samedi 30 septembre 2023

HELENE FRAPPAT – Trois femmes disparaissent – Acte Sud 2023

 



L'histoire

Tippi Hedren la mère, Mélanie Griffith la fille et Dakota Johnson, la fille, trois actrices qui n'ont pas eu le succès mérité. Malédiction familiale ? En menant une enquête sérieuse sur ces femmes, l'autrice interroge sur la place de la femme dans le cinéma d'hier et d'aujourd'hui.


Mon avis

Si vous aimez le cinéma, ce livre est pour vous. Il retrace avec minutie non pas les biographies des 3 actrices, grand-mère, mère et fille, mais analyse les rapports qui ont fait que la célébrité et la longévité sur les écrans n'a pas tenu. Avec des raisons différentes, mais qui se recoupent aussi dans une malédiction qui semblerait héréditaire. Ou pas.

Tout d'abord Tippi Hedren, connue pour ses rôles dans les Oiseaux et dans « Pas de Printemps pour Marnie » du grand Alfred Hitchcock. Alors qu'il prépare son film devenu culte aujourd’hui « Les Oiseaux », le maître du suspense est en panne d'actrice principale. Celle qui incarnait à la perfection la femme parfaite dont rêve Hitch, la belle Grace Kelly vient d'épouser le Prince de Monaco. Même si elle est séduite par le projet, elle est trop prise par ses fonctions de Princesse pour envisager un tournage aux USA. C'est en feuilletant des magasine que le cinéaste remarque une jeune femme, Nathalie surnommée affectueusement par son père « Tippi' (petite-fille en suédois) est modèle et le cinéaste voit très vite ce qu'il peut en faire : sa petite -poupée. Relookée en tailleurs vert amande ou autres couleurs dans les beiges, les tons rompus, les cheveux décolorés en blond cendré (le blond platine d'une Marilyn Monroe est vulgaire pour le cinéaste anglais), il lui fait signer un contrat de 7 ans pour 500 dollars par semaine. Refusant ses avances, le cinéaste lui fera vivre un enfer pendant le tournage des oiseaux. Un oiseau mécanique fixé sur son épaule manque de lui crever un œil, et le verre de la cabine téléphonique se brise en milliers de petits morceaux (alors qu'il était supposé résistant) qui blessent légèrement Tippi au visage. Il refait faire des prises, plongeant l'actrice débutante dans l'effroi. « Les Oiseaux » ne font pas un succès commercial. Hitch enchaîne alors avec le très freudien « Pas de printemps pour Marnie ». Même si il la teint en brune ou rousse, elle redevient vite la blonde aux petits tailleurs. Il lui fait installer une loge immense, la couvre de cadeaux et de fleurs et finit par lui faire clairement des propositions sexuelles. Très choquée, Tippi quitte le plateau. Même les excuses d'Alma (la femme et souvent scénariste de Hitchcock) n'y feront rien. Il faudra toute la diplomatie du chef opérateur pour la faire revenir sur le tournage. Qui dure, en re faisant des prises inutiles, et où il insulte régulièrement la jeune femme. Au point que le seuil est franchi, elle lui lance « vous n'êtes qu'un gros porc » devant l'équipe, attaquant là le point faible du réalisateur qui ne le parlera plus et fera donner ses ordres par intermédiaire. Surtout à son insu, il la blackliste de tout Hollywood. Si il ne la fait plus travailler pendant 2 ans, il lui versera un salaire de 600 dollars.

D'ailleurs le cinéma, Tippi en est dégoûtée. Avec son deuxième mari, Noël Marshall, elle ouvre un refuge pour animaux blessés surtout des lions et des lionnes .

Sa fille Mélanie (prénom qui est celui de l’héroïne du films les oiseaux) Griffith qui fait partie du tournage d'un film sur ces animaux est mordue par un lionceaux et reçoit 50 point de suture. Et un nombre incalculable d'intervention de chirurgie esthétique et réparatrice . Devenue à son tour actrice, elle se voit confier des rôles de bimbos, pose nue dans Play-boy et n'obtient aucun rôle capable de lui faire avoir un oscar. C'est la blonde pulpeuse des années 80, un peu vulgaire (dans ces films), une nouvelle Marilyn Monroe sans ce petit plus qui fit de cette dernière une star et une femme engagée contre le Maccarthysme. Elle finit par jouer pour des téléfilms ou des séries télévisée.

Enfin Dakota Johnson, fille du premier et éphémère mariage de sa mère, devient à son tour actrice et mannequin. Elle assume ses cheveux châtains, mais le cinéma lui offre de tourner dans les 3films « 50 nuances de Grey », où elle joue le rôle d'une femme soumise au sens des rapports BDSM. Les films sont des succès commerciaux, mais le nom de l'actrice est quasi-inconnu du grand public pour qui elle reste Anastasia Steele la femme soumise. Films tournés avant le mouvement « Me too » qui seraient irréalisables aujourd'hui. Si elle gagne des millions de dollars, elle ne laisse pas une trace mémorable en tant qu'actrice. On lui propose des seconds rôles auprès d'acteurs célèbres qui l'éclipse, des série TV sans intérêt et des films de science-fiction, aux effets spéciaux plus spectaculaires que son rôle d'actrice. Mais Dakota n'a que 33 ans, et sa carrière peut encore prendre un autre tout.

Extrêmement documenté, le récit que nous livre l'autrice est fait sous forme d'une enquête policière. Elle trouve des correspondance, des anecdotes, et surtout à travers 70 ans de cinéma nous démontre que les actrices sont encore des jouets pour les réalisateurs et que derrière les paillettes et les étoiles, se cachent un anti-féminisme, la femme est l'objet du réalisateur ou du producteur. Une tendance qui heureusement s'inverse aujourd'hui à travers une nouvelle générations d'acteurs et d'actrice surtout qui revendiquent leur droit à l'image, et se mobilisent contre les plateformes qui ne le respectent pas, comme en témoigne la grève toujours actuelle des acteurs et scénaristes américains.


Extraits :

  • C'est au grenier que les maris bigames des romans gothiques enferment leur femme "folle" (Jane Eyre, Charlotte Brontë). C'est au grenier que l'épouse "parfaitement belle" du "si laid et si terrible" Barbe Bleue ne peut s'empêcher de monter, découvrant le sang caillé, dans lequel se miraient les corps de plusieurs femmes mortes et attachées le long des murs (La Barbe Bleue, Charles Perrault). C'est au grenier que sont dissimulés les bijoux de la femme que son mari bigame rend folle pour la dévaliser (Gaslight, George Cukor)

  • Cinq ans, c'est l'anniversaire de Mélanie Griffith, à qui Alfred Hitchcock offre une petite boîte en sapin en forme de cercueil contenant une poupée qui reproduit, dans le moindre détail, coiffure comprise, le corps miniaturisé de sa mère vêtue du tailleur vert amande des Oiseaux.

  • La proie doit tout savoir du prédateur. Lui peut tout s'ignorer de la proie.
    Pour survivre, la proie doit-elle devenir le prédateur qu'elle a fui ?

  • La détective ne veut pas rapetisser l'âme des femmes que leur profession contraint à se voir en grand. Car la seule différence entre le visage d'une femme et celui d'une actrice, c'est l'agrandissement.

  • L ÉTAIT UNE FOIS
    Il était une fois trois femmes en fuite.
    La première parvient à s’échapper.
    La deuxième disparaît.
    La troisième est la doublure des deux autres.
    Sont-elles brunes, blondes ou rousses ?
    Ça dépend.
    Sont-elles liées entre elles ?
    Grand-mère, fille, petite-fille: leur lien déroule le fil de trois générations.
    Les fugueuses sont-elles anonymes ?
    Un entrefilet, en page des faits divers, a-t-il signalé leur absence ?
    Leurs visages sont célèbres dans le monde entier.
    Leurs faits et gestes, connus et scrutés de tous.
    Prendre la fuite, pour ces stars, relève de l’exploit.
    Quitter la scène, pour ces femmes, est une question de vie ou de mort.
    Trois femmes disparaissent.
    Trois générations d’actrices.
    Sous le regard d’une détective, leur disparition devient une métaphore.

  • La troisième femme est la fille de Melanie, et la petite-fille de Tippi.
    Elle est née le 4 octobre 1989 et se prénomme Dakota.
    Le 29 janvier 1992, Melanie a raconté à l’animateur de télévision Johnny Carson, dans son émission The Tonight Show, comment elle avait choisi le prénom de sa fille:
    “Un de vos enfants s’appelle Dakota. D’où vient ce prénom ?
    — On aimait ce prénom.
    — C’est un nom indien ? Qu’est-ce qu’il veut dire déjà ?
    — «Amitié, ami.» Et d’ailleurs cette amie qui travaille pour nous, Diane, avait choisi ce prénom pour son futur enfant qu’elle n’avait pas encore eu. Alors on lui a volé ce prénom, si bien qu’elle a dû appeler son fils Jackson, parce qu’on avait pris Dakota !”
    Sur le plateau de télévision, dans sa robe toute blanche, parsemée de volants, Melanie s’agite sur son siège, détourne la tête, dérobe son visage, ponctue son récit de gloussements. On dirait une petite fille qu’un adulte vient de surprendre en train de faire une bêtise.

  • Sans compter les constantes visites de Hitch, désireux d'exprimer son obsession à l'improviste, totalement indifférent au fait que la femme qui l'obsède n'est pas obsédée par lui.

  • Les absents sont les personnes ni vivantes, ni mortes, dont un jugement a constaté "la présomption d'absence" depuis dix ans, la personne ayant "cessé de paraître au lieu de son domicile ou de sa résidence, sans que l'on en ait eu de nouvelles ".

  • Le compte à rebours s'arrête à onze. Onze ans, l'âge où les petites filles meurent en devenant adolescentes. Puis les adolescentes meurent en devenant des femmes qui tordent leurs mèches platines dans un chignon labyrinthique où s'accroche le regard.

  • Treize ans après la sortie des Oiseaux, Petite Fille a grandi et jeté ses peaux d'animaux morts pour se réfugier dans sa maison en bois.


Biographie

Née en 1969 à Paris, Hélène Frappat est une écrivaine, essayiste, traductrice et critique de cinéma. Ancienne élève de l'ENS (L1989)1, elle est agrégée de philosophie et docteur ès lettres. Philosophe, traductrice de l’anglais et de l’italien et critique aux "Cahiers du Cinéma", elle a publié "Jacques Rivette, secret compris" (2001), une étude très remarquée sur le cinéaste de la Nouvelle vague et ses films.
Elle a traduit aux éditions Allia "La Vie de Personne" de Giovanni Papini, "Études sur la personnalité autoritaire" de Theodor Adorno, "L’Ultima intervista di Pasolini" de Furio Colombo et Gian Carlo Ferretti, "Amitié" de Samson Raphaelson, "Madoff, l’homme qui valait 50 milliards" de Mark Seal.
Sur France Culture, elle a produit le magazine mensuel de cinéma "Rien à voir", de 2004 à 2009, ainsi que de nombreux documentaires.
Elle est l'auteur de plusieurs romans publiés aux Éditions Allia et Actes Sud, dont "Par effraction" qui reçoit le Prix Wepler - Fondation La Poste - Mention Spéciale, 2009.
En 2016, elle participe aux Assises Internationales du Roman à Lyon.

vendredi 29 septembre 2023

REBECCA AYOKO– Quand les étoiles deviennent noires – Editions GAWSEVITH 2012.

 

L'histoire

Qui se souvient aujourd'hui de Rebecca Ayoko, mannequin vedette et cabine d'Yves Saint-Laurent, qui a défilé en compagnie des mannequins célèbres et popularisées comme des stars dans les années 80/90?

Dans ses mémoires, co-écrites avec la journaliste Carol Mann, la toute première mannequin africaine (et non afro-américaine) revient sur son incroyable parcours, de la misère de son enfance aux grands défilés Haute-Couture, puis à son oubli progressif.


Mon avis

Un petit livre qui passe inaperçu entre les grands romans et ouvrages des bonnes bibliothèques. Pourtant ce petit livre, écrit simplement, nous fait revivre l'extraordinaire destin d'une petite fille née dans un village de Côte d'Ivoire qui rencontre son destin à l'âge de 17 ans.

Rebecca naît dans un village du Ghana, dans une famille togolaise reconnue. En tant que fille aînée, elle devra être initiée comme prêtresse vaudou. Mais voilà, son père quitte sa mère avec 5 enfants à charge, et Rebecca est placée chez une tante lointaine qui fait d'elle une esclave. Ménage, cuisine, toujours de remontrances et des claques, elle n'a que 7 ans et vit dans la peur et le martyre. Elle finit par s'échapper et se place comme bonne, le seul travail qu'elle connaisse pour envoyer un peu d'argent à se mère. Son employeur abuse d'elle et elle se retrouve enceinte à 13 ans. Elle accouche d'une petite-fille Affie qui sera confiée à la garde de sa mère, tandis qu'elle cherche toujours des emplois, elle ne sait ni lire ni écrire, mais elle sait compter. A 17 ans, elle remporte le concours Miss Côte d'Ivoire, et peut alors s'envoler pour Paris. Elle est engagée par l'Agence Glamour, une des plus célèbres de Paris. On l'éduque, on lui apprend à marcher avec des talons hauts et elle est photographiée pour diverses couvertures de magasine, notamment pour Vogue. Elle est alors remarquée par Yves Saint-Laurent, le grand couturier, qui la remarque et fait d'elle son mannequin cabine et mannequin star. C'est la grande période des défilés où les stars ne sont plus des actrices de cinéma mais ces filles longilignes, portant des fortunes en vêtements et bijoux. Une vie aussi remplie par les fêtes, ou l'on croise la jet-set du moments. Rebecca vit dans un monde merveilleux où le champagne coule à flot, tout comme les voyages : USA, Japon, et autres pays qu'elle n'a pas le temps de voir. Être top-modèle c'est se lever tôt, passer au maquillage, puis enchaîner les tenues, savoir marcher avec 20 cm de talons sur les podiums dans des chaussures trop petites (la taille doit être du 39 alors que ces grandes filles taillent bien plus, au point que certaines trichent en piquant des chaussures à leur taille, ni vu ni connu. Elle se lie d'amitié avec Azzedine Alaïa, Mouss Diouf et bien sur Yves Saint-Laurent. Mais Rebecca commence à vieillir imperceptiblement, et en plus, elle commet 2 impairs : faire rentrer chez Saint-Laurent une jeune mannequin noire qui va savoir la supplanter, et arriver un jour avec des tresses africaines, alors que dans la célèbre maison de couture, le maître veut que sa mannequin soit les cheveux tirés en chignon et sans maquillage. Rebecca qui a toujours vécu au jour le jour, sans penser au jour où sa carrière va s'arrêter, n'a pas mis d'argent de coté, ne s'est pas acheté un appartement, s'est montrée bien trop généreuse avec des petits-amis qui ont profité d'elle, sans jamais trouver le grand amour.Mais comment aimer quand on n'a jamais reçu d'amour dans l'enfance ? Elle finit par se retrouver au RSA, et les amitiés d'hier ne comptent plus pour une femme déclassée. Elle tente bien de monter un commerce de bijoux qu'elle confectionne avec des perles africaines, mais elle ne sait pas gérer son entreprise et c'est la faillite.

Mais Rebecca est une femme forte. Aidée par des amis, elle sort de la misère en s'engageant dans des causes humanitaires. Elle dédie ses mémoires à ses 2 enfants Affie et Vincent resté vivre aux USA auprès de son père.

Un livre simple où l'on découvre aussi les dessous de la mode, le monde cruel d'une industrie où le moindre dérapage, l'ambition d'une collègue, l'utilisation du corps de la femme « parfaite ». Et ce destin à la fois tragique et beau, raconté avec humilité par Rebecca avec l'aide de la journaliste Carol Mann.


Extraits :

  • Au-delà d’un certain âge, une mannequin ne vaut guère mieux qu’un yaourt périmé. On vous regarde comme si vous aviez failli à votre promesse de beauté éternelle.

  • La pauvreté est une lèpre sociale qui fait fuir l'entourage,comme s'il craignait d'être contaminé.On vous évite,on écourte la conversation dès que vous avez le malheur d’évoquer votre situation.


Rebecca Akoyo a aujourd'hui 63 ans. Elle donne des conférences dans le monde entier sur le statut des femmes en Afrique et s'engage dans des projets humanitaires. Elle est nommée ambassadrice de l'ONU.


FRANCOIS-HENRI DESERABLE – L'usure d'un monde – Gallimard Nrf 2023

 

L'histoire

Le récit de l' auteur parti en Iran en 2022 au moment où commence la révolution des femmes iraniennes. Il traversera le pays pendant 40 jours, avant d'être expulsé par les Gardiens de la révolution.


Mon avis

Alors que l'Iran continue sa sanglante répression un an après la mort de Mahsa Amini, l'écrivain français, malgré les réserves du Quai d'Orsay ; il est déjà dans l’avion après avoir obtenu un peu frauduleusement un visa, via des contacts à l'ambassade d'Iran.

F.H. Désérable a été fasciné par l'aventure de Nicolas Bouvier et Thierry Vernet qui sont partis en voiture pour traverser les Balkans, l’Afghanistan, l'Anatolie et l'Iran et le Pakistan en 1953. Ils sortent un livre écrit pas Bouvier et illustré par Vernet « L'usage du Monde » qui est un ouvrage de référence pour le voyageur qui veut s'immiscer dans la vie d'un pays.

Malgré les risques, l'auteur va traverser l'Iran, de la Turquie au Pakistan, alors que les manifestations des femmes et des hommes qui veulent en finir avec la dictature islamiste commencent à manifester. Pendant 40 jours, il va sillonner le pays pour rencontrer ces femmes avides de liberté, alors que le pouvoir commence à sévir violemment. Il nous livre dans un langage parfait ses rencontres, les peurs aussi pour sa vie, mais comment ce pays qui fut autrefois la respectable Perse est devenu un enfer où la chute du régime n'est qu'une question de temps. Il nous rappelle aussi, derrière les maisons ou appartements clos, l'amitié et la générosité d'un peuple, curieux de connaître aussi le monde occidental, et la démocratie à laquelle il aspire. Ce récit est fait des grandes horreurs de ce monde là, mais aussi des fous-rires et des partages, il nous renseigne aussi sur la mentalité des iraniens dont les sondages, bien gardés par le pouvoir en place, démontrent que 87% de la population veut en finir avec ce régime.

Plus qu'un simlpe récit, c'est un hommage à toutes les femmes iraniennes, belles, courageuses, non dénuées d'humour qui continuent une lutte solidaire et silencieuse.

Un ouvrage au plus précis de ce qui se passe en Iran. L'auteur mesure la chance qu'il a eu, en plein Kurdistan d'avoir 3 jours pour quitter l'Iran, alors qu'un français est toujours retenu en otage par le pouvoir pour des motifs peu crédibles.

Un indispensable, captivant, avec en prime quelques photos en noir et blanc qui sont tout aussi fascinantes (car elles aussi racontent une histoire) que le livre.


Extraits :

  • Les deux premiers ont du mal à comprendre pourquoi les femmes iraniennes manifestent - après tout, elles jouissent de libertés exorbitantes en regard des Afghanes : elles peuvent travailler, aller à l'école et n'ont pas à se couvrir d'une burqa, de quoi elles se plaignent ?

  • La découverte de Bouvier, vers vingt cinq ans, fut une déflagration comme j’en ai peu connues dans ma vie de lecteur. C’ était prendre la vraie mesure du monde, en même temps que son pouls. On s’´avise qu’il est vaste, et grandiose, et terrible - et qu’on n’en a rien vu

  • Un mois seulement que je sillonnais ce pays, et déjà je n'étais plus le même. Si l'on voyage, ça n'est pas tant pour s'émerveiller d'autres lieux : c'est pour en revenir avec des yeux différents.

  • Bam, le Lout, Kerman, Yazd... Il y a un moins encore, ça n'était que des noms. Aujourd'hui, c'était déjà des souvenirs.

  • Leur silence n’est ni indifférence à l’égard des manifestants, ni approbation à l’endroit du régime : c’est de la peur. Et la peur paralyse. La peur est l’arme la plus sûre du pouvoir.

  • Combien de temps faudra-t-il aux Iraniens pour se débarrasser de la république Islamique ? On peut prendre des paris : un mois, deux mois, avant la fin d’année… On peut se perdre en conjectures. On peut aussi être honnête et dire la vérité. Et la vérité, c’est que personne n’en sait rien. Mais chacun sait une chose : derrière chaque personne qui meurt battent mille cœurs.

  • Quand j’arrivai dans la ville en fin d’après-midi, la lune encore une fois prenait l’ascendant sur le soleil. Depuis le temps, le cyprès s’y était habitué ; moi, c’est con, hein, mais un ciel bleu qui s’empourpre derrière un arbre vieux de quatre millénaires, il n’en faut pas beaucoup plus pour m’émerveiller d’être en vie.

  • Sur les dômes des mosquées
    Sur les turbans des mollahs
    Sur les barreaux des prisons
    Sur le drapeau de l'Iran
    Sur les cyprès millénaires
    Sur les tombes des poètes
    Sur les portes des bazars
    Sur les dunes du désert
    Sur les voiles embrasées
    Sur la peur abandonnée
    Sur la lutte retrouvée
    Et sur l'espoir revenu

    Femme
    Vie
    Liberté

  • Si un jour elle se faisait arrêter, on aurait beau l'enfermer, l'entasser dans une cellule avec des dizaines d'autres ou la mettre à l'isolement, on aurait beau la priver de nourriture et de sommeil, l'injurier, la tabasser, la violer, il y a une chose qui constituait la part irréductible de son être et que rien ni personne, ni la peur, ni les mollahs, ni les gardiens ne pourraient lui ôter: les poèmes qu'elle connaissait par cœur et qu'elle se réciterait, en attendant la mort ou peut-être, enfin, la liberté.

  • Visiter Ispahan, c'est faire provision de bleu pour le restant de ses jours.

  • Elle (la République Islamique) entendait réprimer tranquillement, impunément, sans que ces emmerdeurs de gratte-papier n'y trouvent à redire. Résultat, la plupart des informations qui nous parvenaient d'Iran étaient fragmentaires, parcellaires, et surtout : de seconde main. On rapportait ce que d'autres avaient vu. On témoignait pour les témoins.

  • Et pour ne parler, le mieux c'est encore de raconter la blague qui circule dan les rues du pays : un Afghan, qui vient d'atterrir à l'aéroport de Téhéran, se présente comme l'ancien ministre chargé de la mer et des ports. L'agent iranien s'en étonne : "Comment pouvez-vous être l'ancien ministre chargé de la mer et des ports ? il n'y a ni mer ni ports en Afghanistan !" Réponse de l'Afghan : "Et alors ? Est-ce que vous n'avez pas un ministre de la justice en Iran ? "

  • Voyager rend modeste : vous vous croyez bourlingueur inlassable, arpenteur des temps modernes, mais tôt ou tard, vous finissez toujours par croiser des globe-trotteurs, des vrais, qui vous renvoient à votre condition de touriste. Des rêveurs, des doux dingues, jamais ici, toujours là-bas, des pour qui ça n'est pas une vie que de vivre chez soi, et qui ont renoncé aux petits bonheurs petits-bourgeois des sédentaires que nous sommes pour tracer leur ligne de vie sur des cartes routières. Heureux soient les fêlés, dit le proverbe, car ils laissent passer la lumière.

  • À Qom, ramassez une pierre, lancez-là en l'air : elle retombera sur un turban. Noir, si le mollah est un sayyid, c'est-à-dire s'il descend de la famille du Prophète. Et sinon, blanc. Si votre pierre n'est pas retombée sur un turban, c'est qu'elle a échoué sur un tchador. Ici, pas une femme ne se risquerait à se promener cheveux au vent : votre pierre, on la lui jetterait aussitôt. Toutes portent le tchador, même les filles de cinq ans.

  • Chacun avait sa façon de s'opposer au régime. il y avait ceux qui couvraient les murs de slogans, arrachaient les affiches du Guide suprême et manifestaient dans les rues. Il y avait ceux qui sans manifester, venaient au soutien des manifestants, comme cette femme voilée que j'ai vue rentrer au bazar avec trois fers à repasser dans un sac : chaque fois qu'un agent du régime coursait quelqu'un sous ses fenêtres, vraiment, c'était à n'y rien comprendre, son fer tombait du balcon.

  • Marek s'était lié d'amitié avec Amir, un touche-à-tout, avec une prédilection pour les voitures et l'anatomie : il gagnait sa vie en retapant de vieilles bagnoles et en manipulant des corps humains. Mouais. Garagiste-ostéopathe, je demandais à voir. "attends, ça n'est pas toi qui, pendant un temps, étais hockeyeur et écrivain ?" Un point pour Marek.

  • Les mecs, ça n'était pas son truc, manière de dire à demi-mot qu'elle leur préférait les filles - ce qui est assez emmerdant quand on vit dans un pays où l'homosexualité est considérée comme un crime, où sont punies de cent coups de fouet "deux femmes qui se tiennent nues l'une sur l'autre sans aucune nécessité et qui ne sont pas unies par des liens familiaux", et même de mort à la troisième récidive.

  • Protester sur les réseaux sociaux, s'indigner des exactions du régime iranien, montrer son soutien aux manifestants, depuis la France, quand on n'a ni famille ni amis en Iran, c'est bien peu - ça n'est pas rien pour autant. Mais depuis l'Iran...Depuis l'Iran, c'est considérable, c'est de la "propagande contre le régime", et c'est risquer la prison.




Biographie

Né à Amiens en 1987, François-Henri Désérable est un écrivain français.

Fils d'un ancien joueur de hockey sur glace, petit-fils de gondolier, il passe son enfance et son adolescence à Amiens et aux États-Unis, dans le Minnesota. À dix-huit ans, il devient joueur de hockey professionnel (il le sera jusqu'en 2016) et commence à écrire.
À vingt-cinq ans, il publie aux éditions Gallimard "Tu montreras ma tête au peuple" (2013), récit des derniers instants des grandes figures de la Révolution française, distingué par plusieurs prix donc celui de la Vocation.

En 2015, paraît "Évariste", biographie romancée d'Évariste Galois, prodige des mathématiques mort en duel à l'âge de vingt ans. Considéré comme la révélation de l'année 2015, ce roman remporte le prix des Lecteurs de L'Express–BFMTV et le prix de la biographie. Son troisième roman, "Un certain M. Piekielny" (2017), enquête littéraire sur les traces d'un personnage de Romain Gary, est sélectionné pour les six grands prix de la rentrée. Avec "Mon maître et mon vainqueur" (2021), dissection de la passion amoureuse, il remporte le Grand prix du roman de l'Académie française.

Blog de l'auteur : https://fhdeserable.com/

jeudi 28 septembre 2023

CLELIA RENUCCI – Concours pour le Par adis – Albin Michel ou livre de poche 2018

L'histoire

Le 20 décembre 1577, le palais des Doges à Venise brûle et emporte avec lui la magnifique fresque intitulée le Paradis peinte par Guariento d'Arco en 1365. A la demande du Doge, la fresque doit être reconstruite, et pour cela un comité d'experts se réunit. Première décision important : ne pas peindre la fresque directement au plafond comme on le faisait mais sur une toile afin de pouvoir l'ôter en cas de catastrophe. Il faut ensuite sélectionner les peintres sur esquisses. Il faudra 17 ans pour que la nouvelle fresque soit enfin dévoilée au public.



Mon avis

Gorgione, Le Tintoret, le Titien, Veronèse, Bassano, vous avez tous entendu parler de ces peintres de la Renaissance Italienne. Leur point commun : ils sont tous de l'école de Venise qui est alors une république (697 - 1597) au sommet de sa gloire. Venise ; libre et indépendante s'oppose à Rome et au Pape dont elle ne reconnaît pas l'autorité.

C'est dans cette ambiance que les peintres les plus en vue à savoir Véronèse et le Tintoret se disputent le concours de la fresque, en montrant des esquisses au Comité. Paolo Caliari dit Véronèse remporte facilement le concours, avec le tout jeune peintre Bassano il a des nombreux soutiens politiques parmi les sénateurs vénitiens.

L'école de peinture de Venise se distingue par l'abandon progressif de l'usage de l'or, développe la perspective et surtout la réalité des corps.

Si Vénonèse célèbre son triomphe sur son rival le Tintoret, il en semble pas très pressé de se mettre au travail. Il s'agit pourtant d'une commande importante qui doit mesurer 22 x 7 mètres. Bon vivant, amateur des belles courtisanes, le maître vieillit et laisse à Bassano le soin de rassurer le comité. De son coté, Le Tintoret plaide sa cause et montre une esquisse rigoureuse. Mais en 1588, Véronèse décède à l'age de 60 ans, usé par une vie de plaisirs. Il est enterré en grande pompe. Le Comité chargé alors le Tintoret de peindre la fresque, qu'il promet de livrer en 3 ans, un délai assez court compte tenu des défis techniques qui nous raconte avec précision l'autrice. D'abord il faut trouver un support pour peindre les lés soit des panneaux de bois, sans oublier que l'on doit peindre une fresque plafonnière, ce qui est un défi pour la perspective. Il faut aussi apprêter les lés, ce qui demande du temps (3 couches de colles en peau de lapin et d'os qui empestent), puis s'attaquer à la peinture à l'huile (une innovation vénitienne qui délaisse la tempéra, peinture à l’œuf comme liant des pigments). Il faut alors préparer l'huile en la faisant cuire avec d'autres ingrédients pour la pérenniser, puis la filtrer, broyer les pigments.

Hors Jacopo Tintoret vieillit et surtout la perte de sa fille aînée Marietta, morte en couche à l'âge de 30 ans ; le plonge dans un chagrin dont il ne se remet pas. De même un passage devant les Inquisiteurs du Pape, dont il sort blanchi mais affaibli moralement, lui font oublier la fresque. Il se plonge dans la solitude et cherche à sortir du clair-obscur très en vogue, mais dont il a l'intuition qu'il va lasser le public. Certes il donne des conseils à son fils Domenico qui peindra la fresque entouré de ses assistants. A la débauche assumée de Véronèse s'oppose l'ascétisme du Tintoret qui aime l'ordre et la rigueur, qui peut se montrer revêche voir agressif vis-à vis d'un interlocuteur. La fresque sera terminée en 1592 et inaugurée triomphalement par le Doge et ses conseillers. Elle est signée par Jacopo Tintoret comme il se doit, même si tout le monde sait que c'est le fils Domenico qui en est l'auteur. Le Tintoret s'éteint en 1594.

L'histoire de cette fresque monumentale, moins considérée que les fresques de Michel Ange n'en est pas moins une œuvre majeure des artistes vénitiens. Elle leur a demandé un énorme travail créatif, plus de 60 personnages dont certains grandeurs nature. On notera aussi l'amour infini d'un père pour ses enfants. Sa fille, dont il fit un portait « dans le vif » soit sans travaux préparatoires ou esquisses, ce qui était aussi novateur, mais aussi son fils au quel il laisse la liberté totale de créer, même si son travail n'est pas celui qu'attendait le père (qui se référait aux cycles de Dante), lui apportant des conseils pudiquement.

A tous ceux qui aiment l'art, je vous conseille ce petit roman qui se lit facilement et qui fait revivre une des plus belles œuvres de la Renaissance vénitienne. Mais aussi aux néophytes qui pourront ainsi comprendre toute la difficulté des peintres à une époque où l’acrylique, les pigments chimiques et les enduits déjà fabriqués n'existaient pas.


Extraits :

  • Pour un peintre comme pour un poète, contrairement à un orateur qui savoure son discours à la mesure des acclamations de la foule, deux moments de grâce se suivent et Domenico était en train de connaître le premier, le plus sensuel de tous. Alors que tout au long de sa conception, l’œuvre se dissimule au créateur lui-même, lorsque les échafaudages sont écartés, la toile se découvre dans toute sa nudité et l’artiste peut enfin en jouir. La deuxième étape, que Domenico ne connaîtrait que plus tard, était l’installation du tableau dans son cadre, dans l’espace qui allait le caractériser jusqu’à la fin de ses jours. s fils transparents sans lesquels la magie ne peut pas advenir. Elle est Vishnou, divinité nourricière, jalouse et protectrice. Elle est la louve à la mamelle de qui ils viennent boire, la source infaillible de leur bonheur familial.

  • C’est le paradoxe des hommes de la Renaissance que d’être à la fois coureurs et croyants, amateurs de parties fines et de messes somptueuses, célébrant le vice d’un satyre et représentent le jour même une Vierge en grâce. En somme, cyniques et obéissants, grandioses et grotesques, libres et respectueux.

  • Toutes les fois où je me suis retrouvé dans cette situation, (la toile plus grande que le panneau sur lequel elle doit être posée) et Dieu sait si elles ont été nombreuses j'ai toujours décidé d'ôter du ciel , c est toujours moins grave de supprimer des êtres supérieurs que de trancher la tête des pauvres.

  • Les deux hommes échangèrent peu sur leurs émotions respectives : l'un venait de prendre conscience par son autoportrait de son retrait du monde et de sa capacité à regarder la mort en face, tandis que l'autre, par ce portrait inséré dans cette toile si symbolique, s'élevait enfin à la stature du peintre.

  • Nous avons eu l'audace de penser qu'à vous deux, vous réaliseriez la toile la plus spectaculaire que Venise ait jamais connue. Qui plus est, à deux, ce qui enverra un message fort à nos compatriotes : l'individualisme, le despotisme, sont à proscrire.

  • Il ne sert à rien de contredire un commanditaire. Le jour où la toile est installée, il suffit de leur rappeler à quel point leurs suggestions ont été fécondes pour les convaincre que c'est "leur oeuvre" qu'ils ont sous les yeux - même si celle-ci correspond peu à ce qu'ils avaient en tête.

  • "peindre comme c'était avant" ... Comment osent-ils dire ça ? S'ils veulent que je peigne aujourd'hui comme Guariento le faisait il y a deux siècles, la réponse est non Ils veulent que je respecte la tradition..., moi qui ai justement construit m réputation sur le fait de briser les règles

  • Ce nouveau paradis lui plaisait; non plus tourné vers un au-delà inaccessible, mais gravitant autour d'un couple central.

  • Ta main a du génie, mon Domenico, je l'ai toujours pensé. Mais pourquoi une telle cohue ? Ne te souviens-tu pas qu'il faut du vide pour que l'œil perçoive mieux le plein ? C'est comme un silence dans une belle phrase, une pause dans une élégie.

  • Nous, les peintres, sommes considérés comme des employés de la Sérénissime. A condition que nous ayons fait nos classes, que nous ayons passé nos années d'apprentissage à récurer les brosses, fabriquer les enduits, broyer les couleurs, mélanger les poudres obtenues aux huiles choisies par nos maîtres, appliquer les couches de fond, puis enfin peindre les drapés et trouver la justesse des expressions dans les figures que ceux-ci daignent nous laisser esquisser - comme des os que l'on jette à des chiens reconnaissants -, alors, nous avons l'immense privilège d'être inscrits à l'Arte dei depentori, cette corporation composite et ridicule à laquelle nous appartenons et qui regroupe aussi bien les enlumineurs que les doreurs, les brodeurs, les fabricants de masques et de cartes ou les artisans du cuir.

  • L'histoire abonde en oublis ,en méjugements chroniques ,en contre-vérités. Le courage du doge Pasquale cicogna et de ses conseillers pour mener à bien ce projet n'est guère récompensé. Ce PARADIS n'est cité qu'en passant ,comme une oeuvre mineure et non pas comme le concours d'une vie, d'une ville.
    Demain peut-être saurons-nous lire dans le visage de ces anges rayonnants l'expression de ce que fut Venise .On retrouvera alors dans l'eclat de leurs batailles le talent des artistes qui se sont succédé pour nous inciter tous, un jour ,à regarder le paradis en face


Biographie

Née à Paris en 1985, Clélia Renucci est une romancière et essayiste française.
Après avoir travaillé dans la publicité, elle est professeur de Lettres Modernes.
En préparant son sujet de thèse sur Balzac, elle s’est rendu compte que de nombreuses héroïnes de 'La Comédie Humaine' étaient des
'cougars'. Elle a alors élargi ses recherches à la littérature française et étrangère, découvrant que les romanciers sont bien loin des stéréotypes qui touchent ces femmes aujourd’hui.
"Libres d’aimer" est son premier essai et "Concours pour le Paradis" son premier roman, lauréat du prix du Premier Roman, du prix littéraire des Grands Destins du Parisien Magazine et du prix François-Victor Noury de l’Institut de France. En août 2021, elle publie chez les éditions Albin Michel, « La fabrique des souvenirs » un voyage dans le temps et la mémoire. Elle vit à New-York.


 

mardi 26 septembre 2023

LEILA SLIMANI – Chanson Douce – Folio 2018

 

L'histoire

Myriam, avocate rentre chez elle dans son immeuble chic du 10ème arrondissement. C'est un spectacle d'horreur qui l'attend. Ses deux enfants sont retrouvés assassinés par coups de couteaux, et la nourrice Louise, couteau toujours à la main, est laissée pour morte mais sera plongée dans un coma dont on ignore si elle se réveillera un jour.

Leila Slimani dissèque ce drame familial, avec une précision chirurgicale.



Mon avis

Bien des avis ont été donnés sur ce livre, un film a même été tourné. D'emblée de jeu, Leila Slimani ne ménage pas le lecteur : le drame est découvert par la mère Myriam Massé qui pousse un hurlement de lionne. Ces deux enfants, Mila et le petit Adam morts par coups de couteaux. La bonne, toujours avec le couteau à la main gît semi-inconsciente, avant de plonger dans un coma dont personne ne sait si elle se réveillera un jour.

Ce qui intéresse l'autrice, ce n'est pas l'acte odieux en lui-même mais la personnalité de Louise, la bonne, son rapport avec ce jeune couple.

Qui est au fond Louise ? Avec ses airs de petite fille sage, toujours en jupe ou robe impeccable, les cheveux proprement ramassés en arrière, elle a tout de la perle rare. Elle présente des références irréprochables, s’accommode des horaires compliqués des deux parents et est vite acceptée par les enfants.

Très vite Louise prend une sorte d'ascendant sur le couple. Non seulement elle fait le ménage avec maniaquerie, elle s'occupe à la perfection des enfants, elle cuisine aussi et très bien pour le couple et aussi pour leurs amis. Elle fait l'admiration de tous, et du coup, elle va passer ses premières vacances dans une petite île grecque qui l'enchante. Louise n'a jamais vu la mer, elle ne sait pas nager, mais Paul le père lui apprend. C'est paradisiaque mais le retour à sa morne vie se fait encore plus douloureux.

Criblée de dettes, elle vit dans un studio dans une banlieue lointaine, elle si méticuleuse, finit par ne plus l'entretenir et va être mise à la porte par le propriétaire. Petit à petit les choses basculent. Louise s'imagine liée à vie avec cette famille de cadres moyens banale en fait. Petit à petit des petits grains de sable viennent semer le doute dans l'esprit de Myriam. Un relance des impôts qui arrivent directement chez la famille Massé, l'idée de Louise de ne rien gâcher, un yaourt périmé peut encore se manger quelques jours ce qui horripile Myriam. Louise est seule, elle n'a aucun ami ou amie. Son mari est mort en lui laissant des dettes, une homme qu'elle n'a pas aimé, sa fille unique, qu'elle a élevé sans amour est partie. Il ne lui reste que ce studio infâme, qu'elle finit pas quitter pour aller prendre des bains confortables dans l'appartement des Massé à leur insu. Le couple sent bien que quelque chose ne va pas, mais sans se poser des questions, ou surtout sans parler avec Louise hormis les consignes. D'ailleurs Louise ne parle pas. Mais très vite elle comprend qu'elle est sur la touche. Ses manœuvres dérisoires pour tenter de faire faire au couple une autre bébé qui lui assurerait sa place échouent. Elle n'écoute pas la proposition d'une autre nounou qui a un couple avec 2 bébés. Il n'y a que la famille Massé qui compte, dont elle a l'illusion de faire partie et dont elle en fait une obsession.

A travers ce fait divers tragique, il s'agit aussi des différences sociales. Myriam et Paul écoutent de la musique, lisent, sortent voir des amis, ont une vie sociale, ni trop riche ni trop pauvres. Mais Louise n'a pas d'éducation, elle ne cherche pas à lire, à se cultiver. Son seul plaisir c'est d'arpenter les rues chics de Paris et faire admirer les robes de haute couture, les bijoux qui lui iraient si bien. Louise est dans son monde, un monde que personne ne peut comprendre, même elle d'ailleurs.

Mais là où l'autrice nous passionne c'est pas son écriture maîtrisée. Ici pas un mot de trop, une observation méticuleuse des faits, sans jugements, qui nous renvoie à notre rôle de juge. Louise est-elle une prédatrice folle ? Une calculatrice froide ? Une femme trop seule et dont la vie n'intéresse personne ? Et les parents qui se reposent sur elle, sans jamais lui poser la moindre question (de toutes façons Louise ne répondra pas ou inventera un mensonge) ont-ils renoncé à leur rôle éducatif ? Chacun se fera son idée, sur cette société où la femme doit travailler pour son épanouissement personnel, être aussi une bonne épouse et une bonne mère, déléguer à une nounou la prise en charge des enfants voulus et aimés. Un sort que des millions de femmes connaissent, à jongler avec les horaires, à culpabiliser et finir trop fatiguées pour réfléchir au sens de leur vie.

Un roman qui se lit d'une traite, tant les mots et le rythme donné ne vous laisse aucun répit.




Extraits :

  • Vous ne devriez pas chercher à tout comprendre. les enfants, c'est comme les adultes. Il n'y a rien à comprendre.

  • La vie est devenue une succession de tâches, d'engagements à remplir, de rendez-vous à ne pas manquer. Myriam et Paul sont débordés. Ils aiment à le répéter comme si cet épuisement était le signe avant-coureur de la réussite.

  • Louise s'agite en coulisses, discrète et puissante. C'est elle qui tient les fils transparents sans lesquels la magie ne peut pas advenir. Elle est Vishnou, divinité nourricière, jalouse et protectrice. Elle est la louve à la mamelle de qui ils viennent boire, la source infaillible de leur bonheur familial.

  • os ont envie de faire bonne figure devant les nounous qui vont défiler. Ils rassemblent les livres et les magazines qui traînent sur le sol, sous leur lit et jusque dans la salle de bains. Paul demande à Mila de ranger ses jouets dans les grands bacs en plastique. La petite fille refuse en pleurnichant, et c'est lui qui finit par les empiler contre le mur. Ils plient les vêtements des petits, changent les draps des lits. Ils nettoient, jettent, cherchent désespérément à aérer cet appartement où ils étouffent. Ils voudraient qu'elles voient qu'ils sont des gens bien, des gens sérieux et ordonnés qui tentent d'offrir à leurs enfants ce qu'il y a de meilleur. Qu'elles comprennent qu'ils sont les patrons.

  • Une haine morte en elle. Une haine qui vient contrarier ses élans serviles et son optimisme enfantin. Une haine qui brouille tout.

  • Elle a le besoin éperdu de se nourrir de leur peau, de poser des baisers sur leurs petites mains, d'entendre leurs voix aiguës l'appeler "maman". Elle se sent sentimentale tout à coup. C'est ça qu'être mère a provoqué. Ça la rend un peu bête parfois. Elle voit de l'exceptionnel dans ce qui est banal. Elle s'émeut pour un rien.

  • Plus que tout, elle craignait les inconnus. Ceux qui demandaient innocemment ce qu'elle faisait comme métier et qui se détouraient à l'évocation d'une vie au foyer.

  • Paul et Myriam sont séduits par Louise, par ses traits lisses, son sourire franc, ses lèvres qui ne tremblent pas. Elle semble imperturbable. Elle a le regard d'une femme qui peut tout entendre et tout pardonner. Son visage est comme une mer paisible, dont personne ne pourrait soupçonner les abysses.

  • Dans son petit carnet à la couverture fleurie, elle a noté le terme qu'avait utilisé un médecin de l'hôpital Henri - Mondor. "Mélancolie délirante". Louise avait trouvé ça beau et dans sa tristesse s'était subitement introduite une touche de poésie, une évasion.

  • La solitude agissait comme une drogue dont elle n’était pas sûre de vouloir se passer. Louise errait dans la rue, ahurie, les yeux ouverts au point de lui faire mal. Dans sa solitude, elle s’est mise à voir les gens. À les voir vraiment. L’existence des autres devenait palpable, vibrante, plus vivante que jamais.

  • Plus les semaines passent et plus Louise excelle à devenir à la fois invisible et indispensable.

  • Myriam en a parlé à Paul et elle a été déçue de sa réaction. Il a haussé les épaules. « Mais je ne savais pas que tu avais envie de travailler. » Ça l’a mise terriblement en colère, plus qu’elle n’aurait dû. La conversation s ’est vite envenimée. Elle l’a traité d’égoïste, il a qualifié son comportement d’inconséquent. « Tu vas travailler, je veux bien mais comment on fait pour les enfants?» Il ricanait, tournant d’un coup en ridicule ses ambitions à elle, lui donnant encore plus l’impression qu’elle était bel et bien enfermée dans cet appartement.

  • Il sait combien Louise leur est nécessaire mais il ne la supporte plus. Avec son physique de poupée, sa tête à claques, elle l'irrite, elle l'énerve. "Elle est si parfaite, si délicate, que j'en ressens parfois une forme d’écœurement", a-t-il un jour avoué à Myriam. Il a horreur de sa silhouette de fillette, de cette façon qu'elle a de disséquer chaque geste des enfants. Il méprise ses sombres théories sur l'éducation et ses méthodes de grand-mère. Il moque les photos qu'elle s'est mise à leur envoyer sur leur téléphone portable, dix fois par jour, sur lesquelles les enfants soulèvent leur assiette vide et où elle comment: "j'ai tout mangé."

  • Le destin est vicieux comme un reptile, il s'arrange toujours pour nous pousser du mauvais côté de la rampe.

  • On la regarde et on ne la voit pas. Elle est une présence intime mais jamais familière.


Biographie

Née à Rabbat (Maroc) en 1981, Leïla Slimani est une journaliste et écrivaine franco-marocaine.

Née d'une mère franco-algérienne et d'un père marocain, élève du lycée français de Rabat, Leïla Slimani grandit dans une famille d'expression française. Son père, Othman Slimani, est banquier, sa mère est médecin ORL.
En 1999, elle vient à Paris. Diplômée de l'Institut d'études politiques de Paris, elle s'essaie au métier de comédienne (Cours Florent), puis se forme aux médias à l'École supérieure de commerce de Paris (ESCP Europe). Elle est engagée au magazine "Jeune Afrique" en 2008 et y traite des sujets touchant à l'Afrique du Nord. Pendant quatre ans, son travail de reporter lui permet d'assouvir sa passion pour les voyages, les rencontres et la découverte du monde. En 2013, son premier manuscrit est refusé par toutes les maisons d'édition auxquelles elle l'avait envoyé. Elle entame alors un stage de deux mois à l'atelier de l’écrivain et éditeur Jean-Marie Laclavetine. Elle déclare par la suite : « Sans Jean-Marie, Dans le jardin de l'ogre n'existerait pas ».
Son deuxième roman, "Chanson douce", obtient le prix Goncourt 2016, ainsi que le Grand Prix des lectrices Elle 2017. Il est adapté au cinéma en 2019, avec Karin Viard et Leïla Bekhti.
En 2016, elle publie "Le diable est dans les détails", recueil de textes écrits pour l’hebdomadaire "Le 1". En parallèle, avec entre autres Salomé Lelouch, Marie Nimie, Ariane Ascaride et Nancy Huston, réunies sous le nom Paris des Femmes, elle cosigne l'ouvrage collectif théâtral "Scandale" publié dans la Collection des quatre-vents de L'avant-scène théâtre. Leïla Slimani se consacre aujourd'hui principalement à l'écriture.
Elle a été nommée représentante personnelle du président Emmanuel Macron pour la francophonie en novembre 2017.
Mère de deux enfants, elle est mariée depuis 2008 à un banquier.


dimanche 13 août 2023

CEDAR BOWERS – Astra – Éditions Gallmeister - 2023

 

L'histoire

La vie d'Astra, de sa naissance dans une ferme expérimentale de Colombie britannique (Canada), à son 3ème âge, vu et raconté par les personnes qui ont croisé son chemin.


Mon avis

Une nouvelle héroïne chez Gallmeister ! Mais ici il ne s'agit plus d'adolescentes comme Turtle (Gabriel Talent), Tracy (Jamey Bradbury), Fay (Peter From), Nell et Eva (Jean Hegland) mais de la vie d'une femme de sa naissance à sa vieillesse.

Astra née dans la ferme de Célestial, un projet utopique de vivre en totale autonomie, pour échapper à la société consumériste, crée par la riche Doris et son ami Raymond. Lequel est le père d'Astra dont il n'assume pas du tout la paternité. Alors que Gloria meurt en couches, Astra est élevée par les femmes de la ferme, puis laissée vagabonder à travers les champs, où elle se casse parfois la figure, ce qui lui vaut une cicatrice au coin de la bouche. Sans éducation, vivant totalement libre, vêtue de vêtements sales, elle même d'hygiène, Astra grandit dans un monde qui ne ressemble plus du tout aux idéaux fondateurs. Les familles sont parties en ville, retrouver une vie normale, reste des hommes et alors qu'Astra devient une très jolie femme, a 17 ans, elle fuit Celestial pour la première ville venue. Elle obtient un emploi de vendeuse, puis enceinte, elle est recueillie par Chris dans une sublime maison. Mère maternelle à souhait, elle n'a aucune autorité sur son fils Hugo. On la retrouve comme baby sitter, logée et nourrie par la jalouse Lauren qui pourtant lui fait reprendre un cursus universitaire. Puis chez Doris, devenue une vielle femme qui ne peut plus supporter les caprices d'Hugo à qui sa mère passe tout. Enfin elle se retrouve mariée à Nick, un brave homme follement amoureux d'elle, dont elle finira par se débarrasser avec la complicité involontaire de sa psychologue, d'autant qu'elle hérite d'une petite fortune car elle est la seule légataire de Doris.

Qui est donc Astra ? Une pauvre gosse laissée à l'abandon dans l'enfance et qui cherche à tout prix à survivre ? Une manipulatrice surtout avec les hommes ? Une mère trop liée à son fils ? Une femme qui cherche encore un geste d'amour de son père ? Une égoïste ? Pourtant Astra a aussi beaucoup d'empathie, quand il s'agit de consoler Sativa, une autre enfant de Celestial, boudée par sa mère. Elle accompagne avec ferveur les derniers moments de Doris, tout comme elle s'occupera de son père Raymond devenu important et atteint d’Alzheimer, en espérant toujours un geste d'amour profond de celui-ci. Elle ne rompra jamais le lien avec le père biologique d'Hugo, juste pour donner des nouvelles.

L'originalité du roman consiste à décrire Astra à travers les personnages qui ont croisé sa vie, brièvement ou pas. Astra a la ténacité et sait toujours se sortir de mauvaises situations. Quand elle n'est plus la bienvenue, elle part sans faire d'histoires. Seul le dernier chapitre donnera la parole à Astra pour qu'elle nous donne enfin sa vérité.

Ce roman, à l'écriture simple, nous renvoie à nos petits défauts, nos petits mensonges avec nous-mêmes ou avec les autres, mais sans intention de nuire délibérément. Finalement c'est notre condition d'humain, faite de paradoxe qui donne de la force à ce roman, pour une femme qui quoiqu'il en coûte mènera une vie libre, sans aucun regard sur l'avis de la société.



Extraits :

  • Il ne retournera pas au pick-up tant qu’il n’aura pas pris une décision. Le jour où elle lui a annoncé sa grossesse, Gloria a demandé s’il accepterait de la suivre à Vancouver pour fonder une famille – une proposition qu’il a refusée tout net. L’idée de redevenir un citoyen lambda le terrifie. La ferme est son sanctuaire, sa destinée. Cependant, il ne tient pas non plus à cohabiter avec Gloria et le bébé ici. Tous les trois, serrés dans sa cabane en hiver, à feindre d’être ce qu’ils ne sont pas ? Les compromis, les conventions : la voie choisie par ses parents, pour finir déprimées, le cœur brisé. Non. Il ne veut pas de cette vie-là.
    Une autre option consisterait à fuir. Filer avant que le bébé prenne sa première respiration. Ne jamais poser les yeux sur lui. Ne jamais le tenir. Ne jamais connaître son nom. Disparaître, tout simplement. Il suffirait de laisser Wesley à la ferme et de s’engager sur l’autoroute, seul. Constituer une nouvelle équipe d’électrons libres, dans une autre petite ville triste, et tout recommencer à zéro.

  • Dans chaque maison, chaque communauté, chaque endroit à la con où elle a vécu, elle a croisé des filles exactement comme Astra, des femmes exactement comme elle-même. Le plus souvent sans argent ni foyer. Invisibles et préposées aux tâches les plus ingrates : la cuisine, le ménage, les enfants. Pendant ce temps, les hommes péroraient sur l’indépendance, l’amour sans contraintes, le nouveau monde merveilleux qu’ils étaient en train de bâtir, persuadés qu’on pouvait être “libre” – à condition d’en avoir les couilles, bien sûr. Quel ramassis de conneries.

  • Sitôt qu’il comprit qu’elle en voulait plus, il la somma d’emménager dans la yourte avec les autres. Il ne croyait pas aux relations monogames, avança-t-il avec précaution. Il chérissait son indépendance et refusait de s’engager. Raison pour laquelle, selon Gloria, elle n’annonça pas sa grossesse avant le mois de juin, en pleine réunion matinale, au lieu d’attendre qu’ils soient en tête à tête.

  • Doris est loin d’être sentimentale, et pourtant, quelque chose dans ces marches creusées par le temps, la preuve du passage de tant de pieds – dont les siens, ceux de son père et ceux de Raymond – lui procure un sentiment de satisfaction chaque fois qu’elle les gravit. Elle ne saurait dire pourquoi. Peut-être apprécie-t-elle le silence laissé par les disparus, ou peut-être se sent-elle pareille à ce perron, piétinée, patinée. Quoi qu’il en soit, et tant pis pour l’excès de sensiblerie, elle l’aime, cette entrée.

  • Tout comme Gloria, Astra n’était pas prête à devenir mère. Tout comme Gloria, Astra était loin de sa famille et ne bénéficiait d’aucun vrai soutien. Auquel cas, n’avaient-ils pas échoué ? Celestial ? Le féminisme ? C’était presque la fin du siècle, pourtant les femmes continuaient de souffrir, à la merci des hommes.

  • Je vais rester. Mais je ne peux pas faire semblant d’être quelqu’un que je ne suis pas. Je ne peux pas mentir.

  • Clodagh les détestait, ces pleurs, si intenses, si déconcertants. Tout comme elle détestait ce qu’ils révélaient sur la mère qu’elle était. Elle se rappelle avoir regardé le visage contorsionné de son fils et regretté que les enfants n’aient pas été tués. Elle avait vingt-deux ans, sa vie aurait été infiniment plus simple si elle n’avait eu personne à charge, si elle avait pu plonger dans la rivière, la laisser l’emporter à la mer.

  • N’est-ce pas ce que nous faisons tous ? Nous ne sommes pas des grains de poussières. Nous ne sommes pas des putains d’astres dans le putain de cosmos. Nous sommes des vies humaines empilées sur les traumatismes et les tragédies d’autres vies humaines.

  • Si Doris essaye de poser des limites, soit Astra fait une crise, soit elle l’ignore. Les rares fois où Doris a osé donner un conseil, elle l’a aussitôt regretté. Astra est toujours sur la défensive. À vrai dire, il n’y a pas trente-six manières de le formuler : elle est épuisante.

  • Ses yeux sont froids, inexpressifs. Elle recule, la main tendue devant elle, paume en avant, un geste qui arrête Brendon net. Il est surpris. Apparemment, elle s’est déjà retrouvée mille fois dans cette situation. Un constat dérangeant. Qui est cette fille, au fond ? Comment est-elle devenue ce qu’elle est ?

  • Loin d’être un havre de paix, ces terres ne pouvaient ni les sauver ni effacer le passé. Elles ne protégeaient certainement pas leurs enfants. Dès lors, l’utopie Celestial commença de s’étioler. Ce jour-là, dans le champ, tandis que Raymond pansait les blessures d’Astra sous ce ciel.

  • Et les types qu’on a en ce moment, c’est de la merde. Même pas, la merde vaut mieux qu’eux. La merde aide les plantes à pousser.

  • À l’idée d’être si loin de sa mère, son estomac se noue. Que ferait-elle si une abeille la piquait ou qu’elle se tordait la cheville ou qu’elle voyait un serpent ? Comment Astra est-elle devenue si courageuse ?

  • La liberté s’obtient par la force ou le mérite. Elle ne vous est pas offerte sur un plateau.

  • L’idée de redevenir un citoyen lambda le terrifie. La ferme est son sanctuaire, sa destinée. Cependant, il ne tient pas non plus à cohabiter avec Gloria et le bébé ici. Tous les trois, serrés dans sa cabane en hiver, à feindre d’être ce qu’ils ne sont pas ? Les compromis, les conventions : la voie choisie par ses parents,pour finir déprimés, le cœur brisé. Non. Il ne veut pas de cette vie-là.

  • La première fois que Doris et Raymond ont eu l’idée de la ferme, ils avaient à peine seize ans. Ils voulaient quitter la ville, préserver la planète, bâtir une oasis pour tous ceux qui souhaiteraient les rejoindre. À Celestial, on aimerait qui on voulait et on s’habillerait à sa guise. Il n’y aurait ni chef, ni patron, ni gouvernement – adieu société de surveillance.



Biographie

Née sur l'ile de Galiono, Cedar Bowers est une écrivaine canadienne. Avec son mari, le romancier Michael Christie, et leurs enfants, elle partage son temps entre l’île de Galiano, où elle a grandi, et la ville de Victoria au sud de Vancouver.
Astra est son premier roman traduit en France par les Editions Gallmeister.
En plus d' Astra , Bowers a publié des nouvelles dans divers magazines littéraires.


En savoir plus ici :

vendredi 11 août 2023

JONATHAN COE – La vie très pivée de Monsieur Sim – Editions Gallimard 2011 ou poche Folio

 

L'histoire

Maxime Sim (comme la carte ou l'humoriste) a 48 ans et fait le bilan de sa vie, qui n'est guère brillant. Élevé dans un foyer avec une mère-poule trop vite disparue et un père fantasque qui vit depuis 30 ans en Australie, Max n'a pas fait d'études prestigieuses, il se contente d'emplois comme Vrp ou vendeur affecté au service après-vente. Divorcé de sa femme, il ne voit jamais sa fille. D'ailleurs ils n'ont rien à se dire. Max n'est pas non plus doué pour les rapports sociaux, il n'a pas de vrais amis et à chaque fois qu'il essaye de communiquer c'est un désastre. Mais un voyage promotionnel va tout changer dans sa vie, avec des prises de consciences tardives.


Mon avis

Jonathan Coe n'a pas son pareil pour analyser un individu lambda, et au passage éreinter le consumérisme de masse, et les dégâts des années Thatcher.

Son héros Max n'est ni plus bête ni plus intelligent que la moyenne. Il n'aime pas se cultiver, et surtout ce gaffeur hors pair rate toutes les occasions de se faire des amis, encore plus des petites amies. Il ne sait pas analyser la situation sous d'autres angles que le sien, et raconte sa vie monotone où chaque petit détail qui sort du quotidien aussi infime soit-il, le laisse cogiter pendant des heures. Car des méprises et des gaffes il en commet pas mal, et du coup, il passe totalement à coté de sa vie.

Dépressif, alors que son congé maladie prend fin, il va accepter l'offre d'un ami perdu de vue : à savoir parcourir la distance entre Reading et les îles Shetland (Est de l’Écosse) pour promouvoir une nouvelle marque de brosse à dents écologique (en bois et à tête changeante, une idée qui n'existait pas lors de la parution du livre d'ailleurs mais qui est aujourd'hui reconnue comme une alternative au plastique). Avec une Toyota tout neuve et un GPS dont il va tomber amoureux de la voix. Mais sans respecter l'itinéraire il va devoir faire des détours, passer par l'appartement de son père resté dans son jus pour y récupérer un dossier, retrouver un amour de jeunesse, revoir sa fille qui est devenue accro à son smart-phone, oublier au passage les règles de diététiques pour préférer les rassurantes chaînes de burgers ou de pizzas. Max crève de solitude, mais découvre des vérités sur son père, sur lui-même aussi. A cela s’entrelace l'histoire vraie d'un marin qui devait participer à un tour du monde (en 1967) et qui a triché en tenant un faux journal de bord et un vrai où il note ses angoisses, son errance quelque part en Atlantique et dont les noms ont une résonance familière avec l'histoire de Max.... Étrange. D'autant que Jonathan Coe a un autre tour dans son sac sur une fin inédite.

Le tout écrit avec, on le ressent, le plaisir d'écrire, l'humour so british mais aussi, une mine de réflexions. Sur la société ultra connectée et sur le hasard. Car Max ne sait pas saisir les opportunités (et il le fait presque consciemment en plus), La société ultra connectée, Max ne la connaît pas vraiment : il a bien son compte sur FB (70 amis qui ne lui écrivent jamais), un smart-phone qu'il oublie de recharger, une voiture équipée de super-gadgets dont il ne se donne pas la peine de comprendre le bon fonctionnement. Sa solitude lui pèse mais en même temps il ne supporte pas trop de bavardages inutiles selon lui.

Et tout cela est sans compter sur la perversité de l'auteur qui par une subtilité littéraire nous fait tout remettre en question. Et là c'est très bien joué, cela apporte la dernière dose d'un humour qui finalement fait d'une personne banale un héros qui nous tient en haleine sur 450 pages.

A lire absolument pour plonger dans les campagnes anglaises, le monde merveilleux du business et autres travers de notre société.


Extraits :

  • Je lui ai dit : tu te rends compte que s'il y a une chose qui insupporte les gens de mon âge, c'est bien que les gens du vôtre leur fassent des sermons ? Regarde le monde autour de toi. Ce monde-là, c'est vous qui nous l'avez légué. Vous croyez qu'on peut se payer le luxe d'avoir des principes ? J'en ai marre d'entendre dire que ma génération a perdu ses repères, qu'elle est matérialiste, qu'elle n'a plus de projet politique. Tu sais pourquoi on est là ? Vas-y, au hasard. Ben oui, c'est parce que vous nous avez élevés comme ça. Pour vous, nous sommes peut-être la génération Tatcher, mais ce qu'on voit, nous, c'est que c'est vous qui l'avez élue, et réélue, et qui avez élu après elle des gens qui marchaient sur ses traces. C'est la faute de votre éducation si nous sommes des zombies consuméristes. Vous avez bazardé toutes les autres valeurs, non ? Le christianisme, rien à foutre. La responsabilité collective, on voit où ça mène. Produire, fabriquer ? C'est bon pour les losers. Ouais, on n'a qu'à aller les chercher en Asie : ils vont tout faire à notre place et on n'aura plus qu'à rester le cul devant a télé pour voir le monde partir en vrille, le tout sur grand écran et avec la HD, bien sûr .

  • On aurait dit que la lecture était devenue une obsession, chez Caroline. Elle dévorait régulièrement deux ou trois livres par semaine; des romans, surtout; des romans "littéraires" ou "sérieux", comme on dit (je crois). "C'est pas un peu répétitif, au bout d'un moment? Ils se mélangent pas tous dans ta tête?" je lui ai demandé, une fois. Mais elle m'a répondu que je parlais sans savoir. "Tu es le genre de personne qui ne verra jamais un livre changer sa vie", disait-elle. "Pourquoi veux-tu qu'un livre change ma vie? Ce qui change ta vie, c'est la réalité, c'est se marier, avoir des enfants. - Moi, je te parle d'élargir son horizon, d'élever son niveau de conscience."

  • Les voitures, c'est comme les gens. On va, on vient dans le grouillement du quotidien, on passe à deux doigts les uns des autres, mais le vrai contact est très rare. Tous ces ratages de peu, tous ces possibles irréalisés, c'est effrayant quand on y pense. Mieux vaut éviter soigneusement d'y penser .

  • En tout cas, a dit Clive, l'une des choses dont nous sommes en train de prendre conscience, tous tant que nous sommes, c'est qu'un objet donné, une maison, mettons, ou", avec un coup d’œil dans ma direction, "une brosse à dents, n'a finalement aucune valeur en soi ! Sa valeur n'est que l'amalgame des diverses estimations de divers membres de la société à un moment précis. On est dans l'abstraction, l'immatériel. Et pourtant, ces entités absolument vides qu'on appelle les prix sont la base même de la société. C'est toute une civilisation qui est bâtie sur... du vent, en somme. Du vent, et rien d'autre."

  • Vous savez ce que j’adore en avion ? C’est le dernier endroit où l’on soit injoignable. Totalement libre.

  • Quarante-huit ans, jamais été plus au nord qu'Edimbourg. Il faudrait que je fasse une liste. Une liste des choses à faire avant cinquante ans : sauter à l'élastique, en delta-plane, lire une de ces vacheries de bouquins dont Caroline me rabâchait que ça me ferait du bien, "Anna Karenine, Le Moulin sur la Floss". Trouver quelqu'un à épouser, des gens avec qui coucher, apprendre à ne plus avoir peur de l'intimité, ne plus être aussi solitaire, faire le tour du monde à la voile sur un trimaran.

  • Allez, allez, qu'est-ce que tu en dit? Epouse-moi, viens vivre avec moi et sois ma femme.Qu'est-ce que tu me réponds? Continuez tout droit sur l'autoroute !

  • Mais avec l'âge, je crois qu'il y a des amitiés qui paraissent de plus en plus superflues. On se prend à se demander : A quoi bon ? Et c'est là qu'on arrête.

  • Un visage étroit aux pommettes saillantes (désolé, je ne suis pas très fort pour décrire les gens). [...] Elle portait des vêtement coûteux, avec un foulard en soie-chiffon noir (je ne suis pas non plus très fort pour décrire les vêtements - vous avez toujours envie de lire les 400 pages qui suivent ?).

  • Dans cette aire de services, les services eux-mêmes étaient un microcosme de la société occidentale dans ce qu'elle a de plus fonctionnel.
    On y pourvoyait à tous les besoins vitaux de l'homme : le besoin de communiquer (une boutique vendait des téléphones mobiles avec leurs accessoires), le besoin de s'amuser (il y avait une zone de jeux pleine de machines à sous), le besoin de consommer boissons et aliments, et celui de les pisser ou de les chier subséquemment ; et, bien entendu, le besoin éternel et fondamental d'acheter des tas de trucs, magazines, CD, doudous, barres chocolatées, DVD, bonbons gélifiés, livres, gadgets en tout genre Avec ça, un hôtel de la chaîne Days Inn situé en face du parking pratiquait des tarifs étape, il était donc théoriquement possible d'entrer dans cette aire de services sans avoir jamais besoin d'en sortir. On pouvait même y passer toute sa vie, si on voulait.

  • Ah, je ne vous avais pas dit qu'elle s'appelait Emma ? Je venais de passer près d'une heure à décider comment j'allais l'appeler. J'avais choisi Emma parce que ça a toujours été un de mes prénoms préférés. Ça tenait en partie au souvenir de Jane Austen que j'avais dû lire pour le brevet : je l'avais détesté, ce livre (un des romans favoris de Caroline, soit dit en passant), et je n'avais pas eu la moyenne à l'examen mais, allez savoir pourquoi, le prénom de l'héroïne s'était imprimé dans ma mémoire comme un emblème de classe et de raffinement.

  • Même pour quelqu'un comme moi, qui s'était contenté de passer les quinze derniers jours à parcourir des journaux et survoler des sites d'info, il était clair que nous étions en train de nous planter dans les grandes largeurs, et que démolir nos usines pour mettre des boutiques à la place n'était pas une idée géniale, à l'usage, enfin qu'il n'était guère raisonnable de bâtir toute une société sur du vent.

  • S'il est rare de parvenir à éviter tous les tunnels de la vie, d'ordinaire quelque chose nous permet de retrouver la lumière. Celui que je traversais... disons qu'il était finalement plus long et plus noir que je ne l'aurais imaginé.

  • Je lui ai expliqué que le principe de la banque moderne, c'est d'emprunter de l'argent, un argent qui ne vous appartient pas, et de trouver un investissement qui rapporte d'avantage que les intérêts payés au prêteur. Quand je lui ai dit ça, il a réfléchi un moment, et puis il m'a fait cette réflexion très intéressante : "mais les banquiers, en fait, c'est des gens qui gagnent plein d'argent en trichant."

  • L’humanité, vous l’aurez remarqué, multiplie désormais avec une grande ingéniosité les moyens d’éviter de se parler.

  • Qu’est-ce qu’elle avait, ma génération ? Pourquoi mettait-elle si longtemps à grandir ? Pour nous, la petite enfance s’étirait jusque vers l’âge de vingt-cinq ans, et à quarante ans nous n’étions pas encore sortis de l’adolescence. Pourquoi mettions-nous si longtemps à assumer nos responsabilités personnelles – et a fortiori nos responsabilités familiales ?

  • e me suis entendu dire à Caroline qu'il était flagrant qu'elle ne m'aimait plus. Comme elle ne s'en défendait pas, j 'ai ajouté " il m'arrive même de penser que tu n'as aucune affection pour moi " , et savez- vous ce qu'elle m'a répondu ? " comment avoir de l'affection pour un homme qui ne s'aime pas lui-même ? "
    Alors là, si elle se mettait à parler par enigmes, on n'irait nulle part.

  • Everything that gives a community its own identity - the local shops, the local pubs - it's all being taken away and replaced by this bland, soulless, corporate-

  • You always expect the defining, most precious expériences in your life to be stamped indelibly on the memory; and yet for some reason, these often seem to be the first ones to fade and blur.

  • Cars are like people. We mill around every day, we rush here and there, we come within inches of touching each other but very little real contact goes on. All those near misses. All those might-have-beens. It's frightening, when you think about it. Probably best not to think about it at all.

  • it's not difficult to stay in touch with people nowadays, there are so many different ways of doing it. But as you get older, I think that some friendships start to feel increasingly redundant. You find yourself asking, 'What's the point?' And then you stop.

  • Why did people have children in the first place ? Was it a selfish act, or a supremely unselfish one ? Or was it just a biological instinct that couldn't be rationalized or analysed ? [...] My own theory - one of them - was that once you started to hit middle age, you becameso jaded and unsurprised by life that you had to have a child in order to provide yourself with a new set of eyes through which to view things, to make themnew and exciting again.

  • Mankind has, as you may have noticed, become very inventive about devising new ways for people to avoid talking to each other, and I'd been taking full advantage of the most recent ones. I would always send a text message rather than speak to someone on the phone. Rather than meeting with any of my friends, I would post cheerful, ironically worded status on Facebook, to show them all what a busy life I was leading. And presumably people had been enjoying them, because I'd got more than seventy friends on Facebook now, most of them complete strangers.


Biographie

Néen 1961 à Birmingam (Royaume Uni), Jonathan Coe a étudié à la King Edward's School à Birmingham et au Trinity College à Cambridge avant d'enseigner à l'Université de Warwick. Il s'intéresse à la littérature ainsi qu'à la musique et fait partie d'un groupe musical, expérience qu'il utilisera dans son troisième roman "les nains de la mort".
Il doit sa notoriété à l'étranger à son quatrième roman "Testament à l'anglaise". Cette virulente satire de la société britannique des années du thatchérisme a connu un important succès auprès du public.
Jonathan Coe a reçu le Prix Médicis étranger en 1998 pour "La Maison du sommeil".

En 2001 et 2004, le diptyque "Bienvenue au Club" (The Rotters' Club) suivi par "Le Cercle fermé" (The Closed Circle) suit les aventures d'un même groupe de personnages pendant leur dernière année de lycée dans le premier roman puis vingt ans plus tard dans le second. Ces deux romans servent l'auteur dans sa fresque du Royaume-Uni des années 70 et début des années 2000, pour mieux observer les mutations profondes qu'a subi la société entre ces deux dates, avec les réformes de Margaret Thatcher et de Tony Blair. Il le fait avec tendresse pour ses personnages et un regard acéré sur cette évolution annonçant l'avènement de la mondialisation.

"La pluie, avant qu'elle tombe" (2007) est l'expression d'une veine très différente, privilégiant la sphère intimiste en abordant les destins brisés de trois femmes. Il publie en 2012 un recueil de nouvelles "Désaccords imparfaits" chez Gallimard. Avec "la vie privée de Mr Sims" (2010) et "Expo 58" (2013) il retrouve le sens de la satire, qui constitue en général sa marque de fabrique. Il a été l'un des membres du jury de la Mostra de Venise.

En 1999. Passionné aussi de cinéma, il a publié des articles pour « les cahiers du cinéma ».

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