jeudi 19 octobre 2023

Dimitri ROUCHON- BORIE – Le chien des étoiles – Le tripode -2023


L'histoire

Après une opération à la tête, Gio rentre dans sa famille gitane qui crie vengeance et se prépare activement à aller massacre les cousins qui ont attaqué le jeune homme. Mais Gio ne veut plus de cette vie de misère, de ces attaques entre clans rivaux. Alors il part en emmenant avec lui, le petit Papillon, un garçon de 11 ans, sourd et muet, et Dolorès, 16 ans qui est prostituée par et pour les hommes du clan. Un road movie, ponctué de moments poétiques mais tristes qui en fait l'un des meilleurs romans de la rentrée.



Mon avis

Dimitri Rouchon-Borie est un surdoué de la littérature française, il faut le souligner. Il se lance ici dans un road-movie en compagnie de trois personnages marginaux ; Tout d'abord Gio, un colosse qui malgré une grosse cicatrice sur le crâne est bon avec les bons mais sait aussi se défendre. Le petit Papillon qui si il ne parle pas comprend des choses, et se montre

particulièrement malin pour sortir d'impasses où le trio se met souvent. Enfin Dolorès, une trop jolie adolescente, le plus souvent silencieuse. On ne sait pas de quel clan elle vient, mais en tout cas, elle sert de prostituée au propre père de Gio et à d'autres hommes du village, sait à peine lire et est persuadée que son destin est de servir les besoins des hommes, ce qui Gio va lui interdire. Le garçon ne supporte plus ce mode de vie gitan, avec le crucifix au dessus du lit, les femmes confites en dévotion et surtout qui s'occupent de tâches ménagères mais n'hésitent pas, pour les plus jeunes à participer à des expéditions punitives, tant l'honneur du clan est important. Gio ne croit pas spécialement en Dieu, mais à la mère Nature et au ciel, dont il aimerait tellement connaître le nom des constellations et des étoiles. On se doute bien que l'éducation qu'il a reçu a été minimale, comme tous les enfants, qui une fois l'essentiel acquis sont mis à travailler pour le clan : récupération, ferrailleurs, mais aussi un petit potager où poussent difficilement, entre vapeurs d'essence et circulation, quelques pommes de terre. Les mobile-homes sont rafistolés, le père et chef du clan prend son petit déjeuner au vin rouge qui pique. Ce n'est pas heureusement une généralité, les gens du voyage ne sont pas tous des brutes avinés, mais ont le sens de l'honneur.

Sur un long chemin, souvent semé d'embûches fatales, l'auteur nous livre une magistrale démonstration de la pauvreté, de l'errance, quand les racines sont floues, de la banalisation des violences sexuelles et d'un monde où les pauvres, les gens différents ne comptent pas.

Ici nous n'avons ni repère temporel, on parle de chevaux, puis d'un shérif, qui ferait penser aux États-Unis au début du 19ème siècle, de routes commencées et pas finies. On ne sait pas où et quand cette étrange histoire a eu lieu et si l'auteur n'est pas en train de nous donner un conte universel, une leçon sur nos capacités au bien vivre ensemble. La violence, la trahison, la dureté sont compensées par des pages de poésie pure, qui se réfèrent à la nature, les bois, et le ciel qui Gio rêve d'atteindre. Après il y a les rencontres amicales, les rencontres brutales, mais Gio se doit avant tout, avant d'oser rêver à ce ciel immense, protéger ses petits compagnons qu'une forte amitié lie à jamais, ici et au-delà des mots.

Un style aussi, qui oscille entre humour et tendresse, bref toute une gamme d'émotions pour un seul livre c'est déjà une belle réussite. Il vous juste vous laisser glisser dans l'histoire, suivre Gio et les siens, et ensuite prendre le temps de la réflexion qui sera propre à chacun, selon son caractère, son ressenti, et c'est une magie de plus qui s'opère. On en sort à la fois bouleversé mais sans nostalgie, heureux de cette trouvaille littéraire, composée de chapitre qui commencent tous par le mot comme : comme on se retrouve, comme on part, comme on s'échappe etc... Mais la plume magique de l'auteur, entre humour et un style bien à lui, poésie, magie et échappées surréelles nous entraîne dans la joie d'un excellent ouvrage qui touche le cœur et les tripes.


Extraits :

  • Il devine, dans les poches, des mouchoirs à carreaux et des petits couteaux pour blesser le pain et le fromage.

  • Gio est aux chevaux .Tout dort encore,parce que la nuit commence à peine à s'estomper.Le ciel joue sa guerre quotidienne et ça fait des ravages dans les nuages.Papillon est quand même venu avec lui pour observer comment on s'y prend,et le gamin ,sur une botte de paille ,se raconte des histoires.Les bêtes ont reconnu Gio quand il s'est approché. Gio les à salué selon le rituel et il a aussi senti qu'il y avait des choses possibles avec le vieil arbre,quand un frémissement a secoué son feuillage .Gio ne connaît toujours pas bien la ville ,il ne l'a goûté qu'à l'hôpital. Et il sait qu'ici ,il sera privé de certaines choses qui comptent .C'est comme ça et il ne peut pas retourner là d'où il vient .Mais quand ce sera plus clair pour tout le monde ,il pourra peut-être dégoter un champ à l'écart et s'y poser et faire venir Dolorès et Papillon et vivre tranquille avec eux ,et leur apprendre le ciel et le voyage dans les étoiles.

  • Comme on se retrouve
    --Regardez - moi cette Gueule de crasse qu'est de retour! Le père s'avance ,son visage se fend d'un sourire .Il range son canif ,jette le bout de bois qu'il était en train d'épointer,écarte les bras. --Ça ,c'est de la carne de mon sang ça s'en va pas,pour de bon à la première misère. Nom de nom mon fils,t'es beau comme si t'étais plus neuf qu'avant! Il attrape Gio et le serre contre lui. --Fais voir ton pansement, où c'est qu'ils t'ont esquinté, qu'il dit ,solennellement ,en prenant du recul.

  • Les cimes souples des pins s’agitent, bras de vieillards tendus vers un butin trop beau pour eux.

  • C'est comme aller causer au destin, alors choisis bien ton verbe.

  • Le bruit se met à courir que le géant qui cogne gribouille des choses étranges à la craie dans la cabane du Cubain, et les gens commencent à en faire une conversation et ça donne des histoires plus grosses que les dirigeables qui traversent l’Atlantique.

  • Le problème c’est que tu te sens flattée dès qu’un homme te regarde, parce que c’est toujours bon à prendre, mais ça te guérira jamais de la solitude, la vraie solitude. Celle qui te pousse à chercher un peu d’attention, quitte à faire des choses qui te font pas envie…

  • Gio se lève et il met la gamine debout et il appelle Papillon qui réagit avec sa béatitude nouvelle, et il les attrape chacun par la main et il s'agenouille, tandis que les deux autres restent debout. Il contemple leurs visages et il y a cette voix de la nuit qui reste présente en lui et qui lui dit où voir, et ce qu'il voit, c'est la beauté de ces deux gamins, et le fait qu'il faut les protéger de tout, même quand il n'aura pas la force de le faire.

  • Le géant rue et exulte et râle et il frappe et frappe encore, mais Gio a l’esprit de la chouette, et il plane en silence au-dessus de l’arène, et il encaisse des coups, et il déploie ses ailes car il ne sent rien, il ne demande rien, rien d’autre que de continuer à encaisser parce qu’il s’en fiche et dans ce moment il n’y a rien d’autres à sauver, rien à réclamer, rien à dire. Et les coups lui font une sensation ici ou là et il en redemande et il se met à crier ramène-moi, ramène-moi, parce qu’il aimerait qu’un bon coup finisse par annuler celui qu’il a pris en trop, et il commence à en vouloir à Isaac de na pas être foutu d’aller lui cogner la vie, loin en lui, si loin que ça ferait vibrer de nouveau toute la substance, et qu’il cesserait d’être un sauvage à demi mort, ou à moitié vivant, et il ne serait plus l’homme de la nuit, mais celui qui a été rendu au jour par un coup de poing.

  • Gio se lève et va observer les étoiles. Le ciel a trop de nuages, et même la lune peine à projeter une lumière diffuse. Il boit en silence, puis retourne près du chien et montre un détail de la fresque.
    — Là c’est Dolorès. Je peux pas t’expliquer Dolorès. Au départ, elle avait pas de nom, ni de parole, la gamine. Quand je l’ai rencontrée la première fois elle était en train de branler le Père. Tu sais je rentrais de l’hôpital et j’en étais sorti pas bien malin. La gamine, elle ondulait, et elle était belle, mais avec moi, comment te dire, ça marchait pas. Je voulais pas être un homme, je voulais être une chouette, je voulais me fondre dans la nuit. Ça m’a pris à l’hôpital cette histoire, c’est plus fort que juste de la survie. C’est rejoindre le vrai monde, tu vois ?
    Le chien écarte ses mâchoires. Puis la chouette disparaît et Gio continue à voler loin, plus haut et il est en joie, car il ne pensait pas qu’on pouvait aller si haut, si loin, et il y a toujours de plus en plus d’étoiles. Et puis Camarade a commencé à se débattre il n’en pouvait plus d’être porté mais Gio a tellement peur qu’il tombe mais le chien bouge et il est remuant alors il s’échappe, et il vole lui aussi.

  • Les jours d'après, il avait imaginé un fil pour le relier au ciel. Chaque soir, il vérifiait que le fil tenait, que les nurses ne l'avaient pas coupé avec les ciseaux à pansement, ou avec leur mauvaise humeur. Quand elles le laissaient tranquille, il y grimpait.


Biographie

Dimitri Rouchon-Borie est né en 1977 à Nantes. Il est journaliste spécialisé dans la chronique judiciaire et le fait divers. Il est l'auteur de Au tribunal, chroniques judiciaires (Manufacture des livres, 2018). Le Démon de la Colline aux Loups est son premier roman, pour lequel il a remporté pas moins de 12 prix littéraires

En savoir plus : https://fr.wikipedia.org/wiki/Dimitri_Rouchon-Borie

reportage ici : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/une-journee-particuliere/dimitri-rouchon-borie-ecrivain-je-m-interesse-a-la-collusion-entre-la-sauvagerie-et-l-ordinaire-6337334



 

mardi 17 octobre 2023

THUAN – le parc aux roseaux – Actes Sud 2023

 


L'histoire

Une jeune vietnamienne rentre dans son pays à la fin des années 2000 après 10 ans passés à Paris pour étudier et faire une thèse de littérature qui ne la passionne pas et qu'elle n'achève pas. Elle confronte son regard occidentalisé à ce qu'est devenue son pays.


Mon avis

C'est un livre à la narration étrange que je vous propose de découvrir. Ici, la structure du roman est bouleversée par des allers-retours entre le passé parisien de la narratrice, ses rêves qui ont une allure de réalité, et son retour dans un Vietnam occidentalisé qu'elle ne reconnaît pas.

Sans brouiller la lecture, qui peut sembler déconcertante, cet ouvrage nous interroge sur l'identité propre, quand on a passé un certain temps dans un pays étranger – où l'on est, ne serait-ce par son physique – une étrangère et un retour au pays. Surveillée par son père, qui considère la littérature comme le plus noble des arts, elle est accueillie par sa sœur, qui a fait fortune dans l'immobilier, et qui lui offre un superbe appartement à Saigon (Ho Chi Min Ville actuellement), lui trouve un poste d'enseignante de français dans l'école qu'elle dirige. Il faut connaître l'histoire du Vietnam, qui sort progressivement d'un régime communiste dur (le Vietnam se veut un régime socialiste, toujours dirigé par le Parti Communiste), mais qui tend à s'ouvrir à l'économie de marché. Avec des passe-droits, sa sœur, mariée à un cadre du régime peut aller n'importe où avec n'importe qui. Son père lui accueille sa fille très content de la revoir mais lui demande de finir sa thèse. Il l'appelait déjà 2 à 3 fois par jour quand elle était à Paris pour suivre ses études. Et là Thuan démontre très bien l'oppression que subissent les femmes vietnamiennes. Soumises aux hommes, quand elles ne sont pas battues ou trompées par leur conjoint, elles se doivent d'être effacées et supposées tenir leur foyer, ne pas faire trop de vague. Même à Paris, les asiatiques sont considérées comme dociles (son amie Na , étudiante, qui attendait un bus se fait prendre pour une prostituée) et fragiles.

Terrible dénonciation du sort des femmes vietnamiennes que ce soit ici ou la. La narratrice (dont on ignore le nom) est célibataire et entend bien le rester. Elle a bien eu un amoureux, un certain P, qui a du se marier depuis, qui ne la considérait pas comme « son égale ». La trouvait-il trop dépendante de son père, de cette surveillance à distance. Son père ignore tout de sa vie parisienne, uniquement ce qu'elle veut bien lui raconter. A coté de cela, les femmes fortes et protégées du régime vivent dans un luxe fou, comme sa sœur, pourtant en instance de divorce, mais qui garde sa place de femme bien en vue.

Et puis il y a le français, la langue qui s'efface au profit de l'anglais, même le russe est oublié, rappelant des temps trop durs. La narratrice après quelques temps passé dans son pays qu'elle ne reconnaît plus, décide finalement de repartir à Paris, pour y vivre son destin. Lequel, on ne le saura pas.

Ce livre est interdit de publication à Ho-Chi Min, c'est dire si il dérange. Pourtant il circule quand même et fait l'objet de nombreuses études sut le style narratif de l'autrice.

Je vous conseille avant tout de vous renseigner sur l'histoire du Vietnam , qui vous permettra une meilleure compréhension du livre : https://fr.wikipedia.org/wiki/Vi%C3%AAt_Nam.




Extraits :

  • Malgré la guerre, la famine, l’embargo, les persécutions, la corruption, les Vietnamiens sourient immanquablement en toute circonstance, d’un sourire triomphant, comme ils disent. Les larmes ne sont réservées qu’à deux occasions : les funérailles et les chagrins d’amour. Les Français ne pleurent pas aux enterrements, rarement lors des ruptures, mais ils vont se pendre dans la forêt ou se jettent du haut d’une falaise pour la simple raison que les feuilles d’automne sont trop jaunes, que la mer est trop bleue ou que les oiseaux sont trop insouciants. Les Vietnamiens, eux, se suicident lorsqu’ils perdent un pari mais sûrement pas à cause de la solitude qu’ils évoquent comme les Français parleraient de voyages. Ils sont fascinés par les chansons qui exaltent la solitude. Chaque soir, des hommes rassemblés autour d’une bière devant un écran de karaoké, la cuisse d’une hôtesse sous une main et un micro dans l’autre, chantent en chœur "Parce que je suis seul, aimer c’est aussi être seul".

  • Mon père, quant à lui, oscille toujours entre la France et le Vietnam, entre pessimisme et optimisme, comme si c’était là son moyen de subsistance depuis son retour au pays. En lui, l’espoir et la déception se heurtent à chaque seconde. Il parle d’un ton exalté avant d’afficher aussitôt un sourire forcé. Peut-être aimerait-il pouvoir tout oublier et se joindre à cet optimisme collectif, mais il est aussitôt rattrapé par le pessimisme hérité de ses années françaises et par le regret, conséquence d’un excès de naïveté qui a changé le cours de sa vie.

  • P m’enlaça et me demanda si j’allais bien et comment j’avais fait pour le trouver ici. Je ne lui répondis pas. Les larmes inondaient mes paupières, coulaient sur mes joues et mes lèvres. Incapable de les sécher, je les avalai. Elles m’empêchaient de lui dire quoi que ce soit. Je le regardais sans sourciller. J’avais le nez bouché. La bouche sèche. Comme si j'étais muette, je fis signe à P de me suivre: mon appartement n'était qu'à une centaine de mètres. Il secoua la tête. Ses cheveux blancs à la lumière du soleil ressemblaient à des filaments de nylon. Son teint était hâlé. Les rides de son visage étaient plus marqués. Ses yeux étaient décolorés. Il était comme le film en négatif de lui-même lors de notre dernière rencontre au parc aux roseaux.

  • Si le pessimisme est la maladie chronique des Français, l’optimisme est le plus grand point commun des Vietnamiens .Ils ont sont si fiers qu’ils ont mis au point pour l’espèce humaine un nouveau concept qu’ils ont baptisé « optimisme révolutionnaire », mais qu’au final eux seuls comprennent et célèbrent à l’unisson .

  • Dans un de ces rêves, P est à bord d'un train, un train très étrange, qui avance sans locomotive, ni conducteur, et je cours derrière en criant son nom, tout comme aujourd’hui j’ai couru dans la ruelle, avec ce courant d’air chaud qui soufflait dans mes oreilles, avec le sentiment que mon cœur bondissait hors de ma poitrine.

  • Si en France les livres nous enseignent : "Je pense donc je suis", au Vietnam la vie nous apprend : "Je calcule pour ne pas mourir"

  • Ici, dire des vérités coûte souvent bien plus cher que les nids d'hirondelle.

  • Pour eux la seule différence entre Dumas et Duras résidait dans la lettre du milieu.

  • Pendant que tu étudiais la littérature à Paris, je me suis amusé: j'ai appris à investir à Saigon.

  • Depuis mon retour, je réalisais que Saigon était devenu un paradis de la chirurgie esthétique. Les femmes n’avaient besoin que de quelques heures pour ressortir de l'institut de beauté avec une arête nasale, de grands yeux à doubles paupières, la peau blanchie et une opulente poitrine, "comme les Européennes


Biographie

Après son baccalauréat à Hanoï, Thuân a suivi des études littéraires à Moscou avant de s’installer à Paris en 1992. Distinguée par le prix de l’Union des écrivains du Vietnam en 2008 et la bourse de la création du Centre national du livre en France en 2013 et en 2020, elle est la traductrice en vietnamien de Houellebecq, Modiano et Sartre, et l’autrice de huit romans dont la plupart ont été traduits en français, notamment chez Riveneuve et au Seuil. "Un avril bien tranquille à Saigon" paru chez Riveneuve en 2017 a été interdit par la censure vietnamienne en 2015. Auparavant, Thuân avait fait paraître chez Riveneuve, en traduction, L’ascenseur de Saigon (2013), T. a disparu (2012), Paris 11 août (2014). Elle a reçu pour son roman "Chinatown" (éditions du Seuil, 2009) le English PEN Translates Award (2020).
Auteure majeure de la littérature contemporaine du Vietnam, Thuân fait partie de la nouvelle génération des écrivains vietnamiens qui voyagent et partagent leur vie entre plusieurs pays. Ses romans font l’objet de nombreuses recherches dans les universités vietnamiennes pour son écriture novatrice, parfois dérangeante par son humour.

Elle vit depuis plus de vint ans à Paris.

Voir ici : https://fr.wikipedia.org/wiki/Thu%C3%A2n

son site : https://thuan.fr/



lundi 16 octobre 2023

Dominique BONA – Berthe Morisot, le secret de la femme en noir – Livre de poche – 2002

 

L'histoire

Une biographie de Berthe Morisot, où l'autrice a puisé dans des archives inédites, pour mieux cerner cette femme peintre, l'une des rares du 197me siècle, dont la peinture résolument moderne anticipe déjà l'abstraction.


Mon avis

Une très sérieuse biographie de Berthe Morisot, très facile à lire, et fourmillant de détails sur la vie de cette femme peu connue du grand public, et l'une des rares femmes peintres au 19ème siècle.

Berthe Morisot, tout comme son ami (et peut-être un peu plus Édouard Manet) viennent tous les deux d'une famille bourgeoise et aisée. Berthe est la dernière des filles (Yves l'aînée se mariera tôt et quittera le foyer familial), collée à sa sœur Edma dont on dit qu'elle aurait aussi fait une excellente peintre. Mais Edma se marie et va vivre en Bretagne, tout en continuant de correspondre avec sa sœur.

Très jeune, brune aux cheveux indisciplinés, avec des yeux noirs, Berthe ne ressemble pas à ses sœurs blondes et plus rondes. Elle se révèle colérique, et refuse de manger quand on lui refuse quelque chose. Leur mère, une femme au franc parler, mais grande amatrice d'art les initie à ma musique (seule Yves sera une bonne pianiste) mais aussi au dessin et à l'aquarelle. Berthe découvre alors sa voix : elle veut être et sera peintre. Mais en l'école des Beaux-Arts, très académique n'ouvrira ses portes aux femmes qu'en 1879, et Berthe née en 1841 ne peut y entrer. Sa mère lui fait donner des cours auprès d'un enseignement privé, une année de dessin avant de passer à la couleur. Très vite Berthe et Edma vont copier au Louvre les grands maîtres dont les italiens mais aussi Ingres. C'est là qu'elle rencontre un jeune peintre, Édouard Manet, qui fera scandale avec son Olympia et son Déjeuner sur l'herbe, qui seront refusés aux salons annuels des Peintres. Elle se lit aussi d'amitiés avec Fanton-Latour, et Puvis de Chavannes. Elle va étudier auprès du peintre Corot qui aime la nature et peindre sur le motif, ce qui n'est pas du tout académique.

Édouard Manet fera 11 fois le portrait de la jeune fille, homme jovial, mais aussi hommes à femmes. Que c'est-il passé entre eux ? On ne sait pas, mais Manet épouse à la surprise générale Suzanne, tout en ayant un nombre incalculable de maîtresse. Jugée charmante mais réservée, Berthe elle n'a pas du tout l'intention de se marier. Elle veut peindre et n'ai jamais satisfaite de son travail. Elle déchire ses œuvres, et est parfois invivable pour sa famille, qui la presse de se marier. Elle finira par épouser à 33 ans le frère d’Édouard Manet, Eugène qui lui donnera une fille Julie. Henri est aussi peintre à ses heures, il vit des rentes d'appartements que possède sa famille, et si il a tendance à se plaindre, il n'en sera pas moins un compagnon aimant et attentif auprès de sa femme et de sa fille chérie. Il mourra en 1892 d'une terrible maladie.

Berthe fréquente l'avant-garde de la peinture, celle des impressionnistes, et celle qui se fait refuser de salons officiels. Elle noue une amitié très forte avec Stéphane Mallarmé qui lui envoie des charmants poèmes. Mais aussi ses autres amis sont Edgar Degas, qui opte pour une chemin personnel mais prodigue de judicieux conseils à Berthe dont la peinture s’allège de plus en plus. Elle utilise l'huile comme l’aquarelle, en touche très fines et délicates. Monet et Renoir font aussi partie de ses meilleurs amis. Avec le gentil Pissaro, ils forment le groupe des « Peintres Indépendants » ou plutôt impressionnistes. Tous traquent la lumière, et Monet est sûrement le plus doué. Mais Berthe n'est pas en reste. Elle peindra la première un nénuphar blanc qui précédera la série des nymphéas que la peintre ne verra jamais, elle décède d'une mauvaise pneumonie en 1895. Ce seront d’ailleurs Mallarmé, Renoir et Monet qui auront un tutorat sur la jeune Julie, la sœur Edma étant là pour le quotidien. Jamais ils n'abandonneront la fille de leur amie, qu'ils appellent Madame Manet et avec laquelle ils échangent idées, bons repas et invitations chez les uns et les autres. Avec aussi des disputes mémorables notamment entre Renoir et Degas, qui est raconté ici avec beaucoup d'humour.

Impressionniste, Berthe aime aussi peindre des scènes familiales, rien ne la rassure plus que d'avoir sa petite famille autour d'elle, et des jeunes filles pré-pubères, souvent des portraits de sa fille, de ses cousines ou amies. Mais elle allège de plus en plus sa touche, fait de nombreuses aquarelles et dessins préparatoires. Elle frôle même l’abstraction en noyant parfois son sujet principal dans la nature. En cela, elle est à l'avant-garde de tout ce que va venir. D'ailleurs Monet, qui a une profonde amitié pour Berthe dira qu'elle fut une source d'inspiration par sa peinture.

Femme renfermée, lucide, parfois fortement dépressive, elle peut paraître hautaine ce qui masque en fait une profonde timidité et un malaise qu'elle a toujours ressenti. Fragile et forte, elle restera à ce jour la seule femme à avoir franchi les limités du figuratif, un exploit pour son époque.

Très documenté, apportant un regard nouveau sur l’œuvre de l'artiste, ce livre se lit facilement, et donne un autre éclairage en s'attardant sur la personnalité complexe de l'artiste, son désir de créer à tout prix, sans jamais céder à la mode (académique), et restant fidèle à ces amis.


Extraits :

  • Berthe se caparaçonne et résiste aux pressions. À celles, d’abord, qu’exercent sur elle ses parents, sa mère en particulier. Ils ne rêvent que de la marier et, sans lui interdire de peindre, en assistant ses travaux, ils trouvent des prétextes pour tenter de la distraire, sinon la détourner tout à fait de l’art. Dans son milieu, on n’aime pas que les filles travaillent, et l’on ne reconnaît de féminité que dans le dilettantisme… et la maternité – la seule occupation à laquelle il soit décent de se donner à fond.

  • Manet n’est guère habitué à voir des femmes peindre. Il vit au milieu d’un cercle d’artistes, tous des hommes, où les femmes sont des modèles, des amies, des compagnes – jamais des alter ego. Il ne manifeste d’abord qu’un intérêt mineur pour le travail de Berthe, il ne paraît pas captivé par sa peinture. Sans être du tout misogyne – il aime passionnément les femmes –, il souffre d’un a priori les concernant. Il est probable qu’il ne les croit pas capables, à supposer qu’elles puissent avoir une âme d’artiste, de la volonté et de la force nécessaires à la création, sinon à la carrière. Il connaît toutes les difficultés du long chemin qui conduit à l’art, il ne conçoit pas qu’une femme se lance dans un pareil combat. Il aura cette phrase, assez méprisante, dans une lettre qu’il écrit, quelques mois après la rencontre, à Fanton-Latour : « Je suis de votre avis, les deux sœurs Morisot sont charmantes. C’est fâcheux qu’elles ne soient pas des hommes. Cependant, elles pourraient, comme femmes, servir la cause de la peinture en épousant chacune un académicien, et en mettant la discorde dans le camp de ces gâteux. »

  • Ce qu’elle peint, c’est un monde idéal. Un monde dont elle rêve. Un monde serein et doux, préservé des duretés de la vie. Un monde féminin et comme à fleur de peau, concentré dans le bonheur des instants, dans le mirage d’une éphémère plénitude. Berthe Morisot ne peint pas ce qu’elle est, cette femme passionnée et combative, tendue vers un improbable et douloureux accomplissement. Elle peint ce qu’elle voudrait être : la femme paisible et détachée de tout, capable de se fondre dans le sourire d’un enfant, ou dans la caresse d’un rayon de lumière. Capable d’union, d’extase.

  • Par les couleurs et par le coup de pinceau, bien des Morisot des années 1880-1890, ceux qui représentent des cygnes blancs glissant à la surface d’un lac, ou les effets du vent dans une futaie au bord de l’eau, annoncent les dernières toiles de Monet - ces Nymphéas qu’il ne commencera à peindre qu’après sa mort mais dont elle aura elle-même, dans ses pastels et ses aquarelles, pressenti ou préfiguré les sensuelles abstractions. Le premier nénuphar, c’est elle : « un nénuphar blanc », aujourd’hui disparu, mais dont Stéphane Mallarmé et Claude Monet ont eu entre les mains un exemplaire. Un nénuphar au crayon de couleur, suggéré en quelques volutes à peine, simples et douces. Elle l’avait imaginé pour illustrer un poème en prose de son ami Mallarmé, ainsi intitulé dans le recueil du Tiroir de laque ; or, ce dernier a toujours raconté combien ce dessin avait fasciné Monet.

  • Les spécialistes donnent souvent Claude Monet comme figure de proue de l'Impressionnisme. Non seulement parce que son tableau "Impression, soleil levant", à la première Exposition, fut, par accident, éponyme du mouvement. Mais parce que sa manière de peindre, par touches allusives, incarne le mieux la rupture de ces artistes : leur volonté de voir et de dire autrement. Si Manet conserve un culte pour le dessin classique et une volonté de respecter les Anciens, Monet innove, Monet bouscule les idées reçues, Monet est révolutionnaire. Ces deux presque homonymes, qui appartiennent à la même confrérie et sont amis de longue date, s'opposent dans leur art aussi radicalement que leurs vies, leurs sentiments les rapprochent. Manet aime le noir, Monet surtout les couleurs vives ou tendres. Manet peint lisse et fort, Monet tremblé ou irisé. Manet exprime une vision simple et puissante. Chez Monet, elle est multiple et plutôt suggérée. Manet, quoique ses contemporains en aient dit, est encore un classique. Il aime et copie des maîtres - Goya, Velasquez, Le Titien - , dont ses toiles portent toujours l'influence : il a le génie du regard et celui de l'interprétation. Tout ce qu'il peint est original et révèle un don magistral de la représentation. Monet navigue vers l'inconnu. Le sujet qui l'inspire a moins d'importance que ce qu'il ressent. L'extérieur n'est qu'un prétexte à un envol vers l'imaginaire ou vers les tréfonds intérieurs. Homme, femme, jardin, nénuphar ou cathédrale sont des débauches de couleurs, des vibrations mystérieuses, des coulées vertes ou bleutées d'émotions. Manet incarne. Monet désincarne. Le premier construit. Le second envoûte. L'un est architecte ou sculpteur. Le second, magicien de la couleur.

  • Quolibets, insultes pleuvent lors de la deuxième exposition du 30 mars au 30 avril 1876 du nouveau groupe des peintres avant-gardistes.
    Albert Wolf dans Le Figaro écrit un article particulièrement méchant :
    « La rue Le Peletier a eu du malheur. Après l’incendie de l’Opéra, voici un nouveau désastre qui s’abat sur le quartier. On vient d’ouvrir chez Durand-Ruel une exposition, qu’on dit être de peinture. Le passant inoffensif, attiré par les drapeaux qui décorent la façade, entre, et à ses yeux épouvantés s’offre un spectacle cruel. Cinq ou six aliénés, dont une femme (il s’agit de Berthe Morisot !), un groupe de malheureux atteints de la folie de l’ambition, s’y sont donnés rendez-vous pour exposer leurs œuvres. Il y a des gens qui pouffent de rire devant ces choses. Moi, j’en ai le cœur serré. Ces soi-disant artistes s’intitulent les intransigeants ; ils prennent des toiles, de la couleur et des brosses, jettent au hasard quelques tons et signent le tout. C’est comme si les pensionnaires de Charenton ramassaient les cailloux du chemin, croyant trouver des diamants. »

  • Monet racontera un jour à Berthe, devenue son amie, ce que lui confiait Boudin : "Nager en plein ciel, suspendre ces masses, au fond bien lointaine dans la brume grise, faire éclater l'azur".

  • Il y a de la fierté dans ce visage de femme qui ne sourit pas, dans ce port de tête altier, dans ce regard calme et sur. Une fierté que le bouquet de violettes pourrait démentir, mais il sied à son air à la fois sincère et farouche.

  • Lorsqu’elle se plaint de « ne pas bien travailler », elle est sincère et en cela d’autant plus touchante. Il ne faut voir dans les jugements drastiques qu’elle porte sur sa peinture aucune fausse modestie, mais une conscience claire de cet écart terrible qui existe entre son rêve ou sa volonté et l’image que lui renvoie la toile. Elle croit à une Vérité, à un sens supérieur de l’Art. Aussi comme artiste ne professe-t-elle aucune certitude. Le doute du créateur l’habite du premier jusqu’au dernier jour.

  • Pas plus qu'avec l'art officiel, Berthe ou Mary ne transigeront avec le monde viril, son inspiration, son ambition, ses joutes. Malgré leur communauté de sujets - l'enfant, la femme, la famille -, leur pinceau, propre à chacune d'elles, ne permet pas plus de les confondre que celui de Renoir avec ceux de Monet ou de Degas. Le pinceau de Mary Cassatt cerne davantage, pousse le sujet vers l'avant et exprime une prédilection pour le blanc. Berthe Morisot est plus colorée, plus rapide : sa manière de peindre qui se pose à peine sur la toile, reste unique. Légère, elle évolue vers toujours plus de liberté et plus de lumière. Un jour, le trait ne sera plus que suggestion pure.

  • Contrairement à la légende qui veut que les artistes aient un passé maudit, de solitude ou de désamour, Berthe n’aura jamais connu que l’excès d’amour. Très tôt plongée dans un univers de douceur et de complicité, elle en devine la force et aussi la rareté. Son drame, elle le porte en elle : une espèce de difficulté à vivre, confrontée à ses propres démons, dans l’exigence, dans la passion. Toute sa vie, dans des couleurs délicates est d’un pinceau léger, elle peindra ce qu’elle a toujours connu : le bonheur familial, l’amour d’une mère, l’innocence candide des jeunes filles – la fragilité d’un monde qui ressemble à un paradis perdu.

  • Mieux vaut brûler les lettres d'amour, a-t-elle dit un jour à son amie Louise.

  • Berthe, de son côté, n'a-t-elle jamais écrit à Edouard Manet ? Cela paraît tout aussi impossible que cette absence de vraies lettres de lui à elle. Alors, où sont les lettres ? Perdues ? Cachées ? Détruites ? Tandis que la peinture parle, que les tableaux de Manet n'en finissent pas de raconter une histoire, les mots ont disparu. Il n'existe, à notre connaissance, aucune trace écrite de leur aventure.

  • Pourtant, une fois n'est pas coutume, le plus beau portrait de Berthe et de sa fille, ce n'est pas Berthe qui l'a peint. Ce n'est peut-être même pas Renoir, avec son pinceau si sûr, ses couleurs vives et franches. Mais c'est Eugène Manet. Sur un fond bleu turquoise comme la mer, dans une atmosphère foetale, il a simplement tracé, au pastel, leurs deux têtes chéries. Julie doit avoir un an ou deux. On devine qu'elle est dans les bras de sa mère. Berthe, penchée en arrière, la contemple avec adoration. Julie ne sourit pas, elle ne sourit jamais sur aucun de ses portraits. Eugène a uni les deux têtes dans une sorte de nuage - des traits de crayon blanc, qui ajoutent à la transparence mais aussi une unité. On dirait les deux têtes d'un même corps. C'est une modeste étude. Elle a beaucoup de grâce et, surtout, elle diffuse une immense tendresse. Elle pourrait s'appeler "Un amour de mère". Eugène a été exceptionnellement inspiré. Sa manière évoque à s'y méprendre le style de son épouse. Comme Julie, il imite son trait de pinceau, il peint dans ses couleurs. Mimétisme de l'amour : il s'essaie même à son art de l'esquisse et à ses tranparences.

  • Manet incarne, Monet désincarne. Le premier construit, le second envoûte. L’un est architecte ou sculpteur. Le second, magicien de la couleur.


Biographie

Née en 1953 à Perpignan, , Dominique Bona, née Dominique Henriette Marie Conte, est une femme de lettres française. Fille de l'historien et homme politique Arthur Conte (1920-2013), elle est la sœur de l'éditeur Pierre Conte.
Titulaire d'une maîtrise à la Sorbonne sur "Les fées et les sorcières dans la littérature des XIIe et XIIIe siècles", elle est agrégée de lettres modernes en 1975. Elle fut assistante à France Culture et à France Inter de 1976 à 1980, journaliste et critique littéraire au Quotidien de Paris de 1980 à 1985, au Figaro littéraire de 1985 à 2004, puis à Version Femina, depuis 2004. Elle est également membre du jury du prix Renaudot depuis 1999.
Auteur de plusieurs ouvrages romanesques tels que "Les Heures volées" (1981), "Malika" (1992), Prix Interallié ou "Le Manuscrit de Port-Ebène" (1998), Prix Renaudot, l'écrivain se distingue par ailleurs dans l'art de la biographie.
Ainsi, on lui doit, entre autres, un livre sur la relation entre le frère et la sœur Claudel intitulé "Camille et Paul" (2006) ainsi qu'un texte sur l'écrivain Stephen Zweig (1996).
Elle reçoit le Grand Prix de la biographie de l’Académie française pour "Romain Gary", en 1987 et la bourse Goncourt de la biographie pour "Berthe Morisot", en 2000. Elle est lauréat du Prix de la Fondation Prince Pierre de Monaco, en 2010.
Elle a été élue à l'Académie Française le 18 avril 2013, au fauteuil de Michel Mohrt, elle devient la huitième femme immortelle depuis la création de l'Académie en 1635 face au journaliste Philippe Meyer. Elle est au moment de son élection la benjamine des Immortels.

lundi 9 octobre 2023

CHARMAINE WILKERSON – Les parts oubliées – Buchet -Castel 2023

 

L'histoire

A la mort de leur mère, Byron le grand spécialiste des cartographies océanes et sa cadette Benny, qui vivote après avoir quitté le domicile familial à 17 ans sont convoqués par le notaire. Celui-doit doit leur remettre une lettre de leur mère à chacun, et surtout révéler sa vie sur une enregistrement de 8 heures. Puis partager le fameux gâteau noir des Antilles qu'elle a gardé pour eux au congélateur. Et des révélations, elle en a faire cette femmes qui a traversé 3 océans avec ses drames et ses joies.



Mon avis

Enfin un vrai bon roman, le tout premier de la journaliste Charmaine Wilkerson, qui a puisé dans ses souvenirs, sa vie en Jamaïque pour écrire un roman intemporel sur l'identité profonde.

Structuré en 4 parties, donnant tour à tour la parole aux principaux protagonistes, avec des sauts dans le temps, de 1965 à nos jours, la lecture est simple, sans effets de style. En anglais le livre se nomme « Black Cake », un gâteau antillais qui contient beaucoup de fruits macérés dans un mélange rhum/porto et que l'on sert, recouvert d'un glaçage en pâte d'amandes à Noël, et qui demande une préparation minutieuse. La recette ne sera pas donnée, à nous de la trouver sur le net ou ailleurs.

Des cours chapitres, ce que l'autrice appelle « Flash Fiction ». Comme un puzzle, nous suivons non seulement les vies de Byron et Benny, fâchés pour des choses non-dites, mais aussi le passé de leur mère, des Antilles à l'Angleterre à la Californie du Sud où la famille s'est posée et où sont nés les enfants

Voilà un beau portrait de femme que nous livre l'autrice, une femme qui a passé la moitié de sa vie à fuir et l’autre moitié à rechercher une autre part d'elle-même. On y sent tout l'amour inconditionnel pour ses enfants même si elle n'a pas toujours su les comprendre, parce que c'était comme cela à l'époque. Pour des familles noires, encore discriminées, la solution passait par l’éducation et des études supérieures. Si Byron est célèbre pour ses travaux, sa sœur voudra bien ouvrir un café artistique, mais vivote de petits jobs en petits jobs. Elle a rompu avec sa famille qui n'a pas accepté qu'elle abandonne ses études à la fac (on aura l'explication dans le roman) et n'est pas venue à la mort de son père (là aussi, il y a une raison).On notera aussi les résonnances des prénoms Benny/Bunny (la meilleure amie de sa mère), Mabel (diminutif de Margaritta, le prénom de la mère d'Eleanor), Lynette (la femme de Byron) et Lin (le père d'Eleonor).

Charmaine dénonce les violences conjugales, et les viols que subissent les femmes, la stigmatisation de l'homosexualité féminine, et anticipe le mouvement Black Lives Matters. Mais rien n'est sombre dans ce roman où la mer et la natation sont omniprésentes, et l'amitié solide entre amies.

Mais cela pourrait se passer ailleurs, n'importe où dans le monde. D'où venons-nous ? Quelles sont nos origines ? Quelle est notre histoire familiale et notre filiation qu'elle soit généalogique ou intellectuelle ? Le sort des femmes bien sûr, entre violences, maladies mais aussi sororité, est aussi un thème très actuel, tous comme les conflits qui opposent, les mensonges par omission et protection d'autrui. Passés à la loupe par la fine psychologie de l'autrice, nous nous retrouverons toutes et tous dans ce grand roman, qui va aussi nous donner envie d'aller cuisiner le gâteau familial quel qu’ils soit.


Extraits :

  • Byron se décala pour révéler ce qu'il avait écrit sur le tableau: surfez la vague.
    -Voilà ce que j'aimerais vous dire. Dans la vie, il faut prendre la vague et la chevaucher. Alors, que faire s'il n'y a pas de bonnes vagues dans votre coin? Eh bien, il faut aller la chercher. Et ne jamais cesser de la chercher, d'accord? Une solution, c'est de poursuivre ses études. Ne sous-estimez pas l'importance d'une bonne éducation. Parce que vous ne pourrez pas gagner...
    Byron enroula ses deux mains autour de ses oreilles et se pencha vers l'assistance.
    -...si vous ne jouez pas! répondirent-ils. serrer contre elle , la consoler, lui dire que pour elle aussi, l'enfer était fini.

  • Note de l'autrice] : La plupart des personnages des Parts oubliées sont des gens qui ne rentrent pas tout à fait dans les cases que les autres leur ont fabriquées. Ils se battent afin de réduire les stéréotypes et le gouffre entre leurs intérêts et ambitions et les vies que les autres s’attendent à ce qu’ils mènent, en fonction de leur genre, culture ou classe sociale. Leurs difficultés sont à la fois universelles et rattachées à l’époque et à l’endroit où ils vivent.

  • t puis j’avais honte. Ce qui m’était arrivé m’avait complètement prise par surprise. Je pensais travailler dans une entreprise respectable, avec un employeur généreux. Je pensais être en sécurité. Après, je n’ai cessé de penser : qu’est-ce que j’ai fait de mal ? Qu’est-ce que j’ai fait pour que ça me tombe dessus ? Mais ces questions n’avaient aucune raison d’être. Quand il s’agit de subir des violences, ces questions n’ont jamais aucune raison d’être. Mais on se les pose quand même, et elles nous entraînent vers le fond. Elles peuvent même nous écraser. Heureusement, j’ai vite compris qu’il fallait tout simplement que je quitte cet emploi.

  • souvent, il suffisait d’un regard pour qu’elle comprenne qu’elle s’était trop éloignée de la case où on l’avait placée. Comme ce regard lancé par cette fille blanche avec qui elle avait sympathisé alors qu’elle sortait d’un salon de coiffure pour femmes noires. Ou ce regard échangé un après-midi avec une colocataire noire alors qu’elle entrait dans la salle commune en riant avec deux filles blanches. Ou bien ces regards appuyés à plusieurs marches de fiertés, mais sans que personne vienne jamais lui parler. Pour autant, les regards, ce sont des choses glissantes qui nous échappent. Un bon coup de pied dans la figure, c’est plus concret.

  • Byron entend sa mère reprendre son souffle et il serre les poings. B & B, je voulais m’asseoir avec vous et tout vous expliquer, mais je n’ai plus assez de temps et je ne peux pas partir sans vous révéler comment tout ça est arrivé.– Tout « ça » quoi ? demande Benny. Mr Mitch appuie sur une touche de son clavier, interrompt l’enregistrement. Byron secoue la tête. Il ne leur est jamais rien arrivé, rien du tout. Ce qui, pour une famille noire en Amérique, est très significatif. Avant la mort de leurs parents, le seul drame familial datait du jour où Benny avait fait peur à Ma et Pa en voulant à tout prix leur détailler sa vie amoureuse.

  • Quand les gens ne comprenaient pas quelque chose, ils se sentaient souvent menacés. Quand les gens se sentaient menacés, ils devenaient violents.

  • – Allez-vous laisser les idées que les autres ont de vous et de ce que vous devez faire vous barrer la route ?
    Il sourit, repensant à ce que sa mère lui disait quand il était à l’école.
    – Je ne vais pas vous mentir, il y aura de nombreux obstacles à affronter, entre autres financiers ou discriminatoires. Ceux de la génération d’avant vous travaillent sur ces problèmes, on est nombreux à essayer. Mais si vous vous posez la question du financement, c’est que vous pensez déjà à vous lancer, et ça, c’est le meilleur service que vous puissiez vous rendre.

  • Benny se demande à présent si ces périodes de déprime étaient inscrites dans son anatomie ou si elles résultaient des difficultés traversées. Sa mère avait dû parfois éprouver le sentiment que son passé et tous les efforts déployés pour le cacher étaient trop lourds à porter. Quelle était l’étendue de ce qu’elle avait tu ? Et que lui restait-il à révéler ?

  • Et la vie d'une personne, comment la cartographier ? Les frontières que les gens érigent entre eux et les autres. Les cicatrices laissées sur les parois du cœur.

  • Ils restent tous les trois silencieux pendant un moment et pensent à ces petites choses profondes dont on hérite. À la façon dont les histoires tues façonnent la vie des gens, aussi bien quand elles restent cachées que lorsqu'elles sont révélées.

  • Mais j’ai aussi l’impression que vous êtes moins bien encadrés, malgré tous ces tutos sur Internet. On dirait qu’il y a désormais tellement de choix qu’on ne peut plus savoir lequel est le bon. Et les préjugés sont encore tenaces. Peut-être moins solides, dans certains cas, mais toujours là.

  • Mélangez, incorporez, versez. Ce n'est que maintenant que Benny se rend compte que la recette ne contient aucun nombre, ne précise aucune quantité. Est-ce que ça a toujours été le cas ? Pourtant, c'est bien le même papier que dans son enfance, elle en est sûre. Benny voit, à présent, que la recette de sa mère n'a jamais été une suite d'instructions précises, mais plutôt une liste d'indices sur la façon de procéder. Ce que Benny a appris de sa mère lui a été transmis par le geste, par la parole, par leur proximité. Ce que Benny a appris de sa mère, c'est à faire confiance à son intuition et à partir de là.

  • Byron estime que la voie royale du militantisme, c'est de grimper l'échelle sociale, d'accumuler des biens, d'exercer son influence au cœur du pouvoir. Mais Lynette lui explique que ce n'est pas tant une manifestation qu'une veillée, pour tous ceux qui n'ont pas eu la chance de Jackson. Pour tous ces gens qui n'ont pas survécu à une arrestation de routine. Pour tous ceux qui sont encore en deuil. Dont nous, dit Lynette. On doit se donner l'autorisation de faire notre deuil, de s'éclaircir les idées, continue-t-elle, pour pouvoir ensuite retourner dans les mairies, les tribunaux, les conseils d'administration et les salles de classe, et provoquer des changements.

  • Covey et Elly estimaient qu’elles appartenaient avant tout aux collines, grottes et littoraux de l’île où elles avaient grandi, mais aussi qu’elles faisaient partie de la culture qui avait influencé tant d’aspects de leur vie quotidienne. Partir s’installer en Grande-Bretagne, c’était censé être comme venir vivre chez un parent – un refuge pour deux jeunes femmes qui avaient tout perdu.

  • ne va pas penser que prendre la fuite, t'éloigner des autres, suffit pour réussir sa vie. Ça ne doit pas être une solution de facilité en cas d'ennuis. J'ai vécu assez longtemps pour savoir que ma vie a été autant déterminée par la méchanceté des gens que par leur gentillesse, leur attention et leur écoute. Et c'est en ça que ton père et moi t'avons failli. Tu n'as pas trouvé suffisamment de cette bienveillance dans notre maison pour oser y rester.

  • Avec le temps, Eleanor Bennett n'a cessé de renoncer à des morceaux d'elle-même, si bien qu'à la fin il ne restait plus grand-chose. Famille, pays, nom, même un enfant. Et elle ne s'était pas sentie en mesure de nommer ces pertes. Benny et Byron n'auraient jamais été en mesure de combler les trous persistants, si? Benny et Byron n'avaient jamais suffi.

  • Ne pas avoir de réponse, c'était normal. Voilà ce qu'ils étaient, une famille afro-américaine d'origine caribéenne, un clan d'histoires oubliées et de cultures aux contours vagues.

  • what did Etta Pringle say about the swimming? What did she say was the right frame of mind?’‘She said that you had to love the sea more than you feared it. You had to love the swimming so much that you would do anything to keep on going.’ ….. ‘Just like life, you know?’


Biographie

Née à Newy-York, , Charmaine Wilkerson est une autrice américaine originaire de New York, qui a vécu en Jamaïque et écrit désormais la plupart de ses œuvres en Italie. Diplômée du Barnard College et de l’université de Stanford, elle est une ancienne journaliste dont les nouvelles primées ont été publiées dans divers magazines et anthologies. Les Parts oubliées, son premier roman, est un best-seller du New York Times.
Avec son premier roman, Wilkerson a voulu transmettre l'importance et la capacité de transférer la culture et les histoires à travers la nourriture. Le gâteau noir est un aliment caribéen que la propre mère de Wilkerson a préparé, bien qu'ils l'aient appelé pudding au rhum. Wilkerson elle-même prépare le dessert une fois par an.

Son site : https://charmspen.com/

en anglais : https://en.wikipedia.org/wiki/Charmaine_Wilkerson


vendredi 6 octobre 2023

CAMILLA LACKERBG – Femmes sans merci – Actes Sud 2020

 

L'histoire

Trois femmes, Ingrid, Birgitta et Victoria sont des femmes plus que malheureuses en ménage. La première a tout sacrifié à son mari qui la trompe depuis toujours mais sa dernière liaison en date semble durer. La seconde plus âgée subit les coups de son mari et n'ose pas en parler, enfin la dernière est une jeune fille russe, épousée par internet. Son mari suédois se révèle être une brute qui la tabasse, l’humilie, la viole.

Comment ses trois femmes qui ne se connaissent pas vont-elles mettre fins à leur souffrance ?


Mon avis

Camilla Lackberg culmine au top des ventes dans son pays et en Europe. Pour son dernier ouvrage, elle remet en scène les meurtres inversés (comme dans L'inconnu du Nord Express) ou échange de crimes, thèmes récurrent dans les polars ou séries TV. Mais là, ce n'est pas un duo mais un trio de femmes vulnérables.

Avec un petit coté féministe, comme souvent chez Lackberg, mais l'ouvrage, amusant à livre, n'a pas la qualité des polars de sa série Erica Falk (dont on suit les aventures et le petit monde depuis la Reine des glaces.

Sans doute, partagera-t-on l'intrigue où l'on sent la malice et le plaisir d'écrire de l'autrice, mais on aurait aimé un peu plus de développement psychologiques des personnages, leur cheminent interne pour en arriver à cette solution (on sait seulement qu'elles se sont croisées sur un forum internet et que chacune ignore les identités des autres, le comment eut été intéressant).

Bref ce court roman nous laisse un peu sur notre faim.


Extraits :

  • Les couteaux luisaient , alignés parmi la vaisselle propre. Elle enfila ses gants fins , en choisit un grand fin, bien aiguisé, qu'elle soupesa. Elle en avait assez entendu. Elle regagna l’escalier et commença à monter....Quelque part dans la maison une porte s'ouvrit.
    "Putain, sale chienne , tu ne veux pas obéir, hein ?"
    Ingrid s'accroupit en haut des marches et s'immobilisa . L'homme se dirigeait vers elle, elle ne l'avait pas encore vu. Tandis qu'elle attendait , la colère monta en elle. Les pas approchaient. Il venait vers elle, il n'était plus qu'à un mètre quand Ingrid se jeta sur lui Au dernier moment, il avait dû l'entendre, car il se tourna sur lui-même, leva le bras, et elle sentit quelque chose lui cingler la joue.
    Mais il était trop tard. Elle avait déjà plongé le couteau dans son ventre..
    Il haleta , la fixa sans comprendre.Sa bouche était ouverte , laissait échapper un gargouillis . Elle retira le couteau et frappa encore. Et encore.
    Il s'effondra. Ingrid se figea , regarda le corps sans vie.
    Elle entendit de faibles gémissements. Ils ne venaient pas de l'homme, mais de la pièce fermée. " Il est mort dit-elle à travers la porte. Ça va ?" Silence. Ingrid répéta sa question . " Ça va aller" répondit l'autre femme. Ingrid aurait voulut entrer, la serrer contre elle , la consoler, lui dire que pour elle aussi, l'enfer était fini.

  • Tommy ronflait bruyamment. Ingrid posa ses pieds nus sur le parquet, rajusta sa chemise de nuit et se leva. À pas lents, elle quitta la chambre et descendit au rez-de-chaussée. Elle prit le manteau de Tommy, la trousse à couture et s’enferma aux toilettes. Elle se dépêcha de défaire les points qu’elle avait cousus le soir précédent et glissa la main dans la doublure. Elle en sortit le dictaphone, son voyant était vert. Il continuait d’enregistrer. Elle l’arrêta, vérifia qu’il était éteint et soupira.
    Ingrid refoula l’envie d’écouter tout de suite son contenu. Elle commença par recoudre le tissu, sortir des toilettes et raccrocher le manteau.
    Elle glissa le dictaphone dans la poche de son blouson et alla boire un verre d’eau à la cuisine. Dans quelques heures, Tommy allait participer au journal télévisé du matin, et Lovisa serait partie jouer chez une copine. Alors, elle aurait le temps d’écouter l’enregistrement. Elle avait peine à se retenir.

  • Avant de perdre connaissance, elle s'était demandé combien de femmes à travers l'Histoire avaient fini leur vie avec la même vision : l'homme qu'elles avaient épousé, penché sur elles, le visage déformé, en train de les étrangler.

  • Pourquoi personne ne réagit ? Mon monde s'effondre et tout continue comme si de rien n'était ? Jacob était un homme dur et froid qui ne lui avait jamais témoigné de tendresse qu'elle aurait souhaitée, mais son amour pour ses fils était inconditionnel. Il compensait ainsi la froideur qu'il lui manifestait. Aimer ensemble quelqu'un, c'est comme s'aimer avait-elle l'habitude de se dire.

  • Cette zone résidentielle était une prison pour femmes sans barreaux, les femmes y étaient retenues par leur amour et leur devoir envers leurs enfants.

  • Même avec une brillante intelligence, toute mauvaise action n'est réussie parfaitement. Le crime parfait n'existe pas.

  • Si seulement elle avait eu un seul ami, quelqu'un qui soit vraiment gentil avec elle, et la traite comme une personne, et non comme une poupée gonflable avec option ménage et cuisine.

  • elle avait fait de son mieux pour être polie, avait posé des questions dans son mauvais anglais, mais ils avaient continué à se taire en la fixant. Dans la voiture, sur le chemin du retour, Malte lui avait dit que les Suédois n’aimaient pas trop parler.
    Même si elle avait pu s’enfuir, Malte s’était assuré sa soumission par d’autres moyens. À l’insu de Victoria, durant les premiers mois, il avait systématiquement filmé leurs ébats. Il l’avait prévenue : si elle disparaissait, les vidéos seraient postées sur des sites pornos, en particulier russes.


Biographie

Née à :Fjällbacka , le 30/08/1974, Jean Edith Camilla Läckberg Eriksson est une écrivaine suédoise, auteure de romans policiers. Après avoir obtenu son diplôme à la School of Business, Economics and Law à l'Université de Göteborg, elle a travaillé comme économiste à Stockholm. Malgré sa formation d’économiste, elle a toujours voulu être écrivain et vivre de sa plume. C’est alors qu’au début des années 2000, son premier mari, sa mère et son frère lui ont offert un cours d’écriture intitulé "Krim écriture" pour lequel elle conçut l’histoire qui deviendra "La Princesse des glaces" ("Isprinsessan"), son premier roman, édité en Suède en 2003.
Les romans de Camilla Läckberg se situent tous près de son lieu de naissance, la petite ville côtière de Fjällbacka.
Elle a écrit deux livres de cuisine avec son ami d'enfance, le chef Christian Hellberg, et est aussi l'autrice d'une série de livres pour enfants, "Super-Charlie".
Camilla Läckberg a été classée en 2009 6e auteur en termes de ventes en Europe.
La Princesse des glaces", "Le Prédicateur" (Predikanten, 2004) et "Le tailleur de pierre" (Stenhuggaren, 2005) ont été adaptées en bande dessinée chez Casterman en 2014, 2015 et 2018 par Olivier Bocquet et Léonie Bischoff. Sa nouvelle "Le Café des veuves" a été adaptée en court-métrage en 2013.
Parallèlement à l’écriture de ses ouvrages, Camilla Lackberg anime une émission littéraire à la télévision suédoise. Camilla Läckberg est mère de quatre enfants.

Son site : https://camillalackberg.se/en/


jeudi 5 octobre 2023

SOPHIE CHAUVEAU – La fivre Masaccio – Editions Télémaque 2022

 

L'histoire

Qui connaît aujourd’hui Masaccio, jeune peintre grand précurseur de la Renaissance, mort mystérieusement à Florence à 27 ans ? Pourtant par ses innovations, il va bouleverser le monde des Arts et va inspirer De Michel-Ange à Vinci jusqu'aux peintres modernes, pour avoir su avant tout le monde, sortir l'art pictural des icônes : perspective, réalisme des corps, couleurs impétueuses, notamment les rouges flamboyant, expression des visages. C'est la toute dernière biographie ou plutôt roman que nous livre Sophie Chauveau.


Mon avis

Le jeune Tommasso di ser Giovanni dit « Masaccio » est né le 21 décembre 1401, dans un petit village fortifié de l'Arno a quelques kilomètres de Florence. La peste sévit dans la ville du Lys et nul ne peut entrer ou sortir. Mais pour l'heure, son père meurt alors qu'il a 5 ans, et Jacopa, sa mère, le confie à sa belle-famille ainsi que son petit-frère, pour se remarier avec un homme relativement riche que l'enfant ne supporte pas. Très vite, il va travailler dans le grand atelier communal avec les « cassai » les artisans d'art : menuisiers, ébénistes, peintres peu reconnu, charpentier. I sait broyer les pigments, les mélanger à l'huile, il apprend à dessiner juste en observant la nature, avec une seule obsession, devenir un peintre reconnu et donc pour cela entrer comme apprenti dans une des ateliers des artistes reconnus de Florence. D'autant qu'il ne supporte plus les querelles de villageois ni les projets ambitieux qu'on attend de lui.

A 17 ans, la peste est partie, Florence sous le règne de Cosme de Médicis, se reconstruit et Masaccio arrive. Prévoyante, sa mère lui a glissé de quoi manger et aussi des florins accumulés. Très vite il trouve un logement peu onéreux chez une vieille dame du bon coté du fleuve, l'autre rive étant celle des très pauvres dont on continue à ensevelir les cadavres, de la fange, celle qu'on ne veut pas montrer. Et comme si un bon génie s'était penché sur son berceau, il rencontre 2 hommes d'importance : le sculpteur Donatello et architecte Brunelleschi, celui qui réussira à monter une couronne de 3600 m2 pour la cathédrale Santa Maria del Flore, sans échafaudage. Brunelleschi a une formation de mathématicien et mets au point la perspective mathématique. Les deux hommes se prennent tout de suite d'affection pour ce gamin de 17 ans, très grand de taille, peu parleur, vivant de peu. Très vite, il pose pour Donatello ce qui lui permet d'étudier le travail délicat de l'homme qui rejette la peinture telle qu'on la pratique encore, qui revient plus à faire de l'icône qu'un travail de créateur. Très les deux artistes qui partagent le même point de vue sur un renouveau de la peinture propose au tout jeune homme de peindre une grande fresque pour la chapelle Brancacci de Cassia, à 2 heures de marche de Florence. Toutefois, le commanditaire lui assigne un peintre adjoint, un homme plus âgé Maselino, un peintre médiocre, mais heureusement, peu présent, plus préoccupé par les plaisirs. De 1445 à 1448, il peint presque seul les 7 fresques demandées qu'il signe en plus de son nom. Il s'est installé au cloître jouxtant la Chapelle, mange à peine, et travaille presque 24h sur 24, sans aucun repentir (c'est à dire effacer la couche de peinture qu'on juge imparfaite pour rajouter une couche du bon motif, ce que si voit en passant les ouvres aux rayons X. Dès la première toile, ses amis sont époustouflés : sa Sainte Anne, la vierge Marie sa fille et l'enfant Jésus sont d'une composition originale ou le rouge vermillon et le carmin plus foncé tranche avec le manteau d'un bleu presque noir du manteau de la vierge . Au point de fuite se trouve l'enfant Jésus, au teint d'un ocre lumineux et d'une fine chevelure d'un blond aérien. Le manteau rouge flamboyant d'Anne semblant envelopper fille et petit-fils de sa protection. Son visage à elle est tire sur un brun-rouge (ce qui pourrait faire penser que le Christ n'était finalement qu'un homme du monde égyptien, mais Masaccio n'en a peut-être pas conscience, il n'a reçu aucune éducation et ne vit que pour la peinture, toujours allant d'un échafaudage à un autre. Petit à petit le vieux peintre Maselino devient alors plus son élève que son maître supposé.

Masaccio inverse aussi la norme de l'époque : les Grandi, les nobles, seigneurs, riches ne sont pas placé devant comme c'est la coutume, mais derrière le sujet principal. Il peint si bien les corps des miséreux, à qui Saint Pierre (la chapelle Brancacci lui est dédiée) donne l'aumône ou guérit. Et cela Masaccio le fait en toute conscience, mais sans jamais le dire à personne. Une femme du peuple est ainsi représentée altière, avec son enfant dans les bras, sorte de petit-christ débraillé, qui se trouve juste au point de fuite, l’œil se dirigeant directement vers la mère. Ses personnages qu'ils soient riches ou pauvres sont pieds nus, ce qui les posent aussi en égaux. Il glisse aussi des portraits de ses amis.

Masaccio lui parle peu de son travail, ne pense qu'à la fresque suivante, on ne lui connaît pas une petite amie, il ne boit pas de vin, ne s'habille pas correctement alors que son succès est grandissant. Il embauche alors le petit moine Fra Lippi qui l’admire. Les florins gagnés sont aussitôt remis à sa mère venue vivre à Florence, et il trouve un emploi d'artisan pour son jeune frère.

Sa réputation de génie lui vaut des commandes, une pour le carmel de Pise, puis Rome l'appelle et le Pape lui confie une commande. Comment concilier toutes ces commandes ? De plus Masaccio souffre de dépression et ces amis tentent de ne pas le laisser seul. Son chef d’œuvre sera la trinité avec un trompe l’œil en bas qui représente un tombeau sur lequel gît Adam (si il est le premier homme, il est le premier mortel). Mais le centre du tableau est occupé par le Christ sur la croix, et les personnages décalés par rapport aux colonnades peintes sont à taille humaine. Encore une fois l'humain est au centre. Masaccio même si il vit le plus souvent dans des couvents, n'est pas religieux. Il est de plus en plus épuisé, entre ses trajets Florence, Pise, Rome. En 1428, il meurt mystérieusement dans une ruelle romaine, à 27 ans et demi, ni assassiné, probablement sa mauvaise hygiène de vie, son travail, sa course contre le temps l'ont-elles épuisées ? Quand la nouvelle arrive à Florence c'est une énorme tristesse pour ses proches, mais aussi toute la ville, même Cosme de Médicis qui ne l'aurait jamais compris.

Une fois de plus, Sophie Chauveau a effectué de nombreuses recherches pour ce roman dont Masaccio est le héros qu'elle remet au cœur de l'innovation picturale, et comme grand précurseur de la Renaissance Italienne qui va suivre.

Extraits :

  • "Distrait, rêveur, comme un homme dont toutes les pensées et la volonté étaient tournées uniquement vers les choses de l'art, il s'occupait peu de lui-même et encore moins des autres. Comme il ne voulut jamais penser, en aucune manière, aux choses de ce monde, dont il ne se souciait pas plus que de son costume, il fallait qu'il fût réduit au plus extrême besoin pour réclamer quelque argent à ses débiteurs. Il se nommait Tommaso, mais on le surnommait Masaccio, non pour sa méchanceté, car il était la bonté même, mais à cause de ses étrangetés ; d'ailleurs toujours prêt à rendre service à qui que ce fût."

  • Elle est revenue. Elle est là. Elle trône en maîtresse absolue. Elle semble volontairement se concentrer sur Florence. Elle règne sur l'ensemble d'une cité qui, dans l'espoir fou de l'éviter, mime la mort. Elle n'en finit jamais, la Peste. Le mot lui-même est interdit par peur de la contagion. Comme si le mot « chien » aboyait.
    On la croit vaincue. Elle se réveille, revient et reprend sa besogne de mort. Elle tue pour vivre.
    Interdit de sortir de Florence, impossible de s'y rendre. Invraisemblable de bouger. Rester terré chez soi, c'est tout ce qu'on peut faire. Et, pour se terrer, mieux vaut choisir un lieu le moins urbain possible, où le grand vent balaye l'air régulièrement. Ne pas non plus se claquemurer en rase campagne, car, en dépit de la mort qui rôde, il faut s'approvisionner pour survivre.
    Les campagnes du Val d'Arno n'offrent que vins, olives et huile où macèrent de très maigres fromages de chèvre... Insuffisant pour faire pousser de beaux jeunes gens avides de tout.
    Par temps de pandémie, il faut s'installer dans un village bordé de champs et de prairies, et y demeurer en se faisant tout petit jusqu'à son départ.

  • S'il est un point sur lequel la confrérie ne transige pas, du plus petit artisan au plus gros apothicaire, c'est le principe de loyauté. Sur tous les chantiers d'Italie, les pigments sont conservés comme l'or ou l'argent. Parfois, des aides en volent, le plus souvent pour les revendre. Ces larcins-là sont rares, parce que sévèrement réprimés.
    Dans ces cas-là, c'est toute la réserve qui disparaît : les pierres de lapis-lazuli s'évaporent avant d'être pilées, et fini le bleu, plus de Vierge Marie, plus de ciel où ranger les saints et les anges. Parfois, plus direct encore : tout l'or s'escamote d'un coup. Ou tout le rouge. .. Ah non ! Pas le rouge ! Masaccio dormirait avec ses pigments sur son coeur plutôt que de s'imaginer sans son rouge à portée de pinceau.

  • Chacun, du pinceau, montre à l'autre sa façon de penser : d'un côté, les murs se couvrent de rouge, de haine, de folie, de talent ; de l'autre, de bleu, d'or et de servilité à l'image d'un pouvoir triomphant. Pour les yeux frais débarqués de n'importe qui, Masaccio, c'est du génie à l'état pur, sans une goutte d'eau pour le couper, un alcool trop fort pour ses contemporains.

  • Un grand décalage qualitatif sépare les fresques de l'un de celles de l'autre, Brancacci l'illustre mieux que tout. Les panneaux de cette chapelle figurent la ligne de partage des eaux entre deux mondes, l'avant et l'après. L'ombre et la lumière s'y livrent le décisif combat des anciens et des modernes. Et c'est cette fresque en particulier qui le démontre, quand Masaccio choisit de donner à l'ombre de saint Pierre le pouvoir de guérison. Guérir par la peinture même ! il invente là l'idée de peinture thaumaturge.

  • Désormais, sans en avoir une conscience aiguë, Masaccio traite la réalité de façon révolutionnaire. Quasiment malgré lui. Ses amis ne disent rien. Médusés, ils admirent et retiennent leur souffle. Jusqu'où ira-t-il ?

  • Faire. Seul faire lui importe. Au sens du mot grec poiein, c'est-à-dire fabriquer, exécuter, confectionner, mais aussi créer, produire (a même enfanter) . . . ou « agir », qui donne la poésie.

  • Savent-ils à quel point ils sont révolutionnaires, ces quatre, cinq artistes qui jouent à se surprendre ? Pour inventer la Renaissance, il fallait passer par l'incroyable métamorphose des hommes. Ce changement de regard sur le monde ne peut que transformer ceux qui en sont contemporains. Et inversement. Tel est le mystère, l'alchimie de cette période. La poule et l'œuf : qui a commencé ? L'œil ou le raisonnement ?

  • Où repose le squelette d'on ne sait qui, de n'importe qui, donc d'Adam, est gravé dans la pierre : « J'ai été ce que vous serez ce que je suis. » C'est Masaccio qui l'a écrit, et il n'a jamais été plus près de le penser.


Biographie

Née en 1953 à Paris, Dans sa jeunesse, Sophie Chauveau, intègre le Conservatoire national supérieur d'art dramatique de Paris, puis devient journaliste, comédienne et écrivain.
Elle est écrit des romans, des essais, des pièces de théâtre et d'une monographie sur l'art comme langage de l'amour. Elle a publié près de 18 ouvrages et signe également pour la mise en scène.
Elle s'est documentée durant quatre ans pour écrire La Passion Lippi.
Parmi ses engagements militants, elle s'investit dans sa jeunesse au PSU, puis aux Amis de la terre en 1974 aux côtés de Brice Lalonde tout en œuvrant dès l'origine au Mouvement des femmes dès 1971. En 1979, elle anime la campagne des élections européennes pour Huguette Bouchardeau (PSU). En 1993 et en 1995, elle rejoint le comité de soutien de Lionel Jospin et crée les Ateliers de Mai.
Depuis 2002, elle est membre du comité directeur de l'association France-Israël.

mardi 3 octobre 2023

SOPHIE CHAUVEAU – Sonia Delaunay, la vie magnifique – Editions Taillandier 2019

 

L'histoire

Une biographie de plus de Sonia Delaunay, l'une des plus importante si ce n'est la plus importante peintre du XXème siècle ? Non, le livre de Sophie Chauveau est un roman qui donne un autre éclairage sur cette femme, considérée comme avant l'épouse de Robert Delaunay. Pourtant c'est elle qui fera tourner le ménage, c'est elle qui ira la première vers l'abstraction totale, et la place de la couleur. Pas théoricienne, mais véritable touche à tout, elle va anticiper dans beaucoup de domaines. Mais qui est-elle vraiment ? Entre la vie qu'elle montre et ce qu'elle ressent, il y a ce décalage, celle de la petite-fille juive pauvre venue de Russie, et celle, mondaine parfaite, qui aura reçu le Tout-Paris des Arts et des Lettres, collaboré avec les plus grands et être la première femme française à avoir connu une grande rétrospective de son vivant.


Mon avis

Même si vous n'êtes pas passionné par l'art moderne, ce livre ne parle pas que de peinture mais plutôt de la vie d'une femme comme il en existe peu. Racontée sous forme de roman,Classé biographiquement, avec des sous-titres au nom d'un ami ou d'un événement particulier, l'autrice qui a fait d'importantes recherches sur Sonia Delaunay, s'attache à montrer les inventions et le modernisme de Sonia Delaunay, mais aussi ses contradictions.

Née Sarah Stern un 14 avril 1885 dans le shelt de Gradjisk en Ukraine à quelques kilomètres d'Odessa la juive. Un shtetl est un village entièrement composé de juifs, on y parle le yiddish, on lit la Torah et surtout on est très pauvre. L'Ukraine fait partie de la Russie Tsariste qui ne fut responsable de nombreux pogroms contre la population juive.Cela , celle qui s’appellera d’abord Sophie, puis Sonia, cherchera par tous les moyens de le dissimuler et fera même baptiser son fils unique Charles Delaunay.

Adoptée par un riche oncle vivant à Saint-Pétersbourg, Sonia jouit de l'éducation parfaite de jeune fille accomplie. Sa tante l'initie à l'aquarelle et on la dit douée en dessin. Solitaire, parfois colérique, elle est envoyée étudier les beaux-Arts en Allemagne pendant 2 ans, où elle n'aimera pas trop cet enseignement académique. Ses amis allemands lui font découvrir les artistes parisiens, les impressionnistes et les premiers fauves, elle est fascinée. Elle séjournera trois fois à Paris, et à travers un mariage blanc s'y installera définitivement. Elle ne reviendra jamais en Russie.

En 1908, elle rencontre l'homme de sa vie, le fringuant Robert Delaunay et après un divorce à l'amiable, elle se marie en 1911 déjà enceinte de quelques mois. Pourtant Sonia déteste les mères. La sienne qui l'a abandonnée à son oncle (la famille étant très pauvre, et sans doute la petite Sarah Stern n'a pas reçu l'amour qu'elle attendait d'une mère ayant déjà 5 autres enfants à élever), puis sa mère adoptive qui pourtant la soutiendra financièrement jusqu'à la Révolution Russe. Pourtant mère elle sera par deux fois. Mère de Charles, et mère de Robert, cet époux colérique, parfois volage, et surtout qui n'aide en rien à la maison. Robert ne vit que pour sa peinture, mais c'est Sonia qui le guide vers l'abstraction pure, dont elle est une des pionnières bien avant les avant gardes russes et allemandes. Sonia tient le couple en laissant de coté sa peinture pour s'intéresser aux arts décoratifs. Elle crée une couverture de lit pour Charles, un patchwork artistique fait de bout de tissus récupérés (elle anticipe déjà l'arte povera qui éclot en Italie en 1967), puis crée des robes géographiques, anticipant Chanel, elle libère la femme du corset et fait de l'ombre à Paul Poirier. Pendant la 1ère guerre mondiale, elle et Robert (réformé) vivent en Espagne et au Portugal. En Espagne, elle ouvrira une boutique « Casa Sonia » où se presse le tout Madrid. Chapeaux, robes, décorations d'intérieur, chaque modèle est unique. Les Delaunay passeront 7 ans en Espagne. Leur retour à Paris ne sera pas accueilli dans la joie. Robert est qualifié de déserteur par ses anciens amis, ce qu'il n'admet pas. Il faut dire que les relations chez les Delaunay, toujours prêts à recevoir, table ouverte à laquelle les artistiques de l'époque se sont retrouvés, sont tumultueuses. L'ami d'hier est devenu ennemi sitôt qu'il critique Robert.

Sonia qui a toujours préféré les amitiés masculines à ses dires, trouvera pourtant plus d'entraide et de sororité chez des femmes comme Sophie Taeuber-Arp, MO son amie de jeunesse, Suzy Magnelli, Jeanne Cuvelier, galeriste. Pourtant elle ne se considère pas comme féministe : elle tient à se faire appeler artiste français pour montrer qu'elle est égale aux hommes, mais ne comprend pas Simone de Beauvoir par exemple. Pour elle, ce n'est pas la théorie qui compte c'est le faire. Et pour faire, elle fait. Après guerre, dans l’ambiance folle des années 20, Sonia travaille comme « décoratrice d'intérieur », un terme qu'elle invente de toutes pièces. Meubles, tapisseries, impression de tissus sur des motifs qu'elle a créé, elle collabore avec Diaghilev, Le Corbusier, Lalique, Vuitton dont elle soufflera l'idée de la valise et du logo, décors de théâtre ou de films. Si elle ne peut reproduire la « casa Sonia », elle emploie une vingtaine d'ouvrières textiles, des femmes juives et pauvres. Comme quoi on abandonne pas si facilement les origines que l'on veut faire oublier aux yeux du Grand Public. Sonia préfigure les œuvre d'une autre grande artiste Française Annette Messager, et tout un courant d'art qui mêle les matériaux. Pendant ce temps, Robert se passionne pour les voitures qu'il collectionne et que Sonia lui offre. Bourreau de travail, la crise financière de 1929 la voit devoir fermer son atelier et surtout Robert remarque que sa femme est épuisée. Il l'emmène en vacances se retaper et la convainc de repeindre à nouveau.

1937 fête le succès de Robert Delaunay qui, grâce à l'amitié avec Léon Blum, obtient un très grand pavillon pour l'exposition universel. Le public adore ses couleurs vives, cette sensation de vitesse, et la critique n'est pas en reste. La carrière de Robert est lancée. Hélas la guerre les rattrape, et ils fuient à Grasse puis Montpellier où l'époux tant aimé meurt en 1941 d'un cancer généralisé, laissant une Sonia dans un immense chagrin. Leur fils Charles a lui fait partie de la résistance. Le retour à Paris est triste. Survivant grâce à la vente d’œuvres de Robert, soutenue par les marchands d'art de la place, Sonia ne songe qu'à faire asseoir la postérité de son époux et à le faire reconnaître comme le premier artiste abstrait, oubliant que c'est elle qui en 1910 a travaillé à la fameuse couverture pour le lit de leur fils, totalement abstraite, et qui a poussé Robert vers l’abstraction à travers ses fenêtres dès 1911 et ses cercles de 1912. La guerre avec Kandinsky, autre grand fondateur de l’abstraction lyrique se fait. La postérité de Robert étant assuré, il est temps pour Sonia de repeindre ses pinceaux et de chercher à aller toujours plus loin dans l'abstrait qu'elle défend farouchement. Aidée par Jacques Damase, galeriste, collègue de travail, la vieille dame accède à la gloire propre. Des rétrospectives sont organisée de son vivant, et même si elle est handicapée par une fracture du col du fémur, elle sera toujours debout, même si elle souffre le martyr, pour recevoir des honneurs. Partout dans le monde on lui consacre expositions, mais aussi interviews radio et télévisuelle. Aimant à la fois être seule mais entourée, encore une contradiction de plus, tout comme ses opinions politiques, elle défendra les femmes peintres, mais votera tantôt communiste, tantôt socialiste, elle admire Pompidou et sa femme qui lui passent commande.

Elle s'éteint à l'âge de 94 ans en 1979.

Sonia Delaunay aura influence la mode, de Chanel à Yves St Laurent, anticipé les mouvements arte povera, art cinétique, art électrique, l'art abstrait, la théorie de la couleur et bien sur l'abstraction qui pour elle est une philosophie d'universalisme, de cosmopolitisme et d'unions des peuples.Cet ouvrage qui abonde de détails sur la vie de l'artiste est à mon avis un des plus réussi en ce qui concerne la personnalité de celle qui aura su avant tout le monde anticiper les modes, et les influencer.


Extraits :

  • En Allemagne, Sonia a croisé Kandinsky.Il est de dix-neuf ans son aîné certes, mais il a mené une vie si romanesque qu'elle s'y est tout de suite intéressée. Sous le charme de ses aspirations au fond si proches des siennes,il cherche à insuffler de l'esprit dans ce monde matérialiste. Elle a lu en Allemagne tout frais imprimé - Du spirituel dans l'art-,un chef-d’œuvre où elle retourne souvent puiser. Son travail l'intéresse davantage que celui de Picasso.

  • Parmi les amis d'autrefois, Van Dongen qui,avant la guerre,avait les mêmes ambitions qu'eux,se vend aujourd'hui comme portraitiste mondain.Sonia se jure de ne jamais céder à la mode,de ne jamais complaire,jamais en rabattre sur son ambition: changer la vie par son art,par son regard,changer le goût des autres...mais ne rien concéder.

  • Hantée par l'idée de faire fusionner sa vie, La poésie, l 'art et les choses du quotidien, elle est à l'affût de tout. Les mots sur les vêtements, c'est bien, c'est fort,ça fait bouger, ça transforme les textiles eux-mêmes. Mais encore ?

  • Sitôt installée en France, elle fera profession de ne pas se rappeler avoir été ukrainienne ni juive. Femme et artiste, c'est déjà assez difficile.

  • Sonia a grandi dans le milieu le plus éclairé qui fût, dans cette Russie sacrément impériale et qui ne se montrait antisémite qu'envers les Juifs pauvres. Elle évoluera peu.Pour seul dieu,elle choisit la beauté.

  • Cendrars forge sa -"Prose du Transsibérien et de la petite Jeanne de France" dans une telle symbiose avec Sonia qu'on peut parler d'une écriture-peinture à deux voix-deux pinceaux.

  • il est moins aisé de se représenter ces shtetls, villages ou bourgades juives d'Europe centrale ou orientale, entre Pologne et Russie de l'Ouest, pays baltes et Roumanie, aujourd'hui disparus, où s'est épanoui feu le magnifique Yiddishland d'où Sonia est extirpée. " Tout shtetl était une île encerclée par la Russie.

  • Mme Bernstein flaire un talent.Alors sa tante lui fait donner des cours de dessin avec cette femme qui fondera par la suite le musée d'Art populaire. Ce professeur devait être assez épatante pour s'effacer sitôt qu'elle n'eut plus rien à lui transmettre, et insister pour qu'on envoie Sonia étudier en profondeur en Europe.
    Merci à Mme Bernstein! Sans elle,pas de Sonia Delaunay ! Juive elle-même, elle n'ignore pas l'impossibilité pour sa petite élève de se frayer ici une place. L'académie des Beaux-arts de Piter est interdite aux Juifs depuis 1897.Donc il faut se rendre à l'étranger pour "développer ses dons".

  • Bref,on glose sur leur drôle de couple, mais il résiste. Et leurs liens sont assez forts pour s'offrir quatorze ans d'une intense collaboration. Durant lesquels Jacques Damase va publier près d'une vingtaine de livres avec ou sur elle et son œuvre. Il en écrit lui-même et fait écrire quelques bonnes plumes. Il lui organise des expositions dans le monde entier.Il veut en faire la première femme de la peinture française du XXe siècle, la "Patronne " de toutes les galeries qui l'accueillent.

  • en février 1942 elle écrivait ce qu'elle revendiquera toujours : "Je fuis le descriptif ".Comme l'analyse l'historienne de l'art Laurence Bertrand Dorléac, "le choix esthétique des formes abstraites, qu'elle a pratiqué et revendiqué de façon quasi exclusive toute sa vie,a quelque chose à voir avec ses silences des origines voire son déni de l'histoire".Oui,l'abstraction comme condition de l'oubli de l'Histoire.

  • Je ne sais pas définir ma peinture. Ce n'est pas un mal car je méfie des classifications et des systèmes. Comment et pourquoi définir ce qu'on a sorti avec ses tripes ? Avant les autres, Robert a eu confiance en moi....Elle avoue d'ailleurs : j'ai eu trois vies,une pour Robert, une pour mon fils et mes petits-fils,une,plus courte, pour moi.Je ne regrette pas de ne pas m'être plus occupée de moi.Je n'avais vraiment pas le temps

  • Artiste, juive, russe,femme et en prime épouse puis veuve de peintre, n'était-ce pas trop de handicaps à la fois ? Elle a dû choisir. D'emblée, elle a gommé juive,souvent russe,puis s'est effacée comme artiste.Et depuis 1918,elle s'est démenée pour faire tourner sa famille, honorer le grand peintre qui n'a quasi rien vendu de son vivant. Transmettre l’œuvre, la mémoire, l'inventivité de Robert tout en faisant reconnaître sa propre innovation n'a rien d'aisé.C'est à la fois l'obstacle et le moteur de sa création, et de la reconnaissance qu'elle espère. Plus Robert atteint la gloire posthume, plus la sienne s'éloigne : comme si la célébrité de l'un en ôtait à l'autre.

  • Il est incontestable que le monde de la pensée, de l'art et de la culture lui est un solide refuge contre la douleur.Cet arrachement à ses parents, sa famille, son pays natal,sa culture...Elle semble exclusivement passionné par son travail, les progrès de la peinture en France. C'est là que ça se passe. Elle veut en être.

  • Apollinaire pratique avec les Delaunay les longues marches à l'infini dans Paris.Ils errent des soirées entières dans la cité choisie par ces immigrés, fascinés par toutes ces nouveautés. Ils assistent à la suppression des derniers becs de gaz,la lumière électrique est en train de transformer Paris en Ville Lumière. Lumière qui dans la nuit les émerveille de concert.

  • Sonia adore parler techniques,comprendre comment s'y prenaient les anciens,les recettes des étranges enduits de Vinci...Plus proches d'elle,les papiers de Cézanne contrecollés,qu'elle copie ou repeint
    Elle tente aussi Gauguin, et ses couches couvrantes de couleurs opposées, elle y mêle des manières de Van Gogh qui " beurrait à demi-frais", ce qui signifie qu'il se permettait de reprendre son tableau sur de l'huile pas encore sèche. Sonia apprend,Sonia reste. Méthodique, elle note tout .Comment évolue chaque pigment utilisé. Sa couleur charge de matières. Elle parle beaucoup avec ses camarades de travail.Elle ne parle que de ça, quels fonds,quels matériaux, quels enduits,pour la préparation des supports,etc.

  • Enfant,j'étais capable d'un étonnant renfermement. Je ne parlais à personne,de mes pensées, de mes sentiments, bien que j'aie eu des amis.Je disais des mots méchants pour ne pas avouer mes bons sentiments.

  • Avec Tristan Tzara,les liens sont toujours aussi forts, ils ont l'exil juif en partage. Même s'ils ne s'en parlent jamais et se sont fondus dans les milieux les plus français, quelque chose de rocailleux dans la langue, quelque mélancolie dans les yeux les font frère et sœur de cœur.

  • Elle (Sonia Delaunay) est amoureuse d'un volcan,il lui plaît qu'il entre régulièrement en éruption. Cela flatte en elle quelque chose de l'enfance,les humeurs de son oncle ? Peut-être. Sonia fonde son identité de femme et d'artiste sur sa russité et son cosmopolitisme à la fois. Adaptable à tout, adaptable partout, elle va créer dans les interstices.

  • Elle a toujours manifesté de l'intérêt pour les textiles,et, après la naissance de son enfant, elle s'en donnera à coeur joie.Elle exécute une broderie de feuillage qui évoque les natures mortes de Robert (Delaunay), sur laquelle elle applique sa théorie des couleurs pures : le voisinage de telle couleur avec telle autre la fait vibrer autrement. Sonia s'émerveille de ces oeuvres du quotidien qui sont les premières à bénéficier de l'appellation de "simultanées " Sous cette épithète se rassemblent ces projets communs aux avant-gardes du temps : la réunification des arts.

  • Dans la famille Delaunay,le couple le plus complice et le plus soudé fût souvent celui du fils avec la mère. Beaucoup plus tard, Charles se souviendra que "(sa) mère créait comme on respire,sans effort apparent. Elle inventait toujours,ne copiait jamais rien".



Biographie

Née en 1953 à Paris, Dans sa jeunesse, Sophie Chauveau, intègre le Conservatoire national supérieur d'art dramatique de Paris, puis devient journaliste, comédienne et écrivain.
Elle est écrit des romans, des essais, des pièces de théâtre et d'une monographie sur l'art comme langage de l'amour. Elle a publié près de 18 ouvrages et signe également pour la mise en scène.
Elle s'est documentée durant quatre ans pour écrire La Passion Lippi.
Parmi ses engagements militants, elle s'investit dans sa jeunesse au PSU, puis aux Amis de la terre en 1974 aux côtés de Brice Lalonde tout en œuvrant dès l'origine au Mouvement des femmes dès 1971. En 1979, elle anime la campagne des élections européennes pour Huguette Bouchardeau (PSU). En 1993 et en 1995, elle rejoint le comité de soutien de Lionel Jospin et crée les Ateliers de Mai.
Depuis 2002, elle est membre du comité directeur de l'association France-Israël.