vendredi 7 octobre 2022

BENOIT PHILIPPON – Petiote – Editions Les Arènes - 2022

 

L'histoire

Gus, la quarantaine est un loser magnifique. Au RSA, sans ambitions, il vient de se voir refuser la garde de sa fille, une ado de 13 ans ultra connectée. Il décide donc de prendre en otages les habitants du peu reluisant « Love Hôtel » en périphérie de la ville. Le gérant George a le cœur sur la main, accompagné de Boudu un ex SDF alcoolo mais cinéphile, une prostituée intello, un couple illégitime, un livreur d'Uber Eats grand fumeur de gandja,Fatou une sans-papier enceinte, sa fille chérie mais aussi un très inquiétant personnage Sergueï de la maffia serbe. Tout ce joli monde de bras cassés doit résister à la négociatrice de la police, l'hôtel étant cerné par le GIGN , le RAID et toute la police locale. Ajouter un journaliste véreux, 10 kilos d'héroïne et vous vous retrouverez en mode « page turner », autrement dit total addictif.


Mon avis

Le dernier roman de Benoît Philippon nous entraîne encore dans une histoire rocambolesque, avec ce style inimitable qui fait son succès.

On se croirait dans un pastiche de Chandler, avec un rebondissement à chaque chapitre. La galerie de personnages est franchement comique, un bon lot de barjos sympathiques en fait. Mais avec cet auteur de polar, il faut se méfier. Derrière le burlesque se cache aussi une réalité sociale. Le gérant George a un cœur en or et il accueille pour pas très cher tous les exclus de la société. Comme Fatou que sa famille a envoyé en France, mais qui a du subir les viols de passeurs et se retrouve sans papiers, enceinte près de l'accouchement, et Gus, notre preneur d’otage qui ne veut faire de mal à personne, exige que la jeune femme soit régularisée. Boudu est un SDF sympathique et fou de cinéma, qui voue une amitié sans faille à Georges qui l'a sauvé de la rue. Cerise, la prostituée féministe est une fille intelligente mais au passé familial difficile.

Philippon s'en donne à cœur joie pour tacler la société dans ses petits et gros travers : médias, crise familiale, sans-papiers, viols, justice hasardeuse, femmes battues.

Le journaliste arriviste surnommé « La tique » travaille pour une chaîne câblée minable « What4TV ». Et puis le balai des badauds et de la foule qui se déverse pour apercevoir le coupable et donner son avis qui fluctue selon les événements. Le monde virtuel et les réseaux en prennent aussi pour leur grade, avec un flux de commentaires, pour ou contre selon le moment. Et Émilie, la « petiote » que son père aime plus que tout, même si il ne s'est jamais trop occupé d'elle ni versé les pensions alimentaires, est le cliché de l'ado scotchée à son smartphone, irrévérencieuse.

Comment tout cela va-t-il finir ? D'autant que les vrais méchants, des trafiquants de drogue et autres sont de la partie...Ce polar très amusant laisse aussi un petit arrière goût amer, comme toujours chez cet auteur de polars dont le style est unique.


Extraits :

  • George est un authentique ange gardien. Sorte de saint Pierre supervisant ce purgatoire, il accueille les âmes errantes, dont certaines obtiendront leur ticket pour le paradis, mais la majorité, au vu de leur fiche signalétique, plutôt un aller simple pour l'enfer.

  • l est pourvu d’un bagout qui a fait ses preuves en matière de vente, et quand il veut bien s’en donner de la peine il a de l’esprit. Ça fait rire les filles. Il leur arrive alors d’oublier son manque de charme et de percevoir ce que cet hypocrite de Disney vend depuis que le rêve se pèse en biftons : le prince charmant se cache sous l’apparence d’une moule avariée.

  • Les hommes ont de grands principes en ce qui concerne le comportement des autres. Leur intransigeance devient plus malléable quand vient leur tour de respecter ces règles.

  • Balcerzak est une négociatrice au pedigree exceptionnel, saluée pour sa force de persuasion, son tempérament fonceur et son caractère martial, respectée pour son esprit d’analyse et de réactivité en situation extrême. Ce qui ne la préserve pas d’une propension à l’agacement qui lui a valu une réputation de femme à ne pas trop chahuter. Quand elle rue, c’est l’autre qui se retrouve sur un brancard.

  • Devenez écolo , couchez avec une végétarienne.

  • Cet hiver, six cent douze sans-abri ont trouvé la mort dans la rue. Plus dix pour cent par rapport à l’an dernier. On dirait les résultats du CAC 40. Sauf qu’avec cette fluctuation-là il n’y a aucun gagnant.

  • La Tique. Le cheveu gras plaqué en arrière, la peau luisante, le rictus de faux derche dans son costume en tweed râpeux mal coupé. La pestilence du professionnel qui a passé ses dernières nuits à courir après le scoop le plus puant, le plus vendeur. Un mélange de vieille école journalistique et de ce qui se fait de pire dans l’investigation de terrain. Entre sensationnalisme et voyeurisme, influence BFM dans ce que la méthode à de plus racoleur.

  • La lose, ça ne se refuse pas. C’est plus sournois que du liquide, ça s’immisce entre les mailles de l’injustice.

  • Niveau matière grise , il ne disposait pas du bagage requis, alors que visser des boulons ou trier des sardines sur le tapis roulant d’une usine de conserves, il avait deux bras, pas trop d’amour-propre, ça suffisait pour qu’un employeur accepte de l’exploiter.

  • Preneur d'otages, ça ne s'improvise pas. Il aurait dû potasser. "Prise d'otages pour les nuls", le genre de recherche qui alerte la DGSE direct, non ?


Biographie :
Né en 1976,Benoît Philippon est un écrivain, un réalisateur et un scénariste français, auteur de roman noir.
Il grandit en Côte d'Ivoire, aux Antilles, puis entre la France et le Canada. Diplômé en Lettres Modernes à la Sorbonne Nouvelle, il devient scénariste en 2000.

En 2016, il écrit son premier roman, "Cabossé", édité chez Gallimard, collection Série Noire, qui obtient le Prix Transfuge du meilleur espoir polar 2016 et le Prix du Goéland Masqué 2017 du meilleur premier polar.
En 2017, il développe, avec le dessinateur Malec, "Super Mimi", une série jeunesse en bande-dessinée, éditée par Jungle Éditions, sortie en Février 2018.
"Mamie Luger" (2018), son second roman, sort aux éditions les Arènes, dans la collection EquinoX, suivi de "Joueuse" (2020).

https://fr.wikipedia.org/wiki/Beno%C3%AEt_Philippon

son site : https://twitter.com/philippon_b



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jeudi 6 octobre 2022

ELLA CARA DELORIA – Nénuphar, femme sioux, fille du grand peuple Dakota – Éditions Cambourakis - 2021

 

L'histoire

Oiseau Bleu, femme dakota, rejoint son clan familial avec son bébé Nénuphar, après avoir été répudiée par un mari jaloux et stupide. Accueillie parmi les siens, elle élève dans les meilleures conditions sa fille Nénuphar que nous suivrons de son enfance à ses 23 ans. Un roman captivant qui nous éclaire sur le mode de vie des femmes sioux bien avant l'arrivée des colons dans le grand territoire du Dakota (incluant les Dakotas du Nord et du Sud, le nord du Nebraska et l'ouest du Minnesota.


Mon avis

Cambourakis publie dans une nouvelle traduction le roman de la dakota Ella Cara Deloria, la première femme amérindienne a être antropologue et linguiste.Pendant des années, Deloria a travaillé comme linguiste, parlant elle-même plusieurs dialectes dakotas. Élève de Franz Boas l'un des premiers antropologue à s'intéresser aux modes de vies des sioux, elle passe une dizaine d'années à traduire les rares ouvrages laissés par son peuple, et recueille les traditions verbales des anciens, Pendant 20 ans, jusqu'à la mort de Boas et d'une de ses disciples et amie, elle étudiera les coutumes, la religion, les relations sociales des dakotas, un peuple sioux et élaborera le premier dictionnaire Sioux-Américain de l'histoire.

Elle ne trouve pas de financements pour publier ses recherches mais sur les conseils d'une amie, elle décide de vulgariser ses découvertes sous une forme de roman. Tout ce qui est décrit dans le roman est donc véridique et nous éclaire un peu plus sur ce peuple mystérieux.

Les Dakotas font parti des Sioux, ils sont répartis en plusieurs clans. Sa famille les Isáŋyathis habitent dans le nord du Dakota, et fait parti du Tiposyae (groupe de tipi ou village) d'Aigle Noir, son cousin. C'est un peuple nomade qui déplace selon les saisons.

Sans se revendiquer elle-même féministe, trop préoccupée par ses recherches, l'histoire, ou plutôt la vie quotidienne est vu par 3 femmes. Gloku, la grand-mère se charge de l'éducation de Nénuphar et de son demi-frère Petit Chef, un rôle important car il est à la base de tout comportement social. A l'adolescence, les garçons sont alors pris en charge et éduqués pour devenir des bons chasseurs. Glokun, femme généreuse est respectée comme une sage et son deuil durera un an, ce qui est exceptionnel. Oiseau Bleu devient elle aussi une femme remarquable. En secondes noces, elle épouse le fils de Gloku dont elle aura 3 enfants. Tous les deux chassent aussi et montent leurs chevaux (un bien sacré) mais élèvent leurs enfants dans la traditions pour en faire des dakotas respectables. Oiseau Bleu est l'archétype de la femme dakota : il lui revient d'éduquer ses enfants (mais aussi d'autres), de trouver l'eau et le bois, de préparer les repas et de fabriquer des vêtements et les décorer. Dures journées pour les femmes. Les hommes eux doivent assurer la chasse, protéger et chérir leurs femmes, et s'occuper des cérémonies sacrées. Les mariages sont libres mais parfois les femmes peuvent être « achetées » par une autre clan. La jeune fille peut refuser, mais souvent elle accepte, en raison d'une dot qui va améliorer la vie du village. C'est ce qui arrive à la jeune Nénuphar, elle décide de vivre dans le clan de son époux qu'elle connaît à peine et qui vit plus au Sud (les Iháŋktȟuŋwaŋs). Hélas la froid et surtout une terrible épidémie transmises par des marchands blancs déciment la tribu et Nénuphar enceinte peut rejoindre sa famille.

On ne parle pas de religion chez les Sioux comme on parlerait du Christianisme. Il y a un coté animiste (la déesse de la terre, l'esprit du bison etc) mais ce sont plus des légendes que l'on transmet pour souder le clan ou élever les enfants, sans jamais les réprimander sérieusement, mais en leur expliquant. De même les très grandes fêtes sont aussi un moyen de réunir les familles, dans l'esprit de solidarité, d'entraide et d'amitiés qui sont les valeurs les plus importantes des dakotas.

D'une écriture facile, ce livre a la double vocation de nous montrer d'une part la richesse des modes de vies sioux et de nous imprégner de leur bienveillance, de leur humanité profonde, des valeurs qui nous échappent de plus en plus.

 

 

Extraits :

  • Voyez, mes enfants, dit un jour le viel homme, c'est pour ça que j'ai prié. Pour que le cœur de la tribu soit disposé favorablement envers nous, pour qu'un cercle de sympathie se resserre autour de nous. Ma prière est exaucée, et j'en suis reconnaissant. Très vite, cette cérémonie devint l'affaire de toute la tribu, car tous, un jour ou l'autre, avaient été touchés par la gentillesse de Gloku et voulaient la lui rendre. Souvent, ils ne se contentaient pas d'apporter un seul cadeau, mais en apportaient plusieurs, à des moments différents de la période de deuil. A en juger par la pile qui s'amoncelait, la redistribution des biens allait être grandiose.

  • A la surface de l'eau poussaient des nénuphars qui l'attiraient irrésistiblement. Comme ils étaient beaux ! Comme ils vous forçaient à écarquiller les yeux pour pénétrer leur forme et leur esprit. Son regard passait de l'un à l'autre; soudain, il lui fut impossible de les dissocier du visage de son enfant. Une nouvelle sensation l'envahissait, l'étouffait presque. "Ma fille ! s'écria-t-elle, comme tu es belle ! murmura-t-elle dans des sanglots de joie.

  • Les enfants qui s'étaient installés dans une position plus confortable finirent par s'endormir, la tête sur les genoux de leur mère. Elle les regardait tendrement en leur épongeant le front, car la journée était très chaude. Qu'est ce qu'une femme peut demander de plus que d'avoir les bras pleins d'enfants ?

  • Les garçons faisaient tourner des branches de cèdre sur la glace, comme des toupies. Les plus petits aimaient représenter le vieux mythe du hibou. Ils se déguisaient et portaient des masques pour incarner l'esprit du hibou et allaient de tipi en tipi tout en dansant. Le public leur demandait de prédire le temps, car ils étaient supposés venir du Nord, le pays de l'hiver. On leur donnait des gâteaux de maïs et de la viande sèche avec des fruits sauvages et autres friandises.

  • Chaque jour, le soleil se levait un peu plus tôt et ses rayons se faisaient de plus en plus chauds et brillants. Le matin, lorsqu'il apparaissait, les vieux sortaient pour le saluer et l'invoquer. En peu de temps toute la neige serait fondue.

Galerie Photos (femmes dakotas)

 




Ella Cara Deloria


Biographie :
Ella Cara Deloria (1889 – 1971) aussi nommée Aŋpétu Wašté Wiŋ (Beautiful Day Woman), est née en 1889 dans le quartier de White Swan de la réserve Yankton indienne, des Dakota du Sud. La famille avait des ascendances Yankton Dakota, anglaises, françaises et allemandes. (Le nom de la famille remonte à un ancêtre trappeur français nommé François-Xavier Delauriers.) Son père était l'un des premiers Sioux être ordonné comme un prêtre épiscopal. Sa mère était la fille d'Alfred Sully, un général de l'armée américaine, et un Métis Yankton Sioux. Ella était le premier enfant du couple, qui avait plusieurs filles par chaque précédent mariage.
Ella a grandi dans la réserve indienne de Standing Rock au Wakpala, et a commencé ses études auprès de son père à la mission St. Elizabeth puis au pensionnat à Sioux Falls. Après ses études, elle a assisté aux cours de l'Oberlin Collège dans l’Ohio où elle avait remporté une bourse d'études. Après deux ans à Oberlin, Deloria fut transférée au Teachers College, Columbia University, New York, et a obtenu un baccalauréat ès sciences en 1915.

Elle fut l'un des premiers véritables chercheurs bilingues et biculturels dans l'anthropologie américaine, et une érudite extraordinaire, professeur, poursuivant son travail et ses engagements dans des conditions notoirement défavorables. Elle vécut pendant un temps dans une voiture tout en recueillant des matériaux pour Franz Boas. Tout au long de sa vie professionnelle, elle a souffert de ne pas avoir l'argent ou le temps libre nécessaire afin d’avancer ses recherches. Appui financier de sa famille en tant qu’ainée, Son père et sa belle-mère étant des personnes âgées, sa sœur Susan dépendait d'elle financièrement.
En plus de son travail en anthropologie, Deloria avait un certain nombre d'emplois, y compris dans l'enseignement (danse et éducation physique), des conférences et des démonstrations sur la culture amérindienne, ainsi que pour le camp des Filles du Feu et la YWCA. Elle a également occupé des postes à l'Indian Museum Sioux dans Rapid City, Dakota du Sud, et en tant que directrice adjointe au cours Musée WH à Vermillion. Son frère, Vine Deloria V., Sr., était un prêtre épiscopal, connu pour son charisme et ses talents oratoires. Il fut désillusionné par le racisme au sein de l'Église épiscopale. Son neveu était Vine Deloria, qui est devenu un grand écrivain et activiste intellectuelle.

Voir aussi : https://www.telerama.fr/idees/ella-cara-deloria-lindispensable-sioux-de-franz-boas-6658728.php


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mardi 4 octobre 2022

CAROLINE LAURENT – Ce que nous désirons le plus – Éditions Les escales - 2022

 

L'histoire

L'éditrice Caroline Laurent raconte son ressenti après la révélation provoquée par le livre de Camille Kouchner « La familia grande » publié en janvier 2021.

Pour rappel : Camille et Antoine (Victor dans le livre de sa sœur), jumeaux, sont nés du mariage entre Évelyne Pisier, sœur de l'actrice Maire-France Pisier, avec Bernard Kouchner. Leur mère divorce en 1984 pour se mettre en couple avec le politologue Olivier Duhamel. Celui-ci abusera de son beau-fils à partir de 1988, Antoine a 13 alors 13 ans. Alors qu'elle se revendique féministe, intellectuelle engagée à gauche, elle décide de couvrir son mari alors que son fils lui avoue les viols qu'il subit. Elle prévient toute fois sa sœur Marie-France Pisier actrice, dont le décès en 2011 pose quelques questions (accident, noyade suicide ou crime?). Olivier Duhamel qui finalement a reconnu les faits a dans un premier temps dédouané sa compagne Évelyne, alors très ébranlée par le suicide de ses deux parents (sa mère militait alors au planning familial) est en pleine dépression et boit énormément d'alcool. Elle meurt d'un cancer en 2017. En raison du délai de prescription, l'affaire Duhamel n'aura pas de suite juridique.


Mon avis

Caroline Laurent a co-écrit un livre avec Évelyne Pisier en 2017, une auto-biographie de l'actrice Marie-France Pisier. Elle considérait Évelyne Pisier comme une amie. Elle se sent alors doublement trahie. D'une part par le décès soudain de sa co-autrice mais surtout par le scandale que provoque le livre de Camille Kouchner qu'elle ne connaît pas.

Comme elle est à la périphérie de l'entourage du couple Pisier/Duhamel, elle se fait harceler par les journalistes. La France est encore en pleine période Covid, et tout d'un coup toutes ces certitudes s'effondrent. La perte d'une amitié (une valeur forte pour elle) par la trahison, car elle n'a jamais été au courant de ce qui se passait dans la famille d’Évelyne Pisier, l'amène à remettre tout en question. L'intelligentsia française savait sans savoir ce qui se passait réellement avec Duhamel, ces gens issus de mai 1968 qui prônent la tolérance, ces femmes engagées féministes qui ferment les yeux . Toute cette gauche dit « bobo «  ou « Rive gauche » dont elle n'a jamais fait partie, celle qui protège les siens au lieu de protéger un adolescent en détresse la dégoûte. Elle remet en cause le système politique de l'époque mais aussi le sacro-saint patriarcat qui régit le monde depuis toujours. Elle en va même à se détacher de son mari, un homme gentil, traducteur qui n'a absolument aucun lien avec l'affaire de la « Familia Grande », dans un refus de l'homo-érectus. Même l'écriture, qui est sa raison de vivre lui semble un subterfuge.

Elle se livre à nous, sans chichis, en relatant presque au jour le jour sa terrible souffrance. Non, elle ne savait pas, malgré l'amitié qui la liait à sa co-autrice Évelyne Pisier. Non, elle ne se doutait en rien de ce qui se tramait.

Je ne suis pas friande de ce genre de lecture, mais là j'avoue que j'ai été scotchée pour lire le livre d'une traite. La puissance des mots, le pouvoir libérateur de l'écriture ou de la lecture, cette façon brute de nous livrer son chagrin, physique d'abord, puis moral en suite, la colère, la puissance de la douleur, quand les larmes ne sortent pas, cela tient de l'Universel. Je n'ai pas versé une larme au décès de mes parents. Mais après les enterrements et le soutien amical je me suis effondrée un soir, dans une crise de larmes qui a duré un bon moment. Et le besoin de s'isoler pour se reconstruire, loin de la crise médiatique, de la crise tout court. Voyager, retrouver ses racines mauriciennes, Se retrouver, plus forte qu'avant.

Le tout est servi par une écriture magnifique, forte de références aux autrices qu'elle admire (Annie Ernaux, Marguerite Duras, Emily Dickinson, Anaïs Nin) ou des chansons qu'elle écoute en boucle (Barbara, Mouloudji). Et puis cette façon d'interroger les mots, de leurs racines latines ou grecques pour les polir, les mieux définir. C'est aussi passionnant quand on aime les mots, les jeux de mots, la poésie, bref tout ce que les mots, et surtout pour moi ceux qu'on lit. Et nous entraîner sur le chemin d'autres découvertes d'auteurs, de cinéastes, d'artistes c'est en cela aussi que réside la force de Caroline Laurent.


Extraits :

  • Je me souviens du message de mon éditeur au réveil le lundi. Quelque chose n’allait pas. Un « problème », des « nuages sombres » concernant « notre ami commun » (se méfier des mots banals, usés jusqu’à la corde, que l’inquiétude recharge brusquement en électricité).
    Je me souviens que la veille, dans une boutique de Saint-Émilion, ma mère m’offrait un bracelet pour prolonger Noël et fêter un prix littéraire qui venait de m’être décerné. Il s’agissait d’un cuir sang combiné à une chaînette de pierres rouges, de l’agate, symbole d’équilibre et d’harmonie.
    Je me souviens du soleil blanc sur la campagne, des reflets bleus lancés par le cèdre. Sur la branche nue du lilas des Indes, une mésange semblait peinte à l’aquarelle.
    Je me souviens du thé en vrac au petit déjeuner, « Soleil vert d’Asie », mélange du Yunnan aux notes d’agrumes, qui avait le goût étrange du savon.
    Je me souviens de l’attente, ce moment suspendu entre deux états de conscience, l’avant, l’après, l’antichambre de la douleur, moratoire du cœur et de l’esprit.
    Je me souviens d’avoir pensé : Je sais que je vais apprendre quelque chose, mais je ne sais pas quoi. Et juste après : Tout peut être détruit, tout peut être sauvé.
    Je me souviens du regard inquiet de ma mère.
    Je me souviens de la citation de Diderot dans la chambre jaune, ma grotte d’adolescente aux murs tatoués d’aphorismes : « Dire que l’homme est un composé de force et de faiblesse, de lumière et d’aveuglement, de petitesse et de grandeur, ce n’est pas lui faire son procès, c’est le définir. »
    Je me souviens d’un coup de téléphone, de mon ventre qui cogne et d’une voix qui me répète : « Protège-toi. »
    Je me souviens des rideaux aux fenêtres de ma chambre, la dentelle ajourée, les motifs d’un autre âge, on appelle ça des « rideaux bonne femme », pourquoi cette expression ? J’aurais dû voir le monde, je ne voyais plus que la fenêtre.
    Quelques jours plus tôt, je me souviens que je regardais La vie est belle de Frank Capra, touchée par la dédicace finale de l’ange gardien à George, le héros : « Cher George, rappelle-toi qu’un homme qui a des amis n’est pas un raté. »
    Je me souviens du téléphone qui vibre vers 17 heures.
    L’impensable.
    Je me souviens de l’article de journal, de la photo officielle de mon ami, du mot accolé à la photo. Tout éclate.

  • Comment négocier avec le souvenir ? Comment concilier le regard de l'être aimé, si doux, si sincère, et le visage déformé de celui qu'on n'a pas vu, pas deviné ? Comment penser aujourd'hui à ces personnes que j'aimais, et que veut dire aimer des personnes dont je découvre les plus noirs secrets?

  • Le chagrin est un pays de silence. On le croit à tort bruyant et démonstratif, mais c'est la joie qui s'époumone partout où elle passe. Le chagrin, le vrai, commence après les larmes. Le chagrin commence quand on ne sait plus pleurer.

  • Je commençais à le comprendre, nos stratégies de contournement. si élaborées soient-elles, nourrissent toujours nos futures défaites. dans le fond, c’est peut-être ce que nous recherchons : que quelque chose en nous se défasse. l’écriture est une voie tortueuse pour accéder à ce délitement, conscient ou pas. C’est comme si elle nous précédait, comme si elle savait de nous des choses que nous-mêmes ignorons. Qu’on la dise romanesque, autobiographique, intime ou engagée, la littérature nous attend déjà du mauvais côté. Celui où nous tomberons. Elle nous échappe en nous faisant advenir à nous-mêmes, nous pousse à écrire ce que jamais on ne dirait, sans doute pour assouvir notre désir de connaître, de nous connaître (cette pompeuse libido sciendi détaillée par Saint Augustin et Pascal, qui forme avec le désir de la chair et le désir du pouvoir l’une des trois concupiscences humaines).

  • Ce qu'il reste de l'amour plus étincelant que le mal, c'est notre part d'enfance, c'est ce noyau-là, cette grâce. Le petit garçon ou la petite fille qui regarde le monde avec appétit, les yeux écarquillés, sans se douter qu'un jour c'est précisément ce monde qui l'engloutira.

  • Écrire après ça est une forme de continuité. Je suis plus nue dans l’écriture que sur une scène en justaucorps, et que je vous plaise ou non ne me concerne pas, ne m’appartient pas ; cela, la danse me l’a appris.

  • Dans mes poumons s’est logée une pierre noire qui paralyse tout, le corps, l’esprit, l’énergie, le désir. Sidération minérale. Mais tout cela n’est rien, rien à côté de la peur de ne plus pouvoir écrire.


Biographie :  

Caroline Laurent est écrivaine et éditrice franco-mauricienne.
Après un master 1 sur l’animalité dans "Les Chants de Maldoror" du Comte de Lautréamont, puis un master 2 sur le renouvellement de la littérature engagée chez Georges Perec, elle obtient son agrégation de lettres modernes à l'Université Paris-Sorbonne (2008-2011). Depuis 2012, elle prépare une thèse à l’Université Paris-Sorbonne sur l’esthétique du cynisme dans l’œuvre de Céline, Cioran et Philippe Muray.
Elle a commencé sa carrière aux Éditions Jean-Claude Lattès, au sein desquelles elle a cofondé la collection "Plein Feu" (2013), une collection de nouvelles apportant un éclairage sur le monde contemporain, puis a créé en 2016 la collection "Domaine français" aux éditions les Escales.
Elle est également l’auteure de "Et soudain la liberté" (Les Escales, 2017), un premier roman signé avec Evelyne Pisier, qui a reçu le prix Marguerite Duras, le grand prix des lycéennes ELLE, le prix Première Plume et a été traduit dans de nombreux pays.
Directrice littéraire pour les littératures françaises et francophones aux éditions Stock, depuis 2018, elle a lancé en janvier 2019 une nouvelle collection de fiction : "Arpège".

En parallèle, Caroline Laurent a été nommée en octobre 2019 à la commission Vie Littéraire du CNL.
Après le succès de son premier livre, elle signe son nouveau roman "Rivage de la colère" (2020). Il est lauréat du Prix Maison de la Presse 2020 et sélectionné pour le Prix Babelio 2020.

Instagram :https://www.instagram.com/caroline.laurent.livres/?hl=fr*


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lundi 3 octobre 2022

EMILY RUSKOVITCH – Idaho – Éditions Gallmeister Totem N° 134 - 2017

 

L'histoire

Ann, la seconde épouse de Wade, cherche à comprendre le drame terrible qu'à vécu son mari, neuf ans plus tôt. Wade perd la mémoire, et Ann se met à retracer la vie d'avant. Mais que pense-t-elle découvrir ?


Mon avis

Tout premier roman d' Emily Ruskovitch, Idaho s'inscrit totalement dans le « nature writing » qui fait le succès d'Olivier Gallmeister et de sa bande. Les paysages de l'Idaho, du coté des montagnes rocheuses est magnifiquement dépeint, mais c'est l'intrigue qui interroge. Sans être un polar, il y a une quête. Celle d'Ann qui veut comprendre la vie d'avant de Wade, avant que la mémoire ne s'efface totalement. Mais si la tâche semble perdue d'avance, elle traduit une quête difficile non pas d'une vérité, mais c'est surtout une quête de soi et son individualité qui est la clé de ce roman. Ici tout est éclaté, le récit est polyphonique avec des aller-retour dans le passé puisque l'histoire se passe de 1973 à 2025.

L'obsession d'Ann a connaître une vérité dont elle ne fera jamais partie part dans le fantasque. Ici, la nature grandiose et hostile renforce les douleurs, comme le souffle de ce vent qui descend des montagnes. Chaque personnage est étudié mais sans forcer sur une psychologie de comptoir non plus. La délicatesse de l'écriture de cette autrice, pour ce premier roman, est précise, ciselée, Les héros sont complexes, comme la nature, la tragédie vécue n'est pas larmoyante, car le génie de l'autrice est de toujours nous faire pressentir et anticiper. Profondément humain, ce roman est aussi le reflet de nos vies, avec leurs cicatrices anciennes mais aussi l'amour infini qui apaise, renforce et est nécessaire à toute vie.

Un roman inoubliable.


Extraits :

  • Petite, elle se faisait une idée précise de ce que signifiait être adulte : être adulte voulait dire posséder une maison que l'on remplissait d'objets comme celui-ci. Des objets auxquels vous ne teniez pas individuellement, que vous n'aviez pas le souvenir d'avoir choisis ni même achetés, mais qu'au fil des ans la vie s'était chargée de collectionner pour vous et qui, par conséquent, parlaient pour vous. Dans l'esprit enfantin d'Ann, de tels objets étaient nécessaires, ennuyeux, beaux, et surtout assortis. Tout ce qui pouvait vous arriver d'horrible quand vous grandissiez pouvait être atténué par l'assurance que ces objets procuraient. Ils étaient une protection, comme si collectivement ils détenaient un pouvoir magique, formant une sorte de bouclier épars.

  • Quand May se réveille, Wade, assis au bord du lit, la regarde. Il la prend dans ses bras et se rend dans la cuisine, puis s'agenouille avec elle, la tête de la petite appuyée contre son épaule. Devant eux, sur une serviette pliée, la corneille est là, respirant laborieusement sous le soleil de l'après-midi. - Regarde, May.
    Alors elle regarde. Elle pointe son doigt vers la corneille et dit :- Corbeau. - Qu'est-ce que tu as dit ? demande Jenny qui se dépêche de les rejoindre et de s'agenouiller à côté d'eux. - Corbeau. Comment ce mot peut-il faire partie du vocabulaire de May alors qu'aucun d'entre eux ne le lui a appris ? Sans qu'ils ne remarquent rien, elle est devenue plus profonde. Sous ses cheveux à la blondeur presque blanche se trouvent deux nouveaux yeux, et il n'a aucune idée de ce que ces yeux voient. Elle est capable de garder quelque chose pour elle, puis de le révéler subitement. Comment a-t-elle appris à être cette nouvelle May ? Il place une main à l'arrière de sa tête et l'approche, conscient déjà que tout ça va passer trop vite, et qu'elle est déjà en train de devenir une personne indépendante, composée d'un savoir secret.

  • Elle a appris à gérer les moments où la mémoire de Wade défaillait. Parfois, ele sentait que cela se produisait sans même qu'il ait prononcé le moindre mot. Un jour d'automne ensoleillé, allongée à côté de lui dans l'herbe, tandis qu'il somnolait, elle a senti l'ancienne vie de Wade, ses souvenirs, s'évaporer à travers sa peau. Elle a senti que tout le quittait, tout sauf elle.
    Alors elle s'est à son tour vidée de sa propre vie pour être sur un pied d'égalité avec lui. Ils sont restés étendus l'un contre l'autre, tel un fragment de temps. Un nuage est passé devant le soleil et, à l'intérieur de Wade, il y a eu un basculement qu'elle a perçu. A ce moment-là, elle a laissé un basculement se produire à l'intérieur d'elle-même, et ainsi ils sont redevenus les êtres qu'ils étaient habituellement, encore tout chauds de l'amnésie qu'ils venaient de vivre.

  • La maladie peut prendre une chose triviale et la retourner dans tous les sens jusqu'à ce qu'elle vous donne la nausée ; quand on ne va pas bien, les choses les plus ennuyeuses se retrouvent infectées par une importance qu'elles n'ont pas.

  • Les lignes sur une paume forment un M. Leur signe. Deux pics de montagne, d'abruptes pentes. Une montagne si loin derrière l'autre, au-delà d'une vallée, mais comment cela peut-il être visible sur une paume ? Au lieu de ça, les deux montagnes semblent se toucher, la distance entre elles réduite à un espace en deux dimensions. Cette soirée singulière, l'une. Cette soirée singulière, l'autre.

  • La vallée est noyée dans le brouillard. Ils ne voient ni les montagnes en face ni les routes en dessous. Un élan émerge de la brume, arrache avec ses dents le lichen gris qui recouvre un arbre. La neige porte la trace de ses seuls sabots et des empreintes de pattes d'un lynx. Depuis le perron, Jenny jette des graines de tournesol dans la neige. Les mésanges à tête noire surgissent de nulle part en piaulant à tort et à travers puis, dès qu'il ne reste plus de graines, elles s'évanouissent de nouveau dans la blancheur.

  • Wade et Jenny sont des gens des plaines. Des gens des plaines vivant sur une montagne dont ils n’avaient pas remarqué qu’elle était beaucoup plus grande qu’eux. Un terrain acheté sans trop réfléchir parce qu’il n’était pas cher, parce qu’il n’avait rien à voir avec la plaine. Que d’arrogance et de puérilité ! Un rêve qui les avait emportés comme une avalanche. 

     

Biographie

Emily Ruskovich a grandi dans les montagnes de l'Idaho Panhandle.Diplômée de l'Université du Montana, elle est titulaire d'un MA d'anglais de l'Université du Nouveau-Brunswick au Canada et d'un MFA de l'Iowa Writers Workshop.Elle a été boursière à l'Université du Wisconsin à Madison, de 2011 à 2012.Elle a publié dans de nombreuses magazines notamment Zoetrope, One Story et Virginia Quarterly Review. En 2015, elle a obtenu le prix O. Henry pour sa nouvelle "Owl", publiée dans One Story en 2014. Elle enseigne l'écriture créative dans le MFA à l'Université d'État de Boise et vit à l'Idaho City."Idaho" (2017), son premier roman, reçoit le prix PNBA (Pacific northwest booksellers association) 2018.

https://en.wikipedia.org/wiki/Emily_Ruskovich

son site : http://www.emilyruskovich.com/

 Galerie Photos (Pinnesota - Idaho)




 

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samedi 1 octobre 2022

GILDA PIERSANTI – Un amour parfait – Poche pocket 2019

 

L'histoire

Lorenzo a tout pour être heureux : , homme marié à une femme intelligente, père de deux charmants enfants, et directeur respecté d'une entreprise de chocolat haut de gamme. Mais voilà, un soir, alors qu'il est en réunion pour un week-end, il croise son amour fou de jeunesse, la mystérieuse Laura. Il ne peut résister à cet amour de jadis pour le meilleur mais surtout pour le pire.


Mon avis

Avant-dernier roman de Gilda Piersanti, voilà encore un petit bijou qui nous montre à quel point cette autrice de polars est talentueuse. Avant le style loufoque de « Les Somnambules », elle nous livre ici un exercice de style dans le thriller psychologique et noir, toujours à Rome, mais cette fois centré sur le personnage central de Lorenzo.C'est la déchéance programmée d'un homme qui va tout perdre pour l'illusion de l'amour.

Piersanti a une culture hors du commun (en raison des différentes activités qui ont émaillé sa vie). Elle ne choisit pas au hasard le nom des deux protagonistes. Lorenzo fait penser au Lorenzaccio de Musset : un personnage ironique, triste et énigmatique. Dans le roman, le personnage s'enfonce dans le mensonge, et recherche finalement à redevenir l'enfant qu'il a été, incomplet par le départ de sa mère. Un enfant choyé qui se découvre une passion pour les voitures de luxe et pour un circuit de train assez grand qu'il remet en état dans la profonde solitude où il s'est ancré.

Laura, la femme, nous fait penser à la Laura de film noir magnifique d'Otto Preminger (un inspecteur de police tombe amoureux d'une jeune femme assassinée). Le choix est voulu par un indice que Piersanti glisse dans un titre de chapitre « Retour à Laura's End » (allusion au très jolie film de James Ivory (Retour à Howard Ends, qui est aussi une histoire d'amour compliquée).

Tout est centré sur Lorenzo, complètement aveuglé par cette femme qui le subjugue, qui lui promet la vie rêvée. Souvenir du premier amour qui reste dit-on toujours, nostalgie du temps qui passe, perversité des relations toxiques, le tout dépeint sans tomber dans le cliché ou le pathos, parce qu'il y a la rédemption aussi fragile soit-elle. A la limite ce roman sombre n'est pas un polar comme nous y a accoutumé Piersanti, mais une réflexion sur l'amour, sur la façon que nous avons de nous mentir à nous-même, persuadés que nous sommes dans notre bon droit.

A coté le duo formé par Maria-Elena (qui elle aussi aura un choix à faire) et Frederico qui se veut l'ami parfait ne sont que des ombres dont le héros ne peut pas accepter l'aide.

Un chef d’œuvre de plus.


Extraits :

  • Le retour à la maison fut un moment de retrouvailles parfaites. J'étais si heureux de les revoir tous les trois, ma petite famille. J'avais même réussi à acheter un Lego pour Gio, qui en eut ainsi deux, ma femme en ayant déjà acheté un de son côté. […] Ma fille boudait, car elle n'avait pas reçu deux cadeaux comme son frère, sans compter que Maria Elena avait choisi pour elle un objet utile, ce qui minait le principe même du cadeau. Déjà qu'elle était convaincue que sa mère lui préférait Gio...

  • Nos enfants n'avaient pas la chance d'avoir des grands-parents refuge comme j'en avais eu moi-même. Maria Elena ne semblait pas regretter cette absence, elle disait que la famille n'est pas toujours le foyer de chaleur que l'on chante et que la flamme y brûle souvent comme en enfer.

  • Elle m’avait enflammé, brûlé, puis réduit en cendres. J’ai eu néanmoins le temps, entre les flammes et les cendres, de connaître le bonheur.

  • Ce qui teignait de mélancolie tout attachement amoureux fut mon meilleur atout avec les filles ; j'en ai assez profité, tout de même. J'ai triché, mais dans les règles, comme au poker ; je ne volais pas et ne laissais pas le jeu envahir ma vie. Après mon mariage, je me suis rarement écarté de ma femme. J'ai commis quelques adultères sans conséquence, je savais choisir mes cartes. Pas une seule fois ces brèves excursions de quelques nuits, le plus souvent une seule, toujours lors de mes déplacements professionnels, n'ont mis en danger mon couple. […] C'était ce que je croyais avant de revoir Laura.

  • Je l’aimais. Je l’aimais plus que je ne l’avais aimée. Pourtant, pas une seule fois je ne pensai à quitter Maria Elena. Laura n’était pas l’amour chez soi, celui qu’on veut à ses côtés chaque jour de sa vie.

  • Mentir est une drogue, et se mentir est un poison qui tue. On s’enfonce tout doucement, puis on découvre un jour que le mensonge a pris les rênes et qu’il a tout décidé à votre place.

  • J’étais noyé dans l’égocentrisme aveugle de la passion amoureuse. Je vivais à l’aise dans deux mondes parallèles que je traversais sans entraves ; j’avais le don de l’ubiquité et m’étais persuadé que je ne mentais à personne puisque j’avais deux vérités qui se tournaient le dos et que j’étais le seul à pouvoir relier. J’étais au-dessus des lois et du jugement d’autrui.

  • Laura ne pouvait exister que dans ce surplus de vie que nous nous étions inventé. J’aimais ma femme, j’aimais mes enfants, j’aimais ma vie à Rome, j’aimais mon travail. Mais ce qui désormais reliait tous les hommes que j’étais, c’était mon amour pour Laura. J’allais enfin la revoir où elle avait décidé que nous devions nous revoir. Pourquoi Rotterdam ? Je ne le savais pas et je ne cherchais pas à le savoir. J’aurais pu tout aussi bien la rejoindre au pôle Nord, je voulais simplement être avec elle, le lieu m’était indifférent puisqu’elle habitait toute la Terre. 

      

Biographie

Née en 1957 à Rome, Gilda Piersanti habite à Paris depuis vingt ans.Elle reste un an à l’Ecole d'Architecture de Rome et obtient un doctorat en Philosophie (thèse sur l'esthétique de Baudelaire). Elle exerce l'activité de critique littéraire, traduit des œuvres de la littérature française et est commissaire pour deux expositions concernant Constantin Guys et Charles Meryon.Elle se consacre exclusivement à l'écriture depuis 1995. Elle est aussi l’auteur d’un roman intitulé "Médées", dans lequel elle réinterroge à la faveur d’une intrigue très contemporaine le mythe de Médée, la mère infanticide.https://fr.wikipedia.org/wiki/Gilda_Piersanti

 

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RYE CURTIS – KINGDOMTIDE – Gallmeister 2021


 

L'histoire

A 72 ans, Madame Waldrip est la seule rescapée d'un accident d'avion qui emporte son mari et le pilote, dans les hautes montagnes du Montana. Seule dans cet univers hostile, elle parvient pourtant à survivre grâce à un fantôme bienveillant et le secours d'une ranger quelque peu déjantée et accroc au merlot premier prix.


Mon avis

Présenté comme cela, on pourrait penser à un roman de nature wrtiting qui fait la spécialité des éditions Gallmeister. Certes la nature du haut Montana est majestueuse, et ici entourée d'un peu de magie bienveillante. Mais il y a deux choses notables.

Premièrement, le style de l'auteur, très guindé quand Madame Waldrip, qui a reçu une bonne éducation évangéliste, épouse remarquable, qui ne manque ni la messe ni les actions charitables. Et le style bien plus décontracté de la ranger Debra Lewis, qui noie dans l'alcool le désastre de sa vie. Et tout un tas de personnages improbables réunis là par la magie de l'auteur.

Mais c'est surtout un roman de femmes (écrit avec la sensibilité du jeune auteur qu'est Rye Curtis). Des femmes, peu importe leur âge ou position sociale, sont à un tournant de leur vie. Cloris Waldrip, qui découvre finalement un sens de l'initiative dont elle ne se serait jamais crue capable, même si elle le met sur le compte d'un gentil fantôme, marche finalement vers son autonomie. Debra, complètement paumée a besoin de sa dose de vin, devant le vide de sa vie trouve en sa fille Jill, 18 ans, un espoir de rédemption. Et tous ces bras cassés de l''équipe de la ranger, des losers magnifiques, parfois grotesques, parfois tendres. Ajoutons un tueur recherché dans le coin et la galerie des personnages est presque au complet.

Certes le roman nous livre des pages magnifique de cette nature montagnarde et qui semble indomptable, mais l'histoire aussi est un peu loufoque. Le fantasque se mêle au réel, la brutalité des hommes se mêle à l’innocence, le mystique à l'humour, mais l'humanité triomphe toujours. Certes ce roman n'a pas la force romanesque et scénaristique de Gabriel Tallent, Jean England ou de Delia Owens mais c'est un premier roman prometteur. On aimera ou on détestera, mais la critique littéraire est positive et personnellement je me suis régalée à lire les 395 pages de ce roman finalement un peu inédit dans sa forme.

Extraits :

  • Ma femme me disait toujours que les gens sont les animaux les plus terrifiants et les plus turbulents qui aient jamais marché à la surface du monde, mais qu’il était possible de leur apprendre à ne pas chier sur la moquette.

  • Cependant, si vous êtes suffisamment attentif vous apprenez, avant d'être très vieux, qu'il est impossible de réécrire une vie et que c'est par votre propre main secrète que vous êtes vous-même l'auteur de votre propre perte.

  • Je m’approchai un peu. Terry n’allait pas bien du tout. Il avait recraché un segment de sa mâchoire qui contenait encore plusieurs dents et qui était tombé dans son col de chemise. Un de ses yeux bleus était complètement noir. À son comportement, il semblait incapable d’y voir quoi que ce fût avec aucun de ses yeux. Il continuait à pousser ses cris fous, et je faisait écho à chacun d’entre eux. Mes mains tremblaient et mon cœur bondissait comme un lièvre. Nous étions juste là, lui et moi, à nous hurler dessus l’un l’autre. Dans un monde meilleur, ce grand spectacle eût pu être comique.

  • Je ne vous envie pas d'être attirée par quelqu'un que vous ne pouvez ou ne voulez pas courtiser. Mais vous devez choisir si vous voulez être gouvernée par vos élans ou bien vos regrets. Si vous faites quelque chose, ça peut s'avérer bon ou mauvais. Mais comment pourrez vous jamais le savoir ?Voyez, il se pourrait qu'on ne puisse jamais savoir où est le bien, où est le mal, parce qu'on ne peut pas connaître à l'avance toutes les conséquences de toutes les actions possibles, et voilà pourquoi des hommes d'âges mûrs s'inscrivent à des croisières.

  • Rien, cependant, n'échappe aux aiguilles de l'horloge. Et rien dans la vie ne finit par signifier exactement ce que vous espériez qu'il allait signifier, et les choses ne sont souvent ni simples ni faciles, surtout lorsque vous atteignez mon âge.

  • Les relations ne sont jamais des forteresses. Ce sont toujours des tentes.

  • Je crois qu'il faut une seconde vie entière pour oublier quelqu'un avec qui on a déjà passé une vie.

 

Biographie

Rye Curtis est un tout jeune auteur américain. Il a grandi à Amarillo (Texas), dans un ranch isolé. Diplômé de l'université de Columbia, il vit maintenant dans le Queens à New York. "Kingdomtide" est son premier roman.

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dimanche 25 septembre 2022

KAWAKAMI HIROMI – Manazuru – Picquier ou livre de poche - 2009

 

L'histoire

Manazuru c'est une île au Japon. L'île où a disparu le mari de Kei, Rei, dans des circonstances jamais élucidées. Depuis 10 ans, sa femme le cherche de temps en temps, en se rendant dans cette petite ville insulaire, envahie par les amateurs de pêche les week-ends, mais déserte et mystérieuse en semaine. Parce que c'est le dernier mot laissé par son mari. Fugue ? Suicide ? Meurtre ? Fei envisage toutes les hypothèses dans une ambiance où le temps semble se figer et avec l'impression de n'être jamais seule, mais avec une présence qui la suit.


Mon avis

Si vous aimez les livres où l'imaginaire, la poésie et le monde flottant sont comme des vagues d'émotion, il faut lire ce roman, magnifiquement écrit.

Kei, personnage central raconte son histoire. Cette femme d'une quarantaine d'année vit avec sa fille Momo, une adolescente joyeuse et parfois capricieuse comme peuvent l'être les adolescents. Sa mère vit aussi dans leur foyer à Tokyo où elle se charge de la cuisine, de garder sa petite fille et de l'harmonie sans la présence du père. Kei a bien un amant, un homme marié qu'elle voit de temps en temps mais qui ne peut lui faire oublié ce mari tant aimé. En rassemblant ses souvenirs, et ses voyages à Manazuru, elle parle à une femme mystérieuse dont l'identité n'est jamais révélée. D'ailleurs cette femme ne serait-elle pas le fruit de son imagination, son double qui mènerait une vie idéalisée ?

Un roman évanescent, qui pose la question de l'abandon. Car Kei vit en fait dans la peur de l'abandon. Celui de sa fille quand elle quittera le foyer pour vivre sa vie de femme, celui de son amant qui se lassera d'elle, d'autant qu'elle le substitue à son mari lors de leurs échanges qui ne l'épanouissent pas. Le rôle de la famille, celle qu'on a créée, celle dont on rêve est central.

L'écriture fluide et poétique de l'auteure, pour une fois très bien traduite par Picquier, alterne les moments de vie quotidienne et de réel avec ceux imaginaires qui se passent dans les rêveries de Kei, cette femme qui n'arrive pas à tourner la page, et qui se demande inlassablement où est sa faute, si il y en a une.

C'est léger, poétique, fantasque et tendre. Une littérature qui affirme aussi la place des écrivaines japonaises.


Extraits :

  • Tandis que je marchais, j’ai senti que je n’étais pas seule.
    La distance était trop grande, je ne pouvais pas savoir si c’était un homme ou une femme qui se trouvait derrière moi. Sans me poser davantage de questions, j’ai continué à avancer.
    J’avais quitté dans la matinée l’auberge près de l’estuaire, et je me dirigeais vers la pointe du cap. J’avais passé la nuit dans un petit hôtel du bourg tenu par un couple dont l’âge laissait supposer que c’était la mère et le fils.
    A mon arrivée de Tokyo après deux heures de train, il était neuf heures du soir et la façade était obscure. En fait de façade, le nom de l’auberge n’y figurait même pas, il y avait simplement un petit portillon de fer que rien ne différenciait d’une habitation ordinaire, avec deux ou trois pins de petite taille aux branches torsadées et une vieille plaque accrochée discrètement sur laquelle on découvrait le caractère «Sunna », « Sable » écrit au pinceau.

  • Le refus de toute intrusion. J'ai conservé cette attitude depuis que Momo est tout bébé. A cette époque d'ailleurs, que je l'admette ou non, rien ne pouvait s'immiscer entre elle et moi. Elle m'était proche de nuit comme de jour. Ce n'était nullement un plaisir. C'était épuisant. Dans une complète immobilité, je vivais repliée sur moi-même, comme un fauve sur la défensive. J'allaitais, je faisais la cuisine, le ménage et la lessive, mon corps s'affairait du matin au soir sans un seul regard pour le monde extérieur. Comme on a le cou rentré dans les épaules, j'avais le regard recroquevillé.

  • Je n'ai pas enlevé son nom. Je continue à l'utiliser quand j'ai à me nommer. Oui, j'éprouve de la rancune, mais ce n'est pas dans la forme, c'est quelque chose au plus profond de moi, mon être tout entier, le noyau de mon corps éprouve du ressentiment pour ce mari disparu sans rien dire.
    En même temps que mon corps entier en veut à Rei, quelque chose au plus profond de moi le réclame. Quelque chose dont Seiji ne peut pas se rendre maître. Il faut que ce soit Rei. Ce n'est pas parce qu'il avait le rôle d'époux, c'est l'homme qu'il était qui pouvait seul s'en rendre maître.

  • Il paraît que si on arrive à voir en rêve ce qu'on a perdu, c'est le début de l'apaisement, l'indice d'une consolation possible.

  • Tout existe dans l'esprit. Tout ce qu'on a vu de ses propres yeux depuis qu'on est au monde, tout, y compris ce qu'on croit avoir oublié depuis longtemps, existe à l'état pur dans la conscience.
    Et ça ne s'arrête pas là ! Même ce qu'on n'a jamais vu existe, jusqu'aux choses qu'on n'a encore jamais imaginées...

  • Rei était comme le reflux.
    On a beau se retenir, la marée descendante emporte tout.
    Je me suis laissée enlever par Rei. Il avait le don de prendre les gens au dépourvu. Persuadée d'avancer sur une route unie, je ne me méfiais pas, et il s'était emparé de moi. Au bout de deux mois de fréquentation à peine, j'étais devenue incapable de penser à autre chose qu'à lui.

  • Le vent a soufflé, faisant bruire les bouts de papier que j'avais fixés sur le frigidaire avec des aimants. La porte donnant sur le jardin était restées entrouverte.
    Les morceaux de papier palpitaient comme des ailes d'oiseau. Ils gonflaient tant que j'ai même cru qu'ils allaient s'échapper de l'emprise de l'aimant, mais ils sont restés.

  • De même qu'une seule goutte d'eau contient l'univers tout entier, le monde de l'enfance connaît peut-être tout de la vie.

Biographie

Née en 1958 à Tokyo, Hiromi Kawakami est une romancière, critique littéraire et essayiste japonaise. Elle sort diplômée de biologie de l'université pour femmes d'Ochanomizu en 1980.
Sa première nouvelle, "Kamisama" (littéralement : Dieu), est publiée en 1994. Deux ans plus tard, elle reçoit le Prix Akutagawa pour "Hebi wo fumu" (littéralement : Marcher sur un serpent).
Depuis ses débuts en 1994, elle est devenue l'un des écrivains les plus populaires au Japon, et l'un de ceux qui parviennent à être publiés et reconnus en Occident .
En 1999, Kamisama obtient le prix des Deux Magots et le premier prix Pascal des jeunes auteurs de nouvelles, en 2000 Oboreru reçut le prix de littérature féminine.
En 2000, sa nouvelle Sensei no kaban (Les Années Douces, littéralement : La sacoche du professeur) est récompensée par le prix Tanizaki. Hiromi Kawakami y raconte l' histoire entre une jeune femme trentenaire, Tsukiko, et l'un de ses anciens professeurs de littérature, septuagénaire, rencontré dans un café. Ce roman a été adapté en manga par Jirô Taniguchi et publié en japonais en 2008 et traduit en français en 2010.
Hiromi a su s’imposer dans le monde littéraire japonais par la tonalité très particulière de son style, à la fois simple et subtil dont les thèmes privilégiés sont le charme de la métamorphose, l’amour et la sexualité.


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