jeudi 11 juillet 2024

Irving FINKEL – Au paradis des manuscrits refusés – Poche 10/18 - 2017

 

L'histoire

Dans la paisible campagne anglaise, se niche une bibliothèque pas comme les autres : celles des manuscrits refusés par les éditeurs. Chaque jour amène son lot de livres, dont il faut vérifier qu'ils ont bien obtenus des lettres de refus, puis les restaurer ou les relier et les classer. Ici, on emprunte pas de livres, on peut les consulter pour des recherches. Toute une équipe de passionnés assez loufoques entoure l'actuel directeur. Mais même pour des manuscrits dont personne ne veut, certains s'imaginent qu'ils recèlent des trésors, et quelques incidents vont troubler le calme légendaire de cette bibliothèque décidément pas comme les autres.



Mon avis

Voici un petit livre totalement hilarant, dans le style vert iritis humour. Certes il ne s'y passe pas grand chose.

Imaginez, au cœur de la verdoyante campagne anglaise, une bibliothèque qui accueille et recense les manuscrits divers qui ont été refusés par les éditeurs. Une idée farfelue imaginée par un ancien romancier qui n'a eu qu'un seul manuscrit publié. Pour être admis à cet étrange patrimoine, il faut avoir le manuscrit et les lettres de refus. Et c'est toute l'Angleterre qui envoie des romans ou des essais inachevés. Certains sans lettre de refus, hélas condamnés au pilori.

Mais le personnel lui-même est aussi loufoque que possible. Une actrice à la gloire passée se fait embaucher pour chercher dans les refusés des idées de scénario, des voleurs pas très subtils persuadés que la bibliothèque abrite dans ces rayonnages des chef-d’œuvre, ou des aspirants écrivains en mal d'inspirations. Tout ce petit monde cohabite dans l'écriture très policée de l'auteur, qui se livre là à un joli exercice de style. Ce côté burlesque est contrebalancé par la description du monde de l'édition où hypocrisie, obséquiosité sont légion. On sent dans le récit que l'auteur prend un malin plaisir à dénoncer les comportements de certains éditeurs n'hésitant pas à blesser un auteur par un courrier ignoble ou une lettre type sans explication.

Amusant et décalé, on y retrouve quand même l'amour infini pour les livres et le plaisir de lire. Parfait pour les vacances sous le parasol.



Extraits

  • les gens disent la vérité dans leurs journaux intimes. Leur vérité, bien entendu. Et je vous pose la question : quel autre genre de littérature peut prétendre à un tel degré d’authenticité ? Pas les autobiographies, ni les déclarations de revenus ni les correspondances. Surtout pas les correspondances, bien au contraire ! « Cela fait une éternité que je voulais t’écrire » – absurde : alors, pourquoi ne pas l’avoir fait avant ? « Tu me manques » – plus qu’improbable, si on éprouve le besoin de le dire. « Je pense à toi tous les jours » – c’est rarement le cas. Selon moi, dans chaque lettre, on trouve une seule phrase sincère au milieu d’un tas d’impostures. Mais le journal intime ! C’est à ce compagnon de la nuit, compatissant, attentif et discret que l’on confie la vérité. Des confidences libératrices, tourmentées ou joyeuses, mais toujours sincères. Des paroles surgies d’outre-tombe, qui disent les peurs, les espoirs, les modestes ambitions. Tous ces mots sont assurément précieux – comment ne pas vouloir les préserver ?

  • Dîtes-moi, s’enquit Ffolke resté jusqu’alors très discret, les autobiographies sont-elles à vos yeux à ce point suspectes ? -Eh bien, beaucoup de biographies ou d’autobiographies sont rédigées directement à partir de journaux intimes, n’est-ce pas, enrichies « de mémoire » ? Alors fatalement, le produit fini se rapproche d’une œuvre plus littéraire qu’historique.

  • Parce que je sais pertinemment qu'il existe dans ce public beaucoup, beaucoup de gens, des écrivains et des auteurs, des conteurs et des poètes, qui œuvrent dans la solitude, à l'écoute de leurs muses respectives, sans le réconfort de savoir qu'au loin il existe une lumière au bout du tunnel. Nul n'a plus besoin de rédiger un testament stipulant de "brûler tous les manuscrits" !

  • Les gens acceptaient très bien l'idée d'une sorte de sélection naturelle. Mais voici ce que lui se demandait : cette fameuse sélection naturelle, lourdement biaisée depuis toujours par l'intérêt commercial, faisait-elle vraiment en sorte de révéler au public toutes les œuvres dignes de ce nom ? La réponse était assurément non.

  • La librairie se situe, selon le bref article que lui consacre le guide des bibliothèques britanniques (section R a W), à proximité d'Hereford, au sein d'une campagne riante et vallonnée, dont l'accès sera peut être plus aisé en véhicule privé motorisé. La suggestion était tout à fait pertinente. Le manque d'accessibilité a toujours été l'une des qualités les plus reconnus de l'etablissement. L'article continuait ainsi : " La bibliothèque des refusés fut fondée en 1962. Cette institution innovante poursuit depuis lors sa mission bien particulière."

  • Cher monsieur,
    En dépit des quarante-sept rudes années que je viens de passer dans l'édition, je ne parviens pas à comprendre comment quelqu'un peut oser écrire un manuscrit tel que celui que vous nous avez envoyé. C'est peu de dire que cela relève d'un scandaleux gâchis de papier dactylographié.
    Vous êtes, monsieur, un affront vivant à tous les arbres qui poussent sur cette planète.

  • Comme vous le savez tous, nous sommes ici afin de recueillir et de préserver pour la postérité les manuscrits qu'aucun éditeur n'a souhaité publier. Telle est notre mission. Dans la plupart des cas, les éléments entrants sont accompagnés de lettres de refus offrant une idée des relations de l'auteur avec les agents et les éditeurs. Parfois, il ne s'agit que d'une sélection pour donner le ton. D'autres fois, la correspondance est plus volumineuse. Le record se situe à ce jour aux alentours de deux mille lettres.

  • Les projecteurs du marketing pouvaient, il en était convaincu, transformer en succès de librairie, n'importe quel roman choisi au hasard... A renfort de chirurgie esthétique, de génie génétique et de campagne publicitaire, tout manuscrit pouvait se métamorphoser en best-seller et trouver sa place dans la folle farandole.

  • Montague Patience apporta ainsi avec lui l'idée, sans doute traditionnelle dans sa profession, qu'il vaut mieux laisser les livres en paix sur leurs étagères plutôt que de les exposer à la maltraitance des lecteurs.

  • cher monsieur,
    Notre décision spontanée de ne même pas oser toucher votre manuscrit s'apparente à un instinct de survie, tel celui qui pousse un cheval sous œillères à reculer d'une falaise surplombant un volcan en pleine éruption, ou celui qui commande à un homme étrennant de nouveaux souliers, en route pour un diner en tête à tête, à contourner automatiquement et délicatement une pile de déjections canines fumant encore sur le trottoir.

  • Le fait est qu'il ne s'était pas senti aussi bien depuis des années. Il se demanda s'il n'allait pas recommander une très légère attaque à tous ses amis. Il tapota son goutte-à-goutte affectueusement. Quoi que ce fût, c'était un bon cru.

  • J'ai toujours ressenti que l'un des aspects les plus importants de la vie moderne et civilisée est la facilitation des modes d'accès. Cela se résume essentiellement à une relation collaborative, à un développement de cette symbiose primaire qui a permis à l'homme de sortir de la boue. Je te donne accès à moi, tu me donnes accès à toi.




Biographie

Né en 1951 à Angletter, Irving Finkel est archéologue et assyriologue au British Museum, grand spécialiste de l'antique civilisation mésopotamienne. Auteur d'une thèse sur les exorcismes chez les Babyloniens.
En 2014, il découvre une tablette cunéiforme qui contenait un récit d'inondation semblable à celle de l'histoire de l'arche de Noé. Il décrira cette découverte dans son livre "The Ark before Noah".
Il est conservateur au département du Moyen-Orient du British Museum de Londres


mercredi 10 juillet 2024

Ian MANOOK – Aysuun – Editions Albin-Michel – déc 2023

 

L'histoire

1930, quelque part en Mongolie entre les premières cimes de l'Altaï et la steppe, Asyuun vit tranquille avec sa famille qui vit de la vente du lait de chèvres. Mais c'est sans compter sur la volonté de Staline d'unifier la Mongolie et de chasser les nomades. Ainsi un régiment de soldats russes dirigés par le sadique colonel Kariakine, qui tue le mari et les deux plus jeunes enfants et viole durement la petite Aysunn 12 ans et sa mère Tsyann. 25 plus tard, la jeune femme reconnaît son bourreau et décide de se venger de lui, nous entraînant aussi bien dans les recoins de l'histoire que dans un western de la taïga passionnant.


Mon avis

Après le succès de sa trilogie Yeruldelgger, l'auteur revient sur un épisode de l'histoire difficiles des Mongols, Touvans (ethnie proche nomade) peu connu. Celui de l'assimilation voulue par Staline, et les dirigeants suivants. Il s'agit de sédentariser les peuples nomades et de leur imposer la culture communiste.

En 2023, une très vieille dame de 106 ans (Aysuun) raconte sa vie à un jeune étudiant « Petit frère » comme elle l'appelle. A 12 ans, Aysunn et sa mère sont violées et laissées pour morte par le régiment du cruel colonel Kariakine. La jeune fille accouche d'un garçon dont elle ne veut pas et qui sera adopté par ce colonel viscéralement attaché aux lois communistes, même si dans les faits, il ne le respecte pas, pillant, tuant, volant les biens de nomades. Sous la protection de son chamane, un homme qui est là pour soigner grâce à sa connaissance des plantes et pour faire régner l’harmonie entre la terre-mère et le ciel-père, Aysuun vit protégée, cavalant dans la steppe ou explorant les recoins des contreforts des monts Altaï. Elle fait aussi de discrètes incursions autour du fort guerrier russe, entourée de yourtes et d'un véritable petit village touvan. Mais quand un nouveau colonel est nommé, elle reconnaît de suite son bourreau. Et n'a qu'une idée en tête : se venger pour la mort de son père, son petit frère, sa petite sœur et de son viol et celui de sa mère devenue muette et quasiment morte-vivante.

Pour cela, elle va élaborer un piège ingénieux, aidée de son petit ami Tumur, du chamane et d'une petite communauté. Mais aussi par les chevaux, ces indispensables compagnons seuls capables de parcourir la steppe et de résister aux grands froids. Mais aussi aidée par les Ours, les pires prédateurs de l'homme, sauf si on les respecte, et les loups amis des Touvans qui ne leur ont jamais fait de mal. Si on tue des yacks pour manger, on ne prélève que le nécessaire et on respecte leurs esprits. Une bien jolie philosophie de vie, aujourd'hui disparue au nom de la mondialisation et du progrès.

Parsemé des légendes et des croyances touvannes, entre poésie de cette nature complexe, faux amis et trahisons, c'est un grand roman épique que nous livre Ian Manook. Aysuun, rebelle, farouche, déterminée, et ingénieuse est de ces héroïnes que l'on ne croise pas souvent. Elle est la mère de Yeruldelgger.

Page turner à souhait, le roman mêle une réalité historique méconnue à la philosophie de vie simple et empathique d'un peuple de nomades qui se contente de l'essentiel. Certains lieux cités dans le roman existent réellement.


Extraits

  • Ne fais pas semblant, petit frère, ne retiens pas ta surprise, je sais l’âge que j’ai et le visage qui va avec. Cent six ans et la peau ridée comme une risée sur la rivière. Pas de quoi jouer au bâton blanc dans la nuit, je te l’accorde. Mais j’ai encore tout mon entendement pour te raconter chaque partie que j’ai disputée dans ma vie. Parce que la vie, petit frère, ce n’est que ça. On jette le bâton blanc dans la nuit et tout le monde court après, à l’aveugle. Quelques-uns ne cherchent qu’à le gagner aux dépens des autres, et d’autres juste à s’amuser. Certains se battent à mort pour ce bout de bois, ou s’en moquent et en profitent pour frôler l’amour. Se voler un baiser. Disparaître un instant, main dans la main, le souffle court et les joues pourpres. Ce n’est rien d’autre que ça, la vie, petit frère.

  • Il paraît qu’en Europe, en France je crois, boire son café debout est signe d’une dispute à venir, dit-il en savourant le reste de son beignet frit à la graisse de mouton. - Les hommes savent inventer tant de raisons de se quereller, répond Tsuyann sans se retourner, crois-tu vraiment qu’ils aient besoin de l’excuse d’un café debout ? - C’est une croyance. Elle doit bien avoir un sens, comme toutes celles qui régissent l’ordonnancement de nos yourtes. Peut-être pour forcer les gens à prendre le temps de partager leur café.

  • Mongols et Touvans se volent les chevaux depuis toujours. Personne ne saura jamais qui a commencé. Les deux peuples en mangent pour survivre, même si les Mongols n’en font pas commerce comme les Touvans. Les Soviétiques font la même chose. Chaque nomade doit au kolkhoze un pourcentage de son troupeau. Les chevaux qu’ils ne peuvent pas monter, ils les abattent. Sauf qu’eux le font sans aucun respect, ni de la bête, ni se son esprit, ni de son âme.

  • Son cœur n’est qu’un cheval immobile. Je prends son visage entre mes mains et pose mon nez contre sa tempe, pour la saluer à la façon des Touvans.

  • Cette tente ronde, reliant la terre mère au ciel père par la colonne sacrée du feu central, symbole de l’univers, redevient le monde tout entier à elle seule.

  • Alors agissons comme l’ont fait les Américains : débarrassons-nous de ces nomades comme ils ont exterminé leurs Indiens. Les plaines libérées de ces parasites, nous pourrons y construire et y développer de grandes métropoles comme ils l’ont fait. C’est le sens de la révolution. Urbaniser et prolétariser la steppe.

  • L’amour de Tumur est un doux et puissant tumulte. Une longue rivière aux remous profonds, une chevauchée dans le vent, des montagnes et des vallées. Il est l’ours bienheureux et chaleureux, le loup aimant et caressant, l’aigle protecteur qui t’emporte au-dessus du monde. Il est tout à la fois, autour de toi et en toi.

  • Petit frère, il n’y a rien de plus beau que des chevaux s’enivrant de leur liberté. Surtout dans une steppe sans fin et sous l’immensité du ciel nocturne. C’est autre chose que de faire des roues arrière sur son scooter dans une artère d’Oulan-Bator, non ? J’ai appris que des petits-fils de nomades faisaient ça, maintenant.

  • Ce n'est qu'un bivouac, pas un aal. Pas de yourte. Des peaux autour d'un feu. Notre terre mère comme lit immense et tout le ciel comme couverture. L'amour de Tumur est un doux et puissant tumulte. Une longue rivière aux remous profonds, une chevauchée dans le vent, des montagnes et des vallées. Il est l'ours bienheureux et chaleureux, le loup aimant et caressant, l'aigle protecteur qui t'emporte au-dessus-du monde. Il est tout à la fois, autour de toi et en toi. Il est le monde réenfanté. Je ne sais pas si les hommes peuvent ressentir ça, petit frère, cette sensation, après l'amour, d'être pleine d'une autre vie.Pas comblée au sens de savoir ses plaisirs assouvis, mais au sens d'être habitée par l'être aimé au point de vouloir le garder en soi, et le chérir dans ton ventre comme l'enfant à naître que tu voudrais qu'il devienne...

  • Du temps de nos grands empires, petit frère, du temps où nos Khans conquéraient les deux tiers du monde connu, leurs arcs et leurs flèches étaient l’instrument de leur terreur. Va savoir pourquoi, de nos jours, dans les jeux sportifs de nos naadym, la lutte et les chevaux sont l’apanage des hommes alors que le tir à l’arc est abandonné aux femmes.

  • Quel que soit le conflit, l’Union soviétique n’a jamais voulu admettre ses pertes. Regarde, c’est toujours et encore la même chose avec les Russes d’aujourd’hui. 
— L’incident de Damanski a fait plus de soixante morts ?
 — Un incident ? Les chiffres communément admis aujourd’hui sont de vingt à vingt-cinq mille morts, petit frère.

  • Les bivouacs sont des instants privilégiés, petit frère, je te l’ai déjà dit et je te le redis, parce qu’ils sont l’essence de notre vie de nomade. Des moments suspendus où tu n’es plus qu’un caillou dans l’univers. Une pierre immobile et millénaire. Sur le dos, ton corps finit par appartenir à cette terre qui te porte. Au-dessus de toi, la contemplation vertigineuse du ciel constellé d’étoiles t’aspire au-delà de toute limite. Et tu te sens appartenir à tout ça. À ce vertige. Et si tu aperçois une étoile filante, dis-toi que nos existences sont comme ça. Des petits bouts d’univers qui filent et se consument. Et disparaissent.

  • Olygbay est une fille des steppes, comme je le suis moi-même. Mais sais-tu au moins ce que cela veut dire, petit frère ? En ce temps-là, les Soviétiques avaient interdit les noms de clan et les noms de famille. Nous ne nous nommions plus que par nos prénoms. Mais la tradition voulait, malgré tout, que nous appelions grande sœur ou grand-mère toute femme plus âgée, ne serait-ce que d’un seul jour. Selon cet usage, Olygbay était ma petite sœur, même si nous n’avions jamais appartenu à la même famille ni au même clan. Seuls le destin et ses chemins sombres ont fait que nos vies se sont croisées et que nous avons partagé la même yourte, loin du kolkhoze, de la garnison et des autres nomades. Triste destin puisque Olygbay est bien plus qu’une petite sœur. Ce qui a fait d’elle une fille des steppes, c’est-à-dire une fille-mère, a emporté à jamais son désir de grandir. Son âme a dû se protéger en redevenant celle d’une enfant. Un peu trop naïve. Un peu trop innocente. Un peu trop joyeuse. Je te raconterai comment plus tard.

  • L’officier assume. Lui aussi obéit à un ordre supérieur. Il est russe, et l’armée russe a toujours usé du viol comme d’une arme de guerre. Une arme de vengeance contre tout ce qui n’est pas russe. Contre tout ce qui ose se dresser contre la Russie, impériale ou soviétique, peu importe. Contre tous ces peuples mineurs qui n’ont rien compris à la grandeur héréditaire de la Russie. Lui, il est d’un peuple élu, par Dieu ou par Staline, peu importe, mais élu. Supérieur. Il est russe, et que ces petits peuples merdiques qui refusent de l’admettre en crèvent, dans le sang du ventre de leurs femmes et de leurs filles.

  • Aucun de ces misérables culs-terreux de nomades, Mongols, Touvans, Kazakhs ou n’importe quoi, ne doit se mettre en travers des jours glorieux qu’ont décidés pour eux les pères de la révolution. Lui, il est fier et sans honte aucune de participer à la campagne de pacification ordonnée par le camarade Staline contre ces peuplades sauvages. Contre tous ceux qui se refusent à vivre en kolkhoze ou en sovkhoze selon la loi soviétique, tous ceux qui prétendent à une liberté autre que celle décrétée par l’État au nom du Peuple. Tous ceux qui croient en des dieux, des esprits ou en n’importe quelle autre « supercherie » au lieu de ne croire qu’au Parti et aux lendemains glorieux de la révolution. Ceux-là doivent être éliminés. Eux et leur passé lamentable, leur culture de breloques et de chimères. Et toute leur descendance avec.

  • Dans la steppe. Un soleil de braise empourpre déjà les sommets lointains. Des ombres bleues creusent les montagnes. Le ciel universel s'éteint et je m'allonge sur le dos pour ne plus voir que lui, dans la démesure de son immensité. Je le sens tout autour de moi, plus haut que moi, plus loin que moi, envelopper le monde tout entier jusqu'à des contrées lointaines que je ne connaîtrai jamais.

  • Bien que je n’aie fait que le penser, Gombo me répond. - Petite sœur, ce sont peut-être eux qui, par remords, t’offrent aujourd’hui cette occasion. Ou peut-être que les esprits ne sont pour rien ni dans le crime qui t’a frappée, ni dans la vengeance avec laquelle tu vas frapper en retour. Les esprits veillent essentiellement à l’harmonie entre les hommes et la nature. Je ne suis pas certain qu’ils s’intéressent à celle des hommes entre eux. Ceux-là, pauvres mortels, peuvent bien se jalouser, se combattre et se massacrer, comment compteraient-ils pour les esprits, face à l’univers qui nous survivra ?



Biographie

Né à :Meudon, le 13/08/1949, journaliste, éditeur et écrivain dont le vrai nom est Patrick Manoukian. Il a écrit sous les pseudonymes de Manook, Paul Eyghar, Ian Manook et Roy Braverman. Il signe également, avec Gérard Coquet, sous le pseudonyme collectif de Page Comann.
Grand voyageur, dès l’âge de 16 ans, il parcourt les États-Unis et le Canada, pendant 2 ans, sur 40 000 km en autostop. Après des études en droit européen et en sciences politiques à la Sorbonne, puis de journalisme à l’Institut Français de Presse, il entreprend un grand voyage en Islande et au Belize, pendant quatorze mois, puis au Brésil où il séjournera treize mois de plus.
De retour en France au milieu des années 1970, il devient journaliste indépendant et collabore à Vacances Magazine et Partir, ainsi qu’à la rubrique tourisme du Figaro. Journaliste à Télémagazine et Top Télé, il anime également des rubriques "voyage" auprès de Patrice Laffont sur Antenne 2 et de Gérard Klein sur Europe 1. Il devient ensuite rédacteur en chef des éditions Télé Guide pour lesquelles il édite, en plus de leur hebdomadaire, tous les titres jeunesse dérivés des programmes télévisés : Goldorak, Candy, Ulysse 31. Patrick Manoukian écrit en 1978 pour les éditions Beauval deux récits de voyage : "D’Islande en Belize" et "Pantanal".

En 1987, il crée deux sociétés : Manook, agence d’édition spécialisée dans la communication autour du voyage, et les Éditions de Tournon qui prolongent son activité d’éditeur pour la jeunesse (Denver, Tortues Ninja, Beverly Hill, X-Files…). De 2003 à 2011, il signe les scenarii de plusieurs bandes dessinées humoristiques. Son roman pour la jeunesse "Les Bertignac : L'homme à l’œil de diamant" (2011), obtient le Prix Gulli 2012.
En 2013, il publie un roman policier intitulé "Yeruldelgger". Les aventures du commissaire mongol éponyme lui ont valu pas moins de seize prix dont le Prix SNCF du polar 2014. Lesdites aventures se poursuivent dans "Les temps sauvages" (2015) récompensé par un nouveau prix et "La mort nomade" (2016). Son roman "Hunter" (2018) est suivi de "Crow" (2019) , deuxième titre d'une trilogie qui attend sa conclusion.

lundi 8 juillet 2024

Charlotte BRONTE – Jane Eyre – Livre de poche – édition 2014 -

 

L'histoire

Pour les plus jeunes lecteurs qui ne connaîtraient pas ce classique anglais, ce roman raconte la vie de Jane Eyre, enfant pauvre confiée à sa tante, une femme méchante et avare qui déteste la petite fille. Envoyée à 10 ans au terrible pensionnat pour jeunes filles défavorisées, elle y restera 6 ans, dont les deux derniers comme institutrice. L'instruction des ces filles, destinées à être bonnes, gouvernantes se limite à savoir écrire, compter, lire, savoir coudre et broder, voir jouer d'un instrument de musique. Jane trouve un poste de gouvernante pour éduquer la petite Adèle, enfant adoptée du maître des lieux, Édouard Rochester. Très vite une amitié se noue entre cette gouvernante exigeante et cet homme au caractère dur. Mais quand il propose à Jane de se marier, on découvre qu'il est déjà marié à une femme, folle qui vit enfermée sous bonne garde. La loi anglaise interdit la bigamie, et aussi le divorce quand la femme est atteinte de troubles mentaux. Choquée, d'autant que Rochester lui propose de devenir sa maîtresse, la jeune fille part dans la nuit, parcours des kilomètres dans la lande pour finir par être hébergée par un pasteur Saint-John et ses deux sœurs. Celui-ci lui trouve un poste d'institutrice dans le village, mais le hasard fait que Jane Eyre devient riche, suite à la mort d'un oncle qui vivait à Madère et que Saint-John est son cousin germain. Celui-ci rêve d'être missionnaire pour évangéliser le monde et demande en mariage Jane qui ne l'aime pas et qui en fine psychologue a compris que cet homme n'avait pas de tendresse ni d'affection pour elle, que sa seule passion était l’Église. Elle s’enfuit à nouveau pour retrouver Rochester, homme affaibli, car sa folle de femme a incendié le manoir et en est morte. Pour sauver ses employés, le Maître a perdu la main droite et la vue. Tout se finit bien.


Mon avis

Pourquoi relire « Jane Eyre » le grand roman de Charlotte Brontë, publié sous pseudonyme en 1856 ? Ce roman fut accueilli avec des critiques chaleureuses et fut un succès en son temps, sans doute pour l'histoire romantique et lyrique qui fait la trame du roman.

Mais, à une époque où la femme qui si elle était riche ou noble contractait un mariage arrangé avec une belle fortune à dépenser en robes, fêtes et autres. Si elle était pauvre, elle exerçait des petits métiers comme couturière, brodeuse ou simple paysanne à trimer dans les champs. La femme n'avait guère de droits à part évidement celui d'être une bonne épouse et une bonne mère. Hors contre ce diktat, Charlotte Brontë nous propose une héroïne qui n'est pas très belle, qui semble humble, qui a un grand talent pour le dessin mais qui surtout parle d'égale à égale aux hommes et notamment son employeur Monsieur Rochester. Elle seule est capable de lui rendre des services (qui sont dus à sa femme folle qui échappe parfois à la surveillance de sa gardienne) mais dont elle ignore le but. Tout comme elle ignore le premier mariage arrangé de Rochester avec une femme qui a beaucoup de vices (alcoolisme, amants, conduite indigne) et qui finit par devenir folle. Étrangement, elle n'utilise pas le terme « mon employeur » mais « mon maître » qui est un mot de domination, mais qui renforce aussi le caractère de cette jeune femme hors du commun pour l'époque. Clairvoyante, Jane a saisi le caractère sanguin mais aussi juste envers ses autres employés de celui qu'elle aime en secret. Mais plus que sa morale, son intuition fait qu'elle refuse clairement de devenir la maîtresse en titre, dans une maison que possède Rochester en France. Une maîtresse qui, quand elle vieillira ne sera plus aimée, dépendra ou pas du bon désir de son amant. Jane préfère travailler, même pour un poste d'institutrice, dans le Nord de l'Angleterre, un lieu à la nature hostile pour un faible salaire, compensé par la satisfaction de voir ses élèves progresser, et d'être appréciée dans ce village de paysans.

De même, si pour réparer ce qui lui semble un préjudice et remercier Saint-John et ses adorables sœurs, elle sépare en 4 l'héritage reçu de son oncle, un geste noble. Jane ne se soucie pas de l'argent, n'aime pas les bijoux, les choses futiles. Elle aime apprendre en lisant, et aime transférer son savoir à ces petites paysannes mal dégrossies.

De même, elle lit en Saint-John comme dans un livre ouvert. Celui-ci lui propose le mariage car il pense qu'elle sera la compagne parfaite du missionnaire qu'il se prépare à être, en voyageant dans des contrées très éloignées. Mais Saint-John n'éprouve pas de réels sentiments pour Jane, tant il est obsédé par sa passion d'évangélisateur. Et un mariage sans amour et une vie dure, la jeune femme n'en veut pas. Elle veut garder à la fois sa liberté de penser et sa liberté de vivre à sa guise. Même quand elle retrouve Rochester qui, lui non plus, n'a jamais cesser de l'aimer, c'est en égale et c'est dans un mariage où chacun trouve sa juste place qu'elle va s'épanouir.

Est-ce que le public anglais de l'époque a compris cette émancipation, toute en douceur, de la femme ? Peut-être pas. L'écriture policée de son autrice et cette belle histoire d'amour n'est que l'arbre qui masque la forêt : celui de la revendication d'être égale à l'homme. Celui de la simplicité des relations amoureuses, et d'un certain dédain de la richesse et de la frivolité et surtout sa capacité à pardonner à son infâme tante qui même sur son lit de mort ne lui adresse aucun remords sérieux.

70 ans après Jane Austin qui revendiquait aussi la dignité de la femme, Charlotte Brontë va encore plus loin, avec une héroïne sans grande beauté, mais à la redoutable analyse psychologique des êtres qui se présentent à elle. L'écriture de Miss Brontë est celle de son temps, mais le ton est juste, et il n'y a pas de superflu pour un roman qui fait quand même 750 pages. Car l'autrice sait par de subtils rebondissements captiver son lecteur. En cela, on ne peut qu'admirer la subtilité de la plus connue des écrivaines anglaises. Et un message qui mettra du temps à passer, mais qui n'est peut-être pas anodin dans le long processus de l'égalité entre les femmes et les hommes, toujours remise en question 2 siècles plus tard.


Extraits

  • Quand même je me rendrais maître de la cage, je ne pourrais pas m'emparer du bel oiseau sauvage; si je brise la fragile prison, mon outrage ne fera que rendre la liberté au captif. Je pourrais conquérir la maison, mais celle qui l'occupe s'envolerait vers le ciel, avant que je pusse me déclarer possesseur de sa demeure d'argile ! et c'est cette âme d'énergie, de vertu et de pureté que je veux, ce n'est pas seulement votre frêle enveloppe. Si vous le vouliez, vous pourriez voler librement vers moi, et venir vous abriter près de mon coeur.

  • Je ne veux pas vous voir tourmentée par les hideux souvenirs que vous rappellerait Thornfield, cette place maudite, cette tente d'Achan, ce sépulcre insolent qui montre à la lumière du ciel le fantôme d'une morte vivante, cet enfer de pierre, habité par un seul démon, pus redoutable à lui seul que toutes les légions sataniques.

  • Je vous aime et je sais que vous avez une préférence pour moi; si je me tais, ce n'est pas parce que je doute du succès; si je vous offrais mon coeur, je crois que vous l'accepteriez. Mais ce coeur a déjà été déposé sur un autel sacré; les flammes du sacrifice l'entourent, et bientôt ce ne sera plus qu'une victime consumée.

  • J'aurais voulu être faible pour éviter les nouvelles souffrances à venir; ma conscience devenait tyrannique, saisissait la passion à la gorge et lui disait avec hauteur qu'elle avait à peine trempé son pied délicat dans la fange, mais que bientôt un bras d'airain la précipiterait dans des gouffres d'agonie.

  • Il est vain de prétendre que les êtres humains doivent se satisfaire de la tranquillité; il leur faut du mouvement; et s'ils n'en trouvent pas, ils en créeront.

  • Je puis vivre seule, si le respect de moi-même et les circonstances m'y obligent; je ne veux pas vendre mon âme pour acheter le bonheur.

  • Jamais, dit-il, en grinçant des dents, jamais il n'y eut créature plus fragile et indomptable. Ce n'est qu'un roseau dans ma main ! (Et il me secoua de toute la force de ses bras.) Je pourrais la tordre entre le pouce et l'index ; mais à quoi cela me servirait-il de la ployer, de la briser, de la broyer ? Voyer ces yeux, voyez l'âme résolue, farouche, libre, qui s'y reflète, qui me défie, non seulement avec courage, mais avec un amer triomphe. Quoi que je puisse faire de sa cage, je ne puis atteindre ce sauvage et merveilleux esprit ! Si je brise, si je détruis la légère prison, mon outrage ne fera que libérer le captif. Je pourrais conquérir la demeure, mais son hôte s'évaderait vers le ciel avant même que je fusse en possession de son abri d'argile. Et c'est toi, esprit, avec ta volonté, ton énergie, ta vertu, que je veux, et non pas seulement ta fragile enveloppe. Tu pourrais de toi-même venir d'un vol léger te blottir contre mon cœur, si tu le voulais ! Saisi malgré toi, tu échapperais à mes embrassements, tu t'évanouirais, telle une essence, avant que je n'aie respiré ton parfum. Oh ! Viens, Jane, viens !

  • Les gens réservés éprouvent souvent en réalité un besoin plus grand que les gens expansifs de discuter franchement de leurs sentiments et de leurs chagrins. Le stoïque à l'air le plus austère est un être humain, après tout ; « plonger » avec hardiesse et bienveillance dans « la mer silencieuse » de leur âme, c'est souvent leur conférer le plus grand des bienfaits.

  • La vie me semble trop courte pour la passer à nourrir la haine ou à inscrire les torts des autres.

  • On ne se figure pas combien les gens froids peuvent effrayer par la glace de leurs questions. Leur colère ressemble à la chute d'une avalanche, leur mécontentement à une mer glacée qui vient de se briser.

  • La tendresse sans la raison constitue un caractère faible et impuissant, mais la raison sans la tendresse rend l'âme aigre et rude.

  • Ce n'est pas la violence qui vient le mieux à bout de la haine, ni la vengeance qui guérit le plus sûrement l'injustice.

  • On n'ignore pas que les préjugés sont particulièrement difficiles à extirper d'un cœur dont le sol n'a jamais été ameubli ni fertilisé par l'éducation ; ils y poussent, solides comme la mauvaise herbe dans les cailloux.

  • Il est temps que quelqu’un vous humanise, dis-je en séparant ses cheveux longs et épais ; car je vois que vous avez été changé en lion ou en quelque autre animal de cette espèce. Vous avez un faux air de Nabuchodonosor ; vos cheveux me rappellent les plumes de l’aigle ; mais je n’ai pas encore remarqué si vous avez laissé pousser vos ongles comme des griffes d’oiseau.

  • Tous les hommes de talent, qu'ils soient ou non sentimentaux, qu'ils soient zélotes, ambitieux ou despotes, pourvu du moins qu'ils soient sincères, ont leurs moments sublimes, où ils dominent et s'imposent.

  • Les pressentiments, les signes, les affinités sont des choses étranges qui, en se combinant, forment un mystère dont l'humanité n'a pas encore trouvé la clé.

  • je venais de me rappeler que la terre était grande et que bien des champs d'espoir, de crainte, d'émotion et d'excitation, étaient ouverts à ceux qui avaient assez de courage pour marcher en avant et chercher au milieu des périls la connaissance de la vie.

  • Je ne suis pas un oiseau et aucun filet ne me prend au piège. Je suis un être humain libre et ayant une volonté indépendante que j'exerce maintenant pour vous quitter.

  • Généralement, on croit les femmes très calmes; mais elles ont la même sensibilité que les hommes; tout comme leurs frères, elles ont besoin d'exercer leurs facultés, il leur faut l'occasion de déployer leur activité. Les femmes souffrent d'une contrainte trop rigide, d'une inertie trop absolue, exactement comme en souffriraient les hommes; et c'est étroitesse d'esprit chez leurs compagnons plus privilégiés que de déclarer qu'elles doivent se borner à faire des puddings, à tricoter des bas, à jouer du piano, à broder des sacs. Il est léger de les blâmer, de les railler, lorsqu'elles cherchent à étendre leur champ d'action ou à s'instruire plus que la coutume ne l'a jugé nécessaire à leur sexe.

  • There is no happiness like that of being loved by your fellow creatures, and feeling that your presence is an addition to their comfort.

  • Good-night, my-" He stopped, bit his lip, and abruptly left me.



Biographie

Charlotte Brontë est une romancière anglaise née à Thornton , le 21/04/1816 et décédée à Haworth , le 31/03/1855. Elle passe son enfance à Haworth, où son père, pasteur, officie. Elle perd sa mère en 1821 puis ses deux sœurs aînées, Maria et Elisabeth, de la tuberculose. Ces morts vont durablement marquer sa vie.
Elle part en pension afin de suivre des études en vue de devenir institutrice. Mais obnubilée par son besoin d'écrire, elle ne parvient pas à s'investir dans ses nouvelles fonctions d'enseignante puis de préceptrice auprès de particuliers.

Dans l'idée d'ouvrir un pensionnat, elle part avec Emily à Bruxelles pour apprendre le français. Les deux sœurs vivent chez leur mentor, M. Héger, avec lequel Charlotte entretient des relations difficiles. Elle va devenir professeure d'anglais et rester à Bruxelles après le retour de sa sœur à Haworth. Quelques années plus tard elle rentre en Angleterre.
Admirative devant les écrits d'Emily, elle la pousse à publier un recueil commun réunissant leurs poèmes sous le nom d'Ellis et Currer Bell. Son deuxième roman, "Jane Eyre", publié en 1847 sous le pseudonyme de Currer Bell, rencontre un succès considérable.

Après les décès de son frère, d'Emily en 1848 et d'Anne en 1849, elle connait une période très difficile. C'est aussi à cette époque qu'elle abandonne son anonymat et va être introduite par son éditeur dans la haute société londonnienne. En 1853, le vicaire de son père, Arthur Bell Nicholls, se déclare et la demande en mariage. M. Brontë s'y oppose violemment. Nicholls persiste. Ils se marient en 1854 et connaissent un grand bonheur conjugal. Malheureusement, Charlotte tombe malade et meurt peu après. Les causes exactes de sa mort n'ont jamais été déterminées. Il est quasiment certain qu'elle était enceinte.

lundi 1 juillet 2024

Tiffany TAVERNIER –En vérité Alice – Editions Sabine Wespieser - 2024

 

 

L'histoire

Alice, la trentaine vient d'emménager à Paris avec son petit-ami, un type qui devient de plus en plus oppressant. Alors qu'elle se sent rejetée de sa famille, Alice trouve un emploi auprès de l'association diocésaine de Paris. Elle, qui est athée, doit classer les documents multiples qui doivent être envoyés au Vatican pour décider si une personne peut-être canonisée. Épaulée par une équipe chaleureuse, Alice a bien du mal à comprendre les subtilités de l’Église. Et chez elle, cela empire. Elle doit arriver à reprendre sa vie en main, et évincer l'homme pervers qui la détruit.



Mon avis

Voilà un roman qui dépeint à merveille les ressorts d'un pervers narcissique de haut vol. Alice, trentenaire, arrive à Paris où elle ne connaît personne. Son compagnon y a trouvé un nouvel emploi, mais presse Alice d'en trouver un. La vie à Paris est chère. Alice qui n'est jamais allée au bout de ses études a du mal à trouver un emploi. Elle répond sans y croire à une annonce de l’Évêché, pour un poste où il suffit de classer tous les documents nécessaires pour permettre au Vatican de voir si une personne peut-être canonisée ou pas. Avec un jargon qu'elle ne connaît pas, elle qui n'est pas pratiquante et athée.

Centrée sur elle même, elle ne parle plus à sa mère ni à sa jeune sœur, qui réprouvent son union avec un drôle de type dont le prénom n'est jamais cité. Car elle y croit Alice, à ce grand amour, si merveilleux au début, avec cet homme qui dit avoir été battu et maltraité durant son enfance. Si loin de l'enfance d'Alice, née au Guatemala et qui adorait Ida, sa nounou, marcher pieds nus dans le sable et profiter d'une certaine liberté.

Mais très vite le comportement de son compagnon qui boit de plus en plus change. Il dénigre son travail, il lui envoie des mails tout le temps, l'accuse de le tromper. Puis il fond en excuses et redevient adorable. Jusqu'à la prochaine crise, et les crises deviennent de plus en plus violentes. Ayant déjà perdu 2 enfants, quand Alice se retrouve enceinte pour la troisième fois, elle croit que cela va ressouder cet amour. Elle n'a même pas le temps de lui annoncer la nouvelle, qu'une dispute éclate et le compagnon la frappe violemment. Elle perd son bébé. Et là commence le long processus du déclic, aidée par ses collègues de l’Évêché.

Le livre alterne l’histoire d'Alice, avec ses monologues intérieurs et la lecture de fiches de saints ou de saintes ou de personnes susceptibles de le devenir. Alice se prend de passion pour ces personnes extraordinaires. La fin nous plonge dans un univers cauchemardesque où les enfants partout dans le monde s'endorment sans se réveiller. Et si Alice avait un don, elle qui s'intéresse particulièrement à une Ida dont son association voudrait la voir reconnue comme sainte. Ida comme sa si gentille nourrice d'enfance.

Un roman totalement inattendu. D'une part par la personnalité d'Alice dont on a envie de dire « mais réveilles-toi », et puis sa relation avec une église catholique romaine chaleureuse, dépitée par les scandales des prêtres pédophiles. Ils n'essayent de pas convertir Alice, qui bien conseillée maîtrise de mieux en mieux son travail très codé, mais sont à ses côtés pour l'aider à prendre son envol.

Ce roman qui défend la cause des femmes et les féminicides pêche un peu par les atermoiements de l'héroïne qui pourrait bien être une sainte à sa façon. Combien de temps peut-on endurer les tortures psychiques puis physiques d'un homme malhonnête, violent, alcoolique ?

L'écriture est simple, et nous fait comprendre les différences (grâce aux recherches de l'autrice), le complexe procédé de canonisation très codifié, sans verser dans le prosélytisme. La fin, ouverte nous laisse juste un peu dubitatif, car on bascule soudain dans un univers dystopique.



Extraits

  • LEXIQUE
    SERVITEUR OÙ SERVANTE DE DIEU: fidèle catholique décédé(e), ayant fait preuve, tout au long de sa vie, d’une piété remarquable. (Première étape de la canonisation.)
    VÉNÉRABLE : serviteur ou servante de Dieu, décédé(e), dont l’héroïcité des vertus a été reconnue par l’Église. Aucun culte ne peut leur être rendu. (Deuxième étape de la canonisation.)
    BIENHEUREUX(SES) : serviteur ou servante de Dieu, décédé(e), ayant fait montre, tout au long de sa vie, d’une piété exemplaire et auquel (à laquelle) on peut attribuer, post mortem, au moins un miracle ou qui est mort(e) en martyre. Un culte local peut leur être rendu. (Troisième étape de la canonisation.)
    SAINTS(ES) : serviteur ou servante de Dieu, décédé(e), ayant fait montre, tout au long de sa vie, d’une piété exemplaire et auquel (à laquelle) on peut attribuer au moins deux miracles ou qui, ayant déjà un miracle à son actif, est mort(e) en martyre. Un culte public peut leur être rendu. (Quatrième et ultime étape de la canonisation.)

  • MONOLOGUE 1
    Qu’est ce qui m’a pris, aussi, de reculer dans la cuisine? Qui ne sait pas ça? Mouillés, les carreaux, ça glisse! Pourquoi n’avoir pas choisi le salon? Sur le tapis, jamais je ne serais tombée, mais non, il a fallu, une fois de plus, que je fasse le mauvais choix, et maintenant, cette médecin, à l’hôpital, en train de palper mon bras après six heures passées dans ce foutu couloir des urgences.
    « Alice Fogère, oui, vingt-neuf ans. En couple, depuis cinq ans. »
    Cette médecin, le flot ininterrompu de ses questions alors que je voudrais lui demander des nouvelles de la petite vieille arrivée en sang tout à l’heure, celle que le mec a poussée dans les escaliers du métro – pour rire à ce qu’il paraît ! –, de ses hurlements qui cognent encore dans ma tête, de ma faute, ça aussi, je veux dire, de m’être retrouvée là, dans ce couloir, au milieu de toute cette douleur. Le salon, juste sur ma droite pourtant, mais non, il a fallu que j’opte pour la cuisine et sur le carrelage tout juste lavé, paf, bien évidemment !
    « Aucun enfant, non. »
    Juste au moment où il a le plus besoin de moi. Cette attelle, à présent, que cette médecin me désigne en me parlant de luxation au coude et de trois semaines « au minimum » d’immobilisation. Je la regarde anéantie. Trois semaines ?! Mais qui va les faire, les cartons ? Parce qu’on part s’installer à Paris, nous. Voilà plus d’un mois que mon compagnon ne dort plus. Tout ça à cause de son boss, de ses collègues aussi… Cette médecin, sa voix très douce :
    « Vous dites que vous avez reculé, mais devant qui, devant quoi ? »
    N’est-elle pas là pour mon coude ? Pourquoi cette question alors, cette question lancinante à laquelle, à force, je n’ai plus envie de répondre, il m’aime si fort, nous nous aimons si fort.
    « Moins une, c’était la tête qui prenait, non ? Et là, qu’est-ce qui… »
    « Madame, je vous ai posé une question. »
    Mais comment parler de ce saccage en lui, ce saccage qui, par moments, le rend fou et qu’au lieu de fuir j’aurais dû embrasser.
    « Madame… »
    Ne devrait-elle pas plutôt courir au chevet de cette petite vieille ? Tout est si simple pourtant. Mais elle est comme eux tous. Même mes amis ont refusé de me comprendre, tous mes amis avec lesquels j’ai fini par rompre. À quoi bon fréquenter des gens méchants ? Et maintenant, elle, cette médecin, hochant la tête sans croire un traître mot de ce que je lui raconte, comme si une telle qualité d’union ne pouvait pas exister entre deux êtres, comme si elle tenait de l’impensable, jusqu’à ma mère, l’autre jour, persuadée qu’il finirait par me tuer. Il a raison là encore, elle est toxique, je vais devoir très vite me couper d’elle. Nous nous aimons si fort, pourquoi cet acharnement à démolir notre union, n’y a-t-il pas assez de désespoir dans le monde ? Pourquoi ai-je reculé aussi ? Et maintenant, mon coude qui a triplé de volume. Pour une fois que je pouvais me rendre utile. Qu’est-ce qu’il va dire pour les cartons ?

  • Dans sa minuscule cellule de bois, Martin voudrait ne plus bouger, rester jour après nuit, agenouillé dans cette union, sans plus manger ni boire, jusqu’à la fin. Partout ailleurs, le monde est si blessé. Pourquoi s’y frotter quand tout, ici, le comble de silence et de lumière ? Dieu. Se tenir là, debout, des jours entiers en prière, comme sur sa petite île de Gallinara. Souverainement seul. Parfaitement relié. Il tremble. Il rit. Des larmes d’amour ruissellent le long de ses joues et, à le voir si irradiant, on pourrait le croire fou. Il est si large de présence. Si vaste de sérénité. Il flotte à présent. Il flotte à l’intérieur de la minuscule cellule de bois qui, sous ses pieds, devient le ciel. Du fin fond de son être, Martin ne voudrait plus connaître que cela : ce seul à seul où, brisé, le cœur de l’homme s’élève jusqu’à l’ultime cercle. Mais Dieu a voulu que, par ruse, les hommes l’élèvent au rang d’évêque, lui qui, depuis sa prime enfance, ne rêve qu’à être un moinillon.

  • Dans leur maison, là-bas, il n’y avait qu’eux deux. Chaque jour, après son départ, elle partait marcher en forêt, puis elle faisait les courses et, jusqu’à son retour, elle bricolait et préparait le repas. Tout était concentré. Silencieux. Fluide. Au fil des mois, ses crises avaient diminué, il avait même repris du poids et arrêté l’alcool. Bien sûr, il y avait parfois encore des moments difficiles, particulièrement ces dernières semaines, à cause de l’arrivée de ce nouveau boss, mais, là encore, elle était parvenue à l’apaiser. Dans la casserole, le lait, soudain, déborde. D’un geste rapide, Alice éteint le feu. Avant, elle aimait la présence des gens, pourtant. Mais c’était du temps de Geoffrey. Elle est tellement plus heureuse aujourd’hui.

  • Même pas foutue de gagner ta vie.
    – Mais, c’est toi qui…
    – Merde, Alice, je ne te demande pas grand-chose, un simple merci, mais non, c’est trop pour toi. Comme si, avec ce nouveau job, je n’avais pas une pression maximale sur les épaules. »
    Alice sait qu’il a raison. Ce soir, pour la peine, elle lui concoctera son repas préféré. Quant à la suite, elle finira bien par trouver ses marques.

  • Sur le pont, ce soir, l'oiseau n'était pas là. Dommage. Alice aurait eu tant de choses à lui confier : Anne-So qu'elle n'a toujours pas osé appeler, Émilie dont le seul souvenir l'étreint, sa sœur, sa mère, Ida, ce prêtre, sa foi inébranlable... Tant de choses qu'elle aurait voulu partager, ce soir, avec le goéland. Elle se sent si stupide avec les êtres humains. Pourquoi a-t-elle autant de mal avec eux ? Parfois, elle voudrait être un oiseau. Mieux encore. Mettre au monde un oiseau. Elle en fait souvent de très beaux rêves. Debout, au milieu d'une plaine, elle berce un oisillon dans ses bras. Tout est alors si simple. Tous deux se regardent. Béats. Mais qui, dans ce monde, pour goûter ce royaume ?

  • « Vous y croyez, vous [à la vie après la mort] ? »
    Cette étincelle de surprise dans ses yeux.
    « Oui, bien sûr, pas vous, Alice?
    - Je ne sais pas, non... J'aimerais bien pourtant.
    - Ce genre de choses, vous savez, ça vient en aimant. »
    Elle lui adresse un regard étonné. Il lui sourit.
    « En aimant, oui, mais totalement. À la façon des saints, Alice. Difficile pour les petits bourgeois que nous sommes tous devenus. »
    Il soupire.
    « Dieu, c'est le risque maximal. »

  • Ce poids si lourd derrière sa tête. Au ralenti, elle lui fait signe que non. Trouver la force de se lever maintenant. Seulement, son corps s'effondre au milieu de cris qu'elle ne distingue pas, ceux des oiseaux peut-être, tant et tant de bébés tortues sur cette plage, quel âge pouvait-elle bien avoir, et Ida, sa nourrice, qui la serrait si fort, les poissons qui bondissaient, sa petite sœur qui n'existait pas encore, le feu, mais quel feu ? Tandis qu'à la surface il ne revient toujours pas, alors qu'à M., dans leur maison, à M. où sa sœur lui envoyait carte sur carte et où les deux enfants qu'elle portait... et que dans l'église là-bas, l'église où elle n'aurait jamais dû lire cette annonce et où eux tous priaient, mais qui, quel saint exactement et sur quelle plage tandis qu'Ida courait et qu'il n'existait pas, lui qui ne l'appelle plus et qu'elle réclame si fort, si fort...

  • La morale de ce récit, c'est que ce que Dieu veut, Il l'obtient, quitte à provoquer le pire des chaos pour l'obtenir.

  • Se peut-il qu'elle se soit trompé à ce point? Que jamais elle ne se sauve? Fuir oui ? Mais où ? Chez sa mère? Plutôt mourir. Non, rien ne tient. Il est sa terre d'accueil. Son seul encore possible triomphe. Rester alors? Mais jusqu'à quelle destruction ?


Biographie

Tiffany Tavernier est romancière, scénariste et assistante réalisatrice, née à Paris le 3 mai 1967. Elle est la fille de la scénariste Colo Tavernier et du réalisateur Bertrand Tavernier et la sœur du réalisateur et comédien Nils Tavernier. Sa mère la prénomme Tiffany à cause du film de Blake Edwards "Breakfast at Tiffany's". Enfant, elle apparaît dans les films de son père "L'Horloger de Saint-Paul" (1974) et "Des enfants gâtés" (1977).

À l'âge de 17 ans, elle part faire de l'humanitaire en Inde. Son premier roman, "Dans la nuit aussi le ciel" (1999), qui retrace son expérience dans les mouroirs de Calcutta, obtient le prix Gabrielle-d'Estrées 1999.
Longtemps assistante à la mise en scène, elle est scénariste pour des longs métrages et des documentaires destinés à la télévision et au cinéma. Parallèlement, elle poursuit une œuvre littéraire variée. Elle a écrit avec son mari Dominique Sampiero (1954), dont elle est aujourd'hui séparée, les scénarios de deux longs métrages réalisés par Bertrand Tavernier, "Ça commence aujourd'hui" (1999) et "Holy Lola" (2004) - dont elle a coécrit l'adaptation en roman en 2005.

En 2015, elle signe "Comme un miroir", où elle nous fait partager des bribes de son enfance. Publié en 2016, son livre "Isabelle Eberhardt : Une vie dans l’islam" est le fruit d’une rencontre heureuse entre l’auteure et le destin d’une femme fascinante.
Elle revient en 2018 avec "Roissy", le portrait d’une femme sans cesse en mouvement, sélectionné pour le Prix Femina 2018. Tiffany Tavernier vit aujourd'hui à Paris.

samedi 29 juin 2024

Joan SAMSON – Délivrez nous du bien – Editions Toussaint l'Ouverture - 2024

 

L'histoire

La famille Moore, paysans de père en fils, vit sur ses terres pas loin du village de Harlowe dans le Nord du New-Hampshire (USA). Grand-mère Ma qui a sont franc parler, cohabite avec son fils John, un homme taiseux, sa femme Mim, et leur petite fille de 4 ans Hildie. Sans être très riches, ils vivent de leurs récoltes et de leurs vaches laitières. Un jour, le sherif du village arrive accompagné d'un homme qui se prétend commissaire priseur et demande un objet pour une vente aux enchères afin d'engager un adjoint au shérif. Ils repassent la semaine suivante, puis la suivante et au fil des semaines la maison se vide de ses biens, des outils, nécessaires aux travaux agricoles, des vaches. Un projet circule même de créer des résidences secondaires de luxe notamment sur les terres des Moore. Mais quand l'exploitation va trop loin, ce n'est pas sans conséquences.


Mon avis

Il aura fallu 49 ans pour que soit traduit et sorti de l'oubli ce roman incroyable de l'écrivaine Joan Samson (1937-1976). qui pourtant fit parler de lui à sa sortie, un an avant la mort de la jeune autrice.

Il s'agit d'une histoire de spoliation, comme vous n'en n'avez jamais lu. La vie se passe tranquillement à Harlowe, village de cultivateurs et d'éleveurs. Mais c'est sans compter sur l'arrivée d'un certain Perly Dunsmore, qui se présente comme commissaire priseur et conseiller. L'homme a du charme et fait de l’œil à Mim, qui si elle se sent flattée dans un premier temps, le déteste, impuissante. Avec la complicité du shérif Gore, un homme qui ne brille pas par son intelligence, le pillage des habitants commence. Sous prétexte de vouloir doter la police locale d'adjoints, des ventes aux enchères sont organisées et les ruraux priés de donner quelque chose. Mais ce quelque chose devient de plus en plus énorme. De plus, par un étrange hasard, les récalcitrants ont des ennuis : blessures physiques ou accidents mortels. Les Moore, attachés à leurs terres se voient ainsi privés de tout : les jolis meubles hérités, les rares tapis, les vaches laitières, et vivent dans la peur qu'on leur vole leur enfant. Car, comble de l'ignominie, ce commissaire priseur qui se fait construire une maison magnifique sur la « Main Street », l'avenue principale, va mettre aux enchères des enfants : un bébé abandonné soit disant, qui est en fait le fruit de ces amours illicites avec une jeune fille de la région, et un enfant de 3 ans qui est un des derniers fils d'une famille spoliée. Les biens sont achetés par des habitants riches de Boston ou des jeunes familles cherchant une maison. Car le commissaire-priseur veut transformer Harlowe en station de vacances chic, profitant de sa situation près des montagnes, les White Mountains, prévoit des pistes de ski, et autres agréments pour les futurs acheteurs. Et bien évidemment sur les terres volées aux ruraux, qui reçoivent une maigre somme de dédommagement, quand ils ne se font pas expulsés pour des motifs idiots.

Moore qui a tout perdu, et qui voit sa famille dépérir, rongée par l'angoisse que leur jolie petite fille ne soit enlevée et vendue, reste figé dans son désespoir. Les autorités à Concord (la capitale du New Hampshire) sont inefficaces, le renvoyant de services administratifs en services administratifs. Alors il prend une grand décision au péril de sa vie. Ce geste libérateur va entraîner les habitants spoliés et permettre au village de se retrouver.

Incroyablement moderne, ce roman qui attaque de front le capitalisme effréné, la création de besoins aux dépens des autres est l'un des rares à raconter cette histoire qui s'inspire probablement de faits réels, poussés ici à l'extrême. L’écriture simple, sèche aussi de l'autrice fait monter le climat d'angoisse qui saisit la famille, la peur de la mère, la détermination de Ma a ne pas céder, et son fils qui semble plonger dans un état léthargique, jusqu'au sursaut, celui de perdre non seulement ses terres mais aussi sa fille adorée. Elle nous laisse, nous lecteurs, impuissants, tant on aurait envie de massacrer ce commissaire-priseur qui vient d'on ne sait où et qui fait main-basse sur une bourgade tranquille. Un formidable roman, où la psychologie des principaux personnages est très bien étudiée, sans aucune fausse note. Roman noir, tragique mais compensé par une fin heureuse, c'est un incontournable dans votre bibliothèque.



Extraits

  • Le feu s'élevait en un cône parfait comme suspendu à la fine volute de fumée qui montait en ligne droite vers le vaste ciel printanier. Mim et John tiraient du bois mort d'un tas près du mur de pierre et le jetaient dans les flammes, se reculant rapidement tandis que les feuilles sèches s'embrasaient dans un sifflement. Hildie, quatre ans, entendit le camion arriver avant même que leur vieux chien de berger ne dresse l'oreille. Elle trottina vers le bord du chemin et attendit fébrilement. C'était le pick-up de Gore. Il roulait à vive allure et s'enlisait profondément dans la boue en la faisant gicler de part et d'autre. John et Mim convergèrent derrière l'enfant, chacun passant en revue ce qui pouvait clocher pour que le shérif vienne jusqu'à la dernière ferme du bout de la route.

  • Il y avait la cadence discrète des horloges tictaquant les unes contre les autres - l’horloge coucou, l’horloge huit jours avec son ancolie peinte sur le verre, et l’horloge de parquet dans l’entrée. Les différents carillons et le gazouillis du coucou n’étaient plus synchronisés, et la maison était remplie de tic-tac aléatoires que les Moore entendaient à peine, un contrepoint au chant des oiseaux qui filtrait du dehors.

  • Mim, écoute-moi, dit-il en l’attirant sous les couvertures. Les choses sont ce qu’elles sont. Mais ils ne peuvent pas te prendre la chair de ta chair. Et ils ne peuvent pas prendre la terre, parce qu’on est dessus. – Des mots, John. Ca, ça ne les arrête pas. Qu’est-ce qu’ils ont fait tout cet été et cet automne ? – C’est encore l’Amérique. Ils peuvent pas. Il y a des limites. – Réfléchis. Toute la terre sous les grandes villes, c’étaient des fermes avant. Et d’une façon, je ne sais pas comment, ils ont fait partir les fermiers.

  • Les pendules parties, la vieille demeure des Moore était silencieuse, mais chaque mouvement semblait marquer un pas vers l’inexorable venue du jeudi. La liste habituelle des corvées automnales se dissolvait. Il n’y avait aucune vache à soigner, aucun dollar en trop pour acheter de la peinture, aucun outil pour couper du bois ou réparer des meubles. Même les innombrables babioles à dépoussiérer et à briquer avaient été emportées. Maintenant que le poste de télévision n’était plus là, les Moore maintenaient l’électricité coupée pour économiser de l’argent. Leurs routines prirent un rythme primaire qui aurait rapidement pu paraître commode, s’il n’avait pas été entièrement bouleversé par chaque visite du jeudi.

  • Je dis qu'on a compris foutrement trop bien depuis foutrement trop longtemps et qu'on est restés foutrement trop silencieux !

  • Souvenez-vous seulement de ceci, dit-il enfin d'une voix caverneuse qui tranchait nettement dans la confusion. Tout ce que j'ai fait, vous m'avez laissé le faire.

  • Vous êtes-vous posé la question, John, de savoir si vous étiez en position de nous empêcher d’entrer ?



Biographie

Joan Samson est une écrivaine américaine. Née à Erie en Pensylvanie le 9/9/1937 et décédée à Cambridge Massachusetts le 27/02/1976 ?
Elle a fréquenté le Wellesley College de 1955 à 1957, ses années de premier cycle étant interrompues par un mariage et son départ pour Chicago avec son mari. Elle a terminé ses études à l’Université de Chicago (B.A. 1959) et a enseigné à l’école primaire à Chicago (1959-1960). Peu de temps après, son mariage s’est achevé.

Elle a ensuite enseigné à Newton, Massachusetts (1960-1963). Elle a également enseigné à Londres, en Angleterre. C’est là, que le 27 mai 1965, elle a épousé Warren C. Carberg, Jr., administrateur de bibliothèque. Ils ont vécu quelques années en Europe avant de retourner dans le Massachusetts. Ils ont eu deux enfants, une fille et un fils.
Samson est retournée étudier à l’Université Tufts (MA 1968), a enseigné dans une école de campagne à Brookline, Massachusetts, en 1968-1969, et a travaillé comme secrétaire de rédaction pour la revue "Daedalus" de 1973 à 1975.
En 1974, elle écrit un premier livre, "Watching the New Baby". Basé sur la naissance de sa fille, c’est un récit destiné aux futurs parents qui s’apprêtent à accueillir un nouveau membre dans leur famille.
Elle décide, en 1975, bien qu’elle ne se soit jamais essayée à la fiction (l’auteur de la famille, c’est son mari, professeur de lettres), d’écrire une nouvelle d’une dizaine de pages sur l’arrivée dans un village du New Hampshire d’un étranger venu de la ville. L’idée lui serait venue d’un cauchemar. Après avoir fait lire la nouvelle à son mari, celui-ci l’encourage à en faire un roman, et c’est grâce à Pat Myrer, agent littéraire de chez McIntosh and Otis avec qui elle avait collaboré, que Joan Samson parvient rapidement à publier son texte. Le livre, "The Auctioneer" ("Délivrez-nous du bien"), parait en janvier 1976, et en peu de temps se hisse sur la liste des meilleures ventes. Joan Samson meurt le 27 février 1976, à l'age de 38 ans, d’un cancer du cerveau quelques semaines après la parution.

mercredi 26 juin 2024

Suzie YANG – Ivy – Livre de Poche - 2023

 


L'histoire

Ivy, chinoise confiée à sa grand-mère arrive aux USA, près de Boston où sont déjà installés son père, Nan sa mère et le petit dernier Austin. Le changement est rude pour cette petite fille à qui la grand-mère qui se méfie des américains a appris toutes les astuces pour voler, surtout des babioles sans intérêt. En conflit permanent avec sa mère qui exige des bonnes notes car elle veut voir sa fille rentrer dans une université, Ivy, égocentrique, inquiète du regard des autres abandonne ses études pour devenir institutrice, et décide coûte que coûte d'épouser un ami d'enfance Gideon, fils de sénateur et bel homme en plus. Mais on ne gagne rien sans un petit effort...



Mon avis

Pour son premier roman Suzie Yang a choisi de nous présenter une héroïne totalement dénuée de scrupules et de morale. Ivy est une voleuse, une menteuse, en conflit perpétuel avec sa mère. A la suite d'une bêtise, elle est envoyée en Chine, chez sa tante riche qui la couvre de cadeaux, la jeune fille qui entre temps est devenue très jolie, fait un rejet total de ses origines chinoises, et surtout est bien décidée à conquérir le cœur de Gideon, fils d »un sénateur, qui est un gros bosseur. Sa famille est riche mais on ne montre pas l'argent. La maison de vacances, restée un peu dans son jus, la simplicité avec laquelle Ivy est acceptée, la complicité immédiate avec Poppy, la mère de Gideon sont des atouts un peu trop faciles. Ivy veut le mariage et rien d'autres. Elle décide de reprendre des études d'avocate, mais l'idée de devoir travailler dur la fait renoncer. Surtout, elle renoue avec Roux, un type devenu riche grâce à la mafia locale. Mais Roux, personnage peu sympathique est fou amoureux d'Ivy, et promet de rompre son mariage en avouant aux fiancés leur liaison et le passé de voleuse et menteuse de cette fille dont il pense qu'elle lui ressemble.

Ici avec son héroïne atypique, la morale en prend pour son grade. Mais Ivy n'est pas non plus une personne qui sait maîtriser son sang-froid, pas toujours du moins. Elle vit dans l'angoisse que Gideon ne l'aime pas vraiment, et continue d'avoir des rapports difficiles avec sa famille, qui pourtant veut financer le mariage. Ivy n'a pas compris qu'à force de travail, les siens sont devenus riches et respectés. Et sont bien plus gentils avec elle qu'elle ne le pense.

Émigration, famille, rêve américain sont au cœur de ce livre, qui alterne entre humour noir, et ambiance angoissante. Ivy se rend malade physiquement, et surtout, n'a pas d'ambitions : à part devenir une parfaite maîtresse de maison, elle n'étudie pas, pique de l'argent à Roux qui laisse faire pour s'acheter fringues de luxe et maquillage. Elle est peu empathique Ivy, parfois elle nous agace à ne faire aucun choix, et pourtant elle reste aussi attachante par ses émotions.

Écriture simple, psychologie approfondie des personnages, y compris les secondaires, ce premier roman, même si il comporte un peu de longueurs et redites est amusant à lire. Parce qu'on ne croise pas tous les jours une héroïne qui joue sa vie sur un fil, qui ne comprend pas l'éducation stricte chinoise donnée par sa mère, qui veut voir ses enfants réussir et qui renie ses origines. Le titre original est « White Ivy », ce qui est assez approprié.

Bref une lecture détente, pas mal de rebondissements et une idée assez drôle du poids de la femme ballottée entre deux cultures.


Extraits

  • Elle remarqua la fossette sur sa joue droite, pareille à une virgule sur une page vierge, et se demanda pourquoi il ne cherchait pas à soigner son apparence. Il serait sans doute mignon s’il y mettait un tant soit peu du sien. S’il portait les bons habits, se faisait couper les cheveux, souriait à quelques filles, alors bim ! – transformation. Lui qui pourrait si facilement passer pour le jeune Américain-type ne faisait aucun effort dans ce sens ; alors qu’elle, qui se donnait tant de mal à parfaire ses tenues et ses manières, aurait toujours la peau jaune, les cheveux noirs et le nez épaté, son moi extérieur dissimulant le fait qu’elle était américaine ! Américaine ! Américaine ! Une telle injustice la blessait profondément.

  • Elle se sentait seule, pourtant ce n’était pas d’amitié dont elle avait envie. Filles et garçons « traînaient » à l’école, mais les choses passaient à la vitesse supérieure en dehors du collège, aux fêtes ; or Ivy n’était jamais invitée à aucune fête. Elle avait appris (en théorie) le mécanisme des jeux populaires tels que celui de la carte, de la bouteille, des sept minutes au paradis, de la pomme, du clin d’œil, ou d’action ou vérité – un grand classique – ainsi que d’autres actes qui ne relevaient pas de jeux mais de la vraie vie. Dans le vestiaire des filles, elle entendit Liza Johnson raconter que Tom Cross avait défait sa braguette et guidé la main de la jeune fille vers son entrejambe – « pendant que mon père était en train de conduire ! »

  • Même si l'une parlait roumain et l'autre chinois, Ivy remarqua l'étrange similitude entre les cris de Mme Roman et ceux de Nan, pareils à une nuée de corbeaux furieux, les consonnes abrégées et durcies par la colère. Peut-être la colère était-elle l'unique langage universel.

  • Comment donc cette modeste fille aux grands yeux en était-elle venue à voler, exactement ? De la même manière que l'eau s'infiltre dans les plus minuscules interstices entre les rochers, sa personnalité s'était façonnée en formes biscornues autour de la structure rigide de son éducation chinoise.

  • Jamais elle ne pourrait faire comprendre à cet homme simple et droit que chez une femme, les morceaux les plus fragiles étaient composés de millions de coups d'œil furtifs et de commentaires insoucieux lancés par autrui ; c'était ça l'identité.

  • C'était là le problème quand on recevait trop de bonheur à la fois. Si on n'avait pas le temps pour s'adapter, la douleur de son absence soudaine devenait insupportable.

  • Donner d’une main et prendre de l’autre. Mais pour l’instant, elle préférait taire les humeurs de sa mère, les coutumes chinoises de sa famille, ses propres larcins. Que ce soit des informations ou de l’argent, il était imprudent de donner sans rien exiger en retour. Jamais on ne pouvait les récupérer.

  • Jamais elle ne se montra trop cupide. Jamais elle ne se montra imprudente. Surtout, jamais elle ne se fit prendre. Même si on l’accusait un jour de quelque méfait, ce serait sa parole contre celle de l’accusateur. Cette idée la rassurait – et s’il y avait bien une chose dont elle s’enorgueillissait, en dehors d’être une voleuse, c’était d’être une menteuse hors pair.

  • Toutes ces héroïnes avaient une chose en commun : leur beauté. Ivy en conclut que la beauté extérieure était la fontaine d’où jaillissaient toutes les autres caractéristiques désirables – l’intelligence, le courage, la volonté, la pureté de cœur.

  • Elle apprit facilement l’anglais – elle ne se souvenait en effet pas de l’époque où elle ne comprenait pas cette langue – et devint une lectrice précoce. La minuscule bibliothèque mal entretenue de West Maplebury, administrée par une bibliothécaire à moitié sourde, servait à Nan de baby-sitter gratuite.

  • Comme nombre de parents immigrés, Nan et Shen ne voulaient qu’une chose pour leur fille : que celle-ci devienne médecin. Ivy n’avait qu’à s’écrier : « Je veux être docteur ! » pour voir le visage de ses parents s’illuminer de satisfaction, ce qui chez eux se rapprochait le plus de l’amour et qui était Tout aussi rare.

  • À cause de ces joues, on la prenait souvent pour une élève d’école primaire quand elle avait quatorze ans – inconvénient fâcheux dans tous les domaines sauf dans celui du vol, où son apparence enfantine s’avérait un camouflage fort utile.

 

 

Biographie

Susie Yang est une romancière.
Elle a émigré enfant aux États-Unis. Après un doctorat en pharmacie de l'Université Rutgers puis une carrière dans le codage informatique à San Francisco, elle a repris des études de création littéraire à Tin House et à Sackett Street.
"Ivy" ("White Ivy", 2020), son premier roman, est l’une des dernières sensations de la scène littéraire américaine. Elle réside au Royaume-Uni.

Son site : https://www.susiebooks.com/



samedi 22 juin 2024

Daniel FOHR – La vague qui vient – Editions Inculte - 2023

 

 

L'histoire

Le narrateur est un dessinateur de BD, sans succès et fauché. Il se réfugie dans sa maison sur l’île, en attendant un chauffagiste. Un peu déprimé, tout change quand Monsieur le Maire lui même lui propose de créer une fresque pour la salle des fêtes. Ce grand chantier comporte des contraintes : représenter tout ce que l'île a de beau. Du célèbre pirate Christophe Condent, qui a fini sa vie ici à une actrice célèbre lors de la nouvelle vague qui vit recluse dans une château. Chacun vu figurer sur la fresque, et sous son meilleur jour. Pour cela, notre dessinateur doit rencontrer les insulaires, et comprendre les ressorts de cette île.



Mon avis

Hilarant ce dernier livre de Daniel Forh, qui crée un anti-héros sur mesure, venu habiter la petite maison en mauvais état qu'il avait acheté des années auparavant. Cette Île (fictive) située quelque part dans l'océan Indien vit au rythme des saisons. Une côte ensoleillée et estivale d'un coté, une cote venteuse digne de la Bretagne de l'autre et 3 catégories d'habitants : les natifs, les secondaires (ceux qui ont une maison de vacances alors qu'ils viennent du continent, et les touristes qui font les beaux jours des commerçants, qui partent aussi vite qu'ils sont venus. Le maire, un brin imbu de sa petite personne, commande à notre dessinateur une fresque immense pour recouvrir la salle des fêtes, et surtout pour faire une promotion de l'île dans ce qu'elle a de merveilleux. Un ancien pirate y aurait laissé un trésor, que nul n'a jamais trouvé Une ex-actrice de la nouvelle vague y vit, recluse dans son château, juste aidée par son homme de main et que personne ne voit jamais, et tout un petit monde haut en couleur, parfaits clichés de ces braves gens, qui espèrent tous qu'ils seront magnifiés sur la fresque. Mais derrière ce monde convenu, se cachent aussi des secrets. Des histoires et aussi l'histoire de l'Art. Notre dessinateur n'est pas un Michel-Ange, mais il a envie de s'inspirer du « Jardin des délices » de Jérôme Bosch, triptyque foisonnant de détails. Pour ce qui est de Bosch on repassera mais la fresque dévoilée montrera un personnage central inattendu.

Drôle, facile à lire, il nous montre la singularité des insulaires, tous assez loufoques, et finalement coincés dans l'entres-soi, alors que l’Île est ouverte sur la mer. Hilarant. Un lecture qui fait du bien mieux qu'un anti-dépresseur !


Extraits

  • C’était une fin novembre habituelle dans l’hémisphère nord, si tant est qu’il existe encore des habitudes en la matière. Un grand vide occupait la place du ciel, une pluie horizontale rayait toutes choses. Les corps-morts dansaient sur l’eau noire et j’attendais par une nuit d’automne le traversier, en compagnie de cinq ombres, sous la lumière des deux réverbères de l’embarcadère. J’attendais, un gros sac de toile en bandoulière et une valise cabine à la main dont les roulettes usées se coinçaient à chaque tour de roues.
    Un clapot nerveux agitait l’océan comme un genou sous la table et une poussière de mer blanche volait sur la crête des vagues étêtées par le vent. La silhouette de l’Île se découpait le temps d’un éclair, noire sur le ciel blanc, tel un fantôme rétinien. Le traversier sortit de la nuit dans un gros bouillon phosphorescent. C’était une puissante vedette hollandaise en aluminium, blanche, avec un bastingage peint en rouge et, dans la cabine, quatre rangées de banquettes en plastique moulé bleues, réparties de chaque côté d’une travée qui menait à la poupe où le pont pouvait accueillir des marchandises, des bagages et des vélos par la passerelle arrière. L’été, un navire supplémentaire de taille supérieure assurait la liaison pour répondre à l’affluence touristique.

  • Ceci pour remettre en perspective le fait qu’un auteur de bandes dessinées n’est pas nécessairement quelqu’un qui n’a jamais rien su faire d’autre que de gribouiller dans les marges de ses cahiers, lieu commun qui lui colle à la peau et autorise ses lecteurs à lui taper dans le dos et à le tutoyer sous prétexte qu’ils ont l’habitude de le lire aux toilettes.
    L’échec du premier tome de La Galaxie des Mille Soleils, une saga ambitieuse, sans aucun texte, une grande œuvre purement visuelle planifiée en treize albums, m’avait plongé dans un état d’abattement profond. Trois ans de travail engloutis dans les profondeurs de l’économie du pilonnage du papier.
    L’ambition est le moteur de tout artiste, l’envie de croire qu’il est toujours possible de faire mieux, mieux que soi et mieux que les autres, d’accoucher de l’œuvre ultime et d’obtenir la reconnaissance légitime du plus grand nombre. Mais lorsque cette ambition se brise contre le mur d’une réalité contraire, elle se transforme en doute, en dépression, en suspicion, et l’idée que l’artiste se fait alors de son talent lui apparaît comme pure illusion.

  • Contrairement au rire dont sont capables le chimpanzé et même le rat dès lors qu'on les chatouille, le barbecue est le propre de l'homme. Aucun autre animal ne pratique ce rituel qui consiste à parler à quelqu'un en surveillant la cuisson de saucisse ou de côtelettes.

  • La plupart des gens croient qu'ils ne savent pas dessiner, alors qu'ils ne savent pas regarder. Les hanches sont toujours moins larges que le haut des cuisses, mais personne ne le remarque. Un regard non exercé ne voit pas la réalité, mais l'idée qu'il s'en fait. L'homme voit ce qu'il croit. Cette capacité à nier l'évidence permet d'expliquer aussi pas mal de faux pas depuis qu'il a appris à marcher.

  • Sur une image satellitaire, l’Île ressemblait à une pirogue renversée, séparée du continent par une langue de mer large de cinq kilomètres sept cent cinquante, soit deux milles nautiques, un chenal animé par un courant puissant, obligeant les voiliers qui remontaient au vent à tirer d’innombrables bords. Le fond entre l’Île et le continent était de quarante-deux mètres au plus profond et sablonneux, avec des remontées à dix mètres, conformation qui dessinait dans le chenal de larges bandes turquoise dont les images embouteillaient les réseaux sociaux. Il y faisait chaud dès le printemps jusqu’au milieu de l’automne et durant le court hiver, il pleuvait soit un peu, soit beaucoup, selon les jours, comme s’il y avait deux îles distinctes, l’une méridionale, baignée de lumière, d’air chaud, de senteurs de thym, d’eucalyptus et de pierres sèches, l’autre enveloppée de cette tristesse océanique à laquelle les gens dépressifs ou qui ont à cœur de rentabiliser leur résidence secondaire finissent par trouver un certain charme.

  • Les îles sont le refuge de de réalités parallèles et, comme dans Shutter Island, la vérité y jouit d'un droit d'asile au sens psychiatrique du terme.

  • C'est l'un des paradoxes des îles, la sensation d'indépendance y est plus forte qu'ailleurs quand la réalité de la dépendance y est souvent bien supérieure.

  • Le gant de laine et la théière chinoise en fonte sont le triomphe de l'inadéquation à leur environnement, deux pierres dans le jardin de Darwin.

  • Je marchais, pour sortir de cette apathie dépressive qui s'était emparée de moi au lendemain de la disparition de l'actrice et de l'achèvement de la fresque. La marche est le meilleur remède pour l'homme, disait Hippocrate à une époque où il s'agissait surtout de consoler ceux qui n'avaient pas les moyens de s'offrir un cheval. On dit aussi que la marche permet de réfléchir, mais les champions de marche à pied n'ont pas de choses tellement plus intéressantes à dire que les haltérophiles ou les lanceurs de javelot, voire moins.

  • Il est de rigueur de penser que les gens âgés sont plus sages et tolérants mais les guerres sont souvent déclenchées par des gens âgés à la recherche de quelque chose de stimulant qui les sorte de leur déprimant déclin et leur confirme qu'ils comptent encore pour quelque chose dans la marche du monde.

  • Désœuvrement et frustration sont les deux mamelles de la consommation.

  • C’est un étonnement constant de découvrir que des gens qui ne vous connaissent pas ont un avis sur qui vous devez fréquenter et avec quelles couleurs vous avez le droit de vous mélanger. Comme si la liberté des autres les renvoyait à l’enfermement de leur condition.

  • Je viens d’une lignée qui a produit des cavalcades d’aurochs sur les murs de grottes providentielles, sculpté les batailles de Trajan autour d’une colonne de marbre de Paros, peint les semailles de l’Égypte ancienne sur les parois de la tombe de Nakht et dessiné les trente-neuf feuillets en accordéon d’un codex maya conservé à Dresde. Mes prédécesseurs racontaient le monde en images quand l’écriture n’existait pas et que les écrivains étaient encore dans les arbres.

  • Sans réserves financières et sans perspectives d’en constituer, j’avais vendu mes quelques possessions et transformé mon appartement en temple du dépouillement, au point que j’avais finalement résolu d’en faire l’économie et décidé de m’installer sur l’Île pour une période un peu plus longue que les vacances qu’il m’arrivait d’y passer seul ou accompagné, même si un artiste ne prend jamais de vacances, comme en attestent les carnets de Léonard de Vinci où le mot n’apparaît pas.

  • J'avais préparé une allocution destinée à définir mon champ d'intervention et à rappeler les objectifs qui m'avaient été fixés, afin d'être sûr que tout le monde était sur la même ligne. Je résumai. J'étais là pour décorer la salle et « surprendre le visiteur par la représentation d'éléments caractéristiques de l'île ». Tout le monde fit oui, oui, en se regardant, comme pour s'assurer qu'il n'y avait pas de piège dans l'énoncé.


Biographie

Daniel Fohr, né en Algérie en 1956, est un écrivain français, enseignant, rédacteur, directeur de création. Après une enfance entre l’Algérie, le Vietnam, et la Corse, il passe un bac littéraire à Nantes, puis entreprend des études universitaires à Paris.
Titulaire d’un doctorat de lettres et civilisation hispano-américaines, il suit aussi les cours de Tzetan Todorov sur la question de "l’autre" à l’ENS de la rue d’Ulm.
En 1981, il part enseigner le français et l’espagnol au Venezuela à Maracaibo. De retour à Paris, en 1985, il devient concepteur-rédacteur pour l’agence TBWA. Il est à l'origine de nombreuses campagnes récompensées par des prix nationaux et internationaux.
En 2005, il est l'un des trois fondateurs et associés de l'agence M&C Saatchi GAD.
Écrivain, "Un mort par page" (Robert Laffont, 2007) est son premier roman. Daniel Fohr signe avec "La vague qui vient" (2023) son sixième roman. Il vit à Paris.

Son site : https://danielfohr.com/