vendredi 16 février 2024

Cormac MC CARTY – Stella Maris – Editions de l'Olivier - 2023

 

 

L'histoire

Alicia Western, jeune femme de haut niveau intellectuel a demandé à être internée et suit une thérapie avec son psychiatre. Pourquoi en est-elle arrivée là ? Est-elle si différente des autres ?


Mon avis

Ce roman est la suite du Passager, qu'il complète dans une narration faite de dialogues entre Alicia et son thérapeute. En anglais, Stella Maris est le nom donné à la vierge Marie catholique. Alicia est la sœur de Bobby, le héros du Passager, qu'elle aime d'un amour impossible. A sa demande, à 20 ans, elle demande à être internée dans un institut psychiatrique dans le Wisconsin. Nous sommes en 1972 et le roman peut dérouter par sa forme entièrement composée de dialogues entre le psychiatre et Alicia.

Celle-ci était promise à un brillant avenir de mathématicienne. Elle refuse de faire débrancher son frère Bobby (le héros du Passager) qui est dans le coma en Italie et finalement s'en remettra. Mais même sans avoir lu le Passager, ce roman est ici concentré sur cette jeune femme, amoureuse de son frère, et dont le père a contribué à mettre au point la bombe atomique qui s'est abattue sur Hiroshima, faisant porter à Alicia tout le poids d'une culpabilité dont pourtant elle n'est pas responsable. Elle qui est aussi une spécialiste de la physique quantiques et des topologies en mathématiques, finit pas rejeter tous les enseignements reçus qu'elle juge néfaste et dérisoires pour l'humanité.

Elle vit dans un monde illusoire où les personnes réelles sont remplacées par des personnages. Alicia est un personnage bouleversant d'humanité et de lucidité. Sa présupposée folie pointe avec exigence les fondements de la réalité, démontrant que l'inconscient, cerveau animal s'il en est, prime sur une pseudo-normalité qui ne serait sans doute pas une excellente nouvelle. "Se dire qu'il y a peu de joie dans ce monde n'est pas une simple façon de voir les choses. On finit par comprendre que le monde ne pense absolument pas à nous."
Pessimiste? Sans doute. Mais surtout extrêmement lucide. l'ateur est proche du dernier round, et cela transpire dans chaque phrase.
Alors, il joue. Il joue avec l'idée d'être, d'avoir été un habitant d'un monde capable et coupable d'avoir inventé le moyen de s'anéantir lui-même. Où l'on revient à la Bombe, événement fondateur, qui traverse les deux volumes. "Le projet Manhattan est l'un des événements les plus significatifs de l'espèce humaine. (…), peut-être même le numéro 1. C'est juste qu'on ne le sait pas encore. Mais ça viendra."
Le Passager et Stella Maris sont indissociables. Ils dialoguent, s'explicitent, se confrontent, se rapprochent et se repoussent. Alicia en est à mon sens le pivot central qui, du haut de ses vingt ans, a compris que vouloir expliquer le monde n'est que le rendre plus indicible. "Parce que je savais ce que mon frère ne savait pas. Qu'il y a une horreur sous la surface du monde et qu'elle avait toujours existé. "
Serait-ce notre passager manquant, ou la connaissance intime de notre finitude? "L'élixir de la vie
coule au sol." "Il faut se dépêcher. "
Au seuil de la dernière porte, c'est un message diablement exigeant que nous délivre Mc Carty. Et, s'il nous semble si infiniment triste et pessimiste, il abrite une beauté universelle. L'esprit humain EST le monde tout entier. Il en génère les merveilles comme les horreurs. Il est le Langage, l'Art, la Littérature, l'espoir, le désespoir et la lucidité.
De plus l'auteur fait allusion à James Joyce et son Ulysse, un auteur qu'il admire. Même si il n'y a pas de ponctuation, on ne perd pas le fil de ce roman étrange, avec un portrait de femme supérieurement intelligente, mais totalement fracassée par ses émotions, son passé, son enfance. Un roman érudit qui nous offre la possibilité d'aller nous renseigner sur l'Univers et qui me fait penser à « la mélodie secrète de l'Univers » de astrophysicien Trinh Xuan Thuan qui parlait de Dieu comme une forme d'entité créatrice.



Extraits

  • J'irais dans une petite ville et je m'achèterais des vêtements d'occasion au marché. Des chaussures. Une couverture. Je brûlerais toutes mes affaires. Mon passeport. Je jetterais peut-être simplement mes vêtements à la poubelle. Je changerais de l'argent dans la rue. Et puis je grimperais dans les montagnes. A l'écart de la route. Pas de risques inutiles. A pied à travers les terres ancestrales. Peut-être de nuit. Il y a des ours et des loups là-haut. Je me suis renseignée. Il serait possible d'allumer un petit feu la nuit. Peut-être de trouver une grotte. Un torrent de montagne. J'aurais un bidon d'eau pour quand je serais trop faible pour me déplacer. Au bout d'un moment l'eau aurait un goût extraordinaire. Elle aurait un goût de musique. Je m'enroulerais dans la couverture la nuit pour me protéger du froid et je regarderais les os prendre forme sous ma peau et je prierais pour pouvoir saisir la vérité du monde avant de mourir. Quelquefois la nuit les animaux viendraient tout près du feu et circuleraient et leurs ombres se déplaceraient parmi les arbres et je comprendrais alors que quand le dernier feu ne serait plus que des cendres ils viendraient et m'emporteraient et je serais leur eucharistie. Et ce serait ma vie. Et je serais heureuse.

  • Pourquoi pleuriez-vous ? Pourquoi pleurez-vous ?
    Excusez-moi. Pour davantage de raisons que je ne pourrais dire. Je me vois encore essuyer mes larmes sur la table d’harmonie de l’Amati et le poser à l’écart et me rendre à la salle de bain pour m’asperger le visage d’eau. Mais ça a recommencé. Je n’arrêtais pas de penser au vers : Quel chef-d’œuvre que l’homme. Impossible de m’arrêter de pleurer. Et je me rappelle avoir dit : Que sommes-nous ? Assise sur le lit avec l’Amati dans mes mains, si beau qu’il semblait à peine réel. C’était la plus belle chose que j’aie jamais vue et je ne comprenais pas comment une telle chose pouvait être possible.

  • Dans ce cas précis c’est la prise de conscience que ce que l’on soupçonnait depuis longtemps est vrai en réalité. Que les mathématiques n’ont pas de limites. Qu’elles sont inépuisables. Il n’y avait plus aucun doute là-dessus. Et il fallait maintenant s’asseoir un moment et réfléchir à l’univers. Et qu’est-ce qu’on s’est dit ? Sur l’univers. On s’est dit que l’investigation allait souffrir d’une disponibilité de plus en plus réduite de l’empirique. Pendant même qu’on travaillait l’univers s’éloignait. Alors qu’est-ce qu’on apporterait à l’investigation ? La seule chose qu’on possède, je suppose. L’esprit. Et pourquoi penserait-on que l’esprit est à la hauteur de la tâche ? Parce que nous sommes là. Que nous ne sommes nulle part ailleurs. Et qu’il n’y a rien d’autre à savoir

  • notre expérience du monde consiste en grande partie à nous prémunir contre la déplaisante vérité que le monde ne sait pas qu'on existe.... J'ai compris pour la première fois que le monde visible était à l'intérieur de notre tête. Le monde entier ,en fait. ...le monde visible est créé par des êtres pourvus d'yeux pour le faire. Non pas créé à partir de rien mais de ce quelque chose dont la réalité est à jamais inconnaissable. ...

  • La première règle de l’univers c’est que toute chose disparaît pour toujours. Au point que si on refuse d’accepter ça on vit dans un fantasme.

  • Si vous deviez porter un jugement catégorique sur le monde en une seule phrase ce serait quoi ? Ce serait : Le monde n'a rien créé de vivant qu'il n'ait l'intention de détruire.

  • Le rêve nous réveille pour nous dire de nous souvenir. Peut-être qu'il n'y a rien à faire. Peut-être que la question est de savoir si la terreur est une mise en garde contre le monde ou nous-mêmes. Le monde nocturne d'où on émerge d'un bond dans son lit, haletante et en sueur. Est-ce qu'on se réveille de quelque chose qu'on a vu ou de quelque chose qu'on est ?

  • La nature spirituelle de la réalité est la principale préoccupation de l’humanité depuis toujours et ce n’est pas près de s’arrêter. L’idée que tout est simplement matériel ne semble pas nous convenir.

  • Il est fort possible que l'imaginaire soit ce qu'il y a de mieux. Comme le tableau d'un paysage idyllique . L'endroit où on préférerait être. Où on ne sera jamais.

  • Dans ce cas précis c’est la prise de conscience que ce que l’on soupçonnait depuis longtemps est vrai en réalité. Que les mathématiques n’ont pas de limites. Qu’elles sont inépuisables. Il n’y avait plus aucun doute là-dessus. Et il fallait maintenant s’asseoir un moment et réfléchir à l’univers.
    Et qu’est-ce qu’on s’est dit ? Sur l’univers. On s’est dit que l’investigation allait souffrir d’une disponibilité de plus en plus réduite de l’empirique. Pendant même qu’on travaillait l’univers s’éloignait. Alors qu’est-ce qu’on apporterait à l’investigation ? La seule chose qu’on possède, je suppose. L’esprit. Et pourquoi penserait-on que l’esprit est à la hauteur de la tâche ?
    Parce que nous sommes là. Que nous ne sommes nulle part ailleurs. Et qu’il n’y a rien d’autre à savoir.

  • Il faut comprendre ce qu'a été l'avènement du langage. Le cerveau s'en était assez bien passé pendant plusieurs millions d'années. L'arrivée du langage a été comme l'invasion d'un système parasite. Cooptant les zones du cerveau les moins dédiées. Les plus susceptibles d'annexion. Une invasion parasite. ]...[
    La guidance intérieure d'un système vivant est aussi nécessaire à sa survie que l'oxygène et l'hydrogène. La gouvernance de tout système évolue au même rythme que le système lui-même. Tout ,d'un battement de paupières à un accès de toux en passant par la décision de s'enfuir à toutes jambes. Toutes les facultés excepté le langage ont la même histoire. Les seules règles évolutionnistes que suit le langage sont celles qui servent à sa construction. Processus qui a duré à peine plus qu'un battement de paupières. L'extraordinaire utilité du langage en a fait du jour au lendemain une épidémie.
    Le système de guidance inconscient a plusieurs millions d'années, la parole moins de cent mille. Le cerveau ne se doutait absolument pas de cette arrivée. L'inconscient a dû se démener en tous sens pour accueillir un système qui s'est avéré parfaitement implacable. Non seulement il est comparable à une invasion parasite mais il n'est comparable à rien d'autre. Le langage ne s'est développé à partir d'aucun besoin connu. C'était juste une idée. Et l'idée était qu'une chose pouvait en représenter une autre. Un système biologique soumis à l'agression victorieuse de la raison humaine.



Biographie
Né à Providence, Rhode Island , le 20/07/1933 et décédé à Santa Fe, Nouveau Mexique , le 13/06/2023, Cormac McCarthy, né Charles McCarthy, est un écrivain américain d'origine irlandaise.
Il est troisième d'une fratrie de six enfants. En 1951 et 1952, il étudie à l'Université du Tennessee. Après ses études, il rejoint en 1953 l'armée de l'air américaine pour quatre ans, dont deux passés en Alaska, où il anime une émission de radio. En 1957, il reprend ses études à l'université.

Il épouse Lee Holleman en 1961, dont il a un fils. Il quitte l'université sans aller jusqu'au diplôme, et s'installe avec sa famille à Chicago, où il écrit son premier roman, "Le Gardien du verger" ("The Orchard Keeper", 1965). Divorcé, il rencontre Anne DeLisle durant l'été 1965. Ils se marient l'année suivante. Grâce au soutien financier de la Fondation Rockefeller, il voyage également dans le sud de l'Europe, avant de séjourner quelque temps à Ibiza, où il écrit son deuxième roman, "L'Obscurité du dehors" ("Outer Dark", 1968).

En 1969, McCarthy et sa femme s'installent dans le Tennessee. Il y écrit "Un enfant de dieu" ("Child of God", 1973). McCarthy et Anne DeLisle se séparent en 1976, et l'écrivain déménage pour El Paso au Texas. En 1979, le roman sur lequel il travaille depuis près de vingt ans, "Suttree", est enfin publié. "Méridien de sang" ("Blood Meridian"), roman souvent considéré comme son meilleur, paraît en 1985. En 1992, on découvre "De si jolis chevaux" ("All the Pretty Horses"), premier volume de la "Trilogie des confins". Le livre remporte le National Book Award en 1992. Les deux autres volumes sont "Le Grand Passage" ("The Crossing", 1994) et "Des villes dans la plaine" ("Cities of the Plain", 1998).

"De si jolis chevaux" a été adapté au cinéma en 2000 par Billy Bob Thornton. "Non, ce pays n'est pas pour le vieil homme" ("No country for old men", 2005) est porté à l'écran en 2007 par les frères Coen. Le film est récompensé de quatre Oscars en 2008 dont celui de meilleur film. Son roman post-apocalyptique, "La Route" ("The Road", 2006) obtient le prix Pulitzer de la fiction 2007, le prix James Tait Black Memorial 2007 et le prix des libraires du Québec 2009. McCarthy revient en 2013, en tant que scénariste du thriller "Cartel" ("The Counselor"), réalisé par Ridley Scott. En 2022, il publie "Le Passager", premier volet d’un diptyque. Stella Maris est son dernier roman.
McCarthy vit jusqu'à sa mort dans le Nouveau-Mexique, avec sa troisième femme, Jennifer Winkley, qu'il a épousée en 1998, et leur fils, né en 1999.




jeudi 15 février 2024

TESS GUNTY – ECOUTEZ-MOI JUSQU'A LA FIN » - Gallmeister 2023

 

 

L'histoire

Blandine Watkins est une jeune fille de 18 ans qui vit dans « le clapier » (dans une ville fictive dans l'Indiana), en compagnie de trois autres garçons qu'elle n’apprécie pas plus que cela. Il faut dire que Blandine, qui cherche désespérément sa place dans la vue s'intéresse au mysticisme, aux saintes catholiques. Elle cherche à combattre le consumérisme affolant qui est un danger selon elle ? Mais Blandine a surtout beaucoup de mal à engager des amitiés durables, soit elle parle trop et on pense qu'elle est un peu cinglée, soit elle se retranche dans un mutisme où « elle sort de son corps », mais ses visions ne sont pas joyeuses. Autour d'elles gravitent des personnages plus ou moins sympathiques. Et puis un jour, dans un mois de juillet trop chaud, c'est le drame.


Mon avis

Tess Gunty a presque 30 ans quand elle publie ce livre qui reçoit dans la foulée le National Book Award, un prix littéraire comparable à notre Goncourt.

Un livre où il ne se passe rien , mais qui analyse les conséquences sociales d'une petite cité d'une ville en total déclin suite à la fermeture de plusieurs usines. Reste alors une population désœuvrée qui est logée dans les anciens logements ouvriers et que les habitants surnomment le « clapier ». Des habitants qui attendent une rénovation qui ne vient jamais. Blandine et 3 garçons sont placés dans l'appartement C4, et d'emblée nous faisons connaissance avec le voisinage, peu sympathiques. Blandine est une jolie fille qui ne s'en rend pas compte. N'ayant guère de perspectives en terme d'emploi, elle plonge dans le mysticisme, et s’approprie les propos d'Hildegarde De Bingen, nonne et savante du 12ème siècle.

Ce roman n'a pas vraiment d'intrigues. C'est une suite de portraits de gens déclassés, sans avenir, parfois drôles, mais aussi violents, alcooliques ou déprimés. Au mysticisme de l’héroïne s'ajoute une part de fantastique, sans doute pour ajouter une touche originale.

L'autrice raconte le monde en collant à sa réalité – le capitalisme, l'amour, l'identité, les jeux de pouvoir et les traumas – tout en multipliant les pas de côté : Amérique à la géographie réinventée, goût pour la bizarrerie et l'insolite, confrontation avec ce qu'il y a de plus morbide dans l'être humain, incursions fantastiques et réalisme magique. . Blandine Watkins pourrait même être vue comme une version réactualisée de Joelle van Dyne alias PGOAT – pour « Prettiest Girl of All Time » – : Blandine est un trou noir qui capte tous les regards, dont tous les hommes tombent amoureux. Sauf qu'en 2022, ce n'est pas sa beauté qui est au centre de tout, mais son aura hypnotique : « Elle irradie une forme de puissance qu'il associe aux fantômes, aux extraterrestres, à la magie, aux miracles », dit un des personnages. Blandine est une sorcière aux invocations lumineuses.

Ancré dans la tradition littéraire américaine d'exploration du capitalisme et de ses conséquences, Ecoutez-moi jusquà la fin, parle d'un point de bascule entre l'ère industrielle – industrie automobile en tête – et celle des sociétés d'exploitation immobilières, comme si après avoir assuré les déplacements des personnes, il s'agissait de les sédentariser, en mettant sous le tapis la pauvreté sur laquelle les nouveaux bâtiments de luxe seront construits. L’écrivaine dénonce le capitalisme, et dans un même mouvement celles et ceux qui en font un bouc émissaire au malheur, à même de justifier leur aux échecs.
Plus spécifiquement, Tess Gunty examine l'exploitation capitaliste – l'exploitation du corps de la femme, traitée comme une marchandise ; l'exploitation des animaux, tués par les colocataires de Blandine pour lui prouver leur amour ; l'exploitation du ventre de Hope par le bébé qu'elle attend –, en intriquant celle-ci au patriarcat. L'histoire d'amour que vie Blandine avec James Yager, son professeur de théâtre, convaincu d'être un homme bien, à l'éthique irréprochable, est éloquente de ce qui se passe dans l'ère post metoo : la nécessité pour les dominants de prendre conscience de l'étendue de leur pouvoir.

Non content d'être un bouillon d'idées et de personnages, ce drôle de roman alterne en plus les styles et les formes : passages à la troisième et à la première personne, extraits de textes, nécrologie autobiographique, ou encore un chapitre incroyable composé des dessins de Todd. Toutefois, sa structure pourra déplaire à certains, tout comme le manque à mon avis de structure. Certes c'est original mais on a l'impression d'avoir lu cela plusieurs fois, hormis les digressions mystiques.

Bref avis mitigé sur ce roman, trop long (539 pages). Je pense à Hermann Diaz qui a proposé sous forme de polar, la même analyse, avec plus de brio.


Extraits

  • Il se réveille avant l'aube dans un musée des objets magnifiques de sa femme et passe sa journée à errer de pièce en pièce d'un pas traînant. Les chats se font discrets. Il évite le Couloir de la Famille Zorn qui lui a toujours flanqué la trouille et qui lui cause à présent des spasmes oesophagiens. Il ne croit pas aux fantômes, mais il y a longtemps qu'il a accepté leur présence dans cette maison. Ils l'habillent de couvertures froides et humides. Ils foutent le bordel dans le réseau électrique, le réseau mobile et le wifi. Ils le traitent de petit péquenaud. Ils savent ce qu'il a fait. Il essaie de faire une flambée, tisonne et réarrange les bûches, utilise tout le papier journal qu'il y a dans la maison, mais le bois ne prend pas .

  • Elle trouve profondément dérangeant les effets ensorceleurs qu'un bien immobilier peut avoir sur son corps, et elle ne parvient pas à réconcilier ses idéologies bourgeonnantes sur la propriété privée. Qui a permis à cette fille de la protection de l'enfance de s'intéresser au mobilier artisanal ? D'apprécier comme une putain d'aristocrate les tapis faits à la main ? Pour qui se prend t-elle ? Tels sont les contours de ses pensées tandis qu'elle lit aux filles une comptine illustrée sur les ravages du capitalisme.Le papier peint de leur chambre la fait ressembler à une forêt. Des fées confectionnées en tissus, paillettes et cure-pipes nichent dans un enchevêtrement de lumières au plafond. Tiffany n'a même jamais rêvé d'une enfance si joliment paysagée tandis qu'elle grandissait dans le système, léguée de maison en maison comme un héritage maudit. Avec des cadenas aux réfrigérateurs.

  • Le problème, c’est que quand tu es une jeune femme, tu ne peux pas décider de sortir du système de production économique. Personne ne le peut, pas vraiment, mais un homme blanc comme toi est au moins en mesure de faire quelque chose qui ressemble à une telle sortie. Une femme ne peut même pas plus ou moins décider de sortir, peu importe ses efforts, parce que son corps contient des biens et des services, et que les gens essaieront forcément d’extraire ces biens et ses services avec ou sans sa permission. Comment pourrais-tu comprendre ? On commence enfin à parler de comportements sexuels abusifs, et c’est déjà ça. À l’évidence, il y a un peu de justice horizontale qui se fait actuellement, et ce n’est pas vraiment idéal, mais c’est quand même quelque chose. –Justice horizontale ? –Je veux dire que si on ne peut pas abattre le machisme américain en la personne de son commandant-en-chef alors peut-être qu’on peut abattre le producteur, le PDG, les présentateurs de JT, les acteurs, et ainsi de suite. On s’en sentira bien, ça fera un peu de bien, mais au bout du compte, note sécurité, nucléaire et démocratique est déterminée par un concours international pour savoir qui a la plus grosse, et quand tu as vécu dans des foyers d’accueil, tu ne… Peu importe.

  • À tous égards, Beth est un être humain extraordinaire et une partenaire très compréhensive/patiente/positive. Elle sent la lavande et m’envoie des articles scientifiques intéressants par SMS à l’heure du déjeuner. Ou, du moins, m’en envoyait, avant que tout parte en couille. Alors j’ai eu envie de faire quelque chose de gentil pour son quarantième anniversaire.
    J’ai invité quelques uns de ses amis du travail - elle travaille dans une petite association de défense de l’environnement - et comme je voulais qu’elle passe une excellente journée, j’ai invité Valentina, sa copine de Master. Beth est proche de Valentina, et protectrice à son égard, parce que Valentina aurait soi-disant subi une sorte de traumatisme d’enfance au sujet duquel Beth refuse de m’en dire plus. Je suis sceptique à propos de ce « traumatisme » c’est bien dans le genre de Valentina que de chercher à susciter la compassion à coup de mensonges.

  • Il n’avait jamais entendu parler de Vacca Vale avant l’affront de la nécrologie, mais il aime bien visiter l’Amérique du milieu, il aime aller y enquêter puis livrer ses rapports aux deux côtes. Leurs églises et leurs sourires de supermarchés. Leur maïs en boîte, qui parcourt des milliers de kilomètres avant de revenir dans la région qui l’a produit. Leurs drapeaux américains dans leurs jardins, leurs monospaces et leurs écoles chrétiennes. Les routes, l’impossibilité de se déplacer à pied, les R qu’ils prononcent de façon à la fois rude et amicale. Leurs gentils pompistes. La foi, la colère, la géométrie. Tout n’est que grande route et Dieu. Moses ne comprend la politique contemporaine que lorsqu’il est dans le Midwest.

  • Certains responsables mettent en avant la thèse selon laquelle les intrus étaient des militants des droits animaux cherchant à protester contre le fait qu’il y ait du gibier au menu.

  • Avoir une nationalité, un amant, une famille, un collègue, un voisin… la mère voit bien que toutes ces attaches sont fondamentalement absurdes, étant donné qu’elles sont accidentelles – mais elles sont en même temps les tyrans de toute vie.

  • La plupart des femmes mystiques relatent des expériences semblables. Jésus leur apparaît, et… voyez, quoi… il les demande en mariage.

  • Soudain, ce fut un vendredi aux environs de quatre heures, deux semaines avant ma mort - mon heure la plus abhorrée de toutes. Une heure purgatoriale, ni après-midi, ni soir, trop tôt pour manger et trop tôt pour boire, une heure qui encourage ses otages à faire le bilan de leurs échecs, une heure qui représente votre vie entière sous les traits d'un parking à voitures. Je fixai mon téléphone.

  • Elle est en train de découvrir que la grossesse, l’accouchement et le rétablissement post-partum sont trois actes d’un film d’horreur que personne ne vous autorise à regarder avant que vous ne le viviez.

  • La plupart des gens sont beaux parce qu’ils ressemblent à la moyenne de tout le monde, mais Blandine est belle parce qu’elle a l’air bizarre. Asymétrique. Membres maigrichons. Elle a quelque chose d’extraterrestre. Une beauté qui devrait être laide mais qui ne l’est pas.

  • L’histoire de l’humanité est une histoire de blessures et d’usurpations répétées infligées par l’homme à la femme, dans le but direct d’établir sur elle une tyrannie absolue.

  • Par un soir de chaleur dans l'appartement C4, Blandine Watkins sort de son corps. Elle n'a que dix-huit ans, mais elle a passé l'essentiel de sa vie à souhaiter que cela se produise. C'est une douce souffrance, comme l'ont promis les mystiques.

  • Ils [les réseaux sociaux] sont conçus pour qu’on y devienne accro, pour se repaitre de nos angoisses et s’en servir pour nous faire rester. Ils exploitent la solitude de tout le monde et nous promettent de la communauté, de l’approbation, de l’amitié. Honnêtement, sur ce plan, les réseaux sociaux ressemblent beaucoup à l’Église de Scientologie.

  • Je ne suis peut-être pas opprimée, au sens strict, poursuit Blandine en mâchonnant son bonbon pour éviter que ses dents claquent. Mais dans cette situation, je suis indiscutablement le prolétariat et tu es évidemment la bourgeoisie, et le capitalisme empêche qu’il se passe quoi que ce soit entre nous, en dehors d’une transaction foireuse, fondée sur le présupposé selon lequel tu possèdes tout ce que je produis.

  • Sur un podium, le maire, Douglas Barrington, qui ressemblait exactement à tous les autres maires qu’Hope avait jamais vus : blancs, mâles, grands, en surpoids, cheveux gris, costume bleu, avec des airs de père. Quinquagénaire. On voyait qu’il mangeait beaucoup de viande rouge. Si c’était votre père, il serait là pour les grandes occasions, mais vous le verriez peu tout le reste du temps.

  • L’important n’est pas de vivre longtemps mais de vivre bien.” Elsie Blitz a vécu à la fois longtemps et bien. Elle est la petite chérie de l’âge d’or de la télévision américaine et elle nous manquera terriblement.

  • Les scientifiques estiment que moins de quatre-vingts paresseux nains survivent encore sur cette île, à cause de la destruction illégale de la mangrove, du changement climatique et du braconnage.

  • Ce genre d’acte d’agression est une menace pour nous tous. Nous sommes là pour aider et protéger cette ville – pour favoriser les liens sociaux – et cet acte est, en quelque sorte, l’antithèse de tout ça.”

  • On ne peut pas renverser le système sans sortir de chez soi et croiser quelques regards. Aussi minime que soit votre empreinte carbone, vous ne pouvez tout simplement pas abandonner la nourriture, le confort et le sexe toute votre vie en vous autoproclamant éthiquement sacrificiel.


Biographie
Né(e) à : South Bend, Indiana Tess Gunty est une romancière américaine.

Elle est titulaire d'un BA d'Anglais de l'Université de Notre-Dame-du-Lac à South Bend et d'un MFA en écriture créative de l'Université de New York.

Son premier roman, "Écoutez-moi jusqu'à la fin" ("The Rabbit Hutch", 2022) a été acclamé par la critique et a remporté le National Book Award for Fiction 2022.
Elle est également la première lauréate du Waterstones Debut Fiction Prize.
Tess Gunty vit à Los Angeles.

son site : https://www.tessgunty.com/



vendredi 9 février 2024

Dennis LEHANE – Le Silence – Gallmeister - 2023

 


L'histoire

En 1974, à Boston (capitale du Massachusetts USA), une loi décide de la mixité scolaire entre les enfants issus de familles noires et de familles blanches. Dans le quartier irlandais pauvre de Southie, la décision ne fait pas l'unanimité. Marie-Pat qui élève seule sa fille de 17 ans, Jules, cumule des emplois sous-payés pour tenter d'échapper à la pauvreté totale. Mais un soir, Jules supposée sortie avec son petit-ami et un autre couple de jeunes ne rentre pas. Cette même nuit, un jeune universitaire noir est retrouvé mort sous les rames d’un métro, plus un meurtre qu'un accident ou suicide. Inquiète mais têtue, Marie-Pat va tout mettre en œuvre pour retrouver sa fille, avec son caractère bien trempé d'irlandaise.



Mon avis

Sorti simultanément dans 128 pays, après un petit moment sans écrire, ce dernier polar de Lehane est déjà considéré comme culte par les amateurs et a été encensé par la critique française.

Il s'inspire pour ce roman d'une décision historiquement réelle : en 1974, le juge fédéral W. Artur Garrity JR décida que les élèves noirs étaient désavantagés décréta des transferts entre les collèges blancs et noirs.

Jules, la fille de Mary-Pat est concernée par cette décision et passera son année de terminal dans un collège noir. Cela ne réjouit pas sa mère, Si elle pense que les pauvres qu'ils soient du quartier noir de Roxbury ou du quartier pauvre irlandais South Boston High (surnommé Southie, à l'opposé géographique) ont les mêmes soucis, elle s'inquiète de l'insécurité qui règne dans les quartiers noirs. Aussi, plus par peur de se faire ostraciser dans sa communauté, Mary soutient sans trop s'engager non plus les opposants blancs au projet, qui prévoient des manifestations. D'autant que le quartier est sous la houlette d'un maffioso Butler, connu pour trafic de drogue et violences.

Quelle femme cette Mary-Pat ! Un fils mort d'une overdose au retour du Vietnam d'un premier mariage, une fille née d'un deuxième union où son mari est parti pour vivre avec une jeune beauté noire, cette irlandaise petite mai costaude n'est pas du genre à se faire marcher sur les pieds. Elle n'hésite pas à tabasser le supposé petit ami de sa fille pour qu'il lui dise où elle se trouve. Parce que la police ne s'intéressera pas à la disparition d'une presque majeure, ou parce qu'elle est corrompue, cette mère courage va chercher la vérité. Et faire aussi tomber ses préjugés racistes, elle découvrira qui a tué le jeune noir qui est aussi le fils de sa gentille collègue de travail.

Avec elle, tout vole en éclat, la maffia locale qui attise les haines en prend pour son grade, et les personnages masculins ne sont guère à l'honneur (violents lâches, racistes), hormis le policier Bobby Coyne, en charge de l'enquête sur la mort du jeune homme.

Un livre noir, où si l’héroïne principale n’apparaît pas comme foncièrement sympathique au début, on la voit évoluer, et prendre tous les risques. Quand on a tout perdu, que reste-t-il ?

Ce roman brut, coup de point, est un ardent plaidoyer contre le racisme et le communautarisme, mais aussi contre une bourgeoisie nantie et hypocrite, qui laisse aux maffias locales le soin de « réguler » les quartiers pauvres qu'elle exploite. Roman à la fois social, racial et historique, il n'est pas recommandé aux âmes trop sensibles, mais on ne peut nier la force des mots, la personnalité atypique de Mary, et la violence qui régné sur la 2ème ville des USA en ces années 1974/75.



Extraits

  • Elle descend à Harvard Station, s'engage sur Harvard Square, et c'est aussi insupportable que ce qu'elle craignait - des enfoirés de hippies partout, ça sent la marijuana et les odeurs corporelles ; tous les vingt pas, quelqu'un gratte une guitare en fredonnant une chanson qui parle d'amour, mec, de Richard Nixon, mec. Nixon a évacué la Maison Blanche en hélicoptère il y a près de trois semaines, mais il est toujours leur croquemitaine, à ces lavettes choyées, sur-éduquées, qui ont refusé d'aller à l'armée. Elle n'arrive même pas à compter combien sont pieds nus, à traîner dans les rues sales, avec leurs pantalons pattes d'éléphant élimés, leurs chemises multicolores, leurs colliers de perles et leurs longs cheveux, les filles sans soutien-gorge, les fesses débordant généreusement de leurs jeans coupés en shorts, remplissant l'air de la fumée de leurs cigarettes, de leurs cigarettes aux clous de girofle, de leurs joints, chacun et chacune d'entre eux étant une source d'embarras pour leurs parents qui ont dépensé des sommes faramineuses pour les envoyer dans la meilleure école du monde - une école dans laquelle pas un pauvre ne pourrait entrer, aucun doute là-dessus - et ils les remercient en traînant, les pieds sales, et en chantant leurs chansons folk merdiques qui parlent d'amour, mec, d'amour.

  • Pour la première fois depuis une semaine, elle aime la façon dont elle se sent - meurtrie, avec des plaies en train de former une croûte, le goût du sang dans la bouche que certains disent amer mais qu'elle a toujours trouvé plutôt proche d'une saveur beurrée.

  • C'est une douce soirée d'été qui sent la pluie. Bobby accompagne Carmen jusqu'à sa voiture. A un moment, il lance un regard de côté, la surprend en train de lui lancer aussi un regard de côté avec un sourire discret, et il songe à la possibilité que ce n'est peut-être pas l'amour qui est le contraire de la haine. C'est l'espoir. Parce que la haine prend des années à se former, tandis que l'espoir peut déboucher au coin de la rue alors même que vous avez les yeux ailleurs.

  • ls ont tous un surnom. Aucun James ne peut être qu'un simple James ; c'est nécessairement Jim ou Jimmy ou Jumbo ou JJ, voire, dans un cas particulier, Tantrum. Les Sullivan sont si nombreux qu'appeler quelqu'un Sully n'est pas suffisant. Au cours de ses différentes incursions ici, au fil des ans, Bobby a rencontré un Sully Un, un Sully Deux, un Sully le Vieux, un Sully le Jeune, un Sully le Blanc, un Sully le Bronzé, Un Sully l'Infidèle, un Sully le Nez, et Petit Sully (qui est foutrement grand). Il a rencontré des gars appelés Bridé, Queue de Billard, Rôti en Cocote, Sac de frappe (fils de Sully le Bronzé). Il est tombé sur Pare-Chocs, Petite Dose, Destop, Conjonctivite (qui est aveugle), Gambette (qui boite), Et Mains Baladeuses (qui n'en a pas).
    Tous les types ont le regard vide et lointain. Toutes les femmes ont du caractère. Tous les visages sont plus blancs que la peinture la plus blanche que vous ayez jamais vue et, juste sous la surface, voilés d'un éternel rose irlandais qui parfois se transforme en acné, et parfois non.

  • Elle a trouvé une station sur sa radio - WJIB - qui ne passe que de la musique classique et elle l'écoute en permanence. Elle ne la ferme même pas quand elle va se coucher (non qu'il y ait beaucoup de sommeil dans sa vie ces jours-ci). Depuis son enfance, elle a toujours été fan du hit-parade, jamais d'un groupe en particulier, juste de la musique du jour. Cet été, elle a adoré Rock the Boat, Billy Don't Be a Hero et sa préférée, Don't Let the Sun Go Down on Me. Mais à présent, toutes ces chansons lui paraissent stupides parce qu'elles n'ont pas été écrites en ayant à l'esprit quelqu'un comme elle. Même ces paroles "Tout perdre, c'est comme si le soleil se couchait sur ma vie" lui semblent insuffisantes, parce que tout perdre, ce n'est pas comme si le soleil se couchait sur sa vie, c'est comme si une bombe atomique avait explosé à l'intérieur d'elle-même, et maintenant elle fait partie du nuage en forme de champignon, mille petits fragments d'elle se désintégrant et voltigeant dans l'espace, dans mille directions différentes.

  • Vous avez élevé une enfant qui pensait que haïr des gens parce que Dieu leur a donné une couleur de peau différente était quelque chose de normal. Vous avez autorisé cette haine. Vous l'avez probablement engendrée. Et votre gamine et ses amis racistes tels que vous, ont été lâchés dans le monde pareils à des putains de grenades bourrées de haine et de stupidité...

  • Les enturbannés viennent de nous dire qu’on pouvait aller se faire foutre et se mettre à la marche à pied en attendant qu’ils veuillent bien décider de nous livrer un peu de pétrole. Mais vous vous en prenez aux nègres, qui sont aussi pauvres et autant dans la merde que vous, et vous vous persuadez que vous défendez quelque chose. 

  • En cinquième, il y a longtemps, Sœur Loretta leur disait que même si l'enfer n'était pas des grandes flammes avec des démons cornus armés de fourches comme le supposaient les gens au Moyen Âge, c'était, il ne fallait pas s'y tromper, un vide. C'était être séparé de l'amour pour l'éternité. Quel amour ?L'amour de Dieu. L'amour de n'importe qui. L'amour, quel qu'il soit. La douleur infligée par une fourche ou même par une flamme perpétuelle n'est rien comparée à la douleur de ce vide.

  • Je vous l'ai dit, vous ne pouvez pas tout enlever aux gens. Il faut leur laisser quelque chose. Une miette. Un poisson rouge. Quelque chose à protéger. Quelque chose qui soit une raison de vivre. Parce que si vous ne faites pas ça, qu'est-ce qui va vous rester pour négocier ?

  • Ça n’est pas la première fois - ni même la quatre-vingtième - que Bobby se met à haïr le genre humain. Il se demande si le crime le plus impardonnable commis par Dieu n’a pas été de nous créer, tout simplement.

  • Je ne peux pas te protéger. Je peux faire ce que je peux, t'enseigner tout ce que je sais. Mais si je ne suis pas là, quand le monde sort ses griffes - et même si je suis là - rien ne garantit que je puisse l'en empêcher. Je peux t'aimer, je peux t'aider, mais je ne peux pas te mettre à l'abri de tout. Et ça me fiche une trouille bleue. Chaque jour, chaque instant, à chaque respiration.

  • Ici, tout le monde connaît tout le monde ; ils s'arrêtent les uns les autres dans la rue pour prendre des nouvelles des conjoints, des enfants et des cousins au deuxième degré. L'hiver venu, ils déneigent des allées ensemble, se groupent pour dégager les voitures des congères, se passent généreusement des sacs de sel ou de sable pour les trottoirs verglacés. L'été, ils se réunissent sur des vérandas ou des porches, ou se rassemblent sur des chaises longues le long des trottoirs pour tailler une bavette, s'échanger les journaux et écouter Ned Martin commenter les parties des Sox sur HDH. Ils boivent de la bière comme si c'était de l'eau du robinet, fument des cigarettes comme si le paquet allait s'autodétruire à minuit et s'interpellent - d'un trottoir à l'autre, depuis ou en direction de leurs voitures ou bien en direction de fenêtres lointaines - comme si l'impatience était une vertu. Ils aiment l'église, mais ils ne sont pas fous de la messe. Ils n'aiment que les sermons qui leur fichent la frousse et se méfient de ceux qui font appel à leur empathie.

  • Quand vous gâtez les gens, ils ne vous remercient pas. Ils ne sont pas reconnaissants. Ils finissent par penser que tout leur est dû. Ils se mettent à exiger des choses qu'ils n'ont aucun droit d'exiger.

  • Mary Pat, elle, a l'air de sortir d'une chaîne de fabrication d'Irlandaises dures à cuire - un simple coup d'oeil aux photos d'elle quand elle était bébé ou petite fille et on remarque tout de suite son visage grimaçant, ses larges épaules et son corps, râblé et puissant, prêt à participer à un roller derby ou une connerie de ce genre. La plupart des gens préféreraient se battre contre un chien errant qui aurait envie d'un bon morceau de viande plutôt que d'avoir une embrouille avec une fille de Southie qui a grandi dans les cités.

  • Quand vous êtes gosse et qu'ils se mettent à vous débiter tous leurs mensonges, ils ne vous disent jamais que ce sont des mensonges. Ils vous disent juste, voilà, c'est comme ça. Qu'ils vous parlent du Père Noël, de Dieu ou du mariage ou de ce que vous pouvez faire ou ne pas faire de votre vie. Ils vous disent, les Polaks sont comme ceci, les Ritals sont comme cela, et ne venez surtout pas nous parler des métèques et des nègres, c'est sûr que ceux-là, on peut pas leur faire confiance. Et ils vous disent, notre mode de vie, c'est comme ça, et pas autrement. Et vous, vous n'êtes qu'une pauvre gosse, alors vous vous dites, Je veux faire partie de ce mode de vie. Je veux surtout pas me retrouver à l'écart de ce mode de vie. Faut que je reste avec ces gens toute mon existence. Et vous y êtes bien au chaud. Si bien au chaud. Le reste du monde? Il y fait un froid terrible. Alors, vous y adhérez, vous comprenez? [...] Et vous vous y enracinez profondément, parce que maintenant, vous avez des gosses à vous, et vous voulez qu'ils se sentent bien au chaud. Alors, vous leur servez les mêmes mensonges, vous leur injectez ça dans le sang. Jusqu'à ce qu'ils deviennent le genre de personne capable de poursuivre un pauvre garçon dans une station de métro et lui défoncer le crâne avec une pierre.

  • Les gens de Dover, dit-elle. De Welleslay, de Newton et de Lincoln – leurs gosses vont se planquer dans des facs et des grandes écoles, et ils ont des docteurs pour certifier qu’ils souffrent d’acouphènes, qu’ils ont les pieds plats, des becs de perroquet ou toutes sortes de conneries de ce genre. Et ce sont exactement les mêmes gens qui veulent que je mette ma fille dans un bus pour l’emmener à Roxbury, mais qui ne laisseraient pas un Noir faire deux pas dans leur quartier une fois qu’ils ont fait tondre leur pelouse et que le soleil se couche

  • J'ai remarqué que ceux qui déblatérent le plus sur les gens de couleur et leurs défauts, généralement ils ont exactement les mêmes défauts.

  • S’ils sont pauvres, ce n’est pas parce qu’ils ne travaillent pas dur, ni parce qu’ils ne méritent pas mieux. Ils sont pauvres parce que la quantité de chance qui circule dans ce monde est limitée et qu’ils n’en ont jamais reçu la moindre part.

  • Encore un bon exemple de ces connards de riches dans leurs châteaux de banlieue chic (dans leurs petites villes entièrement blanches) qui disent aux pauvres, coincés dans la grande ville, comment les choses doivent se passer.

  • Chacune soutient le regard de l'autre et le temps s'écoule, et les filles qu'elles ont été autrefois pourraient peut-être, mais peut-être seulement, devenir les anges posés sur l'épaule de celles qu'elles sont aujourd'hui.



Biographie

Né à Boston, Massachusetts , le 04/08/1965, Dennis Lehane est un écrivain américain d'origine irlandaise, auteur de romans policiers.
Après des études à Boston (ville récurrente de ses romans noirs), il part à l'Université internationale de Floride pour étudier l'écriture créative. Tout en écrivant son premier livre, "Un dernier verre avant la guerre" (A Drink Before the War, 1994), il vit de métiers divers (livreur, libraire, chauffeur). Ancien éducateur travaillant pour la défense de l'enfance maltraitée, ce thème reste très présent dans ses œuvres.

Il a publié une cinquantaine d'ouvrages dont les bestsellers "Gone, Baby, Gone" (1998) ou encore "Ténèbres, prenez-moi la main" (Darkness, Take My Hand, 1996). "Mystic River" (2001) a remporté un Massachusetts Book Award ainsi que le Prix Mystère de la Critique 2003 (roman étranger). Son adaptation cinématographique, réalisée par Clint Eastwood en 2003, a remporté le César du meilleur film étranger ainsi que deux Oscars.
Après Clint Eastwood, c'est un autre acteur, Ben Affleck, qui se lance pour sa première réalisation dans l'adaptation de "Gone, Baby, Gone". A sa sortie (2007), le film est un joli succès critique.
"Shutter Island" (2003) a inspiré le film de même titre, réalisé par Martin Scorsese, avec Leonardo DiCaprio, en 2009. Le roman a fait l'objet d'une adaptation en bande dessinée par Christian De Metter, parue en 2008 aux éditions Casterman.
"Coronado," sa première pièce, fut présentée pour la première fois à New York en 2005 puis publiée sous la forme d'un recueil d'histoires courtes.
"Un pays à l'aube" (The Given Day, 2008) ouvre une nouvelle tendance dans l'œuvre de Dennis Lehane. Roman historique, il traite essentiellement du Boston de l'immédiat après-première guerre mondiale, et notamment du mouvement des policiers de la ville pour faire respecter leurs droits.
En 2013 un de ses romans, "Ils vivent la nuit" (Live by night, 2012), a obtenu le très prestigieux prix Edgar-Allan-Poe. Sorti en salles en 2016 et de nouveau adapté par Ben Affleck, "Live by Night" est la sixième adaptation d'un roman de Dennis Lehane. Il vit avec sa famille à Los Angeles.

site de l'auteur : https://dennislehane.com/





jeudi 8 février 2024

Ron RASH – Le chant de la Tamassee – Seuil 2016 ou Points poche.

 

 

L'histoire

Une jeune fille de 12 ans, fille d'un important promoteur de Chicago se noie dans la Tamassee, rivière classée sauvage par le Congrès Américain, qui s'écoule entre la Géorgie et la Caroline du Sud. Maggie, photographe de presse qui travaille pour un journal local de Columbia (la Capitale de l’État) est envoyée sur place en compagnie d'un journaliste qui a frôle le prix Pullitzer. La jeune femme connaît bien cette région pour y être née, mais elle n'y a pas remis les pieds depuis 15 ans. Sur place, le débat oppose les militants écologistes au père de la jeune noyée qui veut faire élever un barrage temporaire pour récupérer le corps de sa fille cachée sur rocher. Mais la loi interdit toute intervention humaine sur cette rivière impétueuse...


Mon avis

Lire Ron Rash c'est toujours un bonheur. Même si ses romans se situent toujours en Caroline du Nord et Sud, les émotions sont toujours fortes entre violence et amour.

Ici il nous propose un dilemme : faut-il instaurer un barrage provisoire pour récupérer le corps d'une petite fille qui s'est noyée, prise dans un ressaut hydraulique, autrement dit un tourbillon de courants contraires dans la Tamassee, cette rivière tumultueuse que la loi a classé comme « sauvage », ce qui interdit toute intervention humaine ? Le débat oppose les écologistes et le père de famille dévasté mais aussi méprisant pour ces « bouseux » d'une région rurale bordée par la fin des montagnes Appalaches.

Il y a l'argument humain, où une famille peut enterrer son enfant, et les arguments écologistes : si on commence à installer ne serait-ce qu'une barrage temporaire, alors on ouvre une brèche. Les prometteurs du coin profiteraient de ce précédent pour construire des locations de vacances et faire perdre au comté sa nature exceptionnelle.

En parallèle, Maggie, la narratrice, revoit sa famille, alors qu'elle était partie depuis 15 ans. Elle est brouillée avec son père, atteint d'un cancer. Elle lui reproche son alcoolisme et une absence injustifiée pendant laquelle son petit frère s'est ébouillanté en voulant saisir une marmite bouillante de haricots. Ben a du subir des nombreuses greffes au visage et au main, mais d'un tempérament calme, il a pardonné à son père. Maggie est impitoyable et têtue. Autre dilemme pour elle, pardonner enfin à son père ou rester figée sur ses positions. Même si le père, ravagé par le cancer, reconnaît ses torts, c'est encore trop facile pour cette jeune femme qui est pourtant capable d'empathie.

Bien évidemment, Ron Rash donnera la solution aux doubles questions que lui même pose. A la violence des propos des deux parties sur le sort de la Tamassee et celle entre Maggie et son père, s'oppose la magnifique rivière et les souvenirs magiques que Maggie garde de son enfance traumatique.

La presse a parlé d'un polar écologique. Il n'en est rien à mes yeux, il s'agit d'un roman qui nous parle d'une région ou la nature est aussi magnifique que terrifiante, des ruraux qui vivent du commerce du bois et de la petite agriculture familiale. Avec un sens de l'observation des comportements humains rare et des envolées poétiques qu'on a presque envie de s’asseoir dans une petite crique de la rivière, entourée des sommets juste pour le plaisir. Ce roman, le deuxième de l'auteur, définit déjà un style et on est subjugué par la poésie, le mot juste, sans fioritures, résonne encore plus aujourd'hui où la biodiversité est menacée. Ron Rash garde toujours une belle humanité en lui, avec un amour infini pour son pays natal. Liser au moins un de ses livres, vous ferez un merveilleux voyage et aussi une introspection qui ici relève non plus de la loi mais du « juste ».

Nota : ne cherchez pas la Tamassee, cette rivière n'existe pas, mais l'auteur s'est inspiré de la bien réelles Chattogaa dans le comté d'Occonee où se déroule l'action. La Caroline du Sud comme du nord est un métissage de colons (irlandais), de cheyennes et d'autres tribus indiennes.


Extraits

  • Et pourtant nos cœurs n’étaient toujours pas vides. C’était comme si nous avions mal calculé tout ce que nous pouvions nous dire et qu’il nous restait encore assez de rancœur pour protéger ce qui se trouvait au plus profond, ce qui ne pouvait s’exprimer que par des paroles de réconciliation et de pardon – des paroles pour reconnaître que nous étions liés par le sang et la famille, et même malgré notre volonté qu’il en soit autrement, par l’amour. Des paroles si effrayantes que nus fermions hermétiquement la bouche, n’osions pas une seule syllabe de ce langage-là. Parce que nous comprenions tous deux que, une fois que l’on ouvre la bouche pour prononcer ces mots-là, on ouvre aussi son cœur. On l’ouvre aussi grand qu’une porte de grange, on démonte les gonds, et du coup n’importe quoi peut en sortir ou y entrer. Y-a-t-il quoi que ce soit de plus effrayant ?

  • " Dégaine ton appareil, a-t-il dit d'un ton sérieux. Tu vas avoir sous peu l'occasion de prendre une vraiment bonne photo."
    J'ai sorti le Nikon de son étui alors qu'Herb Kowalsky s'avançait dans les hauts-fonds et grimpait sur la pierre plate sous laquelle gisait sa fille. Il a regardé dans l'eau, seul à présent - ni sauveteurs, ni écologistes, ni badauds.
    En photo il n'y a pas de mémoire. l'image impressionne la pellicule ou n'existe pas. J'ai approché le Nikon de mon oeil droit pour faire naître cet instant dans la vie de Herb Kowalsky. A ce moment là, la partie de moi qui pointait l'objectif se contrefichait de Herb Kowalsky, de sa fille, de la rivière ou de la loi fédérale. J'ai appuyé sur le déclencheur, sans arrêt jusqu'à ce que je n'ai plus de pellicule, et puis j'ai collé un autre rouleau dans l'appareil. Ce n'est qu'une histoire de lumière, d'angle et de grain, me suis-je dit. ce que font ces photos pour moi ou qui que ce soi d'autre n'est pas un but. Je ne suis qu'une observatrice de ce qui est déjà là.

  • Après la mort, tout dans une maison semble vaguement transformé – la couleur d’un vase, la longueur d’un lit, le poids d’un verre sorti d’un placard. Peu importe le nombre de stores qu’on relève et de lampes qu’on allume, la lumière est plus pâle. Les ombres qui, comme des toiles d’araignées, tapissent les encoignures prennent de l’ampleur et s’épaississent. Les pendules sont un peu plus bruyantes, le silence qui sépare les secondes est plus long. La maison elle-même paraît être de guingois, comme si les fondations avaient été étalonnées en fonction du poids et des déplacements du défunt.

  • Wolf Cliff est un lieu où la nature s'est donné un mal fou pour que les humains se sentent insignifiants. La falaise elle-même, c'est soixante mètre de granite qui dominent la gorge. Une fissure balafre sa face grise tel un fragment d'éclair noir incrusté là. La rivière se resserre et devient plus profonde. Même l'eau qui paraît calme y est rapide et dangereuse. Au milieu de la rivière, cinquante mètres au-dessus de la chute, un hêtre aussi gros qu'un poteau téléphonique repose comme un ponceau en équilibre sur deux rochers de la hauteur d'une meule de foin. Une crue de printemps l'avait déposé là douze ans auparavant.

  • J'ai écouté le temps égrener son tic-tac comme des sabots frappent la chaussée. Mais on ne peut pas serrer la bride au temps. Il avance sans jamais s'arrêter, nous emportant avec lui quel que soit notre désir qu'il en soit autrement.

  • C’est agréable de savoir qu’il existe dans le monde quelque chose qui n’est pas dénaturé. Quelque chose qu’on ne peut ni acheter ni couper en morceaux pour que quelqu’un en tire de l’argent.

  • Tu es une vagabonde, m'avait dit tante Margaret.C'est la façon que tu as de regarder les montagnes tu veux savoir ce qu'il y a derrière. Et tant que tu ne le sauras pas, tu ne seras jamais franchement satisfaite." J'avais huit ans et nous étions en train de cueillir des mûres sur le versant est de Sassafras Mountain.

  • Nous n'avions rien ajouté. Tout ce avec quoi nous pouvions nous blesser, nous l'avions dit. Nous étions donc restés plantés là en silence, papa et moi, comme des boxeurs qui ont asséné leurs meilleurs coups et constatent que leur adversaire est toujours debout.

  • Un ciel d'octobre s'élargit au-dessus de ma tête sans une volute de nuage gris ou blanc, rien que du bleu lissé comme un jeté de lit tendu sous un cadre.

  • Sous l’éclairage rouge d’une chambre noire, tout est gris. Vos mains sont sans vie. Le bain d’arrêt vous emplit les narines et le ventre comme du formol. C’est peut-être normal, au fond, car ce que fait un photographe, c’est embaumer quelque chose ou quelqu’un dans une éternité encadrée et figée.

  • Le brouillard s’était finalement dissipé et le soleil avait percé. Nous étions à ce moment-là sur une partie de la rivière où des bosquets de peupliers bordaient les deux rives. Tandis que les dernières taches de brouillard s’évaporaient, les feuilles jaunes des peupliers sur lesquelles tapait le soleil s’étaient illuminées telles des mèches de lampe qu’on allume. L’air était électrique et vivant, comme lorsque des éclairs trouent le ciel avant la pluie. Nous étions sur des eaux lentes mais le pouls de la rivière avait paru s’accélérer. Tout, y compris Luke et moi, miroitait dans une lumière dorée. Pour la première fois de ma vie, j’avais vu la rivière comme il me semblait qu’il la voyait.

  • C'est peut être ce qui arrive quand les gens grandissent quelque part où les montagnes les encerclent, retiennent tout replié vers l’intérieur, créent une zone tampon en eux et le reste du monde.Combien de temps faut il pour que ce paysage se trouve intériorisé, se transmette de génération en génération, tout comme le groupe sanguin ou la couleur des yeux ?

  • Le week-end précédent mon retour à Clemson, Luke m'avait proposé de faire une descente en canoë. Il connaissait tous les courants, tous les fonds, tous les troncs immergés et les rochers. Il savait comment entrer dans chaque pertuis. Les rats d'eau m'avaient raconté qu'il lui arrivait parfois de sortir la nuit, et j'avais pensé qu'ils parlaient des nuits claires, constellées d'étoiles, en lune montante. Mais alors que nous descendions le courant, en ce dernier dimanche d'août, je m'étais rendu compte qu'il n'avait pas besoin de lumière. Il pouvait naviguer sur la rivière sans y voir.

  • Autrefois, j'étais assez présomptueux pour croire que je pourrais sauver le monde, mais ça y est, j'ai compris. Le mieux qu'on puisse faire, c'est trouver une bonne cause, une seule, si infime soit-elle, et y consacrer toute son énergie.

  • C’était comme pénétrer dans l’éternité, avait-il repris tandis que nous remontions vers Bear Sluice. C’était ce que croyaient les Celtes - que l’eau était un passage vers l’autre monde. Ils avaient peut-être raison.


Biographie

Né Chester, Caroline du Sud , le 25/09/1953, Ron Rash est un écrivain, poète et nouvelliste, auteur de romans policiers.
Il étudie à l'Université Gardner-Webb et à l'Université de Clemson, où il obtient respectivement un B.A. et un M.A. en littérature anglaise. Il devient ensuite professeur de littérature anglaise.
Il est titulaire de la chaire John Parris d’Appalachian Studies à la West Carolina University (WCU). Il enseigne l’écriture de nouvelles.

Sa carrière d'écrivain s'amorce en 1994 avec la publication d'un premier recueil de nouvelles, puis d'un recueil de poésie en 1998. Il a écrit des recueils de poèmes, des recueils de nouvelles, et des romans, dont un pour enfants, tous lauréats de plusieurs prix littéraires. Il publie "Un pied au paradis" ("One Foot in Eden"), son premier roman policier, en 2002. "Le chant de la Tamassee" ("Saints at the River", 2004) est son deuxième roman. Suivront "Le monde à l'endroit" ("The World Made Straight", 2006), ou encore "Une terre d'ombre" ("The Cove", 2012) qui obtient le Grand prix de littérature policière 2014. Son roman "Serena", sorti en 2008, a été transposé au cinéma par Sasanne Bier en 2014, avec dans les rôles titres Bradley Cooper et Jennifer Lawrence, puis en bande dessinée par Anne-Caroline Pandolfo et Terkel Risbjerg.

Ron Rash vit actuellement à Asheville en Caroline du Nord. Il est particulièrement engagé dans la défense de l'environnement et la protection de l'eau, prend des positions et publie régulièrement des tribunes sur ces sujets.



lundi 5 février 2024

Craig JOHNSON – L'indien blanc – Totem poche 2023

 

 

L'histoire

Le Shérif Walt Longmire quitte son comté d'Absaroka pour accompagner son ami de toujours Henri Standing Bear convié à une exposition à Philadelphie. C'est aussi l'occasion de revoir sa fille adorée Cady. Mais à peine arrivé dans la capitale de la Pennsylvanie qu'un très mauvaise nouvelle l'attend. Cady a été frappée par un inconnu, lésions cérébrales et coma. Ce crime ne sera pas impuni, et toute la fine équipe qui entoure Longmire sera bien sur au rendez-vous .


Mon avis

Nous retrouvons ici avec son humour et ses personnages attachants, un des épisodes du plus célèbre shérif du Wyoming. L'action se délace des hauts plateaux pour la ville de Philadelphie où vit Cady « la plus grande avocate du pays », la fille adorée de Walt Longmire, mais aussi la ville natale de son adjointe préférée Vic dite « la Terreur ».

Ce voyage se promettait d'être sympathique, en compagnie de son ami de toujours Henri Standing Bear (Henri Ours Debout) dit aussi la Nation Cheyenne, et du chien, un molosse de 70 kilos aussi gourmand que dissuasif. Hélas à peine arrivés dans la capitale de la 4ème ville des USA, Longmire apprend que sa fille a été agressée et qu'elle a du être opérée en urgence pour évacuer un hématome sois-dural. Cady est dans le coma, avec 80% de chance de ne jamais récupérer ses capacités. Plongé dans le chagrin, Walt reste abattu mais il y a une urgence : retrouver le ou les personnes qui sont responsables de cela. Il semble que le petit ami de Cady, Devon soit impliqué, mais il est retrouvé mort « suicidé » du haut d'un pont sur la Schuylkill, affluent du fleuve Delaware. Bien que suivi de près par la police du coin, notre Shérif, entre quelques bagarres, et avec l'aide de l'Ours, de Vic la terreur son adjointe et de toute sa famille qui sont tous flics, va démanteler un trafic de drogue et une ou deux têtes importantes mais corrompues de la capitale.

C'est toujours un plaisir de lire un Craig Johnson. Celui-ci ne déroge pas à sa règle d'humour mais aussi son immense humanité : tout l'amour d'un père pour sa fille mais aussi tout l'amour et l'amitié de sa bande, épaulée par Lena, la mère de Vic et ses fils, va y avoir de la baston, quelques points de sutures, du colt.45 à plus gros calibre et un mystère à déchiffrer : qui est donc cet Indien Blanc qui semble vouloir lui aussi venger Cady ?

C'est aussi l'occasion de visiter Phyllie comme la surnomme les américains, une ville bien différente des hauts plateaux des Rocheuses du Wyoming. Et bien évidemment, en digne successeur de Tony Hillermann, on vivra avec plaisir les cérémonies et les visions cheyennes que « La Nation Indienne » prodigue à Cady, Henri Standing Bear étant certain de sa guérison.

Tout en humour et en poésie, l'auteur nous donne encore ici un aperçu de son talent et nous fait voyager dans des émotions subtiles.



Extraits

  • L'aube approchait et le médecin était venu examiner Cady cinq fois avec toujours le même résultat. Les premières lueurs du soleil caressèrent les bâtiments voisins et j'eus l'impression de me trouver dans la tour d'un immense château. Mes yeux devaient être bien fatigués; le temps d'un clignement, quelqu'un d'autre était apparu dans la pièce. J'essayai d'accommoder, mais la tension de la nuit me donnait l'impression qu'on m'avait passé du papier verre indice 600 sur les globes oculaires. Je les fermai et les ouvris à nouveau, mais l'image de l'homme agenouillé près du lit resta floue.
    Une légère panique s'empara de moi et je bougeai sur ma chaise, mais il tendit la main pour m'apaiser. C'est seulement lorsque l'image se fit plus précise et que j'entendis la mélodie complexe du chant cheyenne que je sus que c'était Henry.

  • Je rêvais beaucoup ces derniers temps, et il y avait toujours des indiens dans mes rêves; je ne fus donc pas surpris lorsque je les aperçus du coin de l'oeil. Je sentis le vent, ce vent qu'on ne sent que dans les Hautes plaines et dont la force est juste un point en dessous de celle d'un ouragan. J'étais courbé en avant dans les rafales au bord d'un promontoire près de Cat Creek. J'avais du mal à y voir quelque chose; mes yeux n'étaient plus que des fentes d'où coulaient des larmes. Je tournai un peu la tête et vis un guerrier cheyenne. Il leva les bras en l'air, m'invitant à faire de même. Il portait une chemise de guerre frangée et brodée de perles dont les motifs en bandes blanches et bleues remontaient le long des manches, et je distinguai autour de son cou une petite bourse en cuir peinte en rouge et noir avec le symbole géométrique du vent.
    Le vieil indien sourit à demi, avança son bras vers mon visage et me força à me concentrer sur ce qui se trouvait devant moi. Je jetai un coup d'oeil à l'horizon tandis qu'un éclair aussi violent que les attaques dans le cerveau de Cady traversait le ciel dans une explosion silencieuse chargée d'électricité. Je regardai au fond du canyon et un frisson me parcourut l'échine comme un détonateur; il n'y avait rien en dessous de nous sur une profondeur d'au moins cent mètres.

  • C’était un tipi de taille familiale avec des rangées de peintures indiennes qui couraient sur la grosse toile. Il était planté là, un îlot domestique posé au centre d’un désert industriel. Quand nous approchâmes, je vis que les cordes étaient reliées à des bandes velcro qui avaient été attachées au plancher et qu’il y avait des peaux de bisons et des couvertures qui dépassaient sous l’entrée alors même que le rabat était fermé et attaché. Un totem était dressé, avec un crâne de cerf peint et enroulé dans un tissu brodé de perle dans le style crow. IL y avait des plumes et une bande de cuir frangée accrochées à la perche plantée dans un trou découpé dans le sol. L’endroit était propre, le plancher balayé et les centaines de vitres avaient été nettoyées et réfléchissaient la structure posée au milieu.

  • Nous étions sous couverture. La Nation Cheyenne était resplendissante dans son jean, sa chemise en batiste délavée et ses baskets. Il s’était acheté une casquette à l’effigie des Phillies à la sortie du métro, à Broad, et avait passé son impressionnante queue-de-cheval par-dessus la bande ajustable à l’arrière. Il aurait pu être de Philadelphie ; il aurait fait un très grand Indien de Philadelphie, mais il aurait pu être de Philadelphie. Moi, je me fondais encore mieux. J’avais lassé mon chapeau à l’hôpital sur la tête de Lena Moretti, je m’étais acheté une pimpante casquette et un large blouson en satin rouge auprès du même marchand sur Broad Street.

  • Peut-être sommes-nous comme ces voitures délabrées, ces outils cassés, ces vêtements usés, ces disques rayés et ces livres cornés. Peut-être que la mort n'existe pas, peut-être que la vie nous use à force d'amour, c'est tout.

  • Si vous voulez en savoir plus sur les belles femmes, c'est le diable qu'il faut interroger.

  • Si vous commencez à appeler des Lakotas des Sioux, vous allez avoir de gros ennuis.

  • Penser que tu n'as pas d'ennuis et ne pas en avoir sont deux choses différentes.

  • Est-ce un Colt .45 de service que j'aperçois dans un holster sur vos reins ? Je restais immobile un instant. - Pourquoi ? Il me grossit ?

  • L’État du Wyoming n’avait jamais élu une femme au poste de shérif, et la probabilité qu’il choisisse une Italienne de Philadelphie avec une aussi grande gueule qu’un crocodile des mers salées était relativement mince.

  • Nous convînmes de nous rencontrer le lendemain, qu'il pleuve, qu'il vente ou qu'il neige, mais avant tout, à l'heure du petit déjeuner. Ils me dirent de garder le portable de Cady. Je leur demandai si j'avais droit à un insigne en plastique du PPD, mais ils me rappelèrent les restrictions budgétaires.

  • J'ouvris mon couvercle et contemplait le breuvage décidément très noir. - Il est fort on dirait - Expresso grand format double. Je me suis dit que ça vous ferait du bien. Je pris une gorgée et avalai du même coup l'émail de presque toutes mes dents.

  • Walt, il faut que tu reviennes au boulot, tu n'es pas fait pour autre chose...
    Une nouvelle pause. - Tu manques à Ruby, Ferg s'ennuie, Lucian nous fait chier jusqu'à la gauche parce qu'il se croit redevenu shérif, et Dorothy dit qu'elle est prête à venir jusque chez toi pour te botter le cul, mais elle ne sait pas si elle doit apporter du coleslaw.

  • Osgood lança un regard appuyé à Vic et la détailla de son tour du cou en turquoise jusqu'à ses bottes. J'avais une envie irrépressible de le balancer par dessus la balustrade. - Alors vous venez du Wyoming ? Elle finit son cocktail trouble et sortit une olive qui avait été empalée sur une minuscule épée en plastique. - Je viens de la 9ème rue, espèce de sous-merde, et t'avise pas de l'oublier.

  • Je sais que c’est idiot… mais il n’y a pas une seule photo de moi. (Je m’éclaircis la voix, espérant que j’aurais peut être ensuite l’air moins stupide et pathétique). Pas de photos de moi, ni chez elle, ni ici. Il resta silencieux tandis qu’il me regardait patauger dans la culpabilité de mes émotions mal placées comme un animal blessé. Je pensais juste que j’étais assez important dans sa vie pour mériter une ou deux photos. Il tendit lentement un bras par-dessus le bureau et appuya sur la barre d’espacement de l’ordinateur.Je levai les yeux et la vague qui me submergea fut une déferlante d’émotions : ruisselante, profonde et très ancienne. Je restais là tandis que le flux redescendait, mais l’eau salée resta dans mes yeux et me brouilla la vue. Le fond d’écran était une photo géante de moi, la tête contre celle de Cady, et il était évident, étant donné l’angle de la prise de vue, qu’elle avait pris la photo en tenant l’appareil à bout de bras. Nous souriions tous les deux et elle avait le nez collé dans mon oreille.

Biographie

Né à Huntington, West Virginia , le 12/01/1961, Craig Johnson est un écrivain américain, auteur d'une série de romans policiers consacrés aux enquêtes du shérif Walt Longmire. Il obtient un doctorat d'études dramatiques et se balade pas mal à travers les États-Unis. Il devient successivement pêcheur professionnel, chauffeur routier, charpentier et cow-boy. Il enseigne également à l’université et fait un temps partie de la police de New York, avant de se consacrer pleinement à l’écriture.
Outre la série Walt Longmire, il a publié une dizaine de nouvelles isolées et recueils de nouvelles.Longmire a été adaptée à la télévision américaine sous le titre Longmire, avec l'acteur australien Robert Taylor dans le rôle-titre.
Il vit avec son épouse Judy, dans les contreforts des Bighorn Mountains, dans le Wyoming.
Craig Johnson est lauréat de nombreux prix littéraires, dont le Tony Hillerman Mystery Short Story Contest pour la nouvelle "Un vieux truc indien", le Prix NouvelObs/BibliObs du Roman noir étranger, 2010 pour "Little bird" ou encore le prix Critiques Libres 2013 dans la catégorie Policier - thriller pour "Le Camp des morts".

vendredi 2 février 2024

Sylvia FOL – Billie Holiday, biographie- Folio 2005

 

L'histoire

Une excellente biographie de l'une des grandes dames du Jazz, Billie Holiday, très documentée et précise.

 

 

Mon avis

Des biographies de Billie Holiday, il y en a plein. Elle même en a rédigé une «Lady sings the blues » avec le journaliste William Dufty qui est peu réaliste et où les faits ne sont pas tout à fait exact. Ce livre, que l'on trouve difficilement, je l'avais lu dans les années 90. Drôle, émouvant, mais un peu différent de sa vie réelle, c'est plus un ouvrage de promotion, même si la chanteuse avoue s'être prostituée, et avoir pris des drogues (qu'elle continuera à prendre jusqu'à sa mort).

Dans la réalité, celle qui est née Eléanora Flagan, son père, le guitariste jazz Clarence Holiday ne l'ayant jamais reconnue a vécu une vie de roman, tragique mais plein de vie aussi.

A 11 ans, elle est violée par un inconnu, viol qu'elle impute à sa mère Sadie. Les rapports entre la mère et la fille sont complexes. Sadie ne l'a pas vraiment élevée, la laissant au soin de sa famille ou dans des pensions évangéliques. A 13 ans, quand elle rejoint sa mère à New-York, elle vit dans un bordel. Très vite, son joli minois, et les quelques chansons qu'elle interprète lui valent une petite reconnaissance dans le milieu d'Harlem. Mais si Billie (le nom qu'elle décide de choisir) chantonne, elle n'a pas une grande culture musicale par contre elle a un sens inné du rythme et une oreille qui lui permet de retenir très vite les chansons. Très vite, dès 15 ans, elle écume les nombreux clubs de Harlem. La prohibition est alors en vigueur mais à Harlem, le ghetto noir, on trouve tout ce que l'on veut en whisky frelaté ou autres. Tard le soir, les musiciens se retrouvent pour des « jam sessions » et cette belle fille qu'est devenue Billie commence à chanter les airs de jazz que l'on entend, s'inspirant de la grande vedette de l'époque Bessie Smith ou de Louis Armstrong dont elle reprend les tubes. Elle gagne quelques dollars, qu'elle remet à sa mère, mais passe aussi les nuits à picoler et à fumer de la marijuana. Elle est finalement remarquée par un producteur John Hammond. Mais la dépression de 1929 arrive et fait des ravages, et les populations les plus pauvres et notamment noires vivent dans la misère. Billie décroche toute fois quelques petits cachets et à force d'obstination, elle finit par être embauchée par au Pods & Jerry, un cabaret sur la 133ème rue où elle joue avec le pianiste Bobby Henderson qui leur signe un contrat. Avec sa voix unique, ses modulations de rythme, elle remporte un franc succès. Elle ne gagne pas beaucoup, et avec Bobby ils écument les petits clubs d'Harlem. John Hammond, découvreur de talent pour la maison de disques Columbia la redécouvre et à 17 ans elle signe enfin son premier contrat et tourne dans des cabarets plus connus comme l'Appolo. Elle enregistre son premier disque à 20 ans et se fait des amis dans le monde sélectif du jazz. Le saxophoniste Lester Young, puis les plus grands musiciens vont l'accompagner tout au long de sa carrière. Jamais Billie ne restera sans engagements, malgré une année de prison pour détention de drogue et des compagnons violents. A croire que Billie ne peut trouver un plaisir qu'auprès d'hommes forts, bagarreurs, mais qui la frappent et la tabassent. Jimmy Monroe, un petit voyou qui se fait passer pour imprésario commence à l'initier à l'héroïne. Avant d'entrer sur scène, Billie est morte de trac et l’héroïne calme ses angoisses. Monroe l’escroque aussi joyeusement tout comme le fera un autre voyou Joe Guy qui la vole et la manipule. Puis son mari Louis Mc Kay, qui entretient deux autres femmes (ou qui est proxénète) la maintient sous sa coupe. Il tente de la sevrer d'héroïne mais Billie sait toujours où en trouver. Elle boit de plus en plus. Si elle suit des cures de désintoxications, elle arrive toujours à planquer une bouteille de cognac ou même de l’héroïne. Ses frasques alimentent la presse à scandales. Mais la Lady se relève toujours miraculeusement, enchaîne les clubs dans toute l'Amérique et aussi une tournée européenne où elle est accueillie en star. Elle est même considérée comme la meilleure chanteuse de jazz.

Billie n'a jamais pu avoir d'enfants. Il est possible que lors de séjours hospitaliers dans son adolescence, on lui ai retiré les ovaires, une pratique hélas malheureusement de mise pour les femmes noires, sous les lois Jim Crow et la ségrégation. A ce sujet, lors d'une tournée avec Count Basie et son orchestre, elle fera un esclandre et une belle bagarre générale s'en suivra. De même, elle chante « Strange Fruit » un poème de Lewis Allan mis en musique par Daniel Mendelsohn. Ce titre qui dénonce le lynchage des noirs et les exactions du Ku Klux Kan dans le sud deviendra sa chanson fétiche qu'elle chantera à chaque fin de concert avec force et conviction.

On a prêté à Lady Day beaucoup d'aventures aussi bien masculines que féminines. Vrai ou faux, en tout cas il est certain qu'elle a eu une liaison avec l'actrice Tallulah Bankead qui de par ses relations politiques évitera des ennuis judiciaires à Billie. Pourquoi ne pas avoir choisi cette voie là, puisque ses laissons féminines sont amicales et sans violence. Mais il semble que toute sa vie Billie ait voulu se punir via son corps, piqûres d'héroïne qu'elle camoufle sous des longs gants, coups de ses compagnons. Comme si ce corps, pourtant magnifique (elle et grande, sait bien s'habiller, se maquiller, avec toujours des gardénias dans les cheveux) était une erreur, un non-sens. Finalement ce n'est que sur scène que Billie est heureuse. De plus, elle compose aussi des chansons ce qui est assez rare pour une femme artiste (Lover man, Lady Sings the blues).

Si Billie Holiday n'a pas la puissance vocale d'Ella Fitzgerald ou de Sarah Vaughan (3 octaves et demi chacune), elle n'a pas non plus été formée comme ses deux consœurs à la musique, au gospel notamment. Même si elle a rempli les plus grandes salles américaines, c'est en misant sur son phrasé, sa façon d'allonger ou de modifier les tempos qu'elle conquiert son public. Et même si les dernière années de sa vie, où elle boit plusieurs litres de cognac ou de gin par jour, la rendant bouffie et amenuisant ses capacités vocales, elle reste encore auprès du public américain et de la critique musicale une très grande artiste.

Elle mourra le 17 juillet des suites d'une infection des reins et d'une congestion pulmonaire. Elle ne pesait plus que 25 kilos. Son enterrement a lieu le 21 juillet suivi par plus de 3600 personnes.

Elle aura influencé toute une jeune génération de chanteuse, comme Nina Simone, Diana Ross, Peggy Lee, Anita O'Day et un certain Franck Sinatra.

Cette biographie est extrêmement facile à lire et particulièrement documentée, l'autrice cite une partie de ses sources mais on sait qu'elle a fait un énorme travail de recherches et de consultations d'articles. Évidemment il restera toujours des zones d'ombres dans la vie à facette de cette femme qui avec un grand cœur, qui malgré les épreuves a toujours réussi à se relever, se renouveler aussi. Billie Holiday c'est la musique de l'intime, de l'âme dont on ne se lassera jamais.


Extraits

  • Si elle ne toucha pas le grand public de la même façon qu'a pu le faire Ella Fitzgerald, Billie eut toujours des aficionados dont le cercle s'agrandit encore aujourd'hui. Ceux qui écoutent Billie pour la première fois ne sont pas forcément séduits de prime abord. Sa voix ne frappe pas immédiatement par ses qualités extérieures. Son art est plus complexe, plus difficile à aborder, parce que plus ambigu. Tel le poète Paul Eluard qui "donnait à voir", la densité émotionnelle de Billie donne à ressentir. Ce n'est pas tant sa voix qu'il faut écouter que son coeur.

  • Ce qu'elle avait à partager était d'un domaine plus sombre et plus secret que ses consoeurs. Ses chansons reflètent ses bonheurs et ses désillusions, sa quête de l'amour, mais à fleur de peau. Et si elles touchent si profondément, c'est parce qu'elles expriment, d'une façon sous-jacente, la force de la sexualité qui lie une femme à un homme, la folie et la fragilité d'une relation amoureuse. Dans chaque chanson, il y a un mélange subtil de différents états d'âme. Billie n'est jamais entièrement joyeuse ou totalement amoureuse ou délaissée. Sa vérité est bien plus complexe. "Il paraît que personne ne chante comme moi le mot faim ou le mot amour, dit-elle. C'est sans doute parce que je sais ce que recouvrent ces mots." Elle a véritablement faim d'amour.

  • Combien de fois faut-il s'écraser avant d'oser dire ce qu'on pense ? Il faut être noire et pauvre pour le savoir, affirme Billie. Dans sa vie professionnelle, elle ne cherchait pas l'affrontement. Elle était arrangeante et décontractée. Il lui est arrivé plus d'une fois de se faire rouler par des patrons de clubs. Mais les insultes, l'injustice et la mauvaise foi la rendaient bagarreuse. Elle refusait qu'on lui marche sur les pieds.

  • La liberté d'improvisation autour d'un thème, l'indépendance des musiciens sont un exemple déterminant pour Billie. On avait le droit de chanter comme on voulait, du moment qu'on était bon. Le jazz était tout sauf un carcan, c'était, comme l'écrivait le critique Whitney Balliet, le son de la surprise.

  • Souvent Billie sèche l'école et court les rues avec les garçons. Les enfants insolents, bagarreurs, livrés à eux-mêmes sont les rois des petites combines et du vol à l'étalage. Mais ils se cantonnent à leur quartier. Depuis les lois Jim Crow, la ségrégation des Noirs est drastique. Interdiction de vivre dans les mêmes quartiers que les Blancs, de fréquenter les mêmes églises, hôtels, restaurants ou théâtres, de s'assoir à l'avant d'un bus ou de monter dans le même compartiment de train. Interdiction d'avoir un chien. On ne sert pas les Noirs dans la plupart des magasins.

  • Le jazz sert à oublier la pauvreté, la ségrégation, le malheur.

  • Rejetée par sa famille, délaissée par son père et sa mère, Billie est habitée par un besoin lancinant d'être acceptée.

  • Dans les grandes plantations de coton du sud des USA, on "incitait" les femmes noires à accoucher d'un enfant chaque année, afin d'assurer la future main-d’œuvre...

  • En 1923, le fastueux Cotton Club ouvre ses portes. Un cabaret au luxe exotique qui exploite la formule des grandes revues noires de Broadway : " Blanc dans la salle, Noir sur scène." Ségrégation strictement appliquée.

  • Elle a quinze ans et elle s'appellera dorénavant Billie Holiday. Elle refuse de porter, comme les esclaves et comme sa mère, le nom du maître de la plantation. Billie récuse l'humilité de Sadie, elle ne sera pas une Fagan. En s'appropriant le patronyme de son père, elle affiche sa filiation et proclame qu'elle veut être, comme lui, une musicienne.

  • Le déshonneur comme fatalité. Profil bas les filles. Eleanora a entendu ça toute son enfance. Mais elle a un tout autre caractère. La rage et le verbe haut. Et envie de chanter sans arrêt. Quand elle est gaie mais surtout quand elle se sent triste. Elle perçoit le mépris dont on l'entoure. Alors, pour se venger, elle fait enrager Tante Eva en chantant des chansons. "Mon homme ceci, mon homme cela", du blues bien trop vulgaire pour l'estimable tante.


Biographie

Sylvia Fol (soeur de deux musiciens français qui connurent un succès certain après la dernière guerre jusqu'aux années 70, le pianiste Raymond Fol et le saxophoniste Hubert Fol) passe son enfance à Tanger. Elle réalise un court-métrage et écrit pour le cinéma. Elle devient par la suite écrivain et publie trois romans aux éditions Robert Laffont.

jeudi 25 janvier 2024

Emilie ST JOHN MANDEL – la mer de la tranquilité – Rivages 2023

 

L'histoire

Un voyage dans le temps très poétique. Il commence en 1912 par l'exil forcé du jeune Edwin, aristocrate qui ne rentre pas dans le rang de la bienséance. Sur une île proche de Vancouver, il vit une mystérieuse aventure, il entend une mélodie de violons puis un bruit étrange qu'il n'identifie pas.

En 2020, Mirella, lors d'un concert entend aussi cette même étrange mélodie que l'on attribue à un compositeur contemporain quelque peu déjanté. Nous passons en 2203, ou une autrice, Olive, fait la promotion de son dernier livre, alors que la Terre a déjà installé 2 colonies sur la Lune et continue de chercher des espaces de vie dans l'Univers. Elle entend dans un taxi une chanson qu'elle ne retrouve pas malgré ses recherches. Intelligence artificielle a fait d'énormes progrès et peu de choses échappent aux humains. Elle vient d'écrire un livre tentant de retracer le passé de l'humanité, mais échoue a trouver des renseignements sur une mystérieuse île et sur ces habitants étranges au large de la Colombie Britannique. Puis nous passons à 2401 où l'humanité a conquis pas mal de planètes, et s'est installée surtout sur notre lune où deux communautés de scientifiques, et de chercheurs, écrivains ou autres artistes vivent tranquillement. Pourtant Zoey, qui appartient à l’Institut du Temps pour veiller à la cohésion de l'univers, entend elle aussi des sons étranges. Avec l'aide de son frère, ils vont tenter de remonter le temps.



Mon avis

L'un des gros succès littéraire de la rentrée est ce livre, où l'autrice s'invite dans la science-fiction. Mais ici pas de cauchemars orwelliens, juste une réflexion sur la nature humaine. Emily Mandel reprend d'ailleurs des personnages de ces derniers livres pour nous faire vivre une aventure qui ressemblerait bien à un monde parallèle.

Une théorie a émergé chez les transhumanistes de la Silicon Valley, théorie avec laquelle Emily St. John Mandel va s'amuser : Alors que vous êtes en train de lire cet article, puis que vous comptez aller vous reposer, ou préparer le repas, sortir le chien ou aller travailler, imaginez deux secondes, que vous ne soyez que le simple fruit d'une programmation informatique dans une sorte de vaste simulateur. Oui, et si nous vivions dans une simulation ? Qu'est-ce que l'existence dans ce cas ? Serait-ce si grave de vivre une pseudo vie dans une simulation si nous n'en sommes pas conscient ? « Si nous vivons dans une simulation, comment saurions-nous qu'il s'agit d'une simulation ? » Et comment vivre dans ces conditions si nous en avons l'intuition ?

L'auteure, d'une manière facétieuse, propose, pour répondre à cette question, d'éclater le monde en mille morceaux, de déchirer l'espace-temps, de croiser les histoires possibles avec grâce et poésie en une construction brillante mais sans rigueur et questionnement scientifique, car ce n'est pas son propos. Elle veut nous sensibiliser vers une quête de sens rationnel, aux dangers que peuvent prendre les progrès techniques, dans certains domaines, notamment ceux qui touchent à la morale. De même, elle se fait fine observatrice aussi des manipulations de masses, des peurs (elle revient sur la pandémie du Covid sans le citer mais qui semble aussi avoir donné au Monde un changement de perception). Ici on est plus proche d'un univers poétique, la science-fiction n'étant qu'un moyen. J'ai pensé au très beau film « la Jetée » de Chris Marker ou l'ambiance du film de Resnais « l'année dernière à Marienbad ». Les fans de livres de sci-fi pure et dure ne seront pas charmés je pense par de roman totalement atypique, plein de tendresse, et dont la fin éclaire le tout début ce qui est une jolie façon de conclure. Ici les mots et les dialogues sont totalement maîtrisés et font sens, et finalement c'est le possible futur de l'humanité que l'écrivaine canadienne effleure, un futur qu'elle aimerait doux et léger, loin des drames du monde. Finalement un très joli livre qui se lit facilement et qui nous emmène très loin, peut-être un peu sous une lune douce à peine ennuagée.

Nota : Pas la peine d'avoir lu ses romans plus anciens pour entrer dans ce nouvel opus, même si j'ai bien envie de les lire.


Extraits

  • Pour ma part, je suis convaincue que si nous nous tournons vers la fiction post-apocalyptique, ce n'est pas parce que nous sommes attirés par le désastre en soi, mais parce que nous sommes attirés par ce qui, dans notre esprit, risque fort de se produire.

  • Colonie Deux était apaisante par sa symétrie et son ordre. Parfois, cependant, l’ordre peut se révéler étouffant.

  • Jeune homme, déclara son père, nous n'avons fait qu'apporter la civilisation à ces gens... - Et pourtant, reprit Edwin, on ne peut s'empêcher de remarquer qu'ils semblent plutôt préférer la leur, en fin de compte. Leur propre civilisation, j'entends. Ils se sont très bien débrouillés sans nous pendant pas mal de temps, n'est-ce pas ? Plusieurs milliers d'années, si je ne m'abuse ?"
    "Pourquoi partons-nous du principe que ces contrées lointaines nous appartiennent ? - Parce que nous les avons gagnées, Eddie, déclara Gilbert après un bref silence. On peut supposer que les natifs d'Angleterre n'ont pas été unanimement ravis de l'arrivée de notre aïeul au vingt-deuxième degré, mais bon, l'Histoire appartient aux vainqueurs. - Guillaume le Conquérant, c'était il y a mille ans, Bert. Nous devrions quand même être capables de nous montrer un peu plus civilisés que le petit fils dément d'un pillard viking.

  • La première colonie lunaire fut construite sur les vastes plaines silencieuses de la Mer de la Tranquillité, à proximité de l'endroit où les astronautes d'Apollo 11 avaient aluni en un siècle reculé. Leur drapeau était toujours là, au loin, fragile petite statue sur la surface sans vent.
    L'immigration dans la colonie suscita un vif intérêt. La Terre était alors extrêmement surpeuplée et nombre de régions en avaient été rendues inhabitables par les inondations ou la chaleur.

  • Peut-être croyons-nous à un certain niveau que si le monde devait prendre fin et être réinventé, si quelque catastrophe inconcevable devait survenir, alors nous pourrions être réinventés, nous aussi, sous la forme de personnes meilleures, plus héroïques, plus respectables.

  • Nous ne savons toujours pas pourquoi telle personne tombe malade et pas telle autre, ni pourquoi tel patient survit tandis que tel autre meurt. La maladie nous effraie parce qu'elle est chaotique. Elle a quelque chose de terriblement arbitraire.

  • À Buenos Aires, Olive rencontra une lectrice qui tenait absolument à lui montrer son tatouage. « J’espère que vous ne trouverez pas ça bizarre », dit la femme en remontant sa manche pour révéler sur son épaule gauche une citation du livre – 'Nous savions que ça allait arriver' – tracée d’une belle écriture cursive.
    Olive en eut le souffle coupé. Ce n’était pas simplement une réplique de 'Marienbad', c’était un tatouage qui figurait dans Marienbad. Dans la seconde moitié du roman, son personnage Gaspery-Jacques avait cette phrase tatouée sur le bras gauche. Vous écrivez un livre avec un tatouage fictif et voilà que celui-ci prend corps dans la réalité ; après ça, presque tout semble possible. Elle avait déjà vu cinq tatouages semblables, mais c’était toujours aussi extraordinaire d’observer comment la fiction pouvait déteindre sur le monde et laisser une marque sur la peau de quelqu’un. – C’est incroyable, dit-elle dans un murmure. C’est incroyable de voir ce tatouage dans le monde réel. – C’est la phrase de votre livre que j’ai préférée, dit la femme. Elle est vraie dans tellement de domaines, n’est-ce pas ?

  • Si des moments qui se sont produits à des siècles différents viennent à se fondre les uns dans les autres, eh bien... d'une certaine manière, Gaspery, on peut considérer ces moments comme des fichiers corrompus.

  • Nous savions que ça allait venir mais nous avons agi de façon incohérente. Nous avons stocké des provisions - juste au cas où - mais nous avons envoyé nos enfants à lécole, parce que comment voulez-vous travailler avec les gosses à la maison ? (Nous raisonnions encore en termes d'activité professionnelle. Le plus choquant, rétrospectivement, est de voir à quel point, tous, nous étions à côté de la plaque.)

  • Cela fait un choc de se réveiller dans un monde et de se retrouver dans un autre à la tombée de la nuit, mais en réalité la situation n'est pas tellement inhabituelle. Vous vous réveillez mariée, et votre conjoint meurt dans le courant de la journée; vous vous réveillez en temps de paix, et à midi votre pays est en guerre; vous vous réveillez dans l'ignorance et, le soir venu, il est clair qu'une pandémie est déjà là.


Biographie

Née à Comox, Colombie-Britannique en 1979, Emily St. John Mandel est une romancière canadienne anglophone.

Elle passe son enfance sur l'île de Denman. Elle s'inscrit à une école de danse de Toronto, The School of Toronto Dance Theatre, puis vit un temps à Montréal, avant de s'installer à New York.
Elle est aujourd'hui mariée et vit à Brooklyn avec son mari et sa fille.

Son premier roman, "Dernière Nuit à Montréal" (Last Night in Montreal), a été finaliste du ForeWord Magazine's 2009 Book of the Year. "On ne joue pas avec la mort" (The Singer's Gun, 2010), son deuxième titre traduit en France, remporte le Prix Mystère de la critique en 2014. Son troisième roman, le premier publié au Canada, est "Les Variations Sebastian" (The Lola Quartet, 2012).
Elle publie en 2014 "Station Eleven", un roman dystopique se déroulant dans un monde post-apocalyptique après qu'un virus a ravagé la Terre.
Cela lui vaut des nominations aux PEN/Faulkner Award et Baileys Women's Prize for Fiction, ainsi que d'être finaliste du National Book Award 2014.
En savoir plus : https://fr.wikipedia.org/wiki/Emily_St._John_Mandel

Son site : https://www.emilymandel.com/