vendredi 22 décembre 2023

Guillaume COQUERY – Oskal – M+ Editions 2020

 

L'histoire

Une artiste de cirque est retrouvée morte dans un village près de Saint-Gaudens (Ville de Haute-Garonne). Le jeune capitaine Damien Sergent qui vient de monter une brigade de police judiciaire est chargé de l'enquête. Mais très vite il fait le rapprochement avec un autre féminicide jamais élucidé en 2010 à Besançon. Avec l'aval de la procureure de sa ville, lui et son équipe se déplacent à Besançon et au fil des investigations, d'autres femmes tuées dans des circonstances horribles apparaissent...


Mon avis

Dans la littérature polar pur jus, voici l'arrivée de Guillaume Coquery qui publiait en 2020 le premier volet d’une trilogie. Avec un nouveau héros, le capitaine Sergent et une fine équipe qui englobe un vétéran de la police, une jeune femme musclée et un petit génie de l'informatique.

Du sud-ouest au Doubs, voici une énigme facile à lire, avec un style bien à lui, genre « langage de flics », qui apporte un peu de légèreté dans une intrigue à rebondissements, entre le passé et le présent, mais tout est bien identifié en tête de chapitres.

Coquery n'a pas une vocation a écrire autre chose que du bon polar, bien ficelé et dont la fin amorce forcément une suite. Certes ses héros se plaignent du manque de moyens humains et financiers pour une petite brigade de PJ (police judiciaire, chargée des assassinats, crimes, meurtres), que cela soit dans une petite ville de province ou dans une plus grande métropole.

Et puis il y a les implications et les magouilles entre des policiers ripoux et l'élite de la ville, qui se tiennent par chantage entre eux. A cela s'ajoute les personnalités contraires d'Irina, la danseuse du cirque, qui après une phase de perte totale (drogue, sexe, psychotropes) est redevenue une personne clean, amoureuse et enceinte de 3 mois lors du drame. Sa sœur aînée Anka vit à Besançon d'où est originaire cette famille d'émigrés russes, une femme maniaque, un peu revêche et qui ne semble pas trop aimer sa cadette à laquelle elle reproche la mort en couches de la mère lors de l'arrivée de la petite dernière.

L'enquête se complique car les femmes assassinées n'ont pas été violées sauf une, et les enquêteurs ne comprennent pas (tout comme le lecteur dans ce premier opus) ce qui motive le tueur.

Si cela se lit facilement, ce roman ne restera pas dans les mémoires. D'une part parce qu'il marche déjà dans les pas d'auteurs connus, parce que le style n'est pas aussi affirmé qu'il n'y paraît, (on pense à Benoît Philippon et son style unique et hilarant), d'autre part on aimerait, que ces enquêteurs ne fassent pas si clichés, chacun ayant son histoire, ses traumatismes, ses doutes, même si l'équipe reste totalement soudée.

Même si les critiques littéraires se sont emballés face à ce nouveau venu, on est bien loin d'un Franck Thilliez (qui caracole toujours en tête des ventes, mais qui sait se renouveler à chaque polar).

Donc une lecture facile qui vous fera passer 2 ou 3 bonnes soirées, les plus curieux iront lire les suites avec « Putain de karma » et « Karma » chez le même éditeur.




Extraits

  • Où est le problème, bon sang ? – Vous vous souvenez, lorsque les colis piégés étaient arrivés à la préfecture ? On avait prélevé l’ADN de tout le personnel préfectoral, pour pouvoir isoler l’empreinte génétique du terroriste ? C’est dans ce fichier que l’on a trouvé une correspondance. – Vous voulez dire que l’auteur de l’enlèvement de cette bonne femme est parent avec un de mes employés ? – C’est tout à fait ça, monsieur le préfet. – Qui donc ? – Euh, c’est un peu embarrassant, comme ça…– Dépêchez-vous de balancer le morceau, triple idiot. – Vous ! Monsieur le préfet !

  • L’homme ne dit rien. Jarier n’osait intervenir... Au bout d’un long moment, le haut fonctionnaire reprit la parole. Toute animosité avait disparu. Il se recentra sur l’essentiel, le seul sujet digne d’intérêt... lui ! – Écoutez-moi bien, Jarier, je n’ai plus que mon fils, et je suis sûr… non, je suis certain qu’il n’est pour rien dans cette affaire. Vous allez vous débrouiller comme vous voulez, mais vous me faites supprimer de votre foutu fichier. Je n’y suis pas et je n’y ai jamais été... Me suis-je bien fait comprendre ?

  • Son aïeul, Alexandre Kourakine, était un homme politique célèbre dont Tolstoï parlait dans Guerre et Paix. Vous l’avez lu peut-être ? - Oh, moi, vous savez, sorti de Norek … - Ah, je ne connais pas Norek, je pense que c’est polonais c’est un classique ? - Non, c’est un ancien flic.

  • Damien, regardait son fils avec une bienveillance émue, souhaitant que le petit conserve son pouvoir d’émerveillement : « J’espère que tu vas garder cette innocence longtemps, petit Tom », se murmura-t-il à lui-même, « Tu as tout le temps de voir le monde tel qu’il est vraiment ».
    Enfin, le Mr Loyal fit l’ouverture de la piste, porté par les cuivres et les tambours. La célèbre fanfare de Jean Laporte, « l’entrée des gladiateurs » résonna. Quand on entend cet air, on sait que le spectacle va commencer. Cette musique, c’est l’ADN du cirque.

  • Le cimetière fut atteint le premier par la vague. Il était juste sous les pieds des habitants de Garnin, une quinzaine de mètres en contrebas. Leur nécropole, de dimension relativement modeste, formait un gros carré d’environ cinquante mètres de côtés. Le mur sud, parallèle à la Vigonne, était bâti au point le plus bas alors que le mur nord culminait trois mètres plus haut. Les tombes se trouvaient donc implantées à flanc de montagne et un chemin en lacets permettait de passer devant toutes les sépultures. Un peu comme chez Ikea, plaisantait la jeunesse de Garnin. Le mur coté est, fut frappé de plein fouet par la furie liquide, l’eau passant par-dessus. Quelques instants plus tard, la moitié du carré était submergée par un flot agité comme une casserole d’eau sur un feu trop vif. Ce mur, contre toute attente, tint le coup. Côté aval, au milieu du mur ouest, il y avait le portail d’entrée, monumental, en fer forgé, encadré de deux cyprès de haute taille.

  • Pour me faire pardonner, je peux vous déposer chez vous ? – D’accord, mais cesse de martyriser le français. Quand tu poses une question, tu commences par le mode interrogatif : « Puis-je vous déposer chez vous, ou bien encore, voulez-vous que je vous dépose chez vous ? » Et gare à toi si tu essaies de me kidnapper. Elle désigna sa canne : je suis armée et je sais m’en servir.

  • Le haut fonctionnaire n’était pas né de la dernière pluie, si le flic lui téléphonait, ce n’était pas pour rien. S’il entamait la conversation, en lui disant que lui, préfet de la République, avait un problème commun avec cet idiot, c’est qu’il y avait bien quelque chose. Il serait désagréable un peu plus tard, voilà tout. – La joggeuse qui a disparu il y a deux semaines, Séverine Bonaud… Le commandant Jarier marqua une pause, pensant être interrompu, il n’attendit pas trop longtemps. Il ne fallait pas lui laisser trop d’ouvertures. – Comme vous le savez sans doute, on a trouvé une trace de sang sur un arbre, à l’endroit où elle est montée dans le 4x4. – Non, je l’ignorais. C’est le parquet qui suit ce genre d’affaires, je ne m’intéresse pas à ces histoires. – Vous devriez, monsieur le préfet, L’ADN a été décodé, j’ai reçu cet après-midi les résultats, il s’agit d’un homme. Il est inconnu du FNAEG.– Et alors, en quoi cela me concerne ?




Biographie

Guillaume Coquery est technicien, concepteur de machines. Il travaille dans une PME de Saint-Gaudens. Primé dans plusieurs concours de nouvelles, avec "Oskal" (2020) il signe le premier opus d'une trilogie.

Voir ici : https://www.youtube.com/watch?v=XdRqFPpVleg





mercredi 13 décembre 2023

ROBERTO ZANNONI – Mes désirs futiles – Editions de la Table Ronde - 2023


 

L'histoire

Un conte pour grands enfants. Vous vivez dans une famille nombreuse de fouines, ces petites bêtes qui se nourrissent de baies, d'oiseaux et qui ont des tanières profondes. Vous êtes Archy, l'avant-dernier des garçons et votre mère vous place chez l'usurier Maître Renard, une bête pas commode du tout mais qui sentant sa fin prochaine lègue à son apprenti devenu un peu son fils, un secret : il connaît le langage des hommes, leur écriture et leurs croyances notamment de Dieu et de la mort. Que faire avec un tel bagage ?



Mon avis

Le tout premier roman de Bernardo Zannoni, tout juste 28 ans, a déjà reçu les prix littéraires les plus prestigieux d'Italie.

Il faut dire qu'il fait très fort, car il nous entraîne dans un monde d'animaux sauvages, ici des fouines, et le lecteur le sait dès les premières pages, où finalement la vie ressemble un peu à certaines vies : une mère veuve qui a 6 petits à charge, dans un hiver glacial, des enfants qui se chamaillent, la nourriture difficile à trouver, une pièce cuisine, une pièce dortoir, bon on se contente de peu dans ce règne animal où l'on doit apprendre à lutter pour sa survie : ne pas avoir faim, donc savoir chasser.

Mais Archy n'est pas un chasseur né, et il devient boiteux après un accident. Ne sachant plus quoi faire de lui, et contre une poule, sa mère le donne au vieil usurier Salomon, renard de son état. Cruel au début, il finit par adopter ce fils et lui enseigner ce qu'il sait. Et là nous entrons dans un conte philosophique.

Jusqu'à la fin, l'auteur ne quitte pas son univers qu'il maîtrise parfaitement, et cela jusqu'à la dernière page. Mais on ne peut pas parler de dystopie, même si ces animaux nous ressemblent étrangement. Il s'agit d'un roman d’initiation, et aussi d'un hommage à la connaissance, celle que l'on acquiert par des « passeurs de savoir » (nous en avons tous dans nos vies, nos professeurs, nos parents, des amis qui aiment partager leur passion, des compagnons de routes Tout comme nous éprouvons de l'amour ou vivons des amours. Et aussi la connaissance que nous transmettons.

Archy va découvrir tous les sentiments humains, plus un savoir qu'il ne pensait jamais avoir.

Bien sur on pourrait y lire une critique de la pauvreté, dans son inhumanité la plus horrible, mais Zannoni vise plus haut : nous faire prendre conscience de nos propres capacités, mais aussi de l'existence même de la vie, de notre destin. Non Archy n'est pas un super héros dans la catégorie fouine ou animal, il lui reste ses instincts premiers et le roman n'est pas drôle, justement par la présence de la sauvagerie, mais traversés par des fulgurances poétiques qu'on oubliera pas de sitôt. Et nous, que sommes nous ? Des animaux doués de paroles et de réflexions, mais nous avons tous nos failles, nos faiblesse, nos excès, nos appétits. Et de comprendre que seule la connaissance éclairée peut justement nous aider à mieux aborder un monde de plus en plus complexe.

Même si il a été écrit en 2021 (mais traduit et publié en France 2 ans plus tard, on peut y trouver des échos avec un monde qui a connu une grave pandémie, puis deux guerres toujours en cours.

Un livre que je recommande, la lecture est facile, et des très belles pages de pure poésie viennent faire contrepoints aux misères décrites.



Extraits

  • Le vieux renard m'avait appris à lire, écrire, et travailler dur. Il m'avait ouvert les yeux sur le monde et sur notre existence, douloureuse et éphémère. Il m'avait appris à adorer un dieu qui ne nous empêcherait pas de disparaître.

  • J'ai triomphé d'elle [la mort] à chaque page, me reflétant dans l'encre, dans les lignes que j'ai tracées. J'ignore où Dieu emportera mon âme, mon corps se répandra dans la terre, mais mes pensées resteront ici, sans âge, à l'abri des jours et des nuits. Cela suffit à me procurer la paix, comme le paradis pour Solomon.

  • Quand je passais trop de temps enfermé, la tristesse me rattrapait: elle ressurgissait du bois, où je l'avais semée la fois précédente, et le désir de voyage était le seul remède.

  • Une tristesse inconnue m'envahit: je me sentais prisonnier du soleil et de la nuit, indifférent à l'écoulement des jours.

  • La mort, tu la tues en n’y pensant pas.

  • Anthropomorphisme futile qui rend malgré lui (malgré lui?) ces désirs essentiels sinon moins obscurs, en tout cas... Grazie mille & Ciao Bello

  • Nous nous reverrons bientôt. Nous nous sommes déjà rencontrés (préface)

  • Tel est mon désir futile : fuir comme tout le monde, échapper à l'inévitable. Si Klaus doit revenir, qu'il donne mon corps à la terre ou au fleuve. Qu'il ne restitue aux autres, comme le vrai animal que je suis, parce que c'est ce que je suis. D'Otis à Salomon, de Louise à Anja, s'ils sont heureux dans un doux lieu ou bien disparus dans la nuit, je vais enfin le savoir. Je ne peux plus différer le moment, arrive cette dernière frayeur, que l'on doit affronter seul, du début à la fin.





Biographie

Bernardo Zannoni est né en 1995 à Sarzana (Italie).
Mes désirs futiles est son premier roman, vendu à plus de 20 000 exemplaires en Italie, couronné de nombreux prix et dont les droits ont été vendus aux États-Unis, en Allemagne, en Espagne et en Catalogne.

Voir ici : https://www.youtube.com/watch?v=BinA3bSHBKQ



samedi 2 décembre 2023

BEATRICE SALVIONI – La Malnata – Albin-Michel – 2023.

 

L'histoire

Monza, en Lombardie (Italie) sous le régime fasciste de Mussolini.

Francesca, une dizaine d'années s'ennuie dans sa grande maison bourgeoise entre les remarques désobligeantes de sa mère, une belle femme égocentrique et un père souvent absent. Sans véritable amie, elle observe celle que la petite ville appelle la Malnata (la née mauvaise), une gamine dépenaillée qui est insolente, est exclue de l'école et joue près des rives du Lumbro, avec 2 garçons un peu plus âgés qu'elle commande. Mais bientôt une grande amitié va naître entre ces deux filles que tout sépare, malgré les petites disputes, l'obstruction de la mère de Francesca. Une amitié libératrice où elles vont affirmer leur rôle de futures femmes dans un monde qui considère la vraie femme italienne est une mère reproductrice, et respectable. Où alors une « hirondelle » autrement dit une pute ou une femme aux mœurs légères.


Mon avis

L'entrée en littérature de la jeune Béatrice Salvioni (26 ans), se fait par ce roman dur et tendre à la fois, sorti et traduit simultanément dans 48 pays.

Dans le genre héroïnes qui ne vous quitteront plus, après les Turtle, Nelly et Eva, Duchess, Kiara ou Betty (Tiffany Mc Daniels), voilà le duo formé par Francesca et Maddalena (la malnata). Deux jeunes filles dans l'Italie fasciste que les vies opposent. D'un coté nous avons Francesca, la narratrice, mal dans sa peau, seule, dont la vie est réglée par sa mère qui n'a aucune marque d'affection pour sa fille, mais qui doit sauver les apparences. Francesca le comprendra plus tard, sa mère a des amants riches et notamment le signor Colombo, un magnat proche du Duche, respecté et craint aussi.

Rusant pour rejoindre cette Malnata qui la fascine, une amitié solide se crée et tisse des liens invisibles. La Malnata, la sorcière, la fille « qui n'a peur de rien » vit avec sa sœur et son frère Ernesto avec leur mère dans un minuscule appartement où les toilettes sont sur le palier, mais où il règne une chaleur humaine forte. Ce sont des pauvres, mais qui savent partager un panettone avec de la crème de mascarpone pour le repas de Noël, et où Francesca trouve comme une seconde famille.

Cette amitié fait jaser, d'autant que la petite fille devient une femme et suit les comportements de son amie, ose enfin faire des choses peut-être un peu stupides, mais qui sont le signe d'un rébellion qui s'ancre : contre le régime, contre les injonctions faites aux femmes. Et contre aussi les maltraitances subies : Domenica, la sœur aînée de la Malnata tombe enceinte d'un des fils Colombo qui lui avait promis le mariage et qui la rejette brutalement, tout comme il essaiera de violenter Francesca qui devient une jolie demoiselle. Ernesto, le frère aîné protecteur, fiancé et amoureux est mobilisé lors de la guerre contre l’Éthiopie d'où il ne reviendra pas, alors que les fils Colombo sont dispensés du front.

De quoi accroire l'animosité contre cette classe riche qui soutient un régime de plus en plus dur.

Mais il y a un tel charme entre la franchise de Maddalena et la douceur de Francesca, cette amitié fusionnelle pour inverser le destin, où les notions de bien ou de mal ne sont plus manichéennes, mais tout simplement l'expression de nos âmes humaines.

L'écriture parfaite de l'autrice, sans un mot de trop, avec des rebondissements, des joies et des chagrins font de ce livre un véritable cri de révolte. Non seulement parce qu'il rejoint l'actualité avec les violences faites aux femmes, mais qu'il interroge aussi sur l'Italie actuelle aux mains de l'extrême droite qui n'est jamais en faveur des femmes. Mais le féminisme ici se fait par des petites actions et par solidarité, entre la fougueuse et invincible Malnata et un Francesca qui se révèle aussi comme une battante. Un régal de lecture, un indispensable qui se joue des croyances populaires et absurdes, d'un monde qui refuse le mot chéri de liberté.


Extraits

  • Le père de Matteo répétait au contraire : "Cette guerre ne sert qu'à faire mourir de braves garçons pour ramasser un peu de sable. Les Abyssins ont raison. c'est nous qui voulons aller dans la maison des autres. Parce que c'est cela que font les fascistes. Ils prennent les affaires des autres et ils se les mettent dans la poche à leur profit et au profit de leurs copains. C'est ce qu'ils ont fait avec ma boucherie et ils le feront avec vos affaires à vous. Et pour nous, les pauvres gens, il ne reste plus que les crachats. Ou les grains de ce maudit sable d'Ethiopie !"

  • C’était peut-être cela, être grande et être une femme : ce n’était pas le sang qui vous vient une fois par mois, ce n’étaient pas les commentaires des hommes ou les beaux vêtements. C’était rencontrer les yeux d’un homme qui vous disait : « Tu es à moi », et lui répondre : « Je ne suis à personne. »

  • D'un côté, il y avait la vie telle que je la connaissais, de l'autre, celle que me montrait la Malnata. Et ce qui avant me semblait juste devenait difforme comme notre reflet dans le lavabo quand on se passe de l'eau sur la figure. Dans le monde de la Malnata, on faisait des concours de griffures de chat et pour apaiser la douleur on les léchait avec le sang. C'était un monde où il était interdit de jouer à faire semblant, et où on parlait aux garçons en les regardant dans les yeux. Je le contemplais debout sur son bord, son monde, prête à glisser dedans. Et je mourais d'impatience d'y tomber.

  • Le Duce, nous on avait appris à l'aimer depuis le début de l'école primaire, avec des comptines apprises par cœur qui comparaient sa naissance à celle de l'Enfant Jésus et racontaient l'histoire de sa vie comme une transfiguration.

  • On l'appelait la Malnata et personne ne l'aimait. Prononcer son nom portait malheur. C'était une sorcière, une de celles qui vous collent sur le dos le souffle de la mort.

  • Noé répandait une odeur de teinture d’iode et de pommade qui étouffait son parfum de terre qui me plaisait tant.

  • Je pensais vraiment que tu étais de celles qui fendent les têtes, tu sais? dit-il en se tournant vers la Malnata. J'y croyais, à ce qu'on disait de toi, et je dois dire que je pensais la même chose. Mais la vérité, c'est que toi, tu entres dans la tête des gens pour ne plus en sortir. C'est ça que tu fais.

  • La Malnata, elle a le diable dans le corps. Et si le diable te donne un baiser, tu ne lui échappes plus jamais. Même pas si tu meurs, parce qu'après tu vas en enfer.

  • S'affronter à coups de poing, se râper les genoux contre le fond visqueux et sentir la boue noire s'insinuer entre mes doigts et se coller à mes cheveux - tout cela fit de moi un être de chair. J'étais faite de sang et de peau, de bleus et d'os, d'angles aigus et de hurlements. J'étais vivante. Avec les Malnati, je pouvais dire pour la première fois "Je suis là" en percevant tout le poids de ces mots.

  • Dans leur monde, il n'y avait que des certitudes. La première : les choses qu'ils n'arrivaient pas à expliquer avaient été envoyées par le démon ou par le seigneur, selon qu'elles frappaient des gens qu'ils estimaient des personnes comme il faut ou des canailles. L'autre : ce n'était jamais de la faute des hommes.

  • Aucune toile n'était tombée du toit pour me fendre le crâne, aucune constriction des poumons ne m'avait suffoquée, aucun arrêt intempestif du cœur. J'avais parlé avec la Malnata, je l'avais fixée dans les yeux et le démon ne m'avait pas extirpé l'âme par les oreilles.

  • Le monde était régi par des règles qui ne devaient pas être violées. Il était rempli d'affaires de grands, énormes et dangereuses, et de fautes sans rémission qui pouvaient vous tuer ou vous envoyer en prison. C'était un endroit terrifiant, plein de choses interdites, où il fallait marcher sur la pointe des pieds en faisant bien attention à ne rien toucher. Surtout quand on était une fille.

  • Je progressais dans l'art de dire des mensonges et grâce à la complicité de Carla, j'arrivais à m'échapper au Lambro presque chaque jour pour être avec la Malnata et les garçons.



Biographie

Née à Monza en 1995, Beatrice Salvioni est titulaire d'une maîtrise en philologie moderne à l'Université catholique de Milan avec une thèse sur la narration interactive. Elle est diplômée du Collège "Writing" de l'école Holden de Turin et a remporté la session de nouvelles "Au-delà du voile de la réalité" du Prix Calvino 2021. Avec ses histoires, elle a également été lauréate du prix Raduga 2021 "Apprendre à connaître Eurasia" et finaliste du prix "8×8 you hear the voice".
Elle a pratiqué l'escrime médiévale et a gravi le Mont Rose. Elle dit qu'à l'âge de neuf ans, elle a mis des chaussettes et du jus de pomme dans un sac à dos et s'est enfuie à la recherche de l'aventure. L'évasion a duré jusqu'à la porte de la maison, mais elle écrit des histoires depuis.

mardi 28 novembre 2023

CHRYSTEL DUCHAMP- l'île des souvenirs – Éditons l'Archipel 2023-

 

L'histoire

Delphine, étudiante aux Beaux Arts de Lyon vient d'une famille riche mais rigide et très croyante. Aussi, alors qu'elle dispose d'un joli budget, elle passe son temps à faire la fête, boire, cumuler les amants. Et les amantes aussi. Hélas sa liaison avec Maëlys tourne au cauchemar, celle-ci étant possessive à souhait et Delphine doit porter plainte.
Quelques mois plus tard, Delphine est enlevée par un homme en noir, et retenue enchaînée. Mais une autre prisonnière est aussi là, Maëlys. Toutes les deux sont droguées aux psychotropes (somnifères, anxiolytiques et autres). Le mystérieux homme en noir torture Delphine qui décède. Maëlys parvient à s'échapper mais elle est frappée d'un black-out total . Qui est cet homme en noir ? L'équipe de police va avoir bien du mal à trouver la vérité.


Mon avis

Un polar psychologique et même psychanalytique au sens le plus freudien du sens.

Voici 2 héroïnes aussi différentes que possibles : la belle Dephine qui oublie son éducation stricte en jouissant des plaisirs de la supposée vie étudiante et Maëlys, son contraire, timide, enrobée et affichant ouvertement une homosexualité. Malgré une liaison entre les 2 jeunes femmes qui se passait bien, Delphine, toujours en quête de plus de divertissements rompt brutalement, ce qui provoque la rage de l'ex, qui va la harceler. Seule une plainte mettra fin aux agissements de Maëlys.

Quelques semaines plus tard, les 2 jeunes femmes sont kidnappées par une femme en noir, puis Delphine est torturée à mort, par l'homme en noir, devant Maëlys qui lui a pardonné et reste en état de sidération. Elle réussit à s'enfuir mais ne se rappelle rien de cette fuite, juste qu'elle appelle au secours pour sauver Delphine dans un état qui fait que personne ne la comprend. Hospitalisée, avec dans le corps d'importantes doses de psychotropes et sous le choc, elle arrive à dire ce qui lui est arrivé et les policiers découvrent le cadavre déjà en état de putréfaction. L'affaire fait un scandale, l'ambitieux capitaine Romain de la section criminelle de Lyon n'a pas de piste. Opportunément, un homme qui se présente comme profiler, propose son aide. Malgré la réticence de la police, il établit un profil type et suggère que Maëlys devrait suivre une psychothérapeute spécialisée en événements post-traumatiques qui se trouve être aussi la petite amie du profiler.

Ici ce sont les souvenirs enfouis qu'il faut faire remonter à la surface. Devant des événements traumatiques, que ce soit des viols dans l'enfance, la vison d'un spectacle réel et sanglant, selon les individus, le cerveau peut totalement occulter l’événement traumatique, qui se manifestera alors par des TOC (troubles obsessifs du comportement), des dépressions, des cauchemars ou un vague sentiment de malaise, voir rien du tout selon les individus. Chacun finalement se fabrique des souvenirs à sa convenance. Mais peut-on implanter des faux souvenirs à une personne. Certains psychiatres américains en ont fait la démonstration.

L'écriture de Chrystel Duchamp sait se faire à la fois narrative et anxiogène mais aussi presque documentaire lorsqu'on aborde les sujets tenant à la psyché. L'autrice a d'ailleurs effectué des recherches dans le domaine de la traumatologie et de la gestion des souvenirs personnels. Les paroles sont données tour à tour aux 2 femmes, à l'inspecteur de police, au profiler et à la psychologue. Le prélude et le dernier chapitre à la narratrice qui s'est fait discrète hors ces deux chapitres. Ce qui rend assez intéressante la structure de ce thriller maîtrisé jusqu'à la dernière ligne.

Les âmes sensibles s'en passeront, les amateurs de psychologie pas de comptoir aimeront. Alors à lire ou pas ? Oui si vous êtes curieux de nouvelles explorations littéraires. Et aussi pour une énigme dont vous n'avez aucune idée.


Extraits

  • Le rouleau compresseur". A cette expression, Romain préférait la métaphore de la "Boule de neige". D'abord petite, abritant en son centre la victime, elle prenait naissance au sommet d'une montagne avant de s'élancer le long d'un versant enneigé. Au cours de sa descente, elle grossissait, collectant preuves, témoignages et prélèvements jusqu'à former une énorme boule blanche. Quand l'enquête se concluait par une réussite, l'amas de neige arrivait intact en bas de la montagne. Quand l'enquête se soldait par un échec, la boule explosait et l'avalanche détruisait tout sur son passage

  • La banalité du « Que fais-tu dans la vie?» peut être comparée au célèbre «Ça va? » formulé chaque matin par vos collègues de travail. Ne voyez pas dans ces deux mots un quelconque intérêt pour votre état de santé : les humains sont, en majorité, programmés pour produire ce son en se saluant.
    Votre réponse est tout aussi mécanique. Vous affirmerez vous porter comme un charme. En réalité, vous avez été malade toute la nuit - ne jamais se coucher le ventre rempli de fromage à raclette - et votre moral est au plus bas - Greta Thunberg a annoncé ce matin qu'il n'y avait plus d'espoir pour la planète. Bref : ça ne va pas, mais vous ne le dites pas.

  •  Le mal du siècle : tout être humain doté d’une connexion wifi avec la possibilité de formuler son opinion et de la servir à une armée de followers transis d’admiration. Cette forme de “liberté d’expression”, au lieu d’enrichir la pensée, l’appauvrissait. Les gourous du net - les râleurs, les complotistes et tous les autres vers dans la pomme - se distinguaient par leur paresse intellectuelle. Ils ne réfléchissaient pas, ne rédigeaient pas, n’argumentaient pas. La plupart du temps, ils se contentaient de partager un article existant qui illustrait leurs propos et injectaient ainsi une dose supplémentaire de paranoïa au sein d’une société déjà mal informée et méfiante. Les moins stupides accompagnaient parfois leur copier-coller d’une phrase de leur cru, dévoilant l’étendue de leurs lacunes orthographiques ou syntaxiques. Quand un commentaire leur était adressé à ce sujet, ils répliquaient ne pas avoir de temps à perdre dans la relecture et la correction de trois cents caractères. En bref, leurs publications, comme leurs opinions, étaient bourrées d’erreurs.

  • Devant elle, figure de proue vivante, se tenait une silhouette emmaillotée. Sans s'expliquer la nature de ce sortilège, elle comprit toutefois s'être dédoublée pour tenir, dans ce tableau, les deux rôles. Celui du rameur menant la barque vers l'île. Un corps qui fuit l'horreur. Et celui de la silhouette blanche qui se laisse conduire. Une âme qui lutte pour sa survie. Ce tableau était devenu un refuge. Son refuge pour ne pas sombrer dans la folie.

  • Aux murs étaient accrochés un crucifix, un miroir au verre fissuré et un tableau qui capta l’attention du capitaine. Sa culture artistique était trop pauvre pour lui permettre de nommer cette œuvre ou son auteur. Clémence déplorait qu’il boude musées et expositions, et lui reprochait son manque d’intérêt pour l’art. Il lui rétorquait qu’il était né avec l’incapacité de s’émouvoir devant une sculpture ou une peinture. Toutefois, en ce matin de mai, cette toile le bouleversa. 

  • Au cours de cette année de formation, j'ai d'ailleurs découvert que le trauma n'était pas un événement en soi. Ainsi, un épisode jugé "traumatique" par une personne ne le serait pas nécessairement pour une autre.

  • A sa grande surprise, la captivité et la peur lui avaient révélé qu'espérer la bonté d'une entité supérieure était la clé de sa survie

  • Une relation stable ? Jamais de la vie ! Pour parer à ce type de profil, Tinder s'était imposé comme l'outil idéal. L'application donnait accès à un énorme catalogue d'êtres humains répertoriés selon leur situation géographique et, surtout, selon leurs attentes en matière de relation sentimentale. Dans sa fiche descriptive, Delphine avait précisé ne pas chercher l'amour. Elle refusait de sacrifier sa liberté et n'avait pas troqué l'emprise parentale pour une dépendance affective.

  • A la voix d’Abba ou des Bee Gees se mêlaient le crissement de la scie à os, le craquement des côtes dans une cage thoracique, les sifflements et les éclats de rire du légiste.

  • L'être humain est nombriliste. Il nichera ses problèmes dans les moindres recoins de la discussion. Face à ses velléités de domination verbale, vous le laisserez monologuer et déposerez vos armes à ses pieds. Inutile de vous battre : quelle que soit la gravité de votre affliction, son cas sera plus critique que le vôtre. En résumé, les humains s'enquièrent de vos nouvelles : par politesse, par automatisme, par égocentrisme.

Biographie

Née en 1985, Chrystel Duchamp a signé en 2020 "L'Art du meurtre", un premier suspense salué par le public et la critique : « Une écriture enlevée, sombre et claquante. Un polar addictif et original. » (Le Parisien-Aujourd'hui en France).
Aux éditions de l'Archipel a ensuite paru en 2021 "Le Sang des Belasko", qui vient d’être réédité chez Archipoche.
En 2022 est sorti "Délivre-nous du mal" : « Un drame sociétal bien réel… Une histoire incroyablement bien conçue… Les fans du genre seront comblés jusqu'à la dernière ligne. » (Laure, 20 minutes).

Elle est cofondatrice du collectif les Louves du Polar, un collectif de romancières de polars qui se soutient et qui encourage l'écriture de polars même si les auteurs ne sont pas des membres du collectif. Elles se sont développées en France, en Grande-Bretagne, en Espagne, aux Pays-Bas et en Suisse.

Son Facebook : https://www.facebook.com/chrystel.duchamp.auteur/

voir aussi : https://leslouvesdupolar.fr/

lundi 27 novembre 2023

JONATHAN COE - Expo 58 – Gallimard 2014 -

 

L'histoire

Londres, début 1958, au BGI, Bureau Général de l'Information. Thomas Foley, petit fonctionnaire se voit proposer une opportunité dans sa carrière : celle de superviser le pavillon restauration anglais pour l'Expo Universelle organisée par la Belgique pour l'été 1958, dans un contexte de Guerre Froide (entre le bloc communiste et le bloc occidental). Il va donc passer 6 mois en Belgique, d'où sa mère est originaire, abandonnant sa femme, une épouse distante, et son bébé de quelques mois. Certes il aura des permissions, mais il doit surveiller le bon fonctionnement du restaurant le Britannia qui sert de la bière à profusion, des fish & chips et un peu de whisky. Mais le voilà pris dans une folie où se mêle le désir pour la très belle hôtesse Anneke, et une histoire tordue d'espionnage où malgré lui, il en sera l'un des protagonistes.


Mon avis

Un véritable délice de lecture dans ce pastiche de roman d'espionnage où les rebondissement s'enchaînent dans un tourbillon de malices.

Ici, notre héros n'a rien d'un James Bond on pourrait même dire qu'il est toujours à coté de la plaque.

Nous sommes en 1958, et c'est la première Exposition Universelle organisée par la Belgique, dans une idée de paix retrouvée et d'union des peuples. Mais la guerre froide commence aussi insidieusement.

Et voilà comment un simple fonctionnaire, plutôt beau gosse, se retrouve propulsé à la noble fonction de diriger le pub nommé Britannia qui sert en abondance, bières, paquets de chips, fish'n chips, whisky et où se retrouve une joyeuse bande de copains formée par les circonstances. La très belle Anneke, une hôtesse belge dont Thomas s'éprend, puis Emily, une jeune américaine qui vient d'une famille assez riche dans la Wisconsin et tient un stand sur le pavillon américain, le journaliste russe Tchersky et quelques autres.

Mais voilà, les 2 agents secrets, véritables Dupont et Dupond, confient à Thomas une mission top secrète. Tout le monde a remarqué que la jeune Emilie, extravertie et sujettes à des amours nombreuses s'est entichée de ee journaliste russe qui est en fait un espion à la solde du KGB, et qu'elle risque de lui livrer sans le vouloir des renseignements précieux.

Hors lors d'une rare permission à Londres, où son retour ne semble pas être fêté comme il se doit par sa femme, Thomas se persuade que celle-ci a une aventure avec leur proche voisin. Il en conclut que leur mariage est mort, et se met à rêver d'une nouvelle vie, pourquoi pas aux USA, en compagnie d'Emily. Bien que toujours très émoustillé par Anneke, Thomas tente de mener sa mission à bien, et un jeu de séduction commence en franche rivalité avec le russe.

Mais les destin est ainsi fait que la mission de Thomas a été une réussite et que sa présence sur le stand du Britannia ne s'impose plus. Il doit retourner à Londres, et reprendre un travail de bureau peu stimulant. Finalement, Thomas trouve une emploi ailleurs en Angleterre, plus proche de la famille de sa femme, qui se transforme ainsi en charmante épouse et qui ne l' a jamais trompé, discrètement surveillée par la mère de Thomas.

Hilarant du début à la fin, on sent tout le plaisir de Jonathan Coe a écrire ce pastiche où l'on s'amuse énormément. Bien sur, je ne vais pas vous spoiler la fin de l'histoire, qui donne tout son sel au roman.

Mais Coe n'écrit pas seulement une pochade. Il s'est soigneusement documenté sur l’exposition de 1958, et sur le devenir du pub Britannia qui fier de son succès s'est installé à Manchester, pour finir totalement abandonné et détruit.

C'est aussi l'occasion de jouer sur les clichés que l'on attribue à la fois aux anglais mais aussi aux autres peuples. Nous sommes aussi en plein débat sur le nucléaire aussi bien civil que militaire qui est vu comme un véritable progrès pour certains. L'Angleterre met au point sa première centrale nucléaire qui doit être le clou de son pavillon, mais hélas quelques incidents ne permettent pas de l'exposer. Tout ce que raconte l'auteur est véridique sauf pour l'intrigue et les personnages, tous aussi hilarants les uns que les autres.

Totalement addictif, sans prétention, ce livre est parfait pour une bonne détente, et pourquoi pas à offrir aussi.


Extraits

  • Je suis peut- être bornée mais, pour moi, l'artiste est celui qui embellit le monde au lieu de l'enlaidir. Quand la musique évoque deux chats en train de s'étriper sur une décharge, quand la sculpture ressemble à un pâté de glaise qui aurait giclé sur un plancher, quand la peinture vous donne la migraine - deux yeux du même côté de la figure, trois nez sur l'autre...

  • Finalement vous n'avez toujours pas vu le Pavillon du Congo belge?- Toujours pas non. J'avais l'intention d'y aller dans les jours qui viennent.- Vous ne pourrez pas, ils sont rentrés chez eux. - Pourquoi? - Ils se plaignaient de la façon dont les visiteurs les traitaient. Ils passaient la journée dans leurs huttes, à travailler à leur artisanat indigène, et il paraît que certains visiteurs leur criaient des choses insultantes, et même, qu'on leur tendait des bananes à manger, vous voyez; Ils ont dit qu'ils se faisaient l'effet d'être des animaux dans un zoo. Et alors ils sont presque tous rentrés chez eux.

  • Vous savez ce qui leur plaît chez nous ? Ils disent que nous ne nous prenons pas au sérieux. Que nous savons nous moquer de nous-mêmes, que nous comprenons la plaisanterie. Curieux tout de même, non ? Toute cette science, cette culture, cette histoire, et finalement, c'est notre bon vieux sens de l'humour britannique qui emporte l'adhésion. Il y a une leçon à en tirer, mon jeune ami.

  • C'est le Pavillon américain, expliqua Anneke. Et voici le Pavillon soviétique, juste à côté. Leur voisinage vous donne une idée de l'humour belge.

  • Il y a des gens qui forcent l'attention, pensait Thomas, et il y en a d'autres qui se fondent dans le décor quel que soit l'intérêt de ce qu'ils racontent.

  • Foley, vous nous avez écouté, oui ou non ? Mr Ellis vient de vous l’expliquer, nous avons besoin de quelqu’un du BCI pour superviser la gestion du Britannia. Nous avons besoin de quelqu’un sur place, sur site, pendant les six mois que dure la Foire. Et ce quelqu’un, ce sera vous.

  • Ici, pendant les six prochains mois, convergeraient tous les pays dont les relations complexes entre conflits et alliances, dont les histoires riches et inextricablement liées avaient façonné et continuaient de façonner la destinée du genre humain. Et cette folie éblouissante était au cœur du phénomène, gigantesque treillis de sphères interconnectées, impérissables, chacune emblématique de cette minuscule unité mystérieuse que l’homme venait si récemment d’apprendre à fissionner : l’atome. Cette vue seule lui fit battre le cœur.

  • Imaginons-nous vivant en 2058.
    Les frontières entre travail manuel et travail intellectuel se sont émoussées.
    Les conditions sont désormais réunies pour que le développement physique et psychique de l'homme se fasse dans un équilibre harmonieux.....l'homme est toujours de bonne humer, il se sent à l'aise partout, et - au risque de vous déconcerter - il mange et boit relativement peu.........jeunes et vieux pratiquent la culture physique et le sport. Toutes les villes sont des cités jardins, dotées de piscines, de stades.... Mieux encore, l'on ne rencontre plus de vieillards chenus ou gâteux dans ces villes. Tous marchent très droit, d'un pas élastique, le teint frais, et les yeux brillants de vigueur et de joie de vire.

  • Etait-il bien réel l'environnement où il se trouvait, au fait ? Le Britannia était factice : faux pub, projetant une image fausse de l'Angleterre, transporté dans un décor factice où tous les autres pays projetaient de même des images fausses de leur identité nationale. La Belgique joyeuse, tu parles ! Factice ! Tout comme l'Oberbayern ! Il habitait un monde construit sur de purs simulacres. Et plus il y réfléchissait, plus tout ce qui l'entourait lui faisait l'effet d'être fantomatique et instable.

  • Il lit trop de romans, vous savez, ces romans-là...
    _ je sais. Ils sont de qui, déjà ?
    _ De Fleming. Vous en avez lu, Foley ?
    _ Personnellement, non.
    _ Ils ont une influence déplorable, vous comprenez...
    _ Sur les types qui travaillent dans notre domaine.
    _ C'est de la pure fiction, naturellement. Arpenter le monde...
    _ En refroidissant les gens sans même leur dire "vous permettez?"
    _ Coucher avec une femme différente tous les soirs..."
    Manifestement, ce détail leur paraissait plus farfelu encore que les autres.
    _ Parce que, enfin, sapristi, à quand remonte la dernière fois que ça vous est arrivé ?
    _ De refroidir quelqu'un, vous voulez dire ?
    _ Non, de coucher avec une femme différente.
    _ Ca dépend : différente de qui ?
    _ Différente de la dernière avec qui vous aviez couché.
    _ Alors là, vous me posez une colle.
    _ De mémoire d'homme ?
    _ Ca ne me rappelle rien, mon vieux.
    _ C'est bien ce que je disais. Il n'y a pas la moindre base réelle là-dedans.
    _ Quoi qu'il en soit, nous sommes désolés de vous avoir imposé une situation inconfortable, Foley.
    _ Inconfortable ? Allons donc ! J'adore rouler pendant des heures dans une voiture avec un bandeau sur les yeux.
    _ Une voiture, avec un bandeau sur les yeux ? demanda Wayne.
    _ Vous n'êtes pas en train de nous dire que Wilkins a obligé le chauffeur à conduire les yeux bandés ?
    _ Bien sûr que non.
    _ Dieu merci.
    _ Il y a des limites à tout.
    _ Les procédures de sécurité, ça se respecte."
    Thomas se sentit prêt à demander : "Au fait, où est-ce que je suis, bon Dieu ?
    _ Ca, mon cher, on ne peut guère vous le dire.



Biographie

Né à Birmingham , le 19/08/1961, Jonathan Coe a étudié à la King Edward's School à Birmingham et au Trinity College à Cambridge avant d'enseigner à l'Université de Warwick. Il s'intéresse à la littérature ainsi qu'à la musique et fait partie d'un groupe musical, expérience qu'il utilisera dans son troisième roman "les nains de la mort".
Il doit sa notoriété à l'étranger à son quatrième roman "Testament à l'anglaise". Cette virulente satire de la société britannique des années du thatchérisme a connu un important succès auprès du public.
Jonathan Coe a reçu le Prix Médicis étranger en 1998 pour "La Maison du sommeil".

En 2001 et 2004, le diptyque "Bienvenue au Club" (The Rotters' Club) suivi par "Le Cercle fermé" (The Closed Circle) suit les aventures d'un même groupe de personnages pendant leur dernière année de lycée dans le premier roman puis vingt ans plus tard dans le second. Ces deux romans servent l'auteur dans sa fresque du Royaume-Uni des années 70 et début des années 2000, pour mieux observer les mutations profondes qu'a subi la société entre ces deux dates, avec les réformes de Margaret Thatcher et de Tony Blair. Il le fait avec tendresse pour ses personnages et un regard acéré sur cette évolution annonçant l'avènement de la mondialisation.

"La pluie, avant qu'elle tombe" (2007) est l'expression d'une veine très différente, privilégiant la sphère intimiste en abordant les destins brisés de trois femmes.
Il publie en 2012 un recueil de nouvelles "Désaccords imparfaits" chez Gallimard.
Avec "la vie privée de Mr Sims" (2010) et "Expo 58" (2013) il retrouve le sens de la satire, qui constitue en général sa marque de fabrique.
Il a été l'un des membres du jury de la Mostra de Venise 1999.

mardi 21 novembre 2023

CELESTE NG – Nos cœurs disparus – Éditions Sonatine 2023


 

L'histoire

Bird a 13 ans et vit avec son père dans un futur américain, réglé par le PACT, qui vise à protéger les intérêts économiques des USA contre toutes puissances étrangères, notamment la Chine. Hors Bird est né de parents chinois, et sa mère Margaret Miu a disparu il y a quelques années. Elle est accusée d'activisme contre les USA et nul ne sait si elle est en vie ou active.

Hors un jour, Bird reçoit un courrier rempli de dessins de chats, qu'il cache soigneusement, c'est un courrier codé de sa mère. Mais alors qu'il prend petit à petit conscience que cette société très encadrée n'est peut-être pas celle qu'il faudrait, Bird, aidé de la petite Sadie, une afro-américaine dont la famille aussi a disparu, va chercher cette mère dont il veut comprendre les motivations.


Mon avis

Un très beau roman qui agit comme une grosse piqûre de rappel contre les totalitarismes. L'autrice a choisi un univers dystopique, une Amérique gouvernée par ce pacte, après des années de crise économiques. Les gens sont surveillés, et ne doivent pas avoir d'activités illégales. Des livres ont été retirés des bibliothèques, et n'importe qui peut signaler son voisin pour actions anti-américaines. Les Pao, les personnes d'origines asiatiques sont une population particulièrement surveillée, au cas où ils auraient des liens avec notamment la Chine, grand ennemi national. Bird est élevé par son père d'origine chinoise, qui était un professeur émérite de langues et qui, après le départ de sa femme recherchée pour activisme anti-américains, se retrouve bibliothécaire dans une autre ville, pour un maigre salaire, mais logement (minuscule) et nourriture (infâme à la cantine de l'Université où il est engagé) sont offerts. Mais avant tout, Ethan veut protéger son fils des actions de la police. Alors il lui demande de respecter le Pacte, de ne plus voir Sadie, qui d'ailleurs a disparu, et tente d'arranger quelques boulettes commises par le jeune garçon. Car bien sûr il veut comprendre le pourquoi de cette lettre, qui lui semble un message codé envoyer par cette mère qui lui manque, malgré tout le mal que l'on dit d'elle. Commence alors un parcours initiatique, où Bird, aidé par un réseau clandestin de bibliothécaires.

Dans le genre roman dystopique, on pense bien sur à la Servante écarlate e de Margaret Atwood, qui propose un monde encore plus cruel que celui décrit par Celeste NG. Ici ce sont les mots et les livres qui sont salvateurs et surtout la poésie, celle qu'écrit la mère de Bird.

Ce genre de livre qui fait réfléchir aussi à toutes ces personnes dans le monde dont la défense d'une noble cause au service de l'Humanité, pour rendre la société meilleure, les contraint à devoir sacrifier leur propre vie, tant professionnelle que familiale. A s'oublier, à fuir, à errer, à y croire envers et contre tout. Surtout lorsque cette cause se sert de moyens pacifiques qui semblent à première vue dérisoires et si fragiles face aux dents acérées et impitoyables de l'énorme machine qu'est le système en place. Ce livre est une dystopie que l'on pourrait qualifier de réaliste. le monde imaginé par l’autrice exactement le nôtre, n'est pas exactement celui des actuels États-Unis où se déroule le récit mais ce n'est pas totalement un autre non plus. L'auteure a juste poussé subtilement le curseur un peu plus loin. A peine plus loin. Elle a imaginé un futur proche en amplifiant certains faits qui existent déjà, tout en s'inspirant de faits passés, l'histoire nous offrant hélas de multiples exemples de ce qui peut nous attendre dans le futur si nous ne prenons garde et ne regardons pas derrière nous. Oui, certains pans de l'Histoire sont dystopiques et constituent des alarmes, devenant trop souvent invisibles, enfouies, méconnues.

Celeste NG imagine une grave crise économique, plus grave que celle de 1929 ou encore de 2008, la Crise avec une majuscule qui en dit long sur les dégâts provoqués en termes d'emplois et de misère. Durant cette épisode économique dévastateur, une histoire d'amour éclot entre Ethan, chercheur en linguistique et Margaret , jeune femme d'origine chinoise. Ils vont tous deux réinventer un monde, un cocon protecteur dans lequel Margaret va trouver un exutoire en écrivant des poèmes, qui seront réunis dans un recueil au beau titre de « Nos cœurs disparus ». Ce recueil sera vendu en tout petit nombre vers la fin de la Crise, à titre confidentiel. Pendant que le monde cherche les raisons à la crise économique, de cet amour poétique va naître le petit Bird. Fruit d'un amour passionné sur cet arbre sociétal en totale déliquescence. A propos de causes, très vite les américains vont trouver leur bouc-émissaire : La Chine et les chinois, le fameux péril jaune. S'en suivront la fermeture des frontières et la traque des chinois à l'intérieur du pays. Et si les américains ont trouvé la cause de tous leurs malheurs, ils vont très vite trouver une solution adaptée pour contrer l'ennemi : le PACT, La Loi sur la sauvegarde de la culture et des traditions américaines. Un organe qui va orchestrer le bâillonnement de la liberté d'expression et la rationalisation de la discrimination notamment envers les chinois, sous prétexte de protection et de sécurité. Une loi liberticide qui suspecte toute culture étrangère comme dangereuse pour la société. Libertés individuelles réduites à peau de chagrin, surveillance, milices de quartier, dénonciation, destruction des livres considérés comme réfractaires au régime, telles sont les méthodes radicales du PACT. Des rumeurs courent même sur des enlèvements d'enfants au sein de famille qualifiée d'ennemis à la nation, enfant enlevés et placés dans de bonnes familles d'accueil américaines. Des enlèvements comme outil de contrôle politique. Si cela semble surréaliste, l'auteure s'inspire en réalité de faits réels d'enlèvement d'enfants comme ceux vécus par les familles d'esclaves autrefois, par les familles de migrants qui ont toujours cours à la frontière sud des Etats-Unis…

Mais ici, pas de pathos, on suit avec délice les aventures du jeune Bird, sa quête de réalité. L'écriture simple, joliment poétique de l'autrice y est pour beaucoup, les émotions sont bien présentes et subtiles, comme l'amour infini des parents de Bird qui feront tout pour aimer et protéger cet enfant, l'humour frondeur de Sadie, parfaite complémentaire du héros, et tout ce réseau d'entraide où l'on communique par poèmes. Et si les mouvements de protestions s'organisent de plus en plus dans le pays, on voit là une chance d'une liberté retrouvée, en filigrane. Car la liberté finit toujours par triompher.

Encore une belle découverte que nous offrent les éditions Sonatine, et un succès commercial outre-atlantique qui assoit un peu plus Celeste NG comme une auteure de premier plan.


Extraits :

  • La lettre arrive un vendredi. L’enveloppe ouverte et refermée par un autocollant, bien sûr, comme toujours : inspecté pour votre sécurité – PACT. Elle a semé une certaine confusion au bureau de poste, l’employé dépliant la feuille à l’intérieur, l’examinant, la transmettant à son superviseur, puis au chef. Mais finalement, jugée inoffensive, elle a fini par être expédiée à son destinataire. Pas d’adresse de retour au dos, seulement un cachet de la poste de New York, daté de six jours plus tôt. Au recto, son nom – Bird –, et c’est grâce à cela qu’il sait que ça vient de sa mère.

  • On ne brûle pas nos livres, poursuit-elle. On les pilonne. Beaucoup plus civilisé, n'est-ce pas ? On en fait de la pulpe et on les recycle en papier toilette. Ça fait longtemps que ces livres ont servi à torcher les fesses de quelqu'un. - Ah, lâche Bird. Voilà donc ce que sont devenus les livres de sa mère. Tous ces mots écrabouillés en une pâte grisâtre, puis emportés par une chasse d'eau dans un tourbillon de pisse et de merde. Il sent un liquide chaud mouiller ses yeux.

  • C'était un enfant calme, qui observait les choses intensément et absorbait tout, le bon comme le mauvais, la joie comme le chagrin. Les bourgeons roses du cerisier qui gonflaient à la floraison. Le moineau mort tout rabougri sur le trottoir. L'envol exubérant de ballons lâchés dans un grand ciel bleu. La frontière entre lui et le monde était incroyablement poreuse, on aurait dit que tout coulait à travers lui comme de l'eau à travers un filet. Elle s'était inquiétée qu'un cœur si tendre et nu soit confronté à la dure réalité extérieure, batte à l'air libre, où n'importe quoi pouvait le meurtrir.

  • Alors que les articles, les reportages et les gros titres s'accumulaient, les parents d'Ethan les lisaient et en discutaient, comparant la femme qu'ils avaient rencontrée et aimée, la femme que leur fils adorait, qui avait mis au monde leur petit-fils, et celle dont les journaux dressaient le portrait ; la personne qu’ils connaissaient - ou croyaient connaître ? - et celle que tous les autres semblaient voir. Combien de temps avaient-ils passé avec elle ? Était-ce suffisant pour véritablement connaître quelqu'un ? Ethan comprit alors : sa femme s'était raconté l'histoire d'une certaine façon, et il n'y avait rien à faire pour la réécrire autrement.

  • Elle faisait toujours ça, lui raconter des histoires. Ouvrir des brèches par où la magie pouvait s’insinuer, faisant du monde un lieu de tous les possibles.

  • On sait d’où c’est venu, commençaient à dire les gens. Posez-vous la question : qui profite de notre déclin ? Les doigts se tendaient fermement vers l’est. Regardez comme le PIB de la Chine est en hausse, comme leur niveau de vie s’améliore. Là-bas, vous avez des cultivateurs de riz équipés de smartphones, fulmina un député à la Chambre des représentants. Ici, vous avez des Américains qui font leurs besoins dans un seau parce qu’on leur a coupé l’eau pour défaut de paiement. Ne me dites pas que vous trouvez ça normal. La Crise était l’œuvre des Chinois, se mettaient à affirmer certains ; toutes leurs manipulations, leurs droits de douane et leurs dévaluations. Peut-être même qu’ils avaient reçu de l’aide de l’intérieur pour démanteler le pays. Ils voulaient notre peau. Ils voulaient prendre possession des États-Unis d’Amérique.

  • Certains conservaient une liste écrite qu'ils tenaient à jour, mais la majorité, par prudence, préféraient se fier uniquement à leur mémoire. Un système imparfait, mais les cerveaux des bibliothécaires étaient des endroits spacieux.

  • J'ai gardé toutes les dents que tu as laissées sous ton oreiller, dans une petite boîte en fer qui contenait des pastilles à la menthe. De temps en temps, je les verse dans ma main et je les regarde s'entrechoquer comme des perles au creux de ma paume. Je range cette boîte dans mon coffre à bijoux. Ça me semble être le bon endroit où mettre ces fragments de toi, le bon endroit pour des petites choses précieuses.

  • Pour elle, la magie ne résidait pas dans ce que les mots avaient été, mais dans ce dont ils étaient capables : leur aptitude à esquisser, d'un seul coup de pinceau, les contours d'une expérience, les grands traits d'un sentiment. Leur capacité à exprimer l'inexprimable, à faire apparaître une forme sous vos yeux l'espace d'un instant, avant qu'elle se dissolve dans l'air.

  • A quel moment en a-t-on jamais fini de l'histoire de quelqu'un qu'on aime ?
    On retourne ses plus précieux souvenirs dans tous les sens, on adoucir leurs angles, on les réchauffe contre soi. On caresse les courbes et les creux de chaque détail qu'on possède, on les mémorise, on les récite encore une fois bien qu'on les ait déjà dans le sang.

  • There is a monastery behind its high sandstone wall, as impenetrable and imperturbable as ever. Monks live there, she’d told him, and when he’d asked what’s a monk, she’d answered: a person who wants to escape the world.

  • PACT protects innocent children from being indoctrinated with false, subversive, un-American ideas by unfit and unpatriotic parents. He taps the paper.


BIOGRAPHIE

Néé à Pittsburgh, Pennsylvanie , le 30/07/1980, Celeste Ng est une romancière et nouvelliste. Originaires de Hong Kong, ses parents se sont installés aux États-Unis à la fin des années soixante. Son père, physicien, a travaillé au Glenn Research Center et sa mère, chimiste, a enseigné à l'Université d'État de Cleveland.
Celeste obtient un B.A. d'anglais à l'Université Harvard en 2002, puis un M.F.A. en écriture à l'Université du Michigan où elle a été lauréate du prix Hopwood pour sa nouvelle "What Passes Over".

Son premier roman, "Tout ce qu'on ne s'est jamais dit" ("Everything I Never Told You", 2014) a été récompensé par le Prix Alex et le Massachusetts Book Award en 2015, et en France par le prix Relay des voyageurs lecteurs 2016. Avec son deuxième roman, "La saison des feux" ("Little Fires Everywhere", 2017), elle confirme son talent exceptionnel. En 2020, il a été adapté en mini-série produite et jouée par Reese Witherspoon et Kerry Washington.
Dans son travail, Celeste Ng soulève de nombreuses questions identitaires et sociales, s’intéressant de très près à la question de la condition féminine mais également à la notion d’héritage culturel et à l’anxiété qui habite les enfants issus de l’immigration. Celeste Ng vit à Cambridge, dans le Massachusetts, avec son mari et son fils.

Voir ici : https://fr.wikipedia.org/wiki/Celeste_Ng

son site ici : https://www.celesteng.com/


dimanche 19 novembre 2023

Stephen GRAHAM-JONES – Un bon indien est un indien mort – rivages noir 2021

 

L'histoire

Ils étaient quatre amis d'enfance, vivant dans la réserve des Blackfeet dans le Dakota du Nord. Un jour, ils ont commis une énorme bêtise non conforme à la coutume : ils ont tués, le dernier jour de la chasse, dans une zone interdite à celle-ci, une jeune femelle caribou qui portait un petit. Le garde-chasse, non indien, n'a pas été très sévère. Dix ans plus tard, alors qu'un de leur camarade de cette chasse maudite est mort, les 3 amis qui ne se sont guère revus depuis, ont des visions ou hallucinations, comme si le fantôme de la femelle caribou réclamait vengeance.


Mon avis

Un très beau livre, dur et fleurtant entre le polar et le fantastique, qui raconte non seulement les aléas du destin, mais aussi la triste situation de ces indiens blackfeet, qui vivent soit dans le Montana, soit dans le Dakota du Nord, dans des réserves. Avec le poids des coutumes et des traditions.

Attribué au général de l'U.S Army Philip Sheridan, l'aphorisme « The only good Indian is a dead Indian » porte en lui-même toute une vision du Natif Américain qui hante à la fois la société Occidentale mais aussi le peuple Amérindien à l'heure actuelle. Souvenir d'un génocide impardonnable et funeste avertissement qui se condense pour devenir le titre du nouveau roman de Graham-Jones après son magistral Galeux qui vient justement d'être réédité en poche par les éditions Pocket.

Véritable succès critique et public Outre-Atlantique, le roman s'ouvre sur un fait divers :
« UN INDIEN TUÉ LORS D'UNE DISPUTE DEVANT UN BAR. » peut-on lire dans le journal. C'est une façon de voir les choses. En vérité, Ricky Boss Ribs n'a pas vraiment trouvé la mort en se disputant avec des Blancs devant un bar. Autre chose rôdait dans les parages. Une chose qui semble impossible et pourtant.
Ricky fait partie d'un groupe de quatre Indiens issus de la même réserve dans le Montana et de la ville de Browning.
Ricky, Lewis, Gabriel, Cassidy, amérindiens, vont faire une partie de chasse illégale en pénétrant sur des terres où ils ne sont pas sensés traquer le caribou. Mais qu'à cela ne tienne, c'est le dernier jour pour eux où la chasse est possible, le dernier jour où un Indien ne doit pas revenir sans caribou. Nous sommes cinq jours avant la dinde et le football, cinq jours avant un Thanksgiving classique. En prenant au piège un troupeau entier, c'est finalement un carnage qui se produit. Un carnage inutile puisque nos quatre chasseurs seront surpris par le garde-chasse qui les contraint à abandonner leurs trophées dans la neige. Parmi les cadavres, celui d'une femelle caribou alors en pleine gestation. La promesse d'un avenir agonisant dans la neige.
Dix an plus tard, Lewis vit avec Peta, une femme blanche et végétarienne qui n'a pas grand chose d'Indienne au contraire de Shaney, une Crow avec qui il travaille et à qui il va finir par confesser cette chasse indigne qui le hante. Petit à petit, des événements étranges surviennent dans la vie de Lewis. Son chien, Harley, meurt étranglé en tentant de sauter au-dessus de la palissade, la vision d'une étrange Femme-à-tête-de-Caribou dans son salon le faut basculer de son échelle, des bruits de sabots étouffés se font entendre dans les escaliers… Que se passe-t-il dans la vie de Lewis ?
Bien décidé à tirer les choses au clair, le Blackfeet essaye de démêler le vrai du faux, le réel du fantastique. Jusqu'à ce qu'il comprenne que la mort de Ricky n'a rien d'une coïncidence et que lui, Cassidy et Gabriel sont en danger…

L'horreur larvée, presque subliminale, va graduellement envahir la page et l'esprit des personnages. Notamment celui de Lewis, archétype de l'Indien moderne qui a quitté sa réserve pour adopter un mode de vie différent mais qui, au fond, ne cesse de s'interroger sur ses origines et son identité.
Bien vite, le scénario se déporte vers Browning et la réserve pour retrouver les autres comparses, Gabriel et Cassidy.
C'est ici que l'horreur, déjà dévoilée, affirmée comme un retour de bâton du destin, se mêle à l'une des thématiques centrales de l’œuvre de l'auteur : qu'est-ce qu'être Indien aujourd'hui ?
Dès lors, l'américain dresse le portrait de Gabriel qui tente de renouer le lien avec sa fille Denorah alors que son mariage n'est plus qu'un lointain souvenir, puis celui de Cassidy qui a fini par retrouver l'amour après une longue traversée du désert avec Jolène, une Crow. Et puis Denorah, justement, la Finals Girl, promise à un avenir brillant et magnifique grâce à son don inné pour le basket.
On y croise également Nathan, un jeune qui pleure encore la mort de son grand-père, et une hutte de sudation pour un rite de purification Indien traditionnel et fortement signifiant. L'auteur, lui même blackfeet explore l'identité, confronte l'abord de la condition Indienne selon la génération à laquelle on s'adresse et finit par montrer qu'il n'existe pas une identité unique mais une pluralité de chemins vers notre ère moderne. C'est aussi le questionnement sur l'éternel opposition entre tradition et modernité, entre l'importance de respecter les anciens et de construire de nouveaux avenirs, de trouver des modèles et dépasser les clichés pour être qui l'on veut vraiment.
Comme dans Galeux, Graham ne parle pas tant de l'injustice vécue par son peuple aux États-Unis que de ce que sont devenus les Natifs à dans l'Amérique d'aujourd'hui. du roman d'horreur, on glisse vers le roman social. Mais ce n'est pas tout.

Car au fond, si ce roman parle de quelque chose, c'est avant tout de famille, d'amitié, d'amour et des liens qui unissent les personnages entre eux. C'est du respect des générations et de ses racines, de la violence qui habite l'Amérique et hante ses peuples.
Au centre de ce roman de chasse, la fameuse Femme-à-tête-de-Caribou, change forme vengeresse qui symbolise la faute, l'injustice et la rédemption tout à la fois et qui appelle, finalement, à s'interroger sur la façon de mettre fin au cercle de la violence et de la rancœur. En combattant, en n'abandonnant jamais, mais aussi en acceptant de reconnaître ses fautes et les façons de faire la paix avec soi-même.
Si l'on osait, un pourrait presque dire que c'est le livre sur la réconciliation avec soi, avec un passé où le sang a coulé de façon aveugle et injuste au mépris des règles et des traditions.
Si l'on osait, on pourrait voir un grand roman d'amour dans ce récit où l'on arrache des têtes et où l'on étripe des caribous.
Et si l'on osait, surtout, on pourrait dire qu'encore une fois, l'auteur nous livre un roman passionnant et dense où l'horreur ne masque jamais l'humanité de ses personnages faillibles et torturés. Roman horrifique singulier et récit social sur la réalité de l'identité Indienne, ce livre surprend par sa façon de déjouer les attentes et par trouver les bons mots pour parler des maux les plus profonds. Une réussite, encore, qui confirme tout le bien que l'on pensait déjà de Graham : un auteur majeur de la littérature américaine contemporaine, définitivement.


Extraits :

  • Le cocon de sacs de couchage et de couvertures de Harley était censé servir à isoler la hutte à sudation que Lewis avait construite derrière la maison, mais tant pis. Peut-être qu’ils serviront quand même. Peut-être que l’année prochaine, enveloppé de chaleur, d’obscurité et de vapeur, il puisera un peu d’eau dans le seau et en versera quelques gouttes pour Harley. En souvenir, et tout ça.
    Vous pouvez le faire pour les chiens comme pour les gens, il en est certain. Et s’il se trompe, est-ce qu’un vieux chef va descendre du ciel pour lui donner une tape sur les doigts ? Lewis arrache une autre bande de masking tape, qu’il colle sur la moquette devant le canapé, puis le décolle et le recolle en essayant de bien suivre la courbe qui va du ventre à l’avant de la patte arrière. Le problème, c’est que ces morceaux de ruban adhésif à force d’être décollés et recollés rebiquent après quelques minutes, comme s’ils refusaient de faire partie de cette silhouette que veut leur imposer Lewis.

  • Pour protéger ton petit, tu donnes des grands coups de sabots. C'est ce que ta mère a fait pour toi, là-haut dans les montagnes, lors de ton premier hiver. Son sabot noir qui jaillissait et venait frapper ces bouches grimaçantes était si rapide, si pur, insaisissable ; il laissait dans son sillage un arc parfait de gouttelettes rouges. Mais les sabots ne suffisent pas toujours. S'il le faut, tu peux l'ordre et déchirer avec tes dents. Et tu peux courir plus lentement que tu en es capable. Si rien de tout cela ne fonctionne, si les balles sont trop épaisses, tes oreilles trop pleines de bruit, ton nez trop plein de sang, s'ils ont déjà pris ton petit, tu peux encore faire une dernière chose.

  • C'est le genre de pensées erronées qu'ont les gens qui passent trop de temps seuls. Ils déballent d'immenses conneries sidérales de leurs papiers de chewing-gum, ils les mâchonnent, ils en font une bulle, qui les emporte dans un endroit encore plus débile.

  • Les caribous sont juste des caribous, c'est aussi simple que ça. Si les animaux revenaient hanter ceux qui les ont tués, les camps des anciens Blackfeet auraient été envahis de fantômes de bisons, au point de ne plus pouvoir aller et venir, sans doute.
    "Oui, mais ils les tuaient à la loyale" entend Lewis...

  • La mort ressemble à ça, n’est-ce pas ? Vous souffrez, vous souffrez, et puis vous ne souffrez plus. À la fin, tout s’apaise. Pas seulement la douleur, le monde aussi.

  • Afin de se blinder contre le genre de conneries que les équipes indiennes doivent subir quand le match est serré, Denorah essaie de s’inoculer toutes les saloperies que scandera la moitié du gymnase.
    "C’est un jour idéal pour mourir.
    Je ne me battrai plus éternellement.
    Un bon Indien est un Indien mort.
    Tuez l’Indien, sauvez l’homme.
    Enterrez la hache de guerre.
    Tous dans les réserves.
    Rentrez chez vous.
    Interdit aux Indiens et aux chiens."
    Sa sœur a entendu tout ça à son époque, elle l’a lu sur des banderoles, illustrées généralement. Tracé au cirage sur les vitres des cars. Le slogan le plus courant était : "Massacrez les Indiens !"

  • Elle s’appelle Denorah. Son père racontait qu’elle aurait dû s’appeler Deborah, car c’était le prénom d’une de ses tantes décédées, mais il n’avait jamais très bien su écrire, et il concluait son explication par ce sourire en coin qui avait sans doute fait des malheurs au lycée, il y avait de ça cent mille bières.

  • C’est ainsi qu’il se retrouve assis par terre, adossé au mur, replongé dans l’univers de ce roman. C’est la série sur cette guerre dont les elfes ne veulent pas, mais ils ne veulent pas non plus qu’on la découvre car elle peut détruire le monde entier. Alors ils la cachent dans une fontaine magique.

  • Je ne sais même pas pourquoi je viens ici », lâche Gabe en frôlant son père pour sortir par la porte à laquelle il s’était pendu une fois, après avoir bu trop de bières.
    Mais ce n’est pas à cause de lui si elle est tordue. Celui qui a fait l’encadrement ne devait pas avoir d’équerre. Ou alors, c’est la faute du gars qui a coulé les fondations. Ou de celui qui a inventé l’idée de « portes ».

  • Lewis nods, even more caught, his hands cupped over his mouth, his breath hot on his palms. Is he really about to tell her ? Does the hot girl from work get to know what his wife doesn't ? But she knew how to finish that elk on the floor, didn't she ? That has to mean something. And Lewis hates himself for saying it, thinking it, but there it is - she's Indian. More important she's asking. "It was the winter before I got married", he says. "Six, no, five days before Thanksgiving, yeah ? It was the saturday before Thanksgiving. We were hunting."


BIOGRAPHIE

Né à Midland, Texas , le 22/01/1972 , Stephen Graham Jones est un écrivain et universitaire. Il est amérindien originaire de la tribu de Pikunis (Blackfeet). Romancier et nouvelliste, ses fictions, qu’elles s’inscrivent dans le genre SF, horreur, fictions criminelles, etc., sont toujours marquées par une recherche littéraire élaborée. Il s’apparente au courant littéraire de la Renaissance amérindienne.
Il est lauréat de nombreux prix dont le Jesse H. Jones de l’Institut des Lettres du Texas pour la meilleure œuvre de fiction, et d’une bourse littéraire du fonds de dotation américain pour les arts. Il a obtenu également le prix Bram Stoker de la meilleure nouvelle longue 2017 pour "Mapping the Interior".
"The Last Final Girl" (2012) a été sélectionné parmi les meilleurs romans d’horreur selon le site Bloody Disgusting, en 2012. En 2016, il a publié "Galeux" ("Mongrels"), nominé pour le prix Bram Stoker du meilleur roman.
Jones est titulaire d'un BA d'anglais et de philosophie de l'Université Texas Tech (1994), d'un MA d'anglais de l'Université de North Texas (1996), et d'un doctorat (PhD) de l'Université d'État de Floride (1998). Il est professeur d'anglais à l’Université de Colorado à Boulder.

Voir ici : https://fr.wikipedia.org/wiki/Stephen_Graham_Jones

son site ici : https://www.simonandschuster.com/authors/Stephen-Graham-Jones/151691780