l'encre, colorerait aussi de bleu foncé le sol tout blanc.

  • Travis regardait. La neige s'étendait propre et plane sur le pré. Une page blanche, c'était peut-être tout ce que révélait être l'histoire, au bout du compte, songea-t-il, quelque chose qui dépassait ce que l'on pouvait écrire, exprimer clairement.

  • Des mots écrits pendant la guerre de Sécession lui revinrent, non pas ceux de son ancêtre, mais ceux d'un soldat de l'Union, le matin de la bataille de Cold Harbor. Le texte tenait en une ligne : 3 juin, Cold Harbor. On m'a tué. Le soldat était effectivement mort ce jour-là, son journal maculé de sang trouvé dans sa poche après la bataille. Atroce de savoir que vous alliez mourir, mais une forme de liberté aussi, pensait Leonard, parce que vous le décidiez avant que quiconque ou quoi que ce soit ne puisse le faire pour vous. Votre vie devenait davantage qu'une simple vie, une sorte de langue incarnée sans temps.

  • Travis pensait que Lori était simplement autoritaire, mais Leonard savait qu'il y avait autre chose parce qu'il avait été au lycée avec des filles qui venaient du même genre de foyers, et s'habillaient avec le même genre de vêtements déjà portés par d'autres. Comme Lori, elles avaient appris très tôt que tout espoir de vivre une vie agréable tenait dans une série d'étapes soigneusement planifiées, sans marge d'erreur. Elles faisaient toujours leurs devoirs et évitaient les banquettes arrière quand elles sortaient, conscientes que dans le cas contraire elles finiraient par avoir des vies aussi dures et désespérées que leurs mères.

  • La reliure grinça comme une charnière rouillée, les pages s'ouvrirent à la date à laquelle, au fil des ans, Léonard était allé le plus souvent. Les mots étaient inscrits en majuscule, d'une écriture soignée comme si l'auteur avait anticipé un moment tel que celui-ci où le passage serait lu par d'autres yeux.

  • Céruléen, répéta-t-il, en prenant plaisir à la façon dont les sonorités butaient contre les dents de devant serrées puis montaient et descendaient dans sa bouche avant de finir dans la gorge, comme si le mot avait été mordu, mâché et avalé.

  • Elle désapprouvait son éducation pentecôtiste, mais Leonard soupçonnait que ces croyances venaient tout autant des montagnes, de leur présence menaçante et de leur obscurité tenace. Les ombres, c’était toujours ainsi que son grand-père Shuler avait appelé les fantômes, comme s’ils étaient créés par ces crêtes et ces vallons privés de lumière.

  • Bêtise et ignorance, cela n’a rien à voir. On ne peut pas guérir quelqu’un de sa bêtise. Quelqu’un comme toi, qui est simplement ignorant, il se pourrait qu’il y ait de l’espoir.


Biographie

Né en 1953 en Caroline du Sud, Ron Rash est un écrivain, poète et nouvelliste, auteur de romans policiers.
Il étudie à l'Université Gardner-Webb et à l'Université de Clemson, où il obtient respectivement un B.A. et un M.A. en littérature anglaise. Il devient ensuite professeur de littérature anglaise.
Il est titulaire de la chaire John Parris d’Appalachian Studies à la West Carolina University (WCU). Il enseigne l’écriture de nouvelles.
Sa carrière d'écrivain s'amorce en 1994 avec la publication d'un premier recueil de nouvelles, puis d'un recueil de poésie en 1998. Il a écrit des recueils de poèmes, des recueils de nouvelles, et des romans, dont un pour enfants, tous lauréats de plusieurs prix littéraires. Il publie "Un pied au paradis" ("One Foot in Eden"), son premier roman policier, en 2002. "Le chant de la Tamassee" ("Saints at the River", 2004) est son deuxième roman. Suivront "Le monde à l'endroit" ("The World Made Straight", 2006), ou encore "Une terre d'ombre" ("The Cove", 2012) qui obtient le Grand prix de littérature policière 2014.
Ron Rash vit actuellement à Asheville en Caroline du Nord. Il est particulièrement engagé dans la défense de l'environnement et la protection de l'eau, prend des positions et publie régulièrement des tribunes sur ces sujets.

En savoir plus :

Sur le roman

vidéos

Presse

Dans l'univers du roman

Sur le film Serena

Sur les Appalches de Caroline du Nord

Sur le massacre de Shelton Laurel


mercredi 19 avril 2023

JONATHAN COE – Billy Wilder et moi – Éditions Gallimard 2020 ou poche Folio

 

L'histoire

 En 1976, Calista 21 ans, jeune étudiante grecque quitte Athènes pour un séjour de 3 mois aux USA. A travers d'amicales rencontres, elle se retrouve à dîner à la table du cinéaste Billy Wilder en compagnie de son scénariste Iz Diamond et de leurs épouses respectives. La jeune fille n'a jamais entendu parler du cinéaste, elle s'intéresse à la musique et la Grèce vit sous la dictature des colonels. Un an plus tard, elle est contactée par la production de l'avant dernier film de Wilder « Fedora » pour servir d'interprète, certaines scènes du film se situent dans les îles grecques. Elle se lie d'amitié avec le scénariste qui appréciant cette jeune fille discrète et aimable l'embauche comme secrétaire pour le reste de la production du film en Europe (Munch et Paris). Entre temps, elle s'est familiarisée avec le cinéma.

Alors qu'à son tour ses deux filles quittent le foyer, elle se remémore cette période si particulière de sa vie et ses échanges avec le célèbre réalisateur, dont la carrière est pourtant derrière lui.


Mon avis

Ce roman très agréable à lire comblera les cinéphiles ou encouragera ceux qui ne connaissent pas les films de l'âge d'or Hollywoodien à découvrir un cinéma d'excellence. Si Coe écrit une fiction, il s'est documenté très soigneusement et ce qu'il rapporte au sujet de Monsieur Wilder est totalement exact.

Avec Lubtisch, Franck Capra, J.L. Manckiewictz, J. Huston, A. Hitchcock, Otto Preminger et quelques autres, nous avons le meilleur du cinéma américain, fait par des européens réfugiés aux USA en raison de la guerre 39/45. Autrichien pour Wilder et Preminger, allemand pour Lubitsch et Manckiewicz, anglais pour Hitchcock, ou italien pour Capra. Ils ont produits des chefs d’œuvres encore analysés et admirés aujourd'hui, mais ici nous nous centrons sur le cas de Samuel Wilder dit Billy : 7 ans de réflexion et Certains l'aiment chaud avec Marilyn Monroe, Boulevard du Crépuscule, La garçonnière, il est aussi bien le roi de la comédie rythmée que des tragédies. Scénariste pour Lubitsch, Howard Hawks, John Huston et Richard Zimmerman, Wilder cumule les oscars, pour lui ou pour les vedettes qu'il dirige, et les récompenses internationales. Il reste fidèle à son scénariste IZ Diamond, et à certains acteurs fétiches comme Jack Lemmon, Marilyn Monroe, et William Holden pour des registres plus tragiques.

Mais voilà, à l'aube des années 1980, le cinéma change. Arrive la nouvelle génération, celles des Spielberg, Scorcese, Coppola avec des films où se mêlent des actions violentes, les effets spéciaux se développent et les anciens réalisateurs ne font plus recettes. Les derniers films de Wilder ont été des échecs commerciaux (même si maintenant on les reconnaît comme des grands films. Wilder ne s'est pas habitué à l'évolution du cinéma, il trouve ces films sans subtilités et au jeu d'acteur trop virils, lui qui ne jure que par son maître et ami le grand Lubitsch, qui tout comme Chaplin avec « Le Dictateur » (encore un anglais émigré) avait sorti son succès le plus connu « To be or not to be » contre le nazisme, 2 films aussi drôles que profonds. Pourtant Wilder sait qu'il ne fait pas un bon film. Il ne s'entend pas avec son actrice principale, la jeune Marthe Keller, il ne laisse pas les comédiens la moindre possibilité d'improvisation ou d'adaptation de leurs textes, il peut se montrer aussi odieux que gentil et généreux. Par exemple, c'est l'un des rares réalisateurs qui a su s'y prendre avec Marilyn Monroe, lors du tournage de « Certains l'aime chaud ». L'actrice, sous l'emprise des médicaments ne retenait pas son texte, Tony Curtis habitué aux prises rapides n'en pouvait plus de supporter la star. Wilder allait lui chuchoter on ne sait quoi à l'oreille et obtenait le meilleur de ce que l'actrice avait à donner, avec une patience infinie.Seul le scénariste et meilleur ami de Wilder, Monsieur Diamond, sent que le film tourne à la catastrophe, d'autant qu'au montage, Wilder remplace la voix des 2 actrices féminines par une même voix neutre. En fait il sait très bien qu'avec Fédora et son histoire, sorte de Boulevard du Crépuscule inversé, il signe son testament, ses adieux à son cinéma, tout en reconnaissant en privé que «La Liste de Schindler » que lui-même aurait voulu réaliser est un des meilleurs films qu'il a vu.

En parallèle, dans le roman, il exprime son horreur du nazisme, et noue une petite amitié avec Calista, à laquelle il confie quelques secrets.De son coté Calista, mariée à un anglais et vivant dans une tranquille banlieue londonienne a écrit quelques musiques de films de renom. Mais depuis quelque temps, elle piétine dans sa vie professionnelle, car elle aussi n'arrive pas à se renouveler. Son mariage sombrer doucement dans un gentil quotidien où l'on a plus grand chose à se dire, mais on restera ensemble parce que finalement on est en sécurité. De même, son coté mère-poule l'éloigne de ses filles, l'une va vivre en Australie et la cadette enceinte alors qu'elle est trop jeune hésite à se confier à sa mère.

Si l'accent est mis sur le tournage d'un film qui vire au cauchemar à l'insu ou pas d'ailleurs de son réalisateur, le thème global est la difficulté de compréhension intergénérationnelle dans le domaine artistique notamment.Un livre qui se lit facilement et qui regorge d’anecdotes sur l'un des réalisateurs les plus oscarisés de tous les temps et qui brille par les remarques pleine d'humour de Monsieur Billy.


Extraits :

  • Ah, ce fromage. Ce fromage – et je n’exagère rien – était tout simplement la chose la plus délicieuse que j’aie jamais goûtée de toute ma vie. Les arômes vous parvenaient, l’un après l’autre, chacun plus complexe et plus subtil que le précédent. Je fermai les yeux de façon à les savourer plus intensément. C’est bon, hein ? dit Billy, après un petit moment passé à manger tous les deux en silence ?- Oh oui. - J’ai un petit goût de noisette, un petit goût de champignons. C’est presque comme si, tu vois … comme si on pouvait sentir le goût de la terre, pareil qu’un bon scotch.

  • À Hollywood, la guerre avait paru si loin. Bien sûr, j’avais suivi l’actualité, et je savais ce qui s’était passé. Suffisamment pour comprendre que j’avais pris la bonne décision en quittant l’Europe au moment où je l’avais fait. Certains me traitaient de pessimiste à l’époque. Eh bien, je leur dirais plus tard, ce sont les pessimistes qui ont atterri à Bervely Hills avec une piscine dans leur jardin, et ce sont les optimistes qui ont fini en camp de concentration. Alors oui, j’avais sauvé ma peau. Mais qu’en est-il du reste de ma famille ? C’était ça qui m’empêchait de dormir depuis quelques années — ou me donnait des cauchemars quand je parvenais à dormir.

  • Billy avait rendez-vous, un jour, avec un producteur. Et il lui a dit qu'il voulait faire un film sur Nijinsky. Alors il a raconté toute l'histoire de la vie de Nijinsky au producteur, et ce type l'a regardé, horrifié, en disant: "Vous êtes sérieux ? Vous voulez faire un film sur un danseur classique ukrainien qui finit par devenir fou et passe trente ans en hôpital psychiatrique, convaincu d'être un cheval ?" Et Billy répond: "Ah, mais dans notre version de l'histoire, ça se termine bien. Il finit par gagner le Kentucky Derby."

  • Avec l'âge, les espoirs rapetissent et les regrets grandissent. Le défi, c'est de lutter contre ça. D'empêcher les regrets de prendre le dessus.

  • Monsieur Wilder nous a raconté une anecdote amusante sur les bidets au dîner l'autre soir. Apparemment, la dernière fois qu'il faisait un film à Paris, sa femme lui a demandé d'acheter un bidet et de le lui faire expédier aux Etats-Unis. A la place, il lui a envoyé un télégramme qui disait: "Pas pu trouver de bidet - te suggère de faire le poirier sous la douche."

  • Taxi Driver, j'ai trouvé que c'était un excellent film, par bien des aspects. Mais qui va trop loin. Trop violent - à mon goût. Trop déprimant. Mais c'est la tendance ces temps-ci. Pour prétendre au film sérieux, il faut que tes spectateurs sortent du cinéma avec l'envie de se suicider.

  • J'étais déchirée entre deux émotions contradictoires : la joie de me dire que j'avais partagé cette incroyable expérience, et une immense tristesse à l'idée que c'était presque fini. Ces émotions étaient en train de se bagarrer pour savoir laquelle prendrait le dessus précisément au moment où monsieur Diamond vint me parler. - Je voudrais juste vous dire merci, dit-il, élevant la voix pour dominer le bruit de la musique. C'était formidable de vous voir. Une petite oasis de bon sens au milieu de toute cette folie.

  • Elle s’appelle Marthe. Marthe Keller. Une jeune femme suisse. C’est curieux, non ? Il n’y a pas beaucoup de Suisses ici à Hollywood. Il n’y a pas beaucoup d’actrices suisses tout court. Je n’en vois pas d’autres. C’est un pays qui produit davantage de pendules à coucou que d’acteurs.

  • Je veux dire, répond Billy, qu’avec ce film [tourné en Allemagne] je ne peux vraiment pas perdre. Si c’est un franc succès, c’est une revanche sur Hollywood. Si c’est un flop, c’est ma revanche pour Auschwitz.

  • Je sais que ce film, celui que je suis en train de réaliser, est un de mes plus sérieux, bien sûr - je veux qu'il soit sérieux, je veux qu'il soit triste - , mais ça ne signifie pas, quand les spectateurs quitteront la salle, qu'ils auront l'impression qu'on leur a maintenu la tête dans la cuvette des WC pendant deux heures, tu vois ? Il faut leur offrir autre chose, un peu d'élégance, un peu de beauté. La vie est moche. On le sait tous. Pas besoin d'aller au cinéma pour savoir que la vie est moche. Les gens y vont parce que ces deux heures apportent à leur existence une petite étincelle, qu'il s'agisse de comédie et de rires ou simplement... Je ne sais pas, de belles robes et d'acteurs séduisants, ou n'importe quoi d'autre - une étincelle qui n'était pas là auparavant. Un soupçon de joie, peut-être.

  • Le type qui jouait le docteur Watson dans notre film sur Sherlock Holmes – il y avait une scène où il fallait qu'il danse . Il était dans cette grande scène de danse avec toute une troupe de danseurs de ballet, et il fallait qu'il suive le rythme, mais en même temps il devait continuer à jouer, vous voyez ? Il se passait quelque chose d'important dans cette scène, une émotion qu'il fallait parvenir à rendre. Alors Billy lui dit : «  Colin, dans cette scène, je veux que tu joues comme Laughton et que tu danses comme Nijinsky. » On a fait une prise et ensuite Colin a accouru pour lui demander : « C'était comment ? Comment je m'en suis sorti ? » Et Billy a répondu : « Eh bien, tu n'étais pas loin - tu as joué comme Nijinsky et dansé comme Laughton » Et ça a marché, vous voyez, parce qu'il a tourné ça à la plaisanterie, alors Colin l'a bien pris et tout s'est bien passé.

  • Mon Dieu, ce film avec le requin. Quand est-ce que les gens arrêteront de parler de ce film avec le requin ? Maintenant, tous les crétins de producteurs que compte la ville veulent plus de films avec des requins. Voilà comment ils réfléchissent, ces gens-là. On a gagné cent millions de dollars avec ce requin, il nous faut un autre requin. Il nous faut plus de requins, il nous faut des requins plus gros, il nous faut des requins plus dangereux. Mon idée, c'était un film qui s'intitulerait "Les Dents de la mer à Venise". Vous voyez, vous avez toutes ces gondoles qui sillonnent le Grand Canal, tous les touristes japonais, et puis voilà une centaine de requins qui remontent le canal et se mettent à les attaquer. J'ai soumis l'idée à un type de chez Universal, pour la blague. Il a cru que j'étais sérieux. Il a adoré.

  • Ce fut ma première image, et ma première impression, de M. Wilder. Il portait également des lunettes à verres épais, et malgré son air abattu, ses yeux ne purent s’empêcher de s’illuminer derrière ces lunettes et de pétiller d’amusement en nous voyant approcher de la table, Gill et moi, avec nos tee-shirts minables et nos shorts en jean effilochés. Cet amusement était franc, non dissimulé et assez mortifiant, mais je n’y décelai nulle méchanceté. Il voyait cela comme une situation comique, et la savourait comme telle.

  • D'accord, c'est bien construit et tout, mais plus personne ne s'intéresse à ce genre de choses aujourd'hui. C'est tellement suranné, tellement... vieillot. Et puis tout ce qu'on raconte sur lui, sa manière de forcer les acteurs à prononcer chaque réplique exactement comme elle est écrite, de ne pas les laisser improviser, de ne pas les laisser habiter leur personnage. Pas étonnant qu'ils le détestent tous.

  • Qu'est-ce que je vais devenir, Geoff ? ai-je demandé en lui agrippant les mains. J'ai deux talents. Deux choses qui me donnent une raison de continuer à vivre. Je suis une bonne compositrice, et je suis une bonne mère. Ecrire de la musique, et élever des enfants. C'est ce que je sais faire. Et maintenant voilà qu'en gros, on me dit qu'on n'a plus besoin de ces deux compétences. Sur les deux fronts, je suis finie. Kaput. Et je n'ai que cinquante-sept ans ! Cinquante-sept ans, c'est tout !".J'ai attrapé son verre de whisky et j'en ai pris une lampée. Grossière erreur. Le whisky et le brie ne font pas du tout bon ménage.


Biographie

Né en 1961 à Birmingam, onathan Coe a étudié à la King Edward's School à Birmingham et au Trinity College à Cambridge avant d'enseigner à l'Université de Warwick.
Il s'intéresse à la littérature ainsi qu'à la musique et fait partie d'un groupe musical, expérience qu'il utilisera dans son troisième roman "les nains de la mort".
Il doit sa notoriété à l'étranger à son quatrième roman "Testament à l'anglaise". Cette virulente satire de la société britannique des années du thatchérisme a connu un important succès auprès du public.
Jonathan Coe a reçu le Prix Médicis étranger en 1998 pour "La Maison du sommeil". En 2001 et 2004, le diptyque "Bienvenue au Club" (The Rotters' Club) suivi par "Le Cercle fermé" (The Closed Circle) suit les aventures d'un même groupe de personnages pendant leur dernière année de lycée dans le premier roman puis vingt ans plus tard dans le second. Ces deux romans servent l'auteur dans sa fresque du Royaume-Uni des années 70 et début des années 2000, pour mieux observer les mutations profondes qu'a subi la société entre ces deux dates, avec les réformes de Margaret Thatcher et de Tony Blair. Il le fait avec tendresse pour ses personnages et un regard acéré sur cette évolution annonçant l'avènement de la mondialisation.
"La pluie, avant qu'elle tombe" (2007) est l'expression d'une veine très différente, privilégiant la sphère intimiste en abordant les destins brisés de trois femmes. Il publie en 2012 un recueil de nouvelles "Désaccords imparfaits" chez Gallimard. Avec "la vie privée de Mr Sims" (2010) et "Expo 58" (2013) il retrouve le sens de la satire, qui constitue en général sa marque de fabrique. Il a été l'un des membres du jury de la Mostra de Venise 1999.

En savoir plus :

Sur le roman

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Presse

Dans l'univers du roman

Je vous laisse le soin d'aller fouiner sur le web pour en savoir plus sur les cinéastes cités, et je vous recommande d'emprunter dans une bonne médiathèque les films suivants :

samedi 15 avril 2023

MARLEN HAUSHOFER – le mur invisible – Babel poche réédition 2022

L'histoire

Réédité en 2022 par Babel (collection poche d'Actes Sud) voici le roman le plus connu de cette très discrète écrivaine autrichienne, qui parut en 1995 pour la première fois en traduction française.L'héroïne passe quelques jours de vacances chez un couple d'amis Louis et Hugo qui ont un chalet quelque part dans la montagne. Elle décline une sortie dans le village voisin, s'étonne de ne pas voir rentrer ses amis, puis s'endort.Au réveil le matin, les amis ne sont pas rentrés, le chien de chasse, Lynx flaire quelque chose d'anormal. Partie en repérages, cette femme d'âge mur, mère de deux adolescentes se rend compte qu'un mur invisible et infranchissable entoure la vallée. Elle observe aussi que tout semble mort derrière ce mur, observation constatée par une observation avec une père de jumelle. Nous sommes dans un contexte de guerre froide et l'héroïne pense qu'une catastrophe a eu lieu et qu'étrangement elle en est rescapée. Il va maintenant falloir survivre dans ce monde, entouré d'animaux devenus des amis. Elle écrit son récit jusqu'à ne plus avoir de papier.,


Mon avis

 Au début j'avoue que les premières pages de ce livre m'ont laissées perplexe, et puis plus j'avançais dans ma lecture, plus je m'attachais à ce roman totalement atypique. Écrit sous la forme de journal, il aborde tellement de thèmes, qui pour l'époque (Marlen Haushofer est morte en 1970 et son ouvrage a été publié en Autriche en 1963) anticipe bien des courants.

Déjà, elle anticipe une forme de nature writing qui aujourd'hui en 2023 est devenu un genre littéraire à part entier, avec des best-sellers qui confirme son succès. Elle anticipe aussi une écologie en autonomie, totale, ce qui est très étrange pour l'époque où il n'y avait pas de partis écologiques et où on prenait ses gens là pour des illuminés. Je dirais même plus, elle anticipe le courant survivalisme qui est pourtant né aux USA, au début des années 1970, et formalisé dans les années 1980. En France, il date des années 2000 et ressurgit régulièrement lors de catastrophes naturelles. Le survivalisme a de très nombreuses facettes, mais pour rester dans le cadre du roman, il s'agit de pouvoir vivre en autonomie intégrale. Hors dès le premier chapitre, nous apprenons que Hugo, l'ami propriétaire du chalet avait pour habitude de stocker des biens, des outils, de la nourriture, des médicaments. Mais l’héroïne n'a aucune formation, elle doit apprendre à tout faire, ce qui occupe ses journées et surtout elle s'habitue tellement à ce mode de vie qu'elle ne cherche même plus à savoir ce que peut vivre le mode du monde.

Mais attention, sous cette histoire déroutante, l'autrice dévoile aussi un féminisme délicatement caché entre les lignes, et une forme de rébellion contre une société qu'elle n'aime pas. Elle est née en 1920, a connu l'horreur du nazisme, puis l'après-guerre où les femmes n'avaient comme droits que : s'occuper de la bonne tenue du foyer, l'éducation des enfants et bien évidemment être une pieuse catholique. Un univers étouffant. Elle connaît aussi la période de la guerre froide, car si officiellement l'Autriche est un pays dit neutre, elle ne se libère du joug allemand qu'en 1955, puis finit par adhérer à l'UE en 1995.

Ici pas d'explication sur le pourquoi de la catastrophe, mais sur la vie, la vie libérée d'une femme qui ne s'attendait pas à vivre ce destin. Elle doit apprendre tant de choses pour survivre, et elle apprend vite, mais elle a aussi le temps de réfléchir à sa vie, son destin si particulier et nous livre sa vision du monde, totalement impensable pour cette femme discrète, souvent malade, mais à l'intelligence hors du commun. Nous ne sommes pas dans l'univers politique de Thoreau, qui ne s'est jamais vraiment coupé du monde, mais dans une exploration de la féminité.

Déjà, la notion de maternité est remise en cause. Elle oublie ses filles devenues adultes et dont elle n'a pas aimé le choix de reproduire le modèle social de l'époque. Par contre, elle se doit de lutter contre ses nouveaux bébés ou amis : le chien Lynx qui semble la comprendre, tout comme Bella, la vache lui fournit le lait mais accouche d'un veau, qui devient un taureau difficilement gérable qu'il faudra éloigné., les chats qui se reproduisent et hélas se font souvent tuer par des prédateurs. Même si elle rechigne à le faire, elle doit abattre des chevreuils pour se nourrir et nourrir les animaux, planter ce qu'elle a trouver, des pommes de terres et des haricots, recueillir des baies qu'elle ne peut pas conserver, faute de sucre, bref une vie nouvelle. Si les angoisses du lendemain l'empêchent de dormir, et qu'elle reconnaît aussi son caractère anxieux, c'est aussi les balades en forêts qui la réconcilient avec elle-même. Elle a besoin de projets pour mettre son petit monde à l'abri. La solitude qui lui pesait est allégée par les nombreuses tâches quotidienne, elle se muscle, maigrit, mais affirme aussi son indépendance farouche.

Sans parler d'aversion pour l'homme, le mâle, elle note que les rapports entre les sexes n'ont pas bien évolués, et qu'il y a de la « bestialité » dans ces rapports. Ainsi sous son prisme de féministe qui s'ignore, elle note que le nazisme a encore plus divisé les 2 sexes, aux hommes le prestige de la guerre (tel qu'il fut perçu par de nombreux soldats allemands) et le sort des femmes, les plus riches se contentant des accointances avec le régime, les autres devant travailler en usine, des métiers peu payés, peu valorisé. Cette mentalité inconsciente d'une infériorité de la femme a continué jusque dans les années 1960 en Autriche, sous la forme des corneilles noires qui s'écrase contre le mur.

La femme su mur invisible s'épanouit dans un terrain clos,pourtant vaste mais qu'elle limite à ce qui lui est familier. Il y aussi une quête instinctive de la paix. La paix intérieure mais aussi la paix avec cette corneille blanche qu'elle décide d'adopter dans son cercle fermé d'animaux/amis. L'autrice, saturée par un catholicisme aliénant, refuse le modèle Adam/Eve biblique, pour un idéal où les esprits seront en totale communion, sans aucune différence de sexe.

Tout cela écrit dans une langue magnifiquement traduite, avec des petits instants de poésie, les doutes, les questionnements mais aussi les réponses et l'acceptation totale de son destin et surtout de cette liberté infinie qui remplace le superficiel (l'autrice en fait le constat en parlant des fêtes de Noël et l'obligation du cadeau ou l'achat de choses non vitales). Mais à l'inverse de Thoreau, elle n'en fait pas un pamphlet, même si elle le rejoint en ne gaspillant pas la richesse, elle s'oblige a tuer un chevreuil, elle déteste cela, mais pas plus qu'il n'en faut pour se nourrir. Finalement, cette vie où elle pense être peut-être le dernier être humain se révèle riche et passionnante. Marlen Haushofer ne juge pas son héroïne, elle suit son cheminement intérieur, son évolution psychique, et par la subtilité de son écriture, affirme son féminisme, son rejet du nazisme et du totalitarisme, anticipe ce qui arrive aujourd'hui avec le réchauffement climatique, et nous montre aussi combien le rapport entre la nature, les humains, les animaux est fondamental. Ce livre est une de mes plus intenses lectures. Il est normal que je le classe dans « mes bests 2023 » tant il est incontournable et terriblement actuel.


Extraits :

  • Quand je me remémore la femme que j’ai été (..)
    Je ne voudrais pas la juger trop sévèrement. Il ne lui a jamais été donné de prendre sa vie en main. Encore jeune fille, elle se chargea en toute inconscience d’un lourd fardeau et fonda une famille, après quoi elle ne cessa plus d’être accablée par un nombre écrasant de devoirs et de soucis. Seule une géante aurait pu se libérer et elle était loin d’être une géante, juste une femme surmenée, à l’intelligence moyenne, condamnée à vivre dans un monde hostile aux femmes, un monde qui lui parut toujours étranger et inquiétant. Elle en savait un peu sur pas mal de choses mais sur la plupart elle ne savait rien du tout et, en général, dans son esprit dominait un désordre effrayant. C’était bien assez pour la société dans laquelle elle vivait et qui d’ailleurs était aussi ignorante et accablée qu’elle. Mais je dois dire à sa décharge qu’elle en ressentait toujours un malaise diffus et qu’elle garda la conscience que cela ne pouvait pas être suffisant.

  • Et d'ailleurs, même si j'étais nées sage, je n'aurais rien pu faire dans un monde qui ne l'était pas.

  • Ici, dans la forêt, je me trouve enfin à la place qui me convient. Je n’en veux plus aux fabricants d’autos, ils ont depuis longtemps perdu tout intérêt. Mais comme ils m’ont torturée avec des choses qui me répugnaient ! je n’avais que cette petite vie et ils ne m’ont pas laissé vivre en paix. Maintenant que les hommes n’existent plus, les conduites de gaz, les centrales électriques et les oléoducs montrent leur vrai visage lamentable. On en avait fait des dieux au lieu de s’en servir comme objets d’usage. Moi aussi je possède un objet de ce genre au milieu de la forêt : la Mercedes noire de Hugo. Quand nous sommes arrivés avec, elle était presque neuve. Aujourd’hui, recouverte d’herbe, elle sert de nids aux souris et aux oiseaux. Quand la clématite fleurit au mois de juin, elle devient très belle et se met à ressembler à un gigantesque bouquet de mariée. Elle est belle aussi en hiver lorsqu’elle est brillante de givre ou se couronne d’une coiffe blanche. Au printemps et à l’automne, je distingue entre les tiges brunes le jaune passé de ses coussins jonchés de feuilles de hêtre, mêlées à des petits morceaux de caoutchouc mousse et de crin, arraché et déchiqueté par des dents minuscules. La Mercedes d’Hugo est devenue un foyer confortable, chaud et abrité du vent. On devrait placer des voitures dans les forêts, elles font de bons nichoirs. Sur les routes, à travers tout le pays, il doit y en avoir des milliers recouvertes de lierre, d’orties et buissons.Mais celle-là sont entièrement vide et sans habitants.

  • Aimer et prendre soin d'un être est une tâche très pénible et beaucoup plus difficile que tuer ou détruire. Élever un enfant représente vingt ans de travail, le tuer ne prend que dix secondes. Même le taureau a mis un an pour devenir grand et fort et quelques coups de hache ont suffi à l'anéantir. Je pense à tout ce temps pendant lequel Bella l'a porté patiemment dans son ventre et l'a nourri ; je pense aux heures difficiles de sa naissance et aux longs mois qu'il a fallu pour que le petit veau se transforme en un puissant taureau. Le soleil a dû briller pour faire pousser l'herbe dont il avait besoin, l'eau a dû jaillir et tomber du ciel pour l'abreuver. Il a fallu l'étriller et le brosser, enlever le fumier pour que sa couche soit sèche. Et tout cela a eu lieu en vain. Je ne peux m'empêcher d'y voir un désordre horrible et excessif. L'homme qui l'a abattu était certainement fou, mais sa folie même l'a trahi. Le désir secret de tuer devait déjà sommeiller en lui auparavant. Je pourrais aller jusqu'à en avoir pitié puisque telle était sa nature. Pourtant j'essaierai toujours de l'éliminer, parce qu'il m'est impossible de supporter qu'un être ainsi constitué puisse continuer à tuer et à détruire.

  • Je vois la croissance verte, dense et silencieuse des plantes. Et j'entends le vent et toutes sortes de bruits dans les villes mortes ; les vitres qui se brisent sur le pavé quand les gonds des fenêtres sont trop rouillés, les gouttes d'eau qui tombent des tuyaux éclatés, le bruit de milliers de portes qui claquent dans le vent. (...) Au début de grands incendies ont dû éclater, mais depuis ils ont probablement cessé et la végétation s'est empressée de recouvrir nos misérables restes.Quand je regarde le sol, de l'autre côté du mur, je n'aperçois ni une fourmi, ni un coléoptère, ni le moindre insecte. Mais il n'en sera pas toujours ainsi. La vie reviendra avec l'eau des ruisseaux, une vie élémentaire et minuscule qui s'infiltrera dans la terre et la ranimera. Cela devrait m'être indifférent et pourtant, si étrange que ça paraisse, cette pensée me remplit d'une secrète satisfaction.

  • Un jour, je ne serai plus là et plus personne ne fauchera le pré, alors le sous-bois gagnera du terrain puis la forêt s’avancera jusqu’au mur en reconquérant le sol que l’homme lui avait volé. Quand mes pensées s’embrouillent, c’est comme si la forêt avait commencé à allonger en moi ses racines pour penser avec mon cerveau ses vieilles et éternelles pensées.

  • Les barrières entre les hommes et les animaux tombent très facilement. Nous appartenons à la même grande famille et quand nous sommes solitaires et malheureux, nous acceptons plus volontiers l'amitiés de ces cousins éloignés. Ils souffrent comme nous si on leur fait mal et ils ont comme nous besoin de nourriture, de chaleur, et un peu de tendresse.

  • Les humains sont les seuls à être condamnés à courir après un sens qui ne peut exister. Je ne sais pas si j'arriverai un jour à prendre mon parti de cette révélation.

  • Lorsque j’étrillais Bella, je lui disais parfois l’importance qu’elle avait pour nous tous. Elle me regardait tendrement de ses yeux humides et essayait de me lécher le visage. Elle ne pouvait pas savoir à quel point elle était précieuse et indispensable. Elle était là, luisante, chaude et tranquille, notre grande et douce mère nourricière. Pour la remercier, je ne pouvais que la soigner du mieux que je pouvais, j’espère avoir fait pour Bella tout ce qu’un homme peut faire pour sa vache unique. Elle aimait que je lui parle. Peut-être aurait-elle aimé la voix de n’importe quel homme. Elle aurait pu facilement me piétiner ou me donner un coup de corne, mais elle me léchait la figure et enfonçait ses naseaux dans le creux de ma main. J’espère qu’elle mourra avant moi, car en hiver, toute seule, elle périrait misérablement.

  • Je ne cherchais plus un sens capable de me rendre la vie plus supportable. Une telle exigence me paraissait démesurée . Les hommes avaient joué leurs propres jeux qui s'étaient presque toujours mal terminés. De quoi aurais-je pu me plaindre; j'étais l'une des leurs , je les comprenais trop bien . Mieux valait ne plus penser aux hommes . Le grand jeu du soleil, de la lune et des étoiles, lui, semblait avoir réussi; il est vrai qu'il n'avait pas été inventé par les hommes. Cependant il n'avait pas fini d 'être joué et pouvait bien porté en lui le germe de son échec.

  • Il était une heure quand j’arrivai au sentier qui traverse les pins nains et je m’assis sur une pierre pour me reposer. La forêt s’étendait en fumant sous le soleil de midi et de chauds effluves montaient des pins jusqu’à moi. C’est seulement alors que je pus voir que les rhododendrons étaient en fleur. Ils s’étiraient le long de la pente en un long ruban rouge. Tout était maintenant plus tranquille que pendant la nuit au clair de lune ; la forêt gisait, immobile, dans le sommeil, sous le soleil jaune. Un oiseau de proie tournait dans l’azur. Lynx dormait, les oreilles tressautantes, et le grand silence s’abattit sur moi comme une cloche. J’aurais aimé rester toujours là, dans la chaleur et la lumière, le chien à mes pieds et l’oiseau tournoyant au-dessus de ma tête. Il y avait longtemps que mes pensées avaient cessé, comme si mes soucis et mes souvenirs n’avaient plus rien de commun avec moi.

  • Aujourd'hui vingt cinq février, je termine mon récit. Il ne me reste plus de feuille de papier. Il est cinq heures du soir et il fait encore assez clair pour que je puisse écrire sans lampe.Les corneilles se sont envolées et tournent au-dessus de la forêt. Quand elles auront disparu, j'irai dans la clairière porter à manger à la corneille blanche.Elle m'attend déjà.


Biographie

Née à, Mollin en 1920 et décedée à Vienne en 1970, Marlen Haushofer, née Marie Helene Frauendorfer, est une écrivaine autrichienne. À partir de 1930, elle fréquente le pensionnat des Ursulines à Linz et, durant l’année scolaire 1938/1939, elle va, comme ses camarades, au lycée des sœurs de la Sainte croix. Comme il s’agit d’un établissement confessionnel, il est soumis au décret de l’administration nationale-socialiste qui en fait une école publique. C’est dans cet établissement que Marlen Haushofer obtient le 18 mars 1939 sa Maturité (certificat de fin des études secondaires). Après une courte période de service du travail obligatoire, elle étudie, à partir de 1940, la philologie allemande à Vienne et ensuite (à partir de 1943) à Graz.
Elle épouse, en 1941, Manfred Haushofer. Mère de deux enfants et assistante au cabinet dentaire de son mari, elle mène, parallèlement, une activité littéraire.
À partir de 1946, Marlen Haushofer publie des contes dans des journaux. En 1952, elle obtient un premier succès avec la nouvelle La cinquième année, Das fünfte Jahr. Le roman, Le Mur invisible, publié en 1963, est certainement l’œuvre la plus importante de Marlen Haushofer. Les mouvements féministes et la recherche sur la littérature féminine ont permis progressivement de faire connaître le rôle particulier de la femme dans la société masculine, thème constant chez Marlen Haushofer et ont favorisé, de ce fait, la diffusion de son œuvre.

En savoir plus :

Sur le roman

vidéos


Presse

Dans l'univers du roman

Sur Thoreau

Sur le courant transhumaniste

Sur la collapsologie


Sur l'écoféminisme

Notez que Marlen Haushofer ne s'est jamais revendiquée d'un quelconque courant politique, qui d'ailleurs n'existaient pas à son époque. C'est un parcours individuel et personnel.


Sur la situation des femmes en Autriche à l'époque de M. Haushofer

vendredi 14 avril 2023

LOUISE ERDRICH – LaRose – Livre de poche 2018

 

L'histoire

Dans le Dakota du Nord, Landreaux, un amérindien, tue accidentellement le fils de son meilleur ami qui est aussi son neveu. Il s'agit d'un stupide accident de chasse, mais pour les deux familles le chagrin est immense. En se référant à une vieille tradition ojibwé, Landreaux offre alors son dernier fils, qui avait l'âge de l'enfant tué, le jeune LaRose, 5 ans, à la famille du petit garçon décédé. Landreaux élève déjà 4 enfants, et la famille de Peter et Nola n'a qu'une jeune ado, Maggie et Lola ne peut avoir d'autres enfants. Avec toutes les conséquences que cela implique, mais c'est sans oublier les pouvoirs ancestraux des ojibwés que porte en lui le petit LaRose.


Mon avis

Ah la famille ! Son univers attachant mais aussi impitoyable, d'autant plus que nous nous trouvons dans un « nulle part » du coté des Rocheuses dans le Dakota du Nord. Dans une petite ville, vit une communauté de blancs et d'amérindiens qui sont cultivateurs ou travaillent ici ou là. On n'est ni très riche ni très pauvre mais ce n'est pas le propos de l'autrice.

Il s'agit ici de la déconstruction/construction des liens de famille au sens élargi du thème. D'un coté nous avons la famille de Landreaux, un homme tranquille, malgré une jeunesse mouvementée que serait expliquée dans un chapitre du roman. Emmaline, sa femme, est la directrice de l'école primaire, et sa sœur de Lola, la femme de Peter. Autant Emmaline semble équilibrée, sure d'elle, impeccable, autant Lola est une femme angoissée qui a des pensées suicidaires. Elle commence par en vouloir à mort à son beau-frère puis adopte le petit LaRose qui devient comme son fils.Mais la situation s'inverse. Petit à petit, soutenue par Maggie, une petite peste qui va aussi s'assagir au coté de LaRose, puis par son mari, Lola va reprendre goût à la vie, sans pour autant arriver à se réconcilier avec sa sœur. Mais Emmaline vit de plus en plus mal la situation, elle a perdu son fils et s'éloigne de son mari. Surtout elle apprend que le charismatique prêtre de la paroisse, Travis, a toujours été amoureux d'elle, un homme avec lequel elle peut parler en totale liberté.Finalement, d'un commun accord les 2 familles décident de se partager l'enfant, qui va vivre tantôt chez Maggie, sa grande amie et complice, tantôt dans son foyer, entouré par l'amitié bienveillante des sœurs Neige l’aînée et Josette la cadette qui passent leur temps à se chamailler ou faire front commun. D'ailleurs elles adoptent aussi Maggie et c'est par la volonté de ses enfants joyeux que finalement la petite communauté arrive à se ressouder.

Mais le plus intéressant n'est pas à chercher dans cette histoire familiale mais plus dans les mythes et légendes ojibwés qui ont fondé les LaRose. La première LaRose, fille abandonnée par une mère alcoolique, est recueillie par un marchand ambulant et son jeune assistant. La jeune fille est déjà très belle et l'assistant pense qu'elle peut tomber dans les griffes du ca ravanier, un homme malhonnête, impliqué dans des histoires qui font craindre pour la vie de tous. Par une sorte de poison, la première LaRose tue le marchand dont la tête se met à enfler de plus en plus et les poursuit partout. Alors LaRose et son compagnon arrivent à voler jusqu'au Dakota du Nord où ils s'installent dans une cabane. Puis leur fille la deuxième LaRose hérite des pouvoirs de sa mère. Elle connaît le secret des plantes, mais elle sait aussi « sortir de son corps » pour survoler le monde. La tradition se perpétue mais ni Emmaline, élevée dans un monde devenu moderne, occidentalisé, ne croit guerre en ces légendes et Nola qui aurait pu avoir le don s'enfonce dans la rancœur, puis la mélancolie et la dépression. En fait de tout ce petit monde c'est le petit LaRose, le premier garçon qui a ce pouvoir. Celui de voir ce que l'on ne voit pas, celui de pouvoir survoler son petit monde, et de tenter d’apaiser les âmes en peine, comme c'est son destin. Il participe en secret à des réunions d'anciens qui l'initient et jamais il n'oublie Dusty, son ami, le petit garçon mort, avec lequel il discute. Il écoute poliment les légendes assez horribles des vieilles femmes de la tribu qui vivent toutes dans une maison pour personnes âgées, mais en sachant que ce ne sont que des inventions destinées à l'éducation des enfants.

Le roman structuré en 5 parties fait des aller-retours dans le passé, celui qui fonde la légende des LaRose et celui de la jeunesse tumultueuse de Landreaux, son amour fou pour Emmaline, la prise de drogues et la folie « beatnik ». Mais surtout, il y a l'humour des enfants, la joyeuse bande entraînée par Josette, qui prend son aile Maggie (qui n'avait pas d'amis auparavant et avait une réputation de fille méchante), tous réussissent à être scolarisé dans le même lycée public, on se passe des vêtements, on se maquille et on fait des produits de beauté fantaisistes. Les filles sont les reines du volley-ball du comté, soutenues comme il se doit par les parents, les frères et bien sur LaRose qui lui apprend le karaté.

Le plus de ce roman restera la légende et la vie de la première LaRose, morte de la tuberculose et dont le corps a servi à la médecine pour étudier la maladie. Les femmes de la famille se battent pour récupérer les ossements afin d'enterrer dans les coutumes leur ancêtre qui communique encore avec la grand-mère. Mais si nous passons d'émotions en émotions, l'humour des enfants, la tristesse de Nola, les trahisons d'un personnage rancunier, on pourrait dire que l'autrice a fait des petits romans dans son roman. Il y a comme un manque de liaison et aussi un passage entre le présent et l'imparfait (fait pour renforcer une action) qui me gêne un peu, parce que je trouve que son emploi est sans apport. Mais Louise Erdrich termine là une trilogie où elle explore le passé amérindien de sa famille, son poids actuel qui cède aux évangélisations, et à la modernité de la société de consommation, et aux addictions : alcool et surtout médicaments que l'on fauche sur les personnes âgées, ou à l'hôpital, et dont on se gave pour oublier le quotidien pas facile où l'on travaille dur sans jamais atteindre l'opulence.


Extraits :

  • La douleur, éparpillée partout, monte en flamboyant des puits profonds que sont les poitrines de son peuple. A l’Ouest les cœurs des morts battent encore, ils brûlent et jettent de douces lueurs vertes dans leurs cercueils. Ils font jaillir de la terre une lumière pâle. Et au sud il y a les bisons que la tribu a achetés dans un but touristique. Un rassemblement sombre. Leurs cœurs eux aussi embrasés par l’horrible message de leur extinction. Leur assemblée fantomatique, désormais. Comme nous, un symbole de résistance, songe Romeo. Comme nous, ils déambulent et tournent en rond dans un petit enclos d’herbe, et engraissent. Comme nous, cœurs visibles pareils à des lampes dans la poussière. A l’est aussi, l’aube sacrée de la terre entière, chaque matin de chaque jour, la promesse et l’accablement.

  • Avant de mourir, la première LaRose enseigna à sa fille comment trouver les esprits protecteurs dans chaque endroit qu’elles parcouraient à pied, comment guérir les malades avec des chants, des plantes, quels lichens manger en cas de faim dévorante, comment poser des pièges, attraper des poissons au filet, allumer un feu à l’aide de brindilles et de copeaux de bouleau. comment coudre, comment faire bouillir les aliments en se servant de pierres chaudes, comment tresser des nattes de roseaux et fabriquer des récipients en écorce de bouleau. Elle lui enseigna comment empoisonner le poisson au moyen de certaines plantes, comment fabriquer un arc en flèches, comment tirer au fusil, s’aider du vent lorsqu’elle chassait, comment fabriquer un bâton pour creuser, déterrer des racines, sculpter une flûte, en jouer, broder de perles un sac à bandoulière. Elle lui enseigna comment savoir d’après les cris des oiseaux quel animal venait d’entrer dans les bois, comment savoir d’après les mêmes cris des oiseaux d’où arrivait arrivait le mauvais temps et de quel genre de mauvais temps il s’agissait, comment savoir toujours d’après les cris des oiseaux si vous alliez mourir ou si un ennemi était sur vos traces. Elle lui apprit comment empêcher un nouveau-né de pleurer, comment amuser un enfant plus âgé, comment nourrir les enfants de tous âges, comment attraper un aigle pour lui arracher une plume, faire choir une perdrix d’un arbre. Comment tailler un fourneau de pipe, brûler le cœur d’une branche de sumac pour confectionner le tuyau, comment confectionner du tabac, du pemmican, comment récolter le riz sauvage, danser, le vanner, le faire sécher et le stocker, et fabriquer du tabac pour sa pipe. Comment percer les troncs d’arbre, tailler des chalumeaux pour collecter l’eau d’érable, comment fabriquer du sirop, du sucre, comment faire tremper une peau, la racler, comment la graisser et la préparer en utilisant la cervelle de l’animal, comment la rendre souple et satinée, comment la fumer, quels ingrédients utiliser. Elle lui enseigna comment fabriquer des moufles, des jambières, des makazinan, une robe, un tambour, un manteau, un sac avec l’estomac d’un élan, d’un caribou, d’un bison des bois. Elle lui enseigna comment laisser son corps derrière elle lorsqu’elle était à moitié éveille, ou bien endormie, et voler de-ci de-là pour chercher à savoir ce qui se passait sur la terre. Elle lui enseigna comment rêver, comment sortir d’un rêve, transformer le rêve, ou demeurer à l’intérieur pour avoir la vie sauve.

  • Les Blancs, en vertu de la loi de la conquête, en vertu du bien fondé de la civilisation, sont les Maîtres du continent américain, et la meilleure façon d’assurer la sécurité des villages situés sur la frontière passe par l’anéantissement des quelques Indiens restants. Et pourquoi pas? Leur gloire s’est enfuie, leur esprit est brisé, leur virilité abolie, mieux vaut qu’ils meurent plutôt que de vivre en pauvres hères qu’ils sont.

  • Nous vieillirons ensemble. Tu m’aimeras encore lorsque je serai toute ratatinée ? Je t’aimerai encore mieux. Tu seras plus sucrée. Comme un raisin sec. Ou un pruneau. Nous mangerons des pruneaux ensemble.

  • Nola regarda LaRose occupé à inspecter le contenu de son assiette. Il était comme ce moine en robe brune François. Les animaux venaient se coucher à ses pieds. Ils étaient attirés vers lui, sachant qu'ils seraient sauvés.

  • Comment expliquer ce coup de fusil? Il aurait voulu cesser d'exister pour recommencer à tirer, ou à ne pas tirer. Mais la plus difficile, la meilleure, la seule chose à faire, c'était de rester en vie. De vivre avec les conséquences, au sein de sa famille. D'assumer la honte, même s'il étouffait sous son poids nauséabond.

  • Les dents serrées de Maggie refoulèrent ses paroles. Elle ne dit pas qu'elle était désolée, mais elle l'était. Désolée de ne pas être capable de faire ce qu'il fallait. Désolée de ne pas être capable de faire ce que sa mère avait besoin qu'on fasse. Désolée de ne pas être capable de la rafistoler. Désolée, parfois, de l'avoir sauvée. Désolée désolée désolée d'avoir cette pensée. Désolée d'être méchante. Désolée de ne pas être reconnaissante à tout instant que sa mère soit en vie. Désolée que LaRose soit le chouchou de sa mère, même s'il était aussi le sien. Désolée de penser à quel point elle était désolée et de perdre son temps à se sentir indéfiniment désolée. Avant ce qui s'était passé avec sa mère, Maggie n'avait jamais été désolée. Et elle avait tellement envie de redevenir comme ça.

  • En anglais, il existait un mot pour chaque objet. En ojibwé, il existait un mot pour chaque action. L'anglais possédait davantage de nuances pour évoquer l'émotion intime, mais l'ojibwé était plus subtil pour évoquer les liens familiaux.

  • Mais tu as horreur du sport.
    Plus maintenant. J'aime bien le volley-ball.
    Ce n'est pas franchement un sport. Parfois, les adultes ne pigeaient rien. Dans leur souvenir, le volley n'était qu'un passe-temps relax après le barbecue dans le jardin, ou une discipline obligatoire en cours de gym. Ils ne se doutaient pas que c'était devenu un sport cool et brutal, dont les filles s'étaient emparées.

  • Les institutrices de la mission considéraient qu'apprendre aux femmes l'art de bien tenir une maison et de discipliner les enfants était fondamental pour éradiquer la sauvagerie. Il convenait d'enfoncer un coin entre une mère indienne et sa fille. De nouvelles façons de faire élimineraient tout enseignement primitif. Mais elles n'avaient pas compris le pouvoir du soleil sur la gorge d'une femme.

  • Mrs Peace avait été une jolie femme à la mine triste et à la longue chevelure brune et soyeuse. Elle avait à présent une longue chevelure blanche et soyeuse, et elle était toujours jolie, mais elle avait désormais la mine heureuse. Elle ne se coupait pas les cheveux et ne les frisait pas non plus comme la plupart de ses amies, elle les portait tressés en une natte mince et parfois en chignon. Elle mettait chaque jour une paire différente de boucles d’oreilles en perles, dont elle composait elle-même les motifs – ce jour-là, bleu ciel à cœur orange. Elle avait pris goût à ce passe-temps, ainsi qu’aux cigarillos, lorsqu’elle avait quitté l’enseignement et qu’elle était revenue habiter sur la réserve. Elle ne fumait plus que rarement. Elle disait que le travail des perles l’avait aidée à arrêter. Sa loupe sur pied était bien calée sur la table, car elle avait une mauvaise vue. Lorsqu’elle levait les yeux vers Landreaux, ses épais verres de lunettes lui donnaient un air un peu perplexe et surnaturel qui ajoutait à son aura.

  • Le lendemain, elle vit un ours occupé à déterrer une sorte de racine à côté d'un marécage. Une autre fois, un renard bondit, monta en arc de cercle haut dans l'herbe et s'en fut en trottinant, une souris dans la gueule. Des cerfs allaient au pas, tous les sens aiguisés, s'arrêtant pour remuer les oreilles et flairer les senteurs avant de s'aventurer à découvert. Elle regarda la terre voler derrière un blaireau qui creusait un terrier. Des souris à pattes blanches aux yeux adorables, des hirondelles bleues fendant l'air, des faucons lancés dans un vol libre mystique, des corbeaux cabriolant sur des courant aériens aussi solides que d'invisibles poutres d'équilibre. Elle commença à se sentir davantage chez elle dehors que dedans.

  • Elle était archaïque et avait surgi de la terre en ébullition. Elle avait sommeillé, mené une vie latente dans la poussière, s'était élevée en fin brouillard. La tuberculose s'était élancée en une vague impétueuse pour s'unir à la chaleur de la vie. Elle était présente dans chacun des nouveaux mondes et dans tous les anciens. D'abord elle aima les animaux, puis aussi les personnes. Parfois elle se posait dans une prison de tissus humains séparée par un mur des frondes nourricières du corps. Parfois elle s'élançait, filait sans entraves, creusait des galeries dans les os ou métamorphosait les poumons en dentelle raffinée. Parfois elle allait n'importe où. Parfois elle n'arrivait à rien. Parfois elle élisait domicile dans une famille, ou bien démarrait ses voyages sans répit dans une école où les enfants dormaient côte à côte.


Biographie

Karen Louise Erdrich, née le 7 juin 1954 à Little Falls dans le Minnesota, écrivaine américaine, auteure de romans, de poésies et de littérature d'enfance et de jeunesse.
Elle est une des figures les plus emblématiques de la jeune littérature indienne et appartient au mouvement de la Renaissance amérindienne.
Le premier livre qu'elle publie est un recueil de poèmes intitulé Jacklight.
L'action de ses romans se déroule principalement dans une réserve du Dakota du Nord entre 1912 et l'époque présente. Ils relèvent en partie du courant réalisme magique, avec une figure de trickster (Fripon), et parfois du roman picaresque.
Écrivaine de talent, elle a reçu de nombreux prix et distinctions au cours de sa carrière. Elle obtient plusieurs prix pour son roman Love Medecine (L'Amour sorcier), dont le prix du Meilleur roman décerné par le Los Angeles Times, le National Book Critics Circle Award et l'American Book Awards. En 2012, son roman The Round House (Dans le silence du vent) obtient le prestigieux National Book Award aux États-Unis.
Elle est la propriétaire d'une petite librairie indépendante dans le Minnesota.

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