mardi 8 novembre 2022

Peter ROBINSON – l'amie du diable – Livre de poche - 2007

 

L'histoire

A Eastvale, l'inspecteur Banks enquête sur un crime commis dans le « Labyrinthe » un dédale de ruelles obscures. Au même moment, l'inspectrice Annie Cabbot découvre le cadavre d'une handicapée tétraplégique égorgée sur une falaise près de Thirby où elle est mutée. Deux affaires éloignées, mais quand les démons du passé ressurgissent, il pourrait s'agir d'une vengeance.


Mon avis

Une des maîtres du polar anglais que je ne connaissais pas, et qui publie régulièrement les aventures des inspecteurs Banks et Cabbot dans le Yorkshire, qu'il connaît bien. Sa spécialité, le double jeu et une écriture très cinématographique. L'intrigue est bien fichue, cela s'accélère dans les derniers chapitres.

L’inspecteur Banks vieillit et il encaisse moins l'alcool mais il aime toujours autant la musique jazz. Annie Cabbot mutée du coté de la mer du Nord boit aussi de plus en plus, tente des régimes sans succès et se retrouve à avoir une aventure avec un petit jeune, ce qui pourrait lui nuire.

L'intrigue est bien menée. Il y a ce viol et l'étranglement d'une étudiante un peu trop jolie dans les vieux quartiers (imaginés pour l'occasion) d'Eastvale. Puis le meurtre d'une femme tétraplégique qui se révèle être en fait la femme d'un sérial killer, de son vrai nom Lucy Payne, qui s'est jetée d'une fenêtre pour échapper à l'arrestation. Protégée sous une fausse identité, ne pouvant ni parler, ni entendre, elle vit comme un légume dans une maison spécialisée. Qui connaissait sa véritable identité ? Pourquoi ce meurtre 6 ans après les faits ?

Ici on parle de féminicides avec mutilations, de jugements et de justice. Celle que l'on fait soi-même, quitte à causer quelques « dommages collatéraux ». Bien avant Me too et les revendication féministes de ces derniers temps, le livre pose la question de savoir comment protéger les femmes, encore considérées dans cette partie rurale de l'Angleterre autrement que comme des inférieures. Parce qu'on s'habille trop sexy, parce qu'on est noire de peau comme l'inspectrice Winsome ou parce que personne ne peut réparer l’innommable du corps à jamais détruit.

Selon les spécialistes il s'agirait d'une des meilleures enquêtes de Peter Robinson. La lecture est aisée, alternant un chapitre sur ce qui se passe à Eastvale, et ce qui se passent en mer du nord.

Mais on aurait bien aimé un plan dessiné par l'auteur, car on se noie un peu dans l'abondance des lieux quand on ne connaît pas la région. Bref cela se lit tout seule mais on risque aussi de l'oublier dans quelques temps.


Extraits :

  • La nuit venait de tomber quand Annie se retrouva à flâner sur le port de Whitby, passant sur le petit pont reliant les deux rives et le tableau noir où s'affichaient les horaires des marées. Les guirlandes lumineuses du pont s'étaient allumées et formaient un halo rouge et jaune dans la brume. Elles se reflétaient, en se balançant, dans les courants de la marée descendante. Des bateaux de pêche étaient couchés dans la vase, penchés. Leurs mâts étaient inclinés en direction de la lumière évanescente et cliquetaient sous la brise. Une lune spectrale était tout juste visible du côté de la mer, au dessus des volutes de brume. Ça sentait l'iode et le poisson mort. Il faisait frisquet, et Annie se félicita d'avoir mis son manteau de laine et une étole.

  • la frustration ou de la jalousie. C’étaient des affects puissants. Sous l’effet de la jalousie, un individu – homme ou femme – était capable de tout, ou presque.

  • on change en vieillissant, et nul ne change plus vite et de façon plus imprévisible qu’un jeune. Cela inclut copains et copines, frères et sœurs, et tutti quanti…

  • Elle n’avait que vingt-huit ans, mais semblait avoir la quarantaine bien tassée. Ses cheveux étaient différents, plus courts, poivre et sel, et ils avaient perdu leur lustre. Sa figure était bouffie et sa silhouette… elle était devenue informe. Je doute qu’un individu l’ayant vue il y a six ans aurait pu la reconnaître.

  • Sais-tu ce que c’est, d’être dévisagée ou vue comme un être inférieur, un animal, à cause de la couleur de sa peau ?

  • Ils étaient pleins de minables noyant leur chagrin dans l’alcool et un parfum d’échec flottait dans l’air, avec les relents de bière et de tabac froid.

  • A présent, il était temps de suivre le vieux précepte zen et de « lâcher prise » des deux mains. La vie n'est que souffrance, et la cause de la souffrance est le désir, dixit les bouddhistes. Si l'on ne peut éliminer ses désirs, ses souvenirs, ses pensées et ses sentiments, selon cette philosophie, on n'est pas non plus obligé de s'en saisir et de s'y cramponner pour se torturer; on peut les lâcher, les laisser s'en aller telles des baudruches ou autres bulles de savon.

Biographie :

Né Canada en 1950 et décédé à Eastvale en Angleterre en 2022, Peter Robinson est un auteur canadien, d'origine britannique, auteur de roman policier. Après des études supérieures à l'Université de Leeds, où il obtient en 1974 une licence en lettres, il émigre au Canada. Il exerce le métier d'enseignant et poursuit ses études à l'Université de Windsor et décroche en 1975 une maîtrise en création littéraire sous la tutelle de la romancière américaine Joyce Carol Oates. En 1983, il obtient son doctorat de l'Université d'York et continue d'enseigner.

Il amorce sa carrière littéraire dès 1979 par la publication d'un recueil de poésie. À partir de 1987, il se consacre à l'écriture de romans policiers, inspirés par les œuvres de Georges Simenon, P. D. James et Ruth Rendell. L'action de ses intrigues policières se passe le plus souvent à Eastvale, et met en scène l'inspecteur Alan Banks, un policier méthodique, passionné de jazz, de musique classique et de lecture.
Il remporte le prestigieux Anthony Award 2000 et, en France, le Grand Prix de littérature policière 2001 avec "Saison sèche" (In a Dry Season, 1999), le dixième titre de la série des enquêtes de l'inspecteur Banks.

Tout en continuant à publier de nombreux thrillers, Peter Robinson enseigne occasionnellement l’art de l’écriture de romans policiers à la School of Continuing Studies de l'Université de Toronto.
En 2020, il est nommé grand maître des écrivains de romans policiers canadien.
site officiel : https://www.inspectorbanks.com/

En savoir Plus :

Sur le roman


Sur le Yorkshire


Play List

samedi 5 novembre 2022

LUIS SEPULVEDA – L'ombre de ce que nous avons été– Éditions Métaillé 2010 ou Poche Points

 

L'histoire

Trois militants contre la dictature de Pinochet se retrouvent à Santiago, la capitale du Chili pour attendre un quatrième qui ne viendra jamais. Ils se remémorent leurs heures de gloire quand l'histoire s'emballe.


Mon avis

Avec sa galerie de vétérans de la lutte contre Pinochet, l'auteur chilien nous offre une galerie haute en couleur de personnages toujours militants.

Ils ont été trois militants gauchistes, fervents partisans de Salvador Allende, qui ont payé cher leur loyauté à leurs idéaux, en passant par la case prison sous Pinochet puis celle de l'exil en Europe. Trente-cinq ans plus tard, de retour dans leur pays, ils savent qu' "On ne revient pas de l'exil, toute tentative est un leurre, le désir absurde de vivre dans le pays gardé dans sa mémoire. Tout est beau au pays de la mémoire, il n'y a pas de dommages au pays de la mémoire, pas de tremblement de terre, et même la pluie est agréable au pays de la mémoire. C'est le pays de Peter Pan, le pays de la mémoire". Mais malgré leurs désillusions, il leur reste un brin d'espoir, d'utopie et d'envie de revanche. Alors ils ont décidé de préparer un dernier coup, un dernier baroud en l'honneur de leurs frères d'armes disparus et des générations sacrifiées par la dictature. Ils ont besoin pour cela du "Spécialiste", le quatrième larron qu'ils attendent. Mais le destin est un vilain farceur, le Spécialiste n'arrivera pas, victime d'un tourne-disques jeté d'un balcon au moment où il passait dessous. Un quatrième personnage, invité surprise, viendra néanmoins en renfort. Et évidemment, ce serait trop simple si la police ne s'en mêlait pas. Mais avec un peu de chance, ses représentants seront peut-être intègres, pour une fois...
Cocasse, nostalgique, cruel, attachant, ce roman est un hommage aux perdants, au peuple chilien, aux générations passées brisées par la dictature, et aux actuelles, qui en portent toujours le poids. C'est aussi une charge virulente contre des autorités qui continuent à occulter le passé et à profiter de cet héritage, qui ne rendent pas justice aux victimes, et contribuent à la division d'un pays qui ne parvient pas à se réconcilier avec son histoire. Un roman profondément sincère et humain, qui touche au cœur.

Et toujours ce que j'adore chez Sepulveda, l'économie de mots, le ton juste, et le propos toujours vif.


Extraits :

  • Ils n’étaient plus la jeune garde. La jeunesse s’était éparpillée en cent lieux différents, partie en lambeaux sous les coups de gégène des interrogatoires, ensevelie dans les fosses secrètes qu’on découvrait peut à peu, partie en années de prison, dans des chambres étranges de pays plus étranges encore, en retours homériques vers nulle part, et il n’en restait que des chants révolutionnaires mais plus personne ne les chantait car les maîtres du présent avaient décidé qu’il n’y avait jamais eu au Chili des jeunes comme eux, qu’on avait jamais chanté « La Jeune Garde » et que les lèvres des jeunes filles communistes n’avaient jamais eu la saveur de l’avenir.
    - jusqu'à l'arrivée de ce matin pluvieux de septembre où, à partir de midi, les horloges commencèrent à indiquer des heures inconnues, des heures de méfiance, des heures où les amitiés s'évanouissaient, disparaissaient, ne laissant que les pleurs épouvantés des veuves et des mères.
    La vie s'étaient remplie de trous noirs et il y en avait partout : on entrait dans une station de métro et on n'en ressortait jamais plus, on montait dans un taxi et on n'arrivait pas chez soi, on disait lumière et les ombres vous engloutissaient.

  • De tels hommes n'existaient plus au Chili, ils faisaient partie de l'inventaire des pertes sur lequel reposait une normalité factice, celle de deux pays totalement différents coexistant dans un même et misérable espace géographique. D'une part, le pays prospère des vainqueurs situé dans la partie orientale de la ville, celui des chefs d'entreprise qui saluaient en souriant leur voisin sénateur ou député, des productrices de télévision ou des propriétaires de boutiques de mode qui buvaient des cappuccinos sur la terrasse d'un grand centre commercial en commentant les dernières bonnes affaires commerciales de Miami, la saleté de Paris, le chaos de Rome, la puanteur de Madrid, et assuraient, en montrant d'impeccables mains blanches, qu'il n'y avait rien de mieux que de vivre au Chili. Et, d'autre part, le centre de Santiago où circulaient, tête baissée, des gens effrayés par les caméras vidéo qui les suivaient à la trace, par les carabiniers dans leurs bus verts aux fenêtres grillagées, par les vigiles contrôlant leurs passages dans les banques et les commerces. Et puis, au sud, au nord, à l'ouest, il y avait aussi les quartiers habités par la désespérance des emplois précaires, effrayés par la terrible délinquance des enfants et des adolescents qui, après s'être fait exploser le cerveau en inhalant de la coke, se transformaient en psychopathes aux airs innocents.

  • Je suis l'ombre de ce que nous avons été et nous existerons aussi longtemps qu'il y aura de la lumière.

  • il voulut savoir ce qui l'avait intimidé et empêcher d'arriver jusqu'à Brigitte Bardot. Salinas prétexta d'abord une question de temps et ajouta que l'actrice était maintenant une grosse vieille réactionnaire et de mauvaise humeur qui se consacrait à l'élevage des chiens.- C'est pas vrai. Elle est jolie, blonde, prend le soleil à poil sur une terrasse et, pour arriver jusqu'à elle, il suffit d'écarter les draps accrochés à un étendoir, répondit Arancibia. Immuable pays de la mémoire. Intact comme un nichon de sainte Thérèse ou comme un film de Roger Vadim.

  • Ces maçons andalous, ces mécaniciens asturiens, ces journaliers d'Estrémadure étaient des braves types, ils t'invitaient chez eux où il y avait toujours une omelette et un jambon digne de ce nom. Tous travaillaient et mettaient de l'argent de côté dans un seul but : retourner en Espagne et ouvrir un bar, cette idée les obsédait et, quand j'étais avec eux, j'en étais arrivé à penser que le Cid était allé à Valence dans l'intention d'ouvrir un bistrot et que si l'histoire de la société était celle de la lutte des classes dans le reste du monde, en Espagne c'était celle des patrons de bar et des clients, une chose négligée par Marx et Engels, ce qui en a fait deux philosophes suspectés d'anti-alcoolisme.

Biographie :

Né au Chili en 1949 et décédé à Orvédo (Espagne) en 2020, Luis Sepúlveda est un romancier, poète et cinéaste chilien.Dès 1961, il milite dans les jeunesses communistes. À 17 ans, il publie son premier livre, un recueil de poèmes, et obtient un poste de rédacteur dans le journal Clarín. "Crónicas de Pedro Nadie", un recueil de contes, est paru en 1969.

En 1975, il finit par être emprisonné et condamné à 28 ans de prison. Il n'en fera que deux et demi dans une prison pour opposants politiques, grâce à l'intervention d'Amnesty International. Sa peine est commuée en 8 ans d'exil en Suède. En fait, il va voyager et sillonner l'Amérique du Sud : Équateur, Pérou, Colombie, Nicaragua.

En Équateur, il fonde une troupe de théâtre dans le cadre de l'Alliance française. En 1978, il participe à une recherche de l’Unesco sur l'impact de la colonisation sur les populations amazoniennes et passe un an chez les Indiens Shuars, ce qui lui inspirera le roman qui a fait son succès « le Vieux qui lisait des histoires d'amour ».
Après la victoire de la révolution au Nicaragua, il travaille comme reporter. Il part ensuite pour l'Europe comme journaliste et s'installe en 1982 à Hambourg en Allemagne où il passe quatorze ans. À cette même année, il devient très actif au sein de l’organisation Greenpeace où il restera jusqu'en 1987.
En 1996, il s’installe à Gijón, dans le nord de l’Espagne, où il fonde le Salon du livre ibéro-américain. Il écrit des chroniques pour plusieurs journaux italiens. "Histoire d’une mouette et du chat qui lui apprit à voler" publié en 1996, est un autre succès de l'auteur qui a reçu plusieurs prix pour son œuvre.
Victime du COVID-19, il laisse une œuvre foisonnante composée de romans, des livres pour enfants, des scénarios etc.

En 2017, lors du salon du Polar Sud, Luis Sepúlveda présentait ce livre. Parlant peu le fraçais et moi pas très bien espagnol, nous avons réussi à rire, car l'homme avait cet humour authentique et un charme indéniable. Il avait sa vision de la politique française de l'époque, le Président Macron venait d'être élu, et il pointait les défaillances de la politique de la gauce française, n'oublions pas que Sepúlveda a un passé de militant communiste, et j'aurais dit un gentil anarchiste. Son stand n'était pas très fréquenté, barrage de la langue (et pas de traducteur), et ce roman très différents des succès populaires.


A consulter :

En savoir Plus :

Sur le roman


Sur la dictature Pinochet

Sur le régime d'Allende

Galerie Photos

Bella vista à Santiago, quartier chic et ancien

Pablo Néruda, le héros de nos 3 papys

Quartier populaire de Santiago

vue de Santiago

vue du Bella Vista

rue de Santiago

 
Carlos Gardel, le chanteur favori de nos 3 héros


vendredi 4 novembre 2022

LUIS SEPULVEDA – La fin de l'histoire – Editions Métaillé 2016 ou Poche Points

 

L'histoire

Belmonte, un ancien résistant chilien contre la dictature de Pinochet, mène une vie tranquille en Patagonie, à l'extrême sud du Chili. Sa femme Véronica ne s'est jamais remise des tortures subies par la junte du dictateur. Pendant ce temps, dans la capitale, des anciens SS essayent de faire libérer un ex SS emprisonné. Belmonte qui connaît l'homme va reprendre son service de guérillero militant, et retrouver des camarades mais aussi de vieux ennemis.


Mon avis

Sepúlveda, que j'ai eu la chance de rencontrer lors d'un festival littéraire est une de mes romancier préféré. Ses romans sont courts (190 pages), sans le mot de trop. Allez à l'essentiel est sa devise littéraire. Ce dernier roman, un polar noir, évoque à nouveau les années Pinochet, l'auteur a été emprisonné lui aussi, et s'est toujours prononcé pour la paix. C'est un peu un résumé de sa vie, il est mort en 2020 des suites du Covid, et ce dernier livre sonne presque comme un testament. Car ce que vit Belmonte, le héros, c'est un peu de sa vie. Formé par les soviétiques, Belmonte fut un guérillero contre le régime de Pinochet. Le voilà qui doit reprendre du service pour éviter à tout prix qu'un ancien SS, au service de la dictature ne soit exfiltré de la prison où il croupit depuis la fin de la dictature. Belmonte aussi un compte personnel à régler avec cet homme.

Ici, les mots sont simples, mais efficaces. On y lit les scènes de torture, les dessous de la politique internationale sur 3 continents (Russie, Corée, Chili) et presque toute l'histoire du 20ème siècle défile tout comme les époques, mais la lecture n'en est pas perturbée.

Mais ce qui est très clair, c'est la dénonciation sans états d'âme de la dictature de Pinochet, de tous les totalitarismes et des mafieux de tous bords. le final est à haute teneur en suspense, et la fin « ouverte » mais que l'on interprétera, en ce qui me concerne par la fin de l'infâme, dans un trait final de poésie ou d'onirisme
On sent que Sepúlveda sait de quoi il parle, on imagine sans peine que Belmonte aurait pu être son double. Un roman noir dans lequel pointe quand même une lueur d'espoir, et éclairé d'un bout à l'autre d'amour et de solidarité. Avec un message limpide : "la littérature raconte ce que l'histoire officielle dissimule".

Un glossaire en fin de livre nous permet de situer les lieux emblématiques du Chili.Un livre à lire pour comprendre les années 1939 – 2016, et la réalité d'un pays massacré par la pire des dictatures. Les critiques presses furent élogieuses.


Extraits :

  • Après la chute du régime militaire – comme on appelait officiellement la dictature -, les officiers chargés d'anéantir les opposants avaient signé un pacte d'honneur, jurant la main sur la Bible, de tout faire pour ne pas retrouver les corps des milliers de disparus, si tant est qu'il en reste quelque chose au fond de l'océan. Ils avaient fait le serment de nier les égorgements, les assassinats déguisés en accidents ou les étudiants brûlés vifs en représailles à l'attentat qui, il s'en était fallu de peu, avait failli coûter les vie à Pinochet. Ce serment s'étendit ensuite aux simples soldats, et un second pacte du silence fut même signé, cette fois entre les militaires et des civils pressés d'occuper le pouvoir. Ce pacte stipulait, « pour protéger les victimes », selon son étrange formulation, que les noms des officiers et des soldats impliqués dans les assassinats, les vols d'enfants et les disparitions ne devaient pas être divulgués avant cinquante ans.

  • Sur leurs traits, j’avais lu autre chose encore : la sérénité qui procure, juste avant le combat, la conviction de faire une chose juste, ce calme étrange qui domine la peur, le silence du guérillero serrant son arme, repensant à tous les bons moments qu’il a vécus à l’instant d’accueillir la mort, qui ne pourra pas tuer cet ultime souvenir.

  • Salamendi remarqua son air lorsqu'ils passèrent devant le Parque por la Paz, le Parc pour la Paix, en face d'un portail qu'on avait conservé pour ne pas oublier l'horreur, car c'était l'entrée de la Villa Grimaldi.
    Par ce portail, ligotée et les yeux bandés, était entrée Veronica. Dans ces jardins de roses en fleurs, elle avait supporté l'inimaginable et gardé le silence. Par ce même portail, on l'avait fait sortir un jour en la croyant morte, avec les corps sans vie d'autres femmes et hommes aussi jeunes qu'elle, et on les avait tous jetés dans une décharge pour semer la terreur, fondement de la dictature.

  • Quelles que soient les routes que l'on prend, l'ombre de ce que nous avons fait et de ce que nous avons été nous poursuit avec la ténacité d'une malédiction.

  • La politique est née le jour où Caïn a tué Abel, et depuis lors rien n’est sans importance.

  • La lumière du couchant léchait les rues de Santiago quand je quittai La Legua. L’ombre de ce que j’avais été était longue à cette heure du jour, et elle était encore de mon côté.

  • Le pire abandon, c’était d’être privé de liens avec le parti, sans ordres, sans instructions, sans savoir si le camarade tombé avait résisté à la torture ou s’il s’était mis à table et que, de tous les militants, il ne restait plus que lui, seul comme un naufragé au milieu d’un océan aux eaux denses et profondes.


Biographie :

Né au Chili en 1949 et décédé à Orvédo (Espagne) en 2020, Luis Sepúlveda est un romancier, poète et cinéaste chilien.

Dès 1961, il milite dans les jeunesses communistes. À 17 ans, il publie son premier livre, un recueil de poèmes, et obtient un poste de rédacteur dans le journal Clarín. "Crónicas de Pedro Nadie", un recueil de contes, est paru en 1969.
En 1975, il finit par être emprisonné et condamné à 28 ans de prison. Il n'en fera que deux et demi dans une prison pour opposants politiques, grâce à l'intervention d'Amnesty International. Sa peine est commuée en 8 ans d'exil en Suède. En fait, il va voyager et sillonner l'Amérique du Sud : Équateur, Pérou, Colombie, Nicaragua.


En Équateur, il fonde une troupe de théâtre dans le cadre de l'Alliance française. En 1978, il participe à une recherche de l’Unesco sur l'impact de la colonisation sur les populations amazoniennes et passe un an chez les Indiens Shuars, ce qui lui inspirera le roman qui a fait son succès « le Vieux qui lisait des histoires d'amour ».
Après la victoire de la révolution au Nicaragua, il travaille comme reporter. Il part ensuite pour l'Europe comme journaliste et s'installe en 1982 à Hambourg en Allemagne où il passe quatorze ans. À cette même année, il devient très actif au sein de l’organisation Greenpeace où il restera jusqu'en 1987.
En 1996, il s’installe à Gijón, dans le nord de l’Espagne, où il fonde le Salon du livre ibéro-américain. Il écrit des chroniques pour plusieurs journaux italiens. "Histoire d’une mouette et du chat qui lui apprit à voler" publié en 1996, est un autre succès de l'auteur qui a reçu plusieurs prix pour son œuvre.
Victime du COVID-19, il laisse une œuvre foisonnante composée de romans, des livres pour enfants, des scénarios etc.

En 2017, lors du salon du Polar Sud, Luis Sepúlveda présentait ce livre. Parlant peu le fraçais et moi pas très bien espagnol, nous avons réussi à rire, car l'homme avait cet humour authentique et un charme indéniable. Il avait sa vision de la politique française de l'époque, le Président Macron venait d'être élu, et il pointait les défaillances de la politique de la gauce française, n'oublions pas que Sepúlveda a un passé de militant communiste, et j'aurais dit un gentil anarchiste. Son stand n'était pas très fréquenté, barrage de la langue (et pas de traducteur), et ce roman très différents des succès populaires.

Comment quelques instants de partage, avec un maté, peuvent rester dans la mémoire de façon si vive ? A l'annonce de sa mort, j'ai vraiment eu un sentiment d'abandon, car jamais je ne lirais plus cette écriture que j'aime, vive, incisive, sans excès de mots, drôle, poétique, onirique parfois.

A consulter :

En savoir Plus :

Sur le roman


Sur la dictature Pinochet

Sur la torture au Chili


Sur le KGB


Sur Trotsky

Sur les atamans cosaques

Sur le Nicaragua

jeudi 3 novembre 2022

Bérengère COURNUT – De pierre et d'os – Le tripode - 2020

 

L'histoire

Uqsuralik, une toute jeune fille inuit, est séparée des siens, lors d'une rupture de la banquise Elle va devoir apprendre à survivre dans un milieu hostile, où les nuits sont longues pour ne pas dire infinies. Un roman sous forme de contes comme nous a habituée Bérengère Cournut.


Mon avis

Ce roman est au programme des collégiens de 4ème, dans la catégorie romans contemporains. C'est aussi une façon de les sensibiliser à la fonte de la banquise. Mais les adultes qui aiment les contes peuvent aussi le lire bien évidemment. L'héroïne reste seule sur la banquise avec juste ces chiens et quelques objets, elle doit penser à sa survie.

Le roman mêle des poèmes ou chansons à la vie sur un glacier mais aussi des légendes chamaniques, et des légendes inuits. Notre jeune Ulysse aux pays des glaces doit avancer pour survivre et c'est un chemin de vie qui se profile. L'amour de la nature pourtant hostile, l'amitié indéfectible des animaux, les leçons des ancêtres, tout cela est dépeint avec la poésie et l'imaginaire que l'on connaît à B. Cournut.

Sur cette terre gelée là où le blanc prédomine Uqsuralik doit se diriger à l'instinct, tous ses sens à l'affût.
On la suit, captivé, dans son épopée onirique au cœur de décors vertigineux, de l'imprévisible banquise, de la toundra, des fjords, des iceberg, des chenaux dessinés dans la mer de glace sous les pleins soleil de minuit, les aubes blanches et bleutées, la brume opaque ou le blizzard.
La superbe écriture de Bérangère Cournut parvient à installer une ambiance fantastique où se mêlent rêves, voyages de l'âme, cérémonies rituelles, chants célestes, recherche identitaire mais où il est aussi question d'amour, d'enfantements, de transmissions et de deuils.
Cette guerrière des temps anciens, cette femme en devenir, affronte la famine, fraie avec certains esprits se protège contre d'autres.
Elle fera des rencontres étranges comme celle avec « l'homme-lumière » ou le géant sous la glace.
Se déplaçant de campements en maisons communautaires elle chasse, pêche, tanne, coud, dépèce confectionne, construit. Son parcours la transformera à jamais.

Bérengère Cournut a adopté une démarche d'ethnographe en s'immergeant dans la bibliothèque du Muséum d'histoire naturelle ( plus particulièrement dans les fonds polaires de Jean Malaurie et les fonds d'archives de Paul-Emile Victor ),
Un carnet de photographies en prime, ce roman merveilleux est à lire sans hésitation.



Extraits :

  •  Depuis que je sais qu'un enfant est là
    Qu'un enfant va passer par moi
    Je ris, je ris en secret
    Je ris comme une brassée de palourdes
    Qui roulent depuis les collines
    Jusqu'aux galets lourds
    Du rivage.
    Et depuis plusieurs lunes
    Que le sang bat et reste en moi
    J'ai l'impression que
    Sous la banquise
    La mer rit avec moi.  (chanson)

  • Chant du vent et de l'orage
    Nous sommes l'été
    Nous sommes le Nord et le Sud
    Nous sommes les vents violents
    Qui soulèvent la terre et l'eau
    Nous sommes la chaleur et la fièvre
    Nous sommes l'air vibrant dans la lumière
    Nous sommes le sang qui coule
    Dans tes veines et sous ta peau
    Nous sommes les esprits puissants
    Dans des corps encore débiles
    Que personne à part toi
    Ne sent ne palpe,
    Ni ne voit

  • Je sais maintenant, grâce à mon propre chant, me propulser hors de mon corps jusqu'au monde des esprits. J'apprends petit à petit à dialoguer avec eux sans avoir peur. Le voyage est pourtant terrifiant. J'ai chaque fois l'impression qu'on m'arrache les entrailles. Mon cœur vient taper contre mes oreilles, une sensation de vertige m'assaille.

  • Nous découvrons ensemble, avec la même joie, le même émerveillement, le tout nouveau manteau de neige. Désormais, le jour naît de la terre. La faible clarté du ciel est généreusement reflétée par une infinité de cristaux. La neige tombée durant la nuit est si légère qu'elle semble respirer comme un énorme ours blanc.

  • Nous allons loin parfois. Au-delà de la baie, au pied des icebergs qui passent au large. Ces géants de glace sont comme des montagnes posées sur l'eau. Aux heures où le soleil monte dans le ciel, ils sont éblouissants, on ne peut pas les regarder sans se blesser les yeux. Ils parlent une langue étrange — de succion, d'écoulements et de craquements. Ils sont plus imprévisibles encore que la banquise.

  • Il faut aussi entretenir les lampes, car le grand froid est venu tôt cette année - bien avant la naissance des phoques annelés. C'est à cause de Pilarngaq, le vent femme qui souffle depuis les grandes glaces tout là-haut. Seuls les hommes sortent encore pour chasser, sans pouvoir rester longtemps dehors.

  • Naja m’a aidée à atteindre cet état d’extase qui permet de rejoindre l’espace céleste. Je sais maintenant, grâce à mon propre chant, me propulser hors de mon corps jusqu'au monde des esprits. J’apprends petit à petit à dialoguer avec eux sans avoir peur. Le voyage est pourtant terrifiant.

  • Tous ceux qui nous ont rejoints cet hiver-là étaient des parents plus ou moins proches. Je continue d'attendre l'étranger qui viendra.

  • Car naître ou mourir, cela est si proche...
    Les femelles le savent
    Qui naissent et meurent
    Comme chaque être vivant
    Et qui deux,quatre ou huit fois dans leur vie
    Donnent naissance à un, deux ou quatre petits

  • Il paraît qu'à une époque reculée, on pouvait rejoindre en hiver une île lointaine où le gibier abonde. Depuis, les courants ont changé, et il n'est plus possible de s'y rendre en traîneau. Ainsi se meut notre territoire - dans une grande respiration qui nous entraîne.

  • Je l'ai trouvé en arrivant au pied du glacier. Il avait repris sa forme lumineuse - ample vague verte irisant le ciel. J'ai cherché l'escalier de pierres noirâtres et je l'ai gravi avec les pieds, avec les mains, à la vitesse d'un renard qui détale. Soudain, j'ai senti ses bras sous les miens. L'homme au capuchon m'emmenait dans les airs. Les étoiles tournoyaient autour de moi. Mes membres étaient écartelés dans les quatre directions, mon ventre était agité du même fracas que la banquise en débâcle.

Biographie :

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Sur le roman


Sur les inuits


Sur leurs légendes


Sur l'art inuit

Sur la fonte de la banquise

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