mardi 9 mai 2023

DANIEL PENNAC – Terminus Malaussène – Éditions Gallimard NRF 2023 -

 


L'histoire

La suite de la saga Malaussène commencée en 1985 par Daniel Pennac. On y retrouve la famille au grand complet plus le vrai méchant « Pépère » qui espère bien se débarrasser de l'encombrante tribu. Ça kidnappe, ça fouraille, bref les rebondissements et les personnages s'accumulent au fil des pages pour notre plus grand bonheur.


Mon avis

Quel plaisir de retrouver l'écriture assez unique de Monsieur Pennac, dans un roman qui fait suite au cas Malaussène Tome 1. On y retrouve les personnages fétiches de l'auteur et des nouveaux venus, et heureusement un glossaire en fin de page nous permet de resituer les personnages qui ont bien sûr pris de l'âge. Maman Malaussène qui a eu chacun de ces 6 enfants d'un père différent, semble assagie et éprise d'une figure du banditisme et accessoirement astrophysicien.

Jamais de temps mort avec Pennac, cela s’enchaîne, entre son écriture dynamique et particulièrement amusante, des jeux de mots ou des anagrammes et ce brin de folie que l'on aime.

Mais on aime aussi Pennac pour le fond : sa fantaisie et l'ironie dédramatisent les aspects absurdes, injustes et violents d'une société somme toute désorientée. À travers une famille sous forme de tribu déjantée, l’auteur semble proposer une sorte de parade au sentiment de peur devant le « devenir » des jeunes. En effet, la peur du chômage, de la délinquance, de l'échec et de la pauvreté expliquée dans le livre Chagrin d’école par exemple, est ici déverrouillée dans la joie, l'humour et la liberté. L'auteur confesse : « [le] cosmopolitisme, chez moi, c'est presque génétique ! ». On retrouve ce cosmopolitisme dans le mélange des genres et des langues opéré par « Pépère », le chef de la bande d'escrocs. Mais notre auteur argue qu'il « ne parlerai[t] pas de métissage », car si le personnage de Pépère ajoute la soie au faubourg, il ne les mixe pas pour en faire une nouvelle identité composite : il efface leurs particularités (ethnie, religion…) en les neutralisant. Dans le milieu multiculturel de Belleville où l'auteur et ses personnages habitent, les différences culturelles semblent s'abolir. De même, la critique de la société et de ses vicissitudes est toujours bien présente dans cet opus : du capitalisme au consumérisme, du football à ses malversations, de la littérature vraie à la cupidité des éditeurs, de la cause des enfants (abusés, désocialisés, orphelins) à celle du troisième âge et à la mort exhibée , de la réflexion dans la pensée jusqu'au mensonge, etc., les chevaux de bataille de l'auteur mènent un train d'enfer à la pietà (pitié), un jeu de mots qui ridiculise tous les Lapietà et leurs anagrammes partielles.

Dans un style simple mais pertinent et grâce à des dialogues au ton enlevé et percutant, ce feuilleton dont l'auteur nous assure qu'il sera le dernier, garde un souffle qui ne s'est pas épuisé. Les portraits que dessinent les réparties et les apartés sous forme de parenthèses jubilatoires nous procurent des moments de pause dans l'action et de réflexion pour l'esprit. Un régal pour les amateurs de mots, pour le joyeux grain de folie d'un auteur qui ne semble pas vieillir.


Extraits 

  • Hadouch a sobrement résume notre histoire : -Au fond, Ben, vous avez passé votre vie à veiller sur le sommeil d´une femme qui ne se réveille que pour faire des conneries. Les conneries en question se prénomment Benjamin, Louna,Thérèse, Clara, Jérémy, Le petit et Verdun. ue notre volonté apprend que ce que nous avons fait relève de notre volonté.

  • Maman sonna le branle-bas. Elle avait des choses importantes à nous dire avant de partir. On ameuta Clara, Thérèse, Jérémy, Le Petit, Louna, Mosma, Sept et Maracuja. A quoi s'ajourèrent bien sûr Julie, Gervaise, Ludovic, Tuc, Manin, et Théo, brus et gendres homologués. Hadouch, Mo le Mossi, Simon le Kabyle, Alceste et Titus se joignirent en qualité de famille élective. La petite vingtaine habituelle.

  • Bref, en remontant me coucher j'ai vu C'Est Un Ange qui faisait la lecture à maman. Sept est un lecteur-né. Sa voix tranquille fait de chaque mot une évidence révélée, au sens photographique du terme. Quand Sept lit, n'importe quel texte devient "visible". Assister à une lecture de C'Est Un Ange c'est s'offrir un billet d'entrée dans la tête de l'auteur. On y voit l'émotion se muer en intention, l'intention s'élaborer en pensée, la pensée fleurir en phrases, les phrases s'égrener en mots, dont certains, mais pas n'importe lesquels, s'offrent des floraisons spectaculaires.

  • S'attribuer les résultats des autres, expliquait Titus, c'est le secret des carrières bien menées. Il y faut juste une musculature adaptée à l'ascension des voies hiérarchiques. C'est comme ça que les pires avalent les échelons, depuis toujours, et il n'est pas rare de trouver le plus con au sommet, uniquement pour avoir développé cette faculté morpionneuse: grimper.

  • Il fait beau, il fait beau… C’est comme l’autre,là, à Paris , avec ses plages…Bronzer toute l’année. Soit-disant pour dépolluer la capitale. Des plages sur les bords de la Seine… Qui est-ce qui l’a décroché ce marché de gisants ? J’aimerais bien le savoir…

  • Mes frères et mes sœurs sont ce qu’ils sont depuis toujours, on ne les influence pas, ni moi ni quiconque, un peu comme les personnages des romans dont nous tournons la dernière page et pour qui, quels qu’aient été nos craintes et nos espoirs, nous n’avons rien pu faire.

  • Ne vous préoccupez pas de ce qu’ils disent, puisqu’ils mentent, mais de la façon dont ils le disent. Analysez leur style – leur style, vous m’entendez ? – comme si vous étiez leurs profs.

  • Une seule bouchée et la femme de votre vie se retrouve à vos côtés. D’où la sérénité qui rend possible l’analyse des faits.

  • Quand Sept lit, n’importe quel texte devient visible. Assister à une lecture de C’est Un Ange c’est s’offrir un billet d’entrée dans la tête de l’auteur. On n’y voit l’émotion se muer en intention, l’intention s’élaborer en pensée, la pensée fleurir en phrases, les phrases s’égrener en mots, dont certains, mais pas n’importe lesquels, s’offrent des floraisons spectaculaires.

  • On en apprend chaque fois un peu plus avec Pépère. Pourtant, on n’a pas l’impression d’apprendre. Il fait réfléchir, quoi. On avance en réflexion. Un peu plus loin chaque jour.

  • Depuis quand l’explétif « en fait » est-il devenu la ponctuation du menteur ?

  • Il ne faut jamais profiter du sommeil des aimés pour retourner vivre tout de suite. Attendre un peu. Le temps qu'il faut. Mon seul principe éducatif.

  • Apparemment, c’est un des bons trucs de la vie : fabriquer du bonheur sans que personne n’en sache rien…

Biographie

Né en 1944 à Casablanca (Maroc) Daniel Pennacchioni, dit Daniel Pennac, est un écrivain français. Il travailla comme chauffeur de taxi et illustrateur, avant de devenir en 1969 professeur de littérature de secondaire d'abord au collège Saint-Paul à Soissons, puis à Nice, et enfin à Paris. Il y enseigna notamment au lycée privé Paul-Claudel d'Hulst.

Son premier livre, écrit en 1973 après son service militaire, est un pamphlet qui s'attaque aux grands mythes constituant l'essentiel du service national, "Le service militaire au service de qui ?". Il devient alors Daniel Pennac, changeant son nom pour ne pas porter préjudice à son père.
En 1979, il fait un séjour de deux ans au Brésil, qui sera la source d'un roman publié vingt-trois ans plus tard : "Le Dictateur et le hamac" (2003). Dans la Série Noire, il publie en 1985, "Au bonheur des ogres", premier volet de la série des Malaussène, une série de polars humoristiques. Il diversifie son public avec une tétralogie pour les enfants, "Kamo" (1992) mettant en scène des héros proches de l'univers enfantin, préoccupés par l'école et l'amitié.

À ces fictions s'ajoutent d'autres types d'ouvrages : un essai sur la lecture, "Comme un roman" (1992), deux ouvrages en collaboration avec le photographe Robert Doisneau et "La débauche", une bande dessinée, avec Jacques Tardi (2000). "Chagrin d'école", un livre tenant de l'essai et de l'autobiographie publié en octobre 2007 aux éditions Gallimard, a reçu le prix Renaudot la même année. Avec "Mon frère" (2018), hymne à l'amour pour son aîné disparu, Daniel Pennac livre un poignant récit intime.
Daniel Pennac a écrit ou coécrit plusieurs scénarios pour le cinéma ou la télévision, parfois en adaptant ses propres livres. Il vit à Paris avec sa seconde femme, l'écrivaine Véronique M. Le Normand.

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Sur la saga Malaussène



JURICA PAVICIC – La femme du deuxième étage – Éditions Agulo 2022

 

L'histoire

Bruna est à quelques semaines de sa libération de prison pour le meurtre de sa belle-mère Anka. Elle se remémore les circonstances qui l'ont menées là, les mauvais choix de vie, et son destin étrange.


Mon avis

On classe étrangement Jurica Pavicic dans la catégories d'auteurs de polars. Pour moi ce ne sont pas des polars mais une étude de la société croate minutieuse. Ce roman publié en 2015 en Croatie vient d'être traduit par les éditions Aguilo après le succès mondial de « L'eau rouge » que l'on a aussi classé comme polar.

Ici, d'emblée de jeu nous connaissons les faits. Bruna purge une peine de 13 ans pour avoir assassiné sa belle-mère en l'empoisonnant petit à petit. Mais c'est ce qui a motivé son geste qui intéresse l'auteur.

Bruna, femme banale qui vit encore chez sa mère et y travaille comme comptable tombe follement amoureuse de Frane, un beau marin rencontré en boite de nuit. L'idylle semble partie sous de bons auspices. Et même si elle a quelques réticences, elle épouse finalement celui qu'elle aime. Mais les choses se gâtent quand le couple s'installe au deuxième étage de la maison de la mère de Frane, la terrible Anka. Cette vieille femme imposante, mesquine va transformer la vie de Bruna en enfer. Rien n'est jamais assez bien fait pour cette belle-mère qui cuisine des repas lourds et indigestes, fait trimer sa bru dans le jardin, n'utilise pas le lave-linge par souci d'économies. Bruna ne peut pas se confier à son mari qui est en adoration devant sa mère. Bruna ne peut pas se confier non plus à sa propre mère, trop préoccupée par sa petite personne, et qui a déjà utilisé l'ancienne chambre de Bruna pour stocker tenues, et objets divers. Et puis un jour, Anka fait un avc qui la rend hémiplégique. Frane refuse de placer sa mère dans un établissement spécialisée, sa sœur vit à Zagreb et est trop prise par son travail. De plus une crise économique oblige Frane a embaucher sur un cargo qui fait le tour du monde, en transportant des armes, du pétrole et la vie à bord n'est plus celle qu'il a connu. Alors Bruna est toute désignée pour s'occuper d'une femme impotente, lourde, qui ne parle presque plus, mais dont il faut s'occuper de la toilettes, des repas, de vider le bassin. Bruna de son coté à un surcroît de travail qu'elle accepte pour ne pas se faire licencier. En rangeant la remise, elle trouve une boite de mort-aux-rats et petit à petit elle se met à empoisonner les repas de cette belle-mère, sans réfléchir, ni à une possibilité d'autopsie, ni à masquer ses empreintes ou effacer l'historique de recherche de son ordinateur. Comme si au fond d'elle-même, elle voulait aller en prison, elle ne se défend pas à son procès, et comble de l'ironie, elle est affectée aux cuisines de la prison pour femme. Elle ne reçoit que peu de visites, sa mère qui songe à se remarier et à vendre l'appartement, ou sa meilleure amie qui vient une fois par an et qui elle aussi connaît des déboires conjugaux.

A travers le portrait de cette femme, c'est la situation des femmes croates, ces femmes du peuple, mariées trop jeunes et trop vite, avec des maris capricieux ou des belles-familles infernales qui n'acceptent pas l'étrangère, sauf si elle se soumet aux règles imposées.

Avec son écriture limpide, sans fioritures, Pavicic ausculte la société croate, qui s'ouvre au tourisme de masse, mais ne change pas profondément ses mœurs. Pas de porte de sortie heureuse pour Bruna qui est pourtant un personnage complexe et attachant. Bruna avait-elle un autre choix ? Partir et divorcer pour jeter sur elle l’opprobre sociale ? S'ouvrir à sa mère coûte que coûte ?

Ce petit roman confirme ce que l'on savait déjà : Jurica Pavicic est un très grand auteur, qui maîtrise parfaitement son sujet, son écriture retenue, et quelques traits poétiques comme apercevoir un ciel la nuit ou un bout de ciel de la cellule de la si solitaire Bruna.


Extraits 

  • C'est vrai. Tout aurait été différent si elles n'étaient pas allées ce jour-là à l'anniversaire de Zorana. Si Suzana ce jour-là n'avait pas téléphoné pour lui proposer de l'accompagner, elle n'aurait jamais connu Frane. Si, comme elle l'avait prévu, elle était restée à la maison emmitouflée dans les couvertures, jamais de toute sa vie elle n'aurait rencontré Anka Sarié. Elle aurait avalé une aspirine et regardé Spiderman à la télévision, et Mme Sarié et elle n'auraient été que deux individus parmi la centaine de milliers d'habitants vivant dans la même chacun dans son rayon de ruche. Si elles s'étaient croisées, ça n'aurait été qu'incidemment, par hasard, dans un bus ou dans une queue à la caisse. Le regard de Bruna n'aurait noté qu'en passant ses hanches larges, ses cheveux courts et son visage anguleux. Ce visage se serait fondu dans le nerf optique, il se serait perdu dans un segment du cerveau, dans la banque de données infinies des visages sans importance qu'on voit et qu'on oublie aussitôt. Anka et elle se seraient côtoyées sans y prêter attention et auraient disparu dans l'anonymat.

  • Les connaissances de Bruna en matière de police se résumaient à quelques films de détective qu'elle avait vus sans y prêter attention. De cette expérience lacunaire, elle savait que les inspecteurs se mettaient à deux pour interroger les suspects. Pendant que l'un faisait dans l'injure et la menace, l'autre vous apportait un verre d'eau et vous encourageait à vous confier à lui. Il y avait le méchant et le bon policier, c'était le cliché.

  • Frane avait l'air différent. Il avait changé en quatre ans. Bizarrement, Bruna lui trouvait pour la première fois un air de marin. Il s'était laissé pousser une petite barbe brune, ses cheveux étaient un peu plus courts et peignés vers le haut. Il avait maigri. Il paraissait plus âgé, plus ténébreux, comme un Corto Maltese fatigué ou un jeune capitaine Haddock parcourant le monde avec la totalité de son bien ramassée dans un sac de toile.

  • Elle regardait la mer sombre et froide, ces longues guirlandes d'immeubles socialistes dominant la mer, ces milliers d'alvéoles illuminées où tout un tas de gens vivaient leur vie. Elle regardait ces milliers de points comme des lucioles et pensait à la vie qu'elle-même menait, à la vie qu'elle désirait et à l'avenir qui l'attendait.

  • Le monde n’est qu’une suite rectiligne de dominos mettant à bas d’autres dominos, eux-mêmes abattant les suivants, sans autre alternative.

  • Elle contemplait ce spectacle étincelant, trépidant, à l'écoute des vies parallèles se déroulant à ses pieds : la rumeur des voitures, le son des téléviseurs, le fracas de la ferraille dans le port, le grincement des locomotives de manoeuvre dans la gare de triage.

  • Elle nous raconte la seule vérité qui vaille: elle nous dit de quelle manière finissent les ambitions humaines. Comment les gens, les villages , les îles, les peuples échafaudent des plans et des projets immenses, comment ils commencent à construire des façades fabuleuses, et de tout cela il ne reste que des façades.

  • Depuis qu’elle est en prison, elle pense rarement à sa propre vie. Elle refuse de réfléchir à l’après. Elle refuse de faire des plans, elle a eu sa dose de plans pour toute une vie, elle a payé assez cher ceux qu’elle a échafaudés jusqu’à présent. Mais Bruna sait qu’un jour elle va sortir d’ici. Et quand elle pense à cette évidence, c’est toujours dans cet appartement qu’elle se voit.

  • Et quand elle se souvient de cette soirée, Bruna le sait: elle a eu sa chance. Elle a eu l'occasion de dire non. Ele aurait pu fermer le robinet, se retourner, fixer Frane dans les yeux et lui dire : « Ça, je ne peux pas. Cest trop pour moi. » Mais ce soir-là, quand elle aurait pu, elle ne l'a pas fait. Dans tout ce qui était arrivé jusque-là et dans tout ce qui allait suivre, voilà sa seule faute à elle. Ce soir où elle aurait pu dire, elle n'a rien dit.

  • Et en imaginant ces intrus informes et fantomatiques, Bruna se sent soudain blessée. C’est comme si son espace privé était attaqué, comme si des barbares venaient souiller son innocence et son intimité.

  • Durant tout ce temps, Bruna observa ce nouvel homme sec qu’elle avait face à elle, un homme au regard fatigué derrière des cernes sombres. Elle attendait qu’ils soient seuls, qu’après tous ces mois elle puisse enfin épancher ses peines. Au lieu de cela, c’est Frane qui commença à se lamenter.

  • Cette relation charnelle, cette moiteur, cette respiration lente et profonde : c’est la dernière chose qui soit demeurée, quand tout entre eux s’est éteint. Bruna se demande parfois s’il ne vaudrait pas mieux qu’il en soit autrement.

  • Aujourd’hui nous savons que le libre arbitre n’existe pas, disait-il. Il n’y a pas un homoncule dans notre cortex cérébral qui nous dicte ce que nous allons faire. Nous commençons par faire quelque chose, et c’est ensuite – une minuscule fraction de seconde plus tard – que notre volonté apprend que ce que nous avons fait relève de notre volonté.


Biographie

Jurica Pavičić (né le 2 novembre 1965 à Split ) est un écrivain, chroniqueur et critique de cinéma croate. Ses romans et recueils de nouvelles ont été traduits en anglais, allemand, italien et bulgare.
Sorti chez Agullo en 2021, son roman L'Eau rouge a obtenu le Prix Le Point du polar européen 2021 à Quai du Polar.
Titulaire d'un master en administration des affaires (MBA) de Handelshögskolan i Stockholm, une école de commerce, elle fonde la maison d'éditions Storyside, spécialisée dans le livre audio. Elle y cumule les fonctions de directrice du marketing et de directrice générale, puis dirige une société de conseil.

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lundi 8 mai 2023

CAMILLA GREBE – le jour de ma disparition – Livre de poche 2019


 

L'histoire

A Ormberg, village de suède déserté par les entreprises, un corps de fillette a été découvert 8 ans auparavant sans jamais avoir été identifié. En 2017, la police suédoise décide de rouvrir les affaires non résolues, les fameux cold-case, Malin qui a fait partie de la bande de jeunes qui ont découvert le cadavre est devenue policière et travaille près de Stockholm. Mais comme elle est native d'Ormberg, elle est affectée à l'enquête avec les policiers chevronnés dont Hanne et Peter. Mais l'enquête devient complexe quand l'un des policier est porté disparu et qu'un autre cadavre est retrouvé. Malin va alors découvrir des secrets familiaux bien enfouis.


Mon avis

Camilla Grebe fait partie des autrices de polars suédois à la mode depuis la parution de son premier livre, et caracole au top des ventes dans son pays et en Europe.

Ce deuxième roman salué par la critique est un gros pavé de 425 pages dont l'intrigue se situe dans le village fictif d'Ormberg est situé en sudermanie, au sud-est de Stockholm. C'est une région couverte de forêts et en ce novembre glacial, la nuit tombe à 17h et il neige déjà.

Ormberg est un hameau, où vivent encore quelques familles. Les florissantes industries métallurgiques et textiles ont fermé, beaucoup d'habitants sont partis, sauf les natifs qui restent attachés à leur ville où il n'y a rien à faire. Parmi ceux qui restent, la mère de Malin, quelques familles qui vivent de petits boulots, et les quelques adolescents sont scolarisés à 60 km de là, dans la ville la plus proche. C'est le cas de Jake Olsson, un gringalet d'à peine 15 ans qui cache un terrible secret : il ne se sent pas heureux dans son corps de garçons, et quand il n'y a personne chez lui il se maquille, porte les habits de mère défunte et va se promener dans les bois. C'est comme cela qu'il sauve Hanne, l'une des enquêtrices, réputée la meilleure profileuse de la police, mais Hanne, la soixantaine, est atteinte de troubles de mémoires de plus en plus fréquent. Jake récupère le carnet où Hanne note tout, pour ne pas oublier et découvre la vie de cette femme, en froid avec son mari qui veut la placer en maison spécialisée, ce qu'elle redoute le plus. Avant de comprendre que le carnet est relié à l'enquête, Jake le garde et le lit dès qu'il peut en secret.

Malin de son coté déteste ce village où elle est née. Elle doit se marier avec un jeune homme ayant une bonne situation à Stockholm au grand dam de sa mère qui aimerait la garder près d'elle. Elle n'aime pas non plus sa tante Margareta, femme à poigne qui se mêle un peu trop de la vie des autres. De plus, sans se prétendre raciste, Malin explique aux enquêteurs dubitatifs que la police n'est pas la bienvenue et qu'un climat de méfiance règne dans ce hameau. Depuis une quinzaine d'année, un centre de réfugiés pour émigrés a été ouvert. Un centre propre, bien entretenu, où les bénéficiaire reçoivent une petite somme d'argent, de l'instruction pour apprendre le suédois et un métier alors que les locaux n'ont le droit à rien et doivent se battre ne serait-ce que pour le déneigement des principales routes. Ainsi Camilla Grebe fait la démonstration d'une des sources du racisme de base, le racisme social. Un refrain que l'on entend partout, que cela soit en Suède ou ailleurs. Les migrants ont droit à des aides et pas nous et d'ailleurs l'autrice explique qu'elle a écrit le roman dans ce sens, pour une prise de conscience. Comme rétorque Andréas, un autre policier à Malin « cela pourrait être toi, celle qui a fui la guerre et la famine ». D'autant que l'enquête démontre que la fillette morte puis sa mère étaient des femmes bosniaques qui avaient fui les massacres en Bosnie. Seule la tante âgée de la mère est restée vivre en Suède et n'ayant pas eu de nouvelles de sa sœur, elle a pensé qu'elle était retournée en Bosnie ou décédée.

Alternativement nous suivons Jake qui se prend de sympathie pour Hanne et qui finalement va résoudre l'enquête, tout en se posant toujours des questions sur ce qu'il est, certainement pas comme les hommes de la région qui se soûlent, battent leurs femmes, ne cherchent pas à se cultiver ou chercher une formation.

Si la démonstration de la montée du racisme est le point principal du roman, il est quand même un peu noyé sous une enquête un peu longue, la retranscription du journal d'Hanne en intégralité (autre thème abordé, celui de la mémoire qui part) et sur les questionnements de Jake à savoir le transgenre dont le mot n'est jamais prononcé ni approfondi. Ces trois thèmes se mélangent et finalement brouillent un peu le message initial de Camille Grebe.

C'est dommage tout comme les redites (d'un autre coté, il ne faut pas perdre le lecteur avec pas de personnages qui se greffent au fil de l'intrigue. Quant à la fin, elle respecte le thème initial mais je n'en dit pas plus. Il semble surtout que l'autrice est joué sur la mémoire individuelle qui s'en va et sur la mémoire collective qui reste (la nostalgie du passé florissant de la ville, la défiance et même la haine de ces étrangers venus d'un pays lointain dont les habitants ignorent absolument l'histoire.

Bref cela se lit facilement, on retient aussi l'ambiance de noirceur qui hante le village, le noir de la nuit, la neige qui semble noire dans l'obscurité des forêts, le froid qui s'infiltre partout et en cela le travail d'écriture est bien fait.


Extraits 

  • N’est ce pas le propre des idées noires ? Elles ne se voient pas de l’extérieur, elles n’existent qu’en nous, dans ce cagibi obscur, fermé par une lourde porte, qui peut contenir à la fois des pulsions suicidaires et le mal qui me ronge. Ce doit être là que mon père a rangé le souvenir de ma mère.

  • La première fois que Max est venu à Ormberg, j’ai eu honte – et honte d’avoir honte. L’agacement que j’éprouve parfois vis-à-vis de ma mère ne m’empêche pas de l’aimer, et ni Ormberg ni mon enfance ne devraient susciter chez moi pareil embarras. Pourtant, mon village représente tout ce que je rejette : campagne, chômage, vieillissement ; bâtiments en ruine, jardins souillés de carcasses de voitures et de baignoires rouillées qui servaient jadis d’abreuvoirs aux vaches ; et par-dessus tout, ces gens qui s’accrochent désespérément au passé. J’ai tellement plus d’ambition.

  • Oui, mais ici, ça fait des générations que ça dure ! Avant la crise du textile et la faillite de Brogren, il y avait une scierie et une usine métallurgique. Maintenant, il n’y a rien. Rien du tout. Les gens se sentent abandonnés. Normal que ça les agace de voir les demandeurs d’asile arriver et se faire tout servir sur un plateau d’argent : du personnel arabophone au centre de soin de Vingåker, des créneaux horaires spéciaux pour les femmes à la piscine.

  • Elle possède une beauté naturelle, à l’instar de beaucoup de jeunes filles. Une grâce dont elles n’ont même pas conscience. Avant que la vie et les années ne les rattrapent.

  • Je ne crains pas la mort, je crains de me perdre. C’est pourquoi ce journal revêt une telle importance. Pour retracer ma vie, mais aussi pour me rappeler qui je suis. J’existe. Pour quelque temps du moins.

  • Premièrement : je suis allée aux toilettes et je n'ai pas reconnu mon propre reflet. Prise de panique, il m'a fallu plusieurs minutes avant de me calmer. Je sais que ma maladie affecte ma mémoire des physionomies. J'ai du mal à reconnaître les gens. Mais MOI-MÊME ?

  • Huit mille hommes et garçons ont été assassinés au cours du massacre de Srebrenica. Ils ont été séparés de leur famille, embarqués et exécutés comme du bétail. Et le monde n’a pas levé le petit doigt. Huit mille ! Les hommes sont malades. Et ça ne prend jamais fin. Le mal nourrit le mal.

  • je prends conscience que plus aucun fantôme ou zombie au monde ne peut m'effrayer. Tout ce qui me glaçait le sang a perdu son pouvoir sur moi : les cadavres gluants, les démons, les morts-vivants carnassiers. Les tueurs armés de hache ou de tronçonneuse, les extraterrestres prêts à conquérir le monde qui engloutissent des cervelles humaines comme du pop-corn. La réalité est bien plus sordide.

  • Ici toute douilletterie est bannie. Vous n'avez pas le droit de vous plaindre du village ou de suggérer que vous aimeriez vivre ailleurs, par exemple à Stockholm, surtout pas à Stockholm. Si cette pensée a le malheur de vous traverser, gardez-la pour vous à moins que vous ne vouliez vous retrouver exclu de la communauté aussi vite et inexorablement que les estivants qui disparaissent au mois d'août.

  • La fillette n’a jamais été identifiée, bien qu’on ait relevé son ADN au niveau du fémur et que les journaux et la télévision aient relayé l’information. Les médias l’avaient baptisée la « fille d’Ormberg ». Le fait qu’un enfant disparaisse sans manquer à personne me fend le cœur.

  • Quasiment toute ma famille a péri pendant la guerre et je suis allée reconnaître presque tous les corps. J'ai étreint la dépouille de mon mari à Tuzla, j'ai enterré mon frère à Srebrenica, je me suis rendue aux charniers de Kamenica, au stade de Nova Kasaba où un millier d'hommes et de jeunes garçons étaient enfermés avant leur exécution. On doit savoir, c'est comme ça que ça marche. Quand on a été dépossédé de tout le reste, la connaissance est la seule chose qui nous aide à aller de l'avant. Vous comprenez ?

  • Retourner chez ma mère était vraiment une piètre idée – quand on est adulte, on ne doit pas vivre chez ses parents. Je ne comprends pas comment Margareta et Magnus se supportent. Mon cousin aurait dû quitter le nid il y a vingt-cinq ans. Mais Margareta n’a personne d’autre. Magnus non plus. La solitude est manifestement un ciment plus fort que l’amour.

  • J'ai beau éprouver de la mélancolie, je sais que c'est la bonne décision : je dois mettre les voiles – je l'ai toujours su, je crois. Non que mon enfance fût malheureuse – j'avais une foultitude d'amis et des parents qui n'étaient ni meilleurs ni moins bons que d'autres. Or, il y a quelque chose dans ce village que je ne supporte pas. Comme si l'air était poisseux, irrespirable ; comme si les forêts m'observaient ; comme si tous les misérables individus incapables de s'extirper d'ici s'évertuaient à me retenir.

  • Des générations d'Inuits y ont vécu sans laisser de traces, à la différence de nous, les hommes modernes, qui ne laissons dans notre sillage que dévastation.

  • J'adore me balader seul dans la forêt-et plus encore quand je porte les vêtements de ma mère. Je m'imagine à Katerineholm, en chemin vers un bar ou un restaurant. Un vœux pieux, bien sûr.

  • Dans la Bible , il est écrit qu'on doit aimer son prochain comme soi-même, ce qui signife qu'on n'a pas le droit de blesser ou de tuer un autre être humain - c'est ce que nous a expliqué notre professeur . Or, d'après Saga, les chrétiens auraient massacré plus de personnes au nom de Dieu que les musulmans.Pour elle, ce sont les religions qui sont dangereuses .Il ne faut jamais se soumettre à une foi - elle fait de nous son esclave .

  • Ça aurait pu être toi... Tu aurais pu être celle qui fuit la guerre et la famine.



Biographie

Née en 1968 à Älvsjö , Camilla Grebe est une romancière suédoise. Titulaire d'un master en administration des affaires (MBA) de Handelshögskolan i Stockholm, une école de commerce, elle fonde la maison d'éditions Storyside, spécialisée dans le livre audio. Elle y cumule les fonctions de directrice du marketing et de directrice générale, puis dirige une société de conseil.

En 2009, elle écrit, en collaboration avec sa sœur Åsa Träff (1970), psychiatre spécialisée dans les troubles neuropsychiatriques et de l'anxiété, "Ça aurait pu être le paradis" ("Någon sorts frid"), un roman policier qui se déroule dans le milieu des cliniques psychiatriques. Avec ce roman elles sont saluées comme les nouvelles voix du polar scandinave.


En 2015, elle a publié "Un cri sous la glace" ("Älskaren från huvudkontoret"), son premier roman en solo. Elle enchaînera avec "Le Journal de ma disparition" ("Husdjuret", 2017), "L'Ombre de la baleine" ("Dvalan", 2018) puis "L'Archipel des larmes" ("Skuggjägaren", 2019). Elle a obtenu deux fois le Prix du meilleur roman policier suédois, remis annuellement par la "Svenska Deckarakademin" (Académie suédoise du roman policier) depuis 1982 : en 2017 pour "Le Journal de ma disparition" et en 2019 pour "L'Archipel des larmes" !
Elle a écrit cinq polars avec sa sœur (2009-2015) et trois autres (2013-2016) avec l'un de ses amis, le financier Paul Leander-Engström (1966), dont "Dirigenten från Sankt Petersburg" (2013), adapté en série télévisée en 2018. Camilla Grebe vit à Stockholm.


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samedi 6 mai 2023

Colson Whitehead – Nickel Boys – Albin Michel - 2020

 

L'histoire

Le jeune Elwood, 17 ans, est un brillant élève qui est admis dans une université. Nous sommes en 1960, et les lois Jim Crow renforcent la ségrégation raciale. Ce jeune homme sérieux qui prend très à cœur les discours de Martin Luther King, part en stop pour rejoindre l'université. Mais le conducteur est un homme recherché par la police, et malgré ses justifications, parce qu'il est noir, est envoyé dans un centre d ' éducation, la Nickel Académie en Floride qui accueille aussi bien des jeunes délinquants blancs que noirs. Mais les 2 ethnies sont bien isolées dans des bâtiments séparés. Mais l'éducation se limite à des vagues cours pour maternelle, par contre le travail est obligatoire, dans les champs ou dans des ateliers. Et les sanctions sont des plus cruelles. Ainsi Elwood, naïf, tente de séparer 2 adolescents qui se bagarrent, tout le monde est punie dans la terrible « maison blanches » ou chacun reçoit 70 coups de fouets, ce qui va obliger Elwood à rester à l'infirmerie plus de 3 semaine, avec une soignante mal aimable, et de l'aspirine. Mais il y a plus terrible encore, un endroit qu'on appelle le mont aux morts, car les jeunes noirs qui y passent ne reviennent jamais.

Inspiré d'un histoire vraie, Colson Whitehead a reçut un deuxième prix pullitzer pour ce roman bouleversant.



Mon avis

Âmes sensibles s'abstenir ou pas. Vous voulez savoir comment cela se passait aux USA dans les années 1960 pour les populations noires ? Avec minutie et un ton sobre, presque journalistique, Colson Whitehead s'emploie à reconstituer l'univers effrayant de la Nickel Academy, présentée comme une école où l'on forme de bons citoyens américains. Il n'en est rien. La ségrégation bat son plein et les châtiments corporels sont de mises, jusqu'à la mort douloureuse, épouvantable pour des gamins qui n'ont pas commis de délits graves mais peut-être regardé une femme blanche, accusés à tort d'une entrave aux horribles loi dites Jim Crow.

C'est Turner, le meilleur ami d'Elwood qui raconte l'histoire, Turner devenu un vieil homme vivant chichement dans une banlieue de New-York.

Ce que nous raconte l'auteur est en fait inspiré d'une histoire vraie. En 2012, un chantier de promoteurs immobiliers met à jour le cimetière clandestin de la Dozier School for foys de Marianna ( Floride),fermée un an auparavant : plus de 80 corps de pensionnaires sont trouvés , une enquête diligentée, d'anciens élèves survivant témoignent des brutalités nocturnes dont ils ont été victimes dans la pièce surnommée la Maison-Blanche où tournait un ventilateur industriel étouffant les cris des suppliciés et éclaboussant de sang les murs. Le relais est alors pris par des associations et des archéologues pour identifier les corps, les rendre à leur famille ou du moins les enterrer dignement.

Si l'auteur change le nom et le lieu, c'est pour donner une force inouïe et violente dans ce livre coup de poing. Elwood, ce candide adolescent, bercé par les idéaux de paix, de santé fragile mais très intellectuel se retrouve piégé dans cet enfer sur terre. Elwood si empathique, élevé avec dignité par sa grand-mère est soutenu par son ami Turner, un jeune noir qui a déjà fait un séjour à la Nickel Academy et qui tente de le protéger le plus possible. Contre les autres élèves violents, surtout face à un jeune timoré, mais surtout des terribles surveillants qui font régner la terreur. Elwood pense qu'en étant effacé, en faisant ce qu'on lui dit, il pourra sortir et reprendre le cours de sa vie. Mais hélas il n'en sera pas ainsi. L'auteur nous parle du quotidien dans ce centre, des petites joies qu'on peut y trouver, et des abus de l'administration du centre. Les denrées alimentaires servant de nourriture aux noirs sont revendues sous le manteau à des commerçants peu scrupuleux, des notables de la ville font repeindre gratuitement leur maison par les jeunes qui n'en tirent aucun bénéfice, à part un verre de limonade. Les manuels scolaires qui ont appartenu au « campus » blanc sont recouverts d'inscriptions racistes. Bref tout ce qui relève de la ségrégation ordinaires dans ces années-là, écrit sans pathos, sans sentimentalisme non plus. Cela vous prend aux tripes, on se demande si on est dans un cauchemar qui n'en finira jamais. On se remémore les tueries et le Black Matter lives, qui continuent hélas d'alimenter l'actualité.

Ce roman absolument parfait dans son écriture économe, dans la richesse des émotions malgré un univers horrible est un vibrant hommage à ces enfants privés de destin et un témoignage essentiel, dans cette Amérique qui n'arrive pas à se débarrasser d'un passé/présent encore trop ancré.


Extraits 

  • Les pensionnaires étaient appelés élèves, et non détenus, pour les distinguer des criminels violents qui peuplaient les prisons. Ici, se dit Elwood, les criminels violents étaient du côté du personnel.

  • C'était Elwood : il valait autant que n'importe qui. À quatre cents kilomètres au sud d'Atlanta, à Tallahassee. Il voyait parfois des publicités pour Fun Town lorsqu'il se rendait chez ses cousins en Géorgie. Manèges spectaculaires et musique entraînante, enfants blancs tout sourire qui faisaient la queue pour les montagnes russes ou le mini-golf. Qui se harnachaient dans la Fusée atomique avant de s'envoler vers la Lune. À en croire la réclame, un bulletin de notes parfait, dûment tamponné par le professeur, donnait droit à une entrée gratuite. Elwood avait des A dans toutes les matières et conservait sa liasse de preuves pour le jour où Fun Town serait accessible à tous les enfants de Dieu, comme l'avait promis le révérend King. «J'ai de quoi y aller gratuitement pendant un mois, facile», disait-il à sa grand-mère, couché à plat ventre sur le tapis du salon, en suivant avec son pouce le contour d'une zone élimée.

  • C’était l’année 2014 et elle habitait à New York. Elle se rappelait mal combien la vie avait été difficile – les fontaines à eau réservées aux Noirs quand elle rendait visite à sa famille en Virginie, l’immense effort déployé par les Blancs pour les broyer –, et soudain tout lui revint, à la lumière de choses minuscules, comme héler en vain un taxi au coin d’une rue, des humiliations ordinaires qu’elle oubliait cinq minutes plus tard sous peine de devenir folle, et à la lumière aussi de choses flagrantes, la traversée en voiture d’un quartier délabré, anéanti par ce même effort gigantesque, ou un adolescent abattu par un policier, un de plus : ils nous traitent comme des sous-hommes dans notre propre pays. Ça ne change pas. Ça ne changera peut-être jamais.

  • La majorité des garçons qui connaissaient l'existence des anneaux dans les troncs sont morts aujourd'hui. Le fer, lui, est toujours là. Rouillé. Profond dans la pulpe des arbres. Il parle à qui veut l'écouter.

  • Fuir était une folie, ne pas fuir aussi. En regardant ce qui s'étendait à l'extérieur de l'école, en voyant ce monde libre et vivant, comment ne pas songer à courir vers la liberté ? À écrire soi-même son histoire, pour changer. S'interdire de penser à la fuite, ne serait-ce que pour un instant volatil, c'était assassiner sa propre humanité.

  • Les garçons auraient pu devenir tant de choses si cette école ne les avait pas anéantis. Tous ces génies gâchés. Naturellement, tous n'étaient pas des génies-Chickie Pete par exemple n'avait pas découvert la relativité restreinte-, mais ils avaient été privés du simple plaisir d'être ordinaires. Entravés et handicapés avant même le départ de la course, ils n'avaient jamais réussi à être normaux.

  • Le problème était que, même en filant droit, on n'était pas à l'abri des ennuis. Un autre élève pouvait repérer une faiblesse et commencer quelque chose, un surveillant pouvait prendre ombrage d'un sourire et décidait de vous l'effacer. Vous pouviez basculer dans un roncier de malchance semblable à celui qui vous avait expédié ici.

  • Le cimetière clandestin se trouvait dans la partie nord du campus de Nickel, sur un demi-hectare de mauvaises herbes entre l’ancienne grange et la déchetterie de l’école. Ce champ avait servi de pâture à l’époque où l’établissement exploitait une laiterie et en vendait las production dans la région – une des combines de l’État de Floride pour décharger les contribuables du fardeau que représentait l’entretien des garçons.

  • Il pensa au discours de Martin Luther King devant des lycéens de Washington, dans lequel il parlait des humiliations infligées par les lois de Jim Crow, qu'il était impératif de convertir en action. "Rien ne pourra autant enrichir votre esprit. Vous en retirerez un sentiment de noblesse rare qui ne peut germer que de l'amour et de l'altruisme envers votre prochain. Faites de l'humanité votre profession. Faites-en un élément central de votre vie.

  • Il y a dans ce monde de grandes forces, les lois Jim Crow notamment, qui visent à rabaisser les Noirs, et de plus petites forces, les autres personnes, par exemple, qui cherchent à vous rabaisser, et face à toutes ces choses, les grandes comme les petites, il faut garder la tête haute et ne jamais perdre de vue qui l’on est. Les pages de l’encyclopédie sont vierges. Des gens vous piègent et vous dupent avec le sourire, pendant que d’autres vous dépouillent de votre amour-propre. N’oubliez jamais qui vous êtes.

  • En sortant de Nickel ils avaient réussi à se bricoler une vie ou n'avaient jamais pu s'intégrer aux gens normaux.

  • Ils éclatèrent de rire car ils savaient que l'épicerie ne servait pas les clients noirs, et parfois le rire réussissait à faire tomber quelques briques du mur de la ségrégation, si haut et si large.

  • La peau des garçons blancs ne marquait pas comme celle des garçons noirs et c'est pourquoi ils appelaient l'endroit le Marchand de glaces, parce qu'on en sortait avec des hématomes de toutes les couleurs.

  • A Nickel, les élèves avaient de la glace à la vanille une fois par mois et leurs cris de joie, des couinements stupides de porcelets dans un enclos, donnaient envie à Turner de distribuer des beignes à la ronde.

  • Turner n'avait jamais rencontré personne comme Elwood. Solide était l'adjectif auquel il revenait sans cesse, malgré l'apparente douceur du garçon de Tallahassee, à qui on aurait donné le bon Dieu sans confession et qui pouvait se révéler agaçant avec son penchant moralisateur. Malgré aussi ses lunettes qu'on avait envie d'écraser sous son pied comme un papillon. Quand il parlait on croyait entendre un étudiant blanc, il lisait des livres même quand personne ne l'y obligeait et en extrayait de l'uranium pour sa bombe A personnelle. Malgré tout cela, il était solide.

  • Leurs pères leur avaient appris à mettre un esclave au pas, leur avaient transmis cet héritage de brutalité. Arrachez-le à sa famille., fouettez-le jusqu'à ce qu'il oublie tout sauf le fouet, enchaînez-le pour qu'il ne connaisse plus rien d'autre que les chaînes. Un séjour dans une cage à sueur en acier, avec le soleil qui brûle le cerveau, c'est excellent pour mater un mâle noir, de même qu'une cellule sans lumière, une chambre au milieu de l'obscurité, hors du temps.



Biographie

Né à New-York en 1969, Colson Whitehead, né Arch Colson Chipp Whitehead, est un romancier. Il fait ses études à la Trinity School de New York, puis obtient son diplôme au Harvard College en 1991.
Il devient alors chroniqueur au "The Village Voice", où il écrit sur la télévision et la musique. Journaliste, ses travaux paraissent dans de nombreuses publications, dont "The New York Times".
"L'Intuitionniste" ("The Intuitionist", 1999), son premier roman, est finaliste pour Hemingway Foundation/PEN Award. "Zone 1" ("Zone One", 2011) est sur la liste des best-sellers du New York Times.

Colson Whithehead a remporté le National Book Award 2016 et le prix Pulitzer 2017 avec son roman "Underground Railroad" ("The Underground Railroad", 2016), qui raconte l’odyssée d’une jeune esclave en fuite dans l’Amérique d’avant la guerre de Sécession.
Les droits audiovisuels du roman ont été acquis par le réalisateur Barry Jenkins. Il est adapté en série télévisée diffusée sur Amazon Prime Video en 2021.
En 2020, Colson Whitehead remporte une nouvelle fois le prix Pulitzer de la fiction pour "Nickel Boys".
Auteur de nombreux ouvrages de non-fiction, il a enseigné dans plusieurs universités et a été écrivain en résidence au Vassar College. vit avec sa femme et ses enfants à Brooklyn.

En savoir plus ici : https://nathbiblio.blogspot.com/2023/02/colson-whithead-harlem-shuffle-albin.html


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vendredi 5 mai 2023

LISA GARDNER – Le saut de l'Ange – Livre de Poche – 2018 et Une famille parfaite – livre de poche 2015

 


L'histoire du Saut de l'Ange

 Une jeune femme est retrouvée après un accident de voiture dans un ravin du haut New-Hampshire. Elle demande après sa fille «Véro », alors qu'elle est mariée sans enfants. Nicky a subi 3 commotions cérébrales en quelques mois et sa mémoire est défaillante. Elle a peur d'après tout, du noir, et pour l'équipe d'enquêteurs Tessa et Walt, les surprises seront grandes, quand peu à peu les souvenirs vont remonter douloureusement à la surface.


L'histoire d'Une famille parfaite

Un riche homme d'affaires est enlevé dans sa luxueuse demeure de Boston, ainsi que sa femme et sa fille adolescente de 15 ans. Pas de revendications, aucun témoins du drame, et aucune piste sérieuse pour la détective Léoni qui travaille dans un cabinet de détectives privés qui a en charge la sécurité de la famille, et pas mieux du coté des fédéraux. Quand enfin une demande de rançons de 11 millions de dollars est exigée, Justin le mari meut lors d'un échange de balles avec un des gardiens. Mais la machination est bien plus complexe que cela.


Mon avis

Lisa Gardner caracole dans les tops des ventes aux USA. Elle sort régulièrement un polar par an, en changeant son équipe de détective. C’est le 3ème et dernier polar de la série Léoni à ce jour. Un peu comme Joël Dicker dans son genre, Lisa Gardner a sa méthode : un chapitre consacrée à la victime, un à celui des enquêteurs puis tout se mêle jusqu'au dernier rebondissement. Parallèlement nous suivons la relation entre Tessa Léoni et sa fille Sophie, puis son amour avec Wyatt.

Dans le saut de l'Ange, c'est Nicky qui par au je (les enquêteurs parlent à la 3ème personne du singulier ou du pluriels. Nicky, femme traumatisée par un événement dont elle ne se souvient pas par tout le temps avec « Véro » une fillette de 10 ans. Mais est-elle Véro et qu'à-t-elle subi ou fait subir de si horrible que sa mémoire bloque. Mariée depuis 22 ans avec Franck, un homme énigmatique, ils ont déménagés presque tous les deux ans et ont changé d'identité à chaque fois. Ici ce sont les violences faites aux enfants (prostitution, mauvais traitements) qui sont mis en avant, d'autant qu'aucune disparition inquiétante n'a été signalée ou prise au sérieux par la police lors de la disparition de la petite Véro 10 ans. On peut regretter des redites et des longueurs et on a du mal à trouver une sincère empathie pour Nicky, trop perdue dans ses pensées.

Dans Un famille parfaite, la parole est donnée à la mère de famille, une femme issue d'un milieu modeste, mais qui a fait les Beaux-Arts et a épousé Justin, un magnat de la construction. Belle maison, magnifiquement meublée, dans le quartier le plus chic de Boston, une ado qui fait sa crise qui ne manque de rien. Mais Libby (qui parle au je), les inspecteurs au il/ils – elle/elles cache aussi des secrets : elle a découvert que son mari la trompait avec une jeunette, et en femme discrète et réticente au conflit, elle avale des pilules opiacées qui laisse dans un état comateux. Elle ne fait pas grand chose de ses journées alors qu'elle a des talents de bijoutière, et vit dans un luxe qu'elle n'aime pas, rêvant à une gentille famille heureuse. Les ravisseurs font subir à la famille des humiliations, coups de taser, coups divers mais ils sont aussitôt soignés. Étrange affaire qui cache ne fait une machination complexe. Ici, il s'agit plus des apparences à sauver que de faire parler ses désirs.

Les intrigues sont bien fichues, cela se lit sans problème comme cela s'oubliera très vite. Pas de messages de fond, pas de remise en questions de la société américaine fortes, c'est juste du polar psychologique bien fait, qu'on lira (autant l'emprunter dans une bibliothèque) sans efforts, il n'y a pas d'effets de styles ou une écriture particulière, c'est simple, bien rodé, même si l'autrice nous explique son processus de recherches avec ses remerciements. Une famille parfaite est quand même un peu plus intéressant pour une intrigue originale.


Extraits du Saut de l'Ange

  • L'Audi Q5 Premium avait dû être magnifique, à l'état neuf. Une carrosserie anthracite aux reflets métallisés. Un habitacle bicolore, avec de superbes sièges en cuir gris argent, des boiseries laquées noir rehaussées de baguettes chromées. Ce genre de break était assez vaste pour contenir les courses de la semaine, la moitié d'une équipe de foot et le chien de la famille, tout cela sans rien perdre de son cachet.

  • Je sens la tristesse tapie au fond de moi, dans un endroit dont j'ignorais l'existence jusqu'alors. Je suis en train de le perdre. Je l'ai compris voilà quelque temps déjà. C'est pour cela que je fais des réserves d'alcool. Parce que pendant vingt-deux ans, cet homme a été tout pour moi. Mon unique compagnon, mon meilleur ami, mon plus gros tracas, mon plus grand réconfort. Il était toute ma vie. Sauf qu'il y a quelque chose de malsain dans ce type de relation. Pour l'un comme pour l'autre.

  • Parce que vingt-deux ans plus tard, j'ignore toujours ce que vivre signifie. Je survis. J'existe. Je me suis même mariée et j'ai habité un peu partout dans ce pays. Mais ces choses-là ont-elles un rapport avec ce que les gens appellent la vie ou sont-elles juste une autre manière de fuir?

  • Comment peut-on se jurer fidélité pour la vie entière quatre semaines seulement après le premier rendez-vous? Vingt-deux ans plus tard, nous sommes toujours mariés. Doit-on considérer cela comme une réussite? Ou, cela veut-il dire qu'après toutes ces années, nous n'avions rien de mieux à nous mettre sous la dent? Que nous n'avions rien à espérer de mieux?

  • Ils se sont bien gardés de me dire qu'évoquer des souvenirs par la bande revient à marcher dans un couloir obscur peuplé de formes patibulaires. Mes souvenirs sont des ombres glacées. Ils ne veulent pas être dérangés, même par moi.

  • Les procureurs exigent plusieurs éléments de preuve et, si possible, un ou deux témoignages. Sinon, il subsiste toujours un doute. Et les procureurs préfèrent les certitudes, surtout quand il s'agit d'affaires sensibles susceptibles d'intéresser les médias. Plutôt que risquer l'erreur judiciaire, la plupart d'entre eux choisissent de classer sans suite.

  • Vero hoche la tête. Elle a peur du noir. Elle n’a pas envie de rester enfermée toute seule dans un placard étroit qui sent mauvais. Mais elle se rend bien compte qu’il y a des choses pires que les terreurs abstraites. Par exemple, pourquoi craindre le monstre qui se cache sous le lit quand un croquemitaine en chair et en os dort sur ce même lit ?

  • Je ne veux pas l’écouter. Je me tiens bien droite, mais je chancelle, ma poitrine se serre, j’ai du mal à respirer, j’ai un squelette dans la tête et des asticots sur les bras. Il ne le sait pas mais le rosier saigne toujours et je n’ai pas pu la sauver. J’ai échoué mille fois, je l’ai trahie de mille manières. Je reviens vers elle sans cesse. Mais à chaque fois, j’échoue. Impossible de la sauver.

Extraits dune famille parfaite

  • Ma fille n'est plus petite. A quinze ans, elle fait presque ma taille. Et pourtant son torse me semble encore bien frêle. Elle grandit comme un poulain, tout en bras et en jambes maigres. Vu la taille que fait Justin, elle me dépassera sans doute l'an prochain. C'est comme ça, je me dis. Elle sera toujours ma petite fille et pourtant elle ne le sera plus jamais.

  • J'ai lu quelque part que les femmes ne doivent jamais prendre un couteau pour se défendre. Notre agresseur nous maîtrise trop facilement et retourne ensuite l'arme contre nous. Mieux vaut s'emparer de la légendaire poêle à frire, qui ne demande pas d'adresse particulière à qui veut l'écraser sur la tête de son adversaire.

  • Ce qui était une vraie famille est aujourd'hui réduit à trois clichés : la femme qui se bourre de comprimés, le mari infidèle et l'adolescente enceinte.

  • Je ne sais pas. Franchement, je ne sais pas et l'idée de rentrer à la maison, de reprendre vies normales avec tous ces problèmes non résolus... ça me terrifie.
    Ici, au moins, nous connaissons notre ennemi. Tandis qu'une fois rentrés... 

  • Dans notre esprit, c'est une preuve supplémentaire que les auteurs de l'enlèvement sont des professionnels. Il ne s'agit pas d'une opération improvisée. De toute évidence, le scénario a été minutieusement pensé. Il y a fort à parier qu'ils ont tout aussi soigneusement réfléchi au meilleur endroit pour mettre leurs otages en lieu sûr et tenir la distance.

  • Mais peut-être que je suis une romantique. Je n'ai jamais voulu avoir cette grande maison, une adresse à Back Bay. Je voulais seulement mon mari.

  • Dernière particularité concernant les services du shérif : l'Etat tout entier est de leur ressort . Alors que même la police d'Etat doit demander des autorisations pour patrouiller dans les villes et sur les routes de comté , les shérifs en sont dispensés . Wyatt peut aller n'importe où dans le New Hampshire et faire régner l'ordre comme bon lui semble , tout en faisant étalage de sa maîtrise hors pair du jargon juridique . Bon , sa région à lui est essentiellement peuplée d'ours et d'orignaux qui s'en fichent comme de l'an quarante , mais ça fait quand même chaud au coeur de le savoir.

  • Les gens sont tous égaux devant la violence. Peu importe leur niveau de fortune, leur milieu social, leur métier. Un jour, elle vient simplement les chercher.


Biographie

Né en 1972 dans l'Oregon, Lisa Gardner est une auteure américaine de romans policiers.
Elle publie également sous le pseudonyme d’Alicia Scott.

Plusieurs de ses romans ont fait l’objet d'une adaptation au cinéma ou à la télévision.

Elle a reçu le Grand prix des lectrices du magazine Elle en 2011 dans la catégorie policier pour son roman "La Maison d'à côté". Lisa Gardner publie des one shots ainsi que des séries avec un ou plusieurs personnages récurrents (D.D. Warren, Tessa Leoni, Pierce Quincy).
En savoir plus :

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Presse

Je ne mets pas de critiques presses, d'autant qu'elles ne sont pas nombreuses en France. 

 

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