vendredi 9 février 2024

Dennis LEHANE – Le Silence – Gallmeister - 2023

 


L'histoire

En 1974, à Boston (capitale du Massachusetts USA), une loi décide de la mixité scolaire entre les enfants issus de familles noires et de familles blanches. Dans le quartier irlandais pauvre de Southie, la décision ne fait pas l'unanimité. Marie-Pat qui élève seule sa fille de 17 ans, Jules, cumule des emplois sous-payés pour tenter d'échapper à la pauvreté totale. Mais un soir, Jules supposée sortie avec son petit-ami et un autre couple de jeunes ne rentre pas. Cette même nuit, un jeune universitaire noir est retrouvé mort sous les rames d’un métro, plus un meurtre qu'un accident ou suicide. Inquiète mais têtue, Marie-Pat va tout mettre en œuvre pour retrouver sa fille, avec son caractère bien trempé d'irlandaise.



Mon avis

Sorti simultanément dans 128 pays, après un petit moment sans écrire, ce dernier polar de Lehane est déjà considéré comme culte par les amateurs et a été encensé par la critique française.

Il s'inspire pour ce roman d'une décision historiquement réelle : en 1974, le juge fédéral W. Artur Garrity JR décida que les élèves noirs étaient désavantagés décréta des transferts entre les collèges blancs et noirs.

Jules, la fille de Mary-Pat est concernée par cette décision et passera son année de terminal dans un collège noir. Cela ne réjouit pas sa mère, Si elle pense que les pauvres qu'ils soient du quartier noir de Roxbury ou du quartier pauvre irlandais South Boston High (surnommé Southie, à l'opposé géographique) ont les mêmes soucis, elle s'inquiète de l'insécurité qui règne dans les quartiers noirs. Aussi, plus par peur de se faire ostraciser dans sa communauté, Mary soutient sans trop s'engager non plus les opposants blancs au projet, qui prévoient des manifestations. D'autant que le quartier est sous la houlette d'un maffioso Butler, connu pour trafic de drogue et violences.

Quelle femme cette Mary-Pat ! Un fils mort d'une overdose au retour du Vietnam d'un premier mariage, une fille née d'un deuxième union où son mari est parti pour vivre avec une jeune beauté noire, cette irlandaise petite mai costaude n'est pas du genre à se faire marcher sur les pieds. Elle n'hésite pas à tabasser le supposé petit ami de sa fille pour qu'il lui dise où elle se trouve. Parce que la police ne s'intéressera pas à la disparition d'une presque majeure, ou parce qu'elle est corrompue, cette mère courage va chercher la vérité. Et faire aussi tomber ses préjugés racistes, elle découvrira qui a tué le jeune noir qui est aussi le fils de sa gentille collègue de travail.

Avec elle, tout vole en éclat, la maffia locale qui attise les haines en prend pour son grade, et les personnages masculins ne sont guère à l'honneur (violents lâches, racistes), hormis le policier Bobby Coyne, en charge de l'enquête sur la mort du jeune homme.

Un livre noir, où si l’héroïne principale n’apparaît pas comme foncièrement sympathique au début, on la voit évoluer, et prendre tous les risques. Quand on a tout perdu, que reste-t-il ?

Ce roman brut, coup de point, est un ardent plaidoyer contre le racisme et le communautarisme, mais aussi contre une bourgeoisie nantie et hypocrite, qui laisse aux maffias locales le soin de « réguler » les quartiers pauvres qu'elle exploite. Roman à la fois social, racial et historique, il n'est pas recommandé aux âmes trop sensibles, mais on ne peut nier la force des mots, la personnalité atypique de Mary, et la violence qui régné sur la 2ème ville des USA en ces années 1974/75.



Extraits

  • Elle descend à Harvard Station, s'engage sur Harvard Square, et c'est aussi insupportable que ce qu'elle craignait - des enfoirés de hippies partout, ça sent la marijuana et les odeurs corporelles ; tous les vingt pas, quelqu'un gratte une guitare en fredonnant une chanson qui parle d'amour, mec, de Richard Nixon, mec. Nixon a évacué la Maison Blanche en hélicoptère il y a près de trois semaines, mais il est toujours leur croquemitaine, à ces lavettes choyées, sur-éduquées, qui ont refusé d'aller à l'armée. Elle n'arrive même pas à compter combien sont pieds nus, à traîner dans les rues sales, avec leurs pantalons pattes d'éléphant élimés, leurs chemises multicolores, leurs colliers de perles et leurs longs cheveux, les filles sans soutien-gorge, les fesses débordant généreusement de leurs jeans coupés en shorts, remplissant l'air de la fumée de leurs cigarettes, de leurs cigarettes aux clous de girofle, de leurs joints, chacun et chacune d'entre eux étant une source d'embarras pour leurs parents qui ont dépensé des sommes faramineuses pour les envoyer dans la meilleure école du monde - une école dans laquelle pas un pauvre ne pourrait entrer, aucun doute là-dessus - et ils les remercient en traînant, les pieds sales, et en chantant leurs chansons folk merdiques qui parlent d'amour, mec, d'amour.

  • Pour la première fois depuis une semaine, elle aime la façon dont elle se sent - meurtrie, avec des plaies en train de former une croûte, le goût du sang dans la bouche que certains disent amer mais qu'elle a toujours trouvé plutôt proche d'une saveur beurrée.

  • C'est une douce soirée d'été qui sent la pluie. Bobby accompagne Carmen jusqu'à sa voiture. A un moment, il lance un regard de côté, la surprend en train de lui lancer aussi un regard de côté avec un sourire discret, et il songe à la possibilité que ce n'est peut-être pas l'amour qui est le contraire de la haine. C'est l'espoir. Parce que la haine prend des années à se former, tandis que l'espoir peut déboucher au coin de la rue alors même que vous avez les yeux ailleurs.

  • ls ont tous un surnom. Aucun James ne peut être qu'un simple James ; c'est nécessairement Jim ou Jimmy ou Jumbo ou JJ, voire, dans un cas particulier, Tantrum. Les Sullivan sont si nombreux qu'appeler quelqu'un Sully n'est pas suffisant. Au cours de ses différentes incursions ici, au fil des ans, Bobby a rencontré un Sully Un, un Sully Deux, un Sully le Vieux, un Sully le Jeune, un Sully le Blanc, un Sully le Bronzé, Un Sully l'Infidèle, un Sully le Nez, et Petit Sully (qui est foutrement grand). Il a rencontré des gars appelés Bridé, Queue de Billard, Rôti en Cocote, Sac de frappe (fils de Sully le Bronzé). Il est tombé sur Pare-Chocs, Petite Dose, Destop, Conjonctivite (qui est aveugle), Gambette (qui boite), Et Mains Baladeuses (qui n'en a pas).
    Tous les types ont le regard vide et lointain. Toutes les femmes ont du caractère. Tous les visages sont plus blancs que la peinture la plus blanche que vous ayez jamais vue et, juste sous la surface, voilés d'un éternel rose irlandais qui parfois se transforme en acné, et parfois non.

  • Elle a trouvé une station sur sa radio - WJIB - qui ne passe que de la musique classique et elle l'écoute en permanence. Elle ne la ferme même pas quand elle va se coucher (non qu'il y ait beaucoup de sommeil dans sa vie ces jours-ci). Depuis son enfance, elle a toujours été fan du hit-parade, jamais d'un groupe en particulier, juste de la musique du jour. Cet été, elle a adoré Rock the Boat, Billy Don't Be a Hero et sa préférée, Don't Let the Sun Go Down on Me. Mais à présent, toutes ces chansons lui paraissent stupides parce qu'elles n'ont pas été écrites en ayant à l'esprit quelqu'un comme elle. Même ces paroles "Tout perdre, c'est comme si le soleil se couchait sur ma vie" lui semblent insuffisantes, parce que tout perdre, ce n'est pas comme si le soleil se couchait sur sa vie, c'est comme si une bombe atomique avait explosé à l'intérieur d'elle-même, et maintenant elle fait partie du nuage en forme de champignon, mille petits fragments d'elle se désintégrant et voltigeant dans l'espace, dans mille directions différentes.

  • Vous avez élevé une enfant qui pensait que haïr des gens parce que Dieu leur a donné une couleur de peau différente était quelque chose de normal. Vous avez autorisé cette haine. Vous l'avez probablement engendrée. Et votre gamine et ses amis racistes tels que vous, ont été lâchés dans le monde pareils à des putains de grenades bourrées de haine et de stupidité...

  • Les enturbannés viennent de nous dire qu’on pouvait aller se faire foutre et se mettre à la marche à pied en attendant qu’ils veuillent bien décider de nous livrer un peu de pétrole. Mais vous vous en prenez aux nègres, qui sont aussi pauvres et autant dans la merde que vous, et vous vous persuadez que vous défendez quelque chose. 

  • En cinquième, il y a longtemps, Sœur Loretta leur disait que même si l'enfer n'était pas des grandes flammes avec des démons cornus armés de fourches comme le supposaient les gens au Moyen Âge, c'était, il ne fallait pas s'y tromper, un vide. C'était être séparé de l'amour pour l'éternité. Quel amour ?L'amour de Dieu. L'amour de n'importe qui. L'amour, quel qu'il soit. La douleur infligée par une fourche ou même par une flamme perpétuelle n'est rien comparée à la douleur de ce vide.

  • Je vous l'ai dit, vous ne pouvez pas tout enlever aux gens. Il faut leur laisser quelque chose. Une miette. Un poisson rouge. Quelque chose à protéger. Quelque chose qui soit une raison de vivre. Parce que si vous ne faites pas ça, qu'est-ce qui va vous rester pour négocier ?

  • Ça n’est pas la première fois - ni même la quatre-vingtième - que Bobby se met à haïr le genre humain. Il se demande si le crime le plus impardonnable commis par Dieu n’a pas été de nous créer, tout simplement.

  • Je ne peux pas te protéger. Je peux faire ce que je peux, t'enseigner tout ce que je sais. Mais si je ne suis pas là, quand le monde sort ses griffes - et même si je suis là - rien ne garantit que je puisse l'en empêcher. Je peux t'aimer, je peux t'aider, mais je ne peux pas te mettre à l'abri de tout. Et ça me fiche une trouille bleue. Chaque jour, chaque instant, à chaque respiration.

  • Ici, tout le monde connaît tout le monde ; ils s'arrêtent les uns les autres dans la rue pour prendre des nouvelles des conjoints, des enfants et des cousins au deuxième degré. L'hiver venu, ils déneigent des allées ensemble, se groupent pour dégager les voitures des congères, se passent généreusement des sacs de sel ou de sable pour les trottoirs verglacés. L'été, ils se réunissent sur des vérandas ou des porches, ou se rassemblent sur des chaises longues le long des trottoirs pour tailler une bavette, s'échanger les journaux et écouter Ned Martin commenter les parties des Sox sur HDH. Ils boivent de la bière comme si c'était de l'eau du robinet, fument des cigarettes comme si le paquet allait s'autodétruire à minuit et s'interpellent - d'un trottoir à l'autre, depuis ou en direction de leurs voitures ou bien en direction de fenêtres lointaines - comme si l'impatience était une vertu. Ils aiment l'église, mais ils ne sont pas fous de la messe. Ils n'aiment que les sermons qui leur fichent la frousse et se méfient de ceux qui font appel à leur empathie.

  • Quand vous gâtez les gens, ils ne vous remercient pas. Ils ne sont pas reconnaissants. Ils finissent par penser que tout leur est dû. Ils se mettent à exiger des choses qu'ils n'ont aucun droit d'exiger.

  • Mary Pat, elle, a l'air de sortir d'une chaîne de fabrication d'Irlandaises dures à cuire - un simple coup d'oeil aux photos d'elle quand elle était bébé ou petite fille et on remarque tout de suite son visage grimaçant, ses larges épaules et son corps, râblé et puissant, prêt à participer à un roller derby ou une connerie de ce genre. La plupart des gens préféreraient se battre contre un chien errant qui aurait envie d'un bon morceau de viande plutôt que d'avoir une embrouille avec une fille de Southie qui a grandi dans les cités.

  • Quand vous êtes gosse et qu'ils se mettent à vous débiter tous leurs mensonges, ils ne vous disent jamais que ce sont des mensonges. Ils vous disent juste, voilà, c'est comme ça. Qu'ils vous parlent du Père Noël, de Dieu ou du mariage ou de ce que vous pouvez faire ou ne pas faire de votre vie. Ils vous disent, les Polaks sont comme ceci, les Ritals sont comme cela, et ne venez surtout pas nous parler des métèques et des nègres, c'est sûr que ceux-là, on peut pas leur faire confiance. Et ils vous disent, notre mode de vie, c'est comme ça, et pas autrement. Et vous, vous n'êtes qu'une pauvre gosse, alors vous vous dites, Je veux faire partie de ce mode de vie. Je veux surtout pas me retrouver à l'écart de ce mode de vie. Faut que je reste avec ces gens toute mon existence. Et vous y êtes bien au chaud. Si bien au chaud. Le reste du monde? Il y fait un froid terrible. Alors, vous y adhérez, vous comprenez? [...] Et vous vous y enracinez profondément, parce que maintenant, vous avez des gosses à vous, et vous voulez qu'ils se sentent bien au chaud. Alors, vous leur servez les mêmes mensonges, vous leur injectez ça dans le sang. Jusqu'à ce qu'ils deviennent le genre de personne capable de poursuivre un pauvre garçon dans une station de métro et lui défoncer le crâne avec une pierre.

  • Les gens de Dover, dit-elle. De Welleslay, de Newton et de Lincoln – leurs gosses vont se planquer dans des facs et des grandes écoles, et ils ont des docteurs pour certifier qu’ils souffrent d’acouphènes, qu’ils ont les pieds plats, des becs de perroquet ou toutes sortes de conneries de ce genre. Et ce sont exactement les mêmes gens qui veulent que je mette ma fille dans un bus pour l’emmener à Roxbury, mais qui ne laisseraient pas un Noir faire deux pas dans leur quartier une fois qu’ils ont fait tondre leur pelouse et que le soleil se couche

  • J'ai remarqué que ceux qui déblatérent le plus sur les gens de couleur et leurs défauts, généralement ils ont exactement les mêmes défauts.

  • S’ils sont pauvres, ce n’est pas parce qu’ils ne travaillent pas dur, ni parce qu’ils ne méritent pas mieux. Ils sont pauvres parce que la quantité de chance qui circule dans ce monde est limitée et qu’ils n’en ont jamais reçu la moindre part.

  • Encore un bon exemple de ces connards de riches dans leurs châteaux de banlieue chic (dans leurs petites villes entièrement blanches) qui disent aux pauvres, coincés dans la grande ville, comment les choses doivent se passer.

  • Chacune soutient le regard de l'autre et le temps s'écoule, et les filles qu'elles ont été autrefois pourraient peut-être, mais peut-être seulement, devenir les anges posés sur l'épaule de celles qu'elles sont aujourd'hui.



Biographie

Né à Boston, Massachusetts , le 04/08/1965, Dennis Lehane est un écrivain américain d'origine irlandaise, auteur de romans policiers.
Après des études à Boston (ville récurrente de ses romans noirs), il part à l'Université internationale de Floride pour étudier l'écriture créative. Tout en écrivant son premier livre, "Un dernier verre avant la guerre" (A Drink Before the War, 1994), il vit de métiers divers (livreur, libraire, chauffeur). Ancien éducateur travaillant pour la défense de l'enfance maltraitée, ce thème reste très présent dans ses œuvres.

Il a publié une cinquantaine d'ouvrages dont les bestsellers "Gone, Baby, Gone" (1998) ou encore "Ténèbres, prenez-moi la main" (Darkness, Take My Hand, 1996). "Mystic River" (2001) a remporté un Massachusetts Book Award ainsi que le Prix Mystère de la Critique 2003 (roman étranger). Son adaptation cinématographique, réalisée par Clint Eastwood en 2003, a remporté le César du meilleur film étranger ainsi que deux Oscars.
Après Clint Eastwood, c'est un autre acteur, Ben Affleck, qui se lance pour sa première réalisation dans l'adaptation de "Gone, Baby, Gone". A sa sortie (2007), le film est un joli succès critique.
"Shutter Island" (2003) a inspiré le film de même titre, réalisé par Martin Scorsese, avec Leonardo DiCaprio, en 2009. Le roman a fait l'objet d'une adaptation en bande dessinée par Christian De Metter, parue en 2008 aux éditions Casterman.
"Coronado," sa première pièce, fut présentée pour la première fois à New York en 2005 puis publiée sous la forme d'un recueil d'histoires courtes.
"Un pays à l'aube" (The Given Day, 2008) ouvre une nouvelle tendance dans l'œuvre de Dennis Lehane. Roman historique, il traite essentiellement du Boston de l'immédiat après-première guerre mondiale, et notamment du mouvement des policiers de la ville pour faire respecter leurs droits.
En 2013 un de ses romans, "Ils vivent la nuit" (Live by night, 2012), a obtenu le très prestigieux prix Edgar-Allan-Poe. Sorti en salles en 2016 et de nouveau adapté par Ben Affleck, "Live by Night" est la sixième adaptation d'un roman de Dennis Lehane. Il vit avec sa famille à Los Angeles.

site de l'auteur : https://dennislehane.com/





jeudi 8 février 2024

Ron RASH – Le chant de la Tamassee – Seuil 2016 ou Points poche.

 

 

L'histoire

Une jeune fille de 12 ans, fille d'un important promoteur de Chicago se noie dans la Tamassee, rivière classée sauvage par le Congrès Américain, qui s'écoule entre la Géorgie et la Caroline du Sud. Maggie, photographe de presse qui travaille pour un journal local de Columbia (la Capitale de l’État) est envoyée sur place en compagnie d'un journaliste qui a frôle le prix Pullitzer. La jeune femme connaît bien cette région pour y être née, mais elle n'y a pas remis les pieds depuis 15 ans. Sur place, le débat oppose les militants écologistes au père de la jeune noyée qui veut faire élever un barrage temporaire pour récupérer le corps de sa fille cachée sur rocher. Mais la loi interdit toute intervention humaine sur cette rivière impétueuse...


Mon avis

Lire Ron Rash c'est toujours un bonheur. Même si ses romans se situent toujours en Caroline du Nord et Sud, les émotions sont toujours fortes entre violence et amour.

Ici il nous propose un dilemme : faut-il instaurer un barrage provisoire pour récupérer le corps d'une petite fille qui s'est noyée, prise dans un ressaut hydraulique, autrement dit un tourbillon de courants contraires dans la Tamassee, cette rivière tumultueuse que la loi a classé comme « sauvage », ce qui interdit toute intervention humaine ? Le débat oppose les écologistes et le père de famille dévasté mais aussi méprisant pour ces « bouseux » d'une région rurale bordée par la fin des montagnes Appalaches.

Il y a l'argument humain, où une famille peut enterrer son enfant, et les arguments écologistes : si on commence à installer ne serait-ce qu'une barrage temporaire, alors on ouvre une brèche. Les prometteurs du coin profiteraient de ce précédent pour construire des locations de vacances et faire perdre au comté sa nature exceptionnelle.

En parallèle, Maggie, la narratrice, revoit sa famille, alors qu'elle était partie depuis 15 ans. Elle est brouillée avec son père, atteint d'un cancer. Elle lui reproche son alcoolisme et une absence injustifiée pendant laquelle son petit frère s'est ébouillanté en voulant saisir une marmite bouillante de haricots. Ben a du subir des nombreuses greffes au visage et au main, mais d'un tempérament calme, il a pardonné à son père. Maggie est impitoyable et têtue. Autre dilemme pour elle, pardonner enfin à son père ou rester figée sur ses positions. Même si le père, ravagé par le cancer, reconnaît ses torts, c'est encore trop facile pour cette jeune femme qui est pourtant capable d'empathie.

Bien évidemment, Ron Rash donnera la solution aux doubles questions que lui même pose. A la violence des propos des deux parties sur le sort de la Tamassee et celle entre Maggie et son père, s'oppose la magnifique rivière et les souvenirs magiques que Maggie garde de son enfance traumatique.

La presse a parlé d'un polar écologique. Il n'en est rien à mes yeux, il s'agit d'un roman qui nous parle d'une région ou la nature est aussi magnifique que terrifiante, des ruraux qui vivent du commerce du bois et de la petite agriculture familiale. Avec un sens de l'observation des comportements humains rare et des envolées poétiques qu'on a presque envie de s’asseoir dans une petite crique de la rivière, entourée des sommets juste pour le plaisir. Ce roman, le deuxième de l'auteur, définit déjà un style et on est subjugué par la poésie, le mot juste, sans fioritures, résonne encore plus aujourd'hui où la biodiversité est menacée. Ron Rash garde toujours une belle humanité en lui, avec un amour infini pour son pays natal. Liser au moins un de ses livres, vous ferez un merveilleux voyage et aussi une introspection qui ici relève non plus de la loi mais du « juste ».

Nota : ne cherchez pas la Tamassee, cette rivière n'existe pas, mais l'auteur s'est inspiré de la bien réelles Chattogaa dans le comté d'Occonee où se déroule l'action. La Caroline du Sud comme du nord est un métissage de colons (irlandais), de cheyennes et d'autres tribus indiennes.


Extraits

  • Et pourtant nos cœurs n’étaient toujours pas vides. C’était comme si nous avions mal calculé tout ce que nous pouvions nous dire et qu’il nous restait encore assez de rancœur pour protéger ce qui se trouvait au plus profond, ce qui ne pouvait s’exprimer que par des paroles de réconciliation et de pardon – des paroles pour reconnaître que nous étions liés par le sang et la famille, et même malgré notre volonté qu’il en soit autrement, par l’amour. Des paroles si effrayantes que nus fermions hermétiquement la bouche, n’osions pas une seule syllabe de ce langage-là. Parce que nous comprenions tous deux que, une fois que l’on ouvre la bouche pour prononcer ces mots-là, on ouvre aussi son cœur. On l’ouvre aussi grand qu’une porte de grange, on démonte les gonds, et du coup n’importe quoi peut en sortir ou y entrer. Y-a-t-il quoi que ce soit de plus effrayant ?

  • " Dégaine ton appareil, a-t-il dit d'un ton sérieux. Tu vas avoir sous peu l'occasion de prendre une vraiment bonne photo."
    J'ai sorti le Nikon de son étui alors qu'Herb Kowalsky s'avançait dans les hauts-fonds et grimpait sur la pierre plate sous laquelle gisait sa fille. Il a regardé dans l'eau, seul à présent - ni sauveteurs, ni écologistes, ni badauds.
    En photo il n'y a pas de mémoire. l'image impressionne la pellicule ou n'existe pas. J'ai approché le Nikon de mon oeil droit pour faire naître cet instant dans la vie de Herb Kowalsky. A ce moment là, la partie de moi qui pointait l'objectif se contrefichait de Herb Kowalsky, de sa fille, de la rivière ou de la loi fédérale. J'ai appuyé sur le déclencheur, sans arrêt jusqu'à ce que je n'ai plus de pellicule, et puis j'ai collé un autre rouleau dans l'appareil. Ce n'est qu'une histoire de lumière, d'angle et de grain, me suis-je dit. ce que font ces photos pour moi ou qui que ce soi d'autre n'est pas un but. Je ne suis qu'une observatrice de ce qui est déjà là.

  • Après la mort, tout dans une maison semble vaguement transformé – la couleur d’un vase, la longueur d’un lit, le poids d’un verre sorti d’un placard. Peu importe le nombre de stores qu’on relève et de lampes qu’on allume, la lumière est plus pâle. Les ombres qui, comme des toiles d’araignées, tapissent les encoignures prennent de l’ampleur et s’épaississent. Les pendules sont un peu plus bruyantes, le silence qui sépare les secondes est plus long. La maison elle-même paraît être de guingois, comme si les fondations avaient été étalonnées en fonction du poids et des déplacements du défunt.

  • Wolf Cliff est un lieu où la nature s'est donné un mal fou pour que les humains se sentent insignifiants. La falaise elle-même, c'est soixante mètre de granite qui dominent la gorge. Une fissure balafre sa face grise tel un fragment d'éclair noir incrusté là. La rivière se resserre et devient plus profonde. Même l'eau qui paraît calme y est rapide et dangereuse. Au milieu de la rivière, cinquante mètres au-dessus de la chute, un hêtre aussi gros qu'un poteau téléphonique repose comme un ponceau en équilibre sur deux rochers de la hauteur d'une meule de foin. Une crue de printemps l'avait déposé là douze ans auparavant.

  • J'ai écouté le temps égrener son tic-tac comme des sabots frappent la chaussée. Mais on ne peut pas serrer la bride au temps. Il avance sans jamais s'arrêter, nous emportant avec lui quel que soit notre désir qu'il en soit autrement.

  • C’est agréable de savoir qu’il existe dans le monde quelque chose qui n’est pas dénaturé. Quelque chose qu’on ne peut ni acheter ni couper en morceaux pour que quelqu’un en tire de l’argent.

  • Tu es une vagabonde, m'avait dit tante Margaret.C'est la façon que tu as de regarder les montagnes tu veux savoir ce qu'il y a derrière. Et tant que tu ne le sauras pas, tu ne seras jamais franchement satisfaite." J'avais huit ans et nous étions en train de cueillir des mûres sur le versant est de Sassafras Mountain.

  • Nous n'avions rien ajouté. Tout ce avec quoi nous pouvions nous blesser, nous l'avions dit. Nous étions donc restés plantés là en silence, papa et moi, comme des boxeurs qui ont asséné leurs meilleurs coups et constatent que leur adversaire est toujours debout.

  • Un ciel d'octobre s'élargit au-dessus de ma tête sans une volute de nuage gris ou blanc, rien que du bleu lissé comme un jeté de lit tendu sous un cadre.

  • Sous l’éclairage rouge d’une chambre noire, tout est gris. Vos mains sont sans vie. Le bain d’arrêt vous emplit les narines et le ventre comme du formol. C’est peut-être normal, au fond, car ce que fait un photographe, c’est embaumer quelque chose ou quelqu’un dans une éternité encadrée et figée.

  • Le brouillard s’était finalement dissipé et le soleil avait percé. Nous étions à ce moment-là sur une partie de la rivière où des bosquets de peupliers bordaient les deux rives. Tandis que les dernières taches de brouillard s’évaporaient, les feuilles jaunes des peupliers sur lesquelles tapait le soleil s’étaient illuminées telles des mèches de lampe qu’on allume. L’air était électrique et vivant, comme lorsque des éclairs trouent le ciel avant la pluie. Nous étions sur des eaux lentes mais le pouls de la rivière avait paru s’accélérer. Tout, y compris Luke et moi, miroitait dans une lumière dorée. Pour la première fois de ma vie, j’avais vu la rivière comme il me semblait qu’il la voyait.

  • C'est peut être ce qui arrive quand les gens grandissent quelque part où les montagnes les encerclent, retiennent tout replié vers l’intérieur, créent une zone tampon en eux et le reste du monde.Combien de temps faut il pour que ce paysage se trouve intériorisé, se transmette de génération en génération, tout comme le groupe sanguin ou la couleur des yeux ?

  • Le week-end précédent mon retour à Clemson, Luke m'avait proposé de faire une descente en canoë. Il connaissait tous les courants, tous les fonds, tous les troncs immergés et les rochers. Il savait comment entrer dans chaque pertuis. Les rats d'eau m'avaient raconté qu'il lui arrivait parfois de sortir la nuit, et j'avais pensé qu'ils parlaient des nuits claires, constellées d'étoiles, en lune montante. Mais alors que nous descendions le courant, en ce dernier dimanche d'août, je m'étais rendu compte qu'il n'avait pas besoin de lumière. Il pouvait naviguer sur la rivière sans y voir.

  • Autrefois, j'étais assez présomptueux pour croire que je pourrais sauver le monde, mais ça y est, j'ai compris. Le mieux qu'on puisse faire, c'est trouver une bonne cause, une seule, si infime soit-elle, et y consacrer toute son énergie.

  • C’était comme pénétrer dans l’éternité, avait-il repris tandis que nous remontions vers Bear Sluice. C’était ce que croyaient les Celtes - que l’eau était un passage vers l’autre monde. Ils avaient peut-être raison.


Biographie

Né Chester, Caroline du Sud , le 25/09/1953, Ron Rash est un écrivain, poète et nouvelliste, auteur de romans policiers.
Il étudie à l'Université Gardner-Webb et à l'Université de Clemson, où il obtient respectivement un B.A. et un M.A. en littérature anglaise. Il devient ensuite professeur de littérature anglaise.
Il est titulaire de la chaire John Parris d’Appalachian Studies à la West Carolina University (WCU). Il enseigne l’écriture de nouvelles.

Sa carrière d'écrivain s'amorce en 1994 avec la publication d'un premier recueil de nouvelles, puis d'un recueil de poésie en 1998. Il a écrit des recueils de poèmes, des recueils de nouvelles, et des romans, dont un pour enfants, tous lauréats de plusieurs prix littéraires. Il publie "Un pied au paradis" ("One Foot in Eden"), son premier roman policier, en 2002. "Le chant de la Tamassee" ("Saints at the River", 2004) est son deuxième roman. Suivront "Le monde à l'endroit" ("The World Made Straight", 2006), ou encore "Une terre d'ombre" ("The Cove", 2012) qui obtient le Grand prix de littérature policière 2014. Son roman "Serena", sorti en 2008, a été transposé au cinéma par Sasanne Bier en 2014, avec dans les rôles titres Bradley Cooper et Jennifer Lawrence, puis en bande dessinée par Anne-Caroline Pandolfo et Terkel Risbjerg.

Ron Rash vit actuellement à Asheville en Caroline du Nord. Il est particulièrement engagé dans la défense de l'environnement et la protection de l'eau, prend des positions et publie régulièrement des tribunes sur ces sujets.



lundi 5 février 2024

Craig JOHNSON – L'indien blanc – Totem poche 2023

 

 

L'histoire

Le Shérif Walt Longmire quitte son comté d'Absaroka pour accompagner son ami de toujours Henri Standing Bear convié à une exposition à Philadelphie. C'est aussi l'occasion de revoir sa fille adorée Cady. Mais à peine arrivé dans la capitale de la Pennsylvanie qu'un très mauvaise nouvelle l'attend. Cady a été frappée par un inconnu, lésions cérébrales et coma. Ce crime ne sera pas impuni, et toute la fine équipe qui entoure Longmire sera bien sur au rendez-vous .


Mon avis

Nous retrouvons ici avec son humour et ses personnages attachants, un des épisodes du plus célèbre shérif du Wyoming. L'action se délace des hauts plateaux pour la ville de Philadelphie où vit Cady « la plus grande avocate du pays », la fille adorée de Walt Longmire, mais aussi la ville natale de son adjointe préférée Vic dite « la Terreur ».

Ce voyage se promettait d'être sympathique, en compagnie de son ami de toujours Henri Standing Bear (Henri Ours Debout) dit aussi la Nation Cheyenne, et du chien, un molosse de 70 kilos aussi gourmand que dissuasif. Hélas à peine arrivés dans la capitale de la 4ème ville des USA, Longmire apprend que sa fille a été agressée et qu'elle a du être opérée en urgence pour évacuer un hématome sois-dural. Cady est dans le coma, avec 80% de chance de ne jamais récupérer ses capacités. Plongé dans le chagrin, Walt reste abattu mais il y a une urgence : retrouver le ou les personnes qui sont responsables de cela. Il semble que le petit ami de Cady, Devon soit impliqué, mais il est retrouvé mort « suicidé » du haut d'un pont sur la Schuylkill, affluent du fleuve Delaware. Bien que suivi de près par la police du coin, notre Shérif, entre quelques bagarres, et avec l'aide de l'Ours, de Vic la terreur son adjointe et de toute sa famille qui sont tous flics, va démanteler un trafic de drogue et une ou deux têtes importantes mais corrompues de la capitale.

C'est toujours un plaisir de lire un Craig Johnson. Celui-ci ne déroge pas à sa règle d'humour mais aussi son immense humanité : tout l'amour d'un père pour sa fille mais aussi tout l'amour et l'amitié de sa bande, épaulée par Lena, la mère de Vic et ses fils, va y avoir de la baston, quelques points de sutures, du colt.45 à plus gros calibre et un mystère à déchiffrer : qui est donc cet Indien Blanc qui semble vouloir lui aussi venger Cady ?

C'est aussi l'occasion de visiter Phyllie comme la surnomme les américains, une ville bien différente des hauts plateaux des Rocheuses du Wyoming. Et bien évidemment, en digne successeur de Tony Hillermann, on vivra avec plaisir les cérémonies et les visions cheyennes que « La Nation Indienne » prodigue à Cady, Henri Standing Bear étant certain de sa guérison.

Tout en humour et en poésie, l'auteur nous donne encore ici un aperçu de son talent et nous fait voyager dans des émotions subtiles.



Extraits

  • L'aube approchait et le médecin était venu examiner Cady cinq fois avec toujours le même résultat. Les premières lueurs du soleil caressèrent les bâtiments voisins et j'eus l'impression de me trouver dans la tour d'un immense château. Mes yeux devaient être bien fatigués; le temps d'un clignement, quelqu'un d'autre était apparu dans la pièce. J'essayai d'accommoder, mais la tension de la nuit me donnait l'impression qu'on m'avait passé du papier verre indice 600 sur les globes oculaires. Je les fermai et les ouvris à nouveau, mais l'image de l'homme agenouillé près du lit resta floue.
    Une légère panique s'empara de moi et je bougeai sur ma chaise, mais il tendit la main pour m'apaiser. C'est seulement lorsque l'image se fit plus précise et que j'entendis la mélodie complexe du chant cheyenne que je sus que c'était Henry.

  • Je rêvais beaucoup ces derniers temps, et il y avait toujours des indiens dans mes rêves; je ne fus donc pas surpris lorsque je les aperçus du coin de l'oeil. Je sentis le vent, ce vent qu'on ne sent que dans les Hautes plaines et dont la force est juste un point en dessous de celle d'un ouragan. J'étais courbé en avant dans les rafales au bord d'un promontoire près de Cat Creek. J'avais du mal à y voir quelque chose; mes yeux n'étaient plus que des fentes d'où coulaient des larmes. Je tournai un peu la tête et vis un guerrier cheyenne. Il leva les bras en l'air, m'invitant à faire de même. Il portait une chemise de guerre frangée et brodée de perles dont les motifs en bandes blanches et bleues remontaient le long des manches, et je distinguai autour de son cou une petite bourse en cuir peinte en rouge et noir avec le symbole géométrique du vent.
    Le vieil indien sourit à demi, avança son bras vers mon visage et me força à me concentrer sur ce qui se trouvait devant moi. Je jetai un coup d'oeil à l'horizon tandis qu'un éclair aussi violent que les attaques dans le cerveau de Cady traversait le ciel dans une explosion silencieuse chargée d'électricité. Je regardai au fond du canyon et un frisson me parcourut l'échine comme un détonateur; il n'y avait rien en dessous de nous sur une profondeur d'au moins cent mètres.

  • C’était un tipi de taille familiale avec des rangées de peintures indiennes qui couraient sur la grosse toile. Il était planté là, un îlot domestique posé au centre d’un désert industriel. Quand nous approchâmes, je vis que les cordes étaient reliées à des bandes velcro qui avaient été attachées au plancher et qu’il y avait des peaux de bisons et des couvertures qui dépassaient sous l’entrée alors même que le rabat était fermé et attaché. Un totem était dressé, avec un crâne de cerf peint et enroulé dans un tissu brodé de perle dans le style crow. IL y avait des plumes et une bande de cuir frangée accrochées à la perche plantée dans un trou découpé dans le sol. L’endroit était propre, le plancher balayé et les centaines de vitres avaient été nettoyées et réfléchissaient la structure posée au milieu.

  • Nous étions sous couverture. La Nation Cheyenne était resplendissante dans son jean, sa chemise en batiste délavée et ses baskets. Il s’était acheté une casquette à l’effigie des Phillies à la sortie du métro, à Broad, et avait passé son impressionnante queue-de-cheval par-dessus la bande ajustable à l’arrière. Il aurait pu être de Philadelphie ; il aurait fait un très grand Indien de Philadelphie, mais il aurait pu être de Philadelphie. Moi, je me fondais encore mieux. J’avais lassé mon chapeau à l’hôpital sur la tête de Lena Moretti, je m’étais acheté une pimpante casquette et un large blouson en satin rouge auprès du même marchand sur Broad Street.

  • Peut-être sommes-nous comme ces voitures délabrées, ces outils cassés, ces vêtements usés, ces disques rayés et ces livres cornés. Peut-être que la mort n'existe pas, peut-être que la vie nous use à force d'amour, c'est tout.

  • Si vous voulez en savoir plus sur les belles femmes, c'est le diable qu'il faut interroger.

  • Si vous commencez à appeler des Lakotas des Sioux, vous allez avoir de gros ennuis.

  • Penser que tu n'as pas d'ennuis et ne pas en avoir sont deux choses différentes.

  • Est-ce un Colt .45 de service que j'aperçois dans un holster sur vos reins ? Je restais immobile un instant. - Pourquoi ? Il me grossit ?

  • L’État du Wyoming n’avait jamais élu une femme au poste de shérif, et la probabilité qu’il choisisse une Italienne de Philadelphie avec une aussi grande gueule qu’un crocodile des mers salées était relativement mince.

  • Nous convînmes de nous rencontrer le lendemain, qu'il pleuve, qu'il vente ou qu'il neige, mais avant tout, à l'heure du petit déjeuner. Ils me dirent de garder le portable de Cady. Je leur demandai si j'avais droit à un insigne en plastique du PPD, mais ils me rappelèrent les restrictions budgétaires.

  • J'ouvris mon couvercle et contemplait le breuvage décidément très noir. - Il est fort on dirait - Expresso grand format double. Je me suis dit que ça vous ferait du bien. Je pris une gorgée et avalai du même coup l'émail de presque toutes mes dents.

  • Walt, il faut que tu reviennes au boulot, tu n'es pas fait pour autre chose...
    Une nouvelle pause. - Tu manques à Ruby, Ferg s'ennuie, Lucian nous fait chier jusqu'à la gauche parce qu'il se croit redevenu shérif, et Dorothy dit qu'elle est prête à venir jusque chez toi pour te botter le cul, mais elle ne sait pas si elle doit apporter du coleslaw.

  • Osgood lança un regard appuyé à Vic et la détailla de son tour du cou en turquoise jusqu'à ses bottes. J'avais une envie irrépressible de le balancer par dessus la balustrade. - Alors vous venez du Wyoming ? Elle finit son cocktail trouble et sortit une olive qui avait été empalée sur une minuscule épée en plastique. - Je viens de la 9ème rue, espèce de sous-merde, et t'avise pas de l'oublier.

  • Je sais que c’est idiot… mais il n’y a pas une seule photo de moi. (Je m’éclaircis la voix, espérant que j’aurais peut être ensuite l’air moins stupide et pathétique). Pas de photos de moi, ni chez elle, ni ici. Il resta silencieux tandis qu’il me regardait patauger dans la culpabilité de mes émotions mal placées comme un animal blessé. Je pensais juste que j’étais assez important dans sa vie pour mériter une ou deux photos. Il tendit lentement un bras par-dessus le bureau et appuya sur la barre d’espacement de l’ordinateur.Je levai les yeux et la vague qui me submergea fut une déferlante d’émotions : ruisselante, profonde et très ancienne. Je restais là tandis que le flux redescendait, mais l’eau salée resta dans mes yeux et me brouilla la vue. Le fond d’écran était une photo géante de moi, la tête contre celle de Cady, et il était évident, étant donné l’angle de la prise de vue, qu’elle avait pris la photo en tenant l’appareil à bout de bras. Nous souriions tous les deux et elle avait le nez collé dans mon oreille.

Biographie

Né à Huntington, West Virginia , le 12/01/1961, Craig Johnson est un écrivain américain, auteur d'une série de romans policiers consacrés aux enquêtes du shérif Walt Longmire. Il obtient un doctorat d'études dramatiques et se balade pas mal à travers les États-Unis. Il devient successivement pêcheur professionnel, chauffeur routier, charpentier et cow-boy. Il enseigne également à l’université et fait un temps partie de la police de New York, avant de se consacrer pleinement à l’écriture.
Outre la série Walt Longmire, il a publié une dizaine de nouvelles isolées et recueils de nouvelles.Longmire a été adaptée à la télévision américaine sous le titre Longmire, avec l'acteur australien Robert Taylor dans le rôle-titre.
Il vit avec son épouse Judy, dans les contreforts des Bighorn Mountains, dans le Wyoming.
Craig Johnson est lauréat de nombreux prix littéraires, dont le Tony Hillerman Mystery Short Story Contest pour la nouvelle "Un vieux truc indien", le Prix NouvelObs/BibliObs du Roman noir étranger, 2010 pour "Little bird" ou encore le prix Critiques Libres 2013 dans la catégorie Policier - thriller pour "Le Camp des morts".

vendredi 2 février 2024

Sylvia FOL – Billie Holiday, biographie- Folio 2005

 

L'histoire

Une excellente biographie de l'une des grandes dames du Jazz, Billie Holiday, très documentée et précise.

 

 

Mon avis

Des biographies de Billie Holiday, il y en a plein. Elle même en a rédigé une «Lady sings the blues » avec le journaliste William Dufty qui est peu réaliste et où les faits ne sont pas tout à fait exact. Ce livre, que l'on trouve difficilement, je l'avais lu dans les années 90. Drôle, émouvant, mais un peu différent de sa vie réelle, c'est plus un ouvrage de promotion, même si la chanteuse avoue s'être prostituée, et avoir pris des drogues (qu'elle continuera à prendre jusqu'à sa mort).

Dans la réalité, celle qui est née Eléanora Flagan, son père, le guitariste jazz Clarence Holiday ne l'ayant jamais reconnue a vécu une vie de roman, tragique mais plein de vie aussi.

A 11 ans, elle est violée par un inconnu, viol qu'elle impute à sa mère Sadie. Les rapports entre la mère et la fille sont complexes. Sadie ne l'a pas vraiment élevée, la laissant au soin de sa famille ou dans des pensions évangéliques. A 13 ans, quand elle rejoint sa mère à New-York, elle vit dans un bordel. Très vite, son joli minois, et les quelques chansons qu'elle interprète lui valent une petite reconnaissance dans le milieu d'Harlem. Mais si Billie (le nom qu'elle décide de choisir) chantonne, elle n'a pas une grande culture musicale par contre elle a un sens inné du rythme et une oreille qui lui permet de retenir très vite les chansons. Très vite, dès 15 ans, elle écume les nombreux clubs de Harlem. La prohibition est alors en vigueur mais à Harlem, le ghetto noir, on trouve tout ce que l'on veut en whisky frelaté ou autres. Tard le soir, les musiciens se retrouvent pour des « jam sessions » et cette belle fille qu'est devenue Billie commence à chanter les airs de jazz que l'on entend, s'inspirant de la grande vedette de l'époque Bessie Smith ou de Louis Armstrong dont elle reprend les tubes. Elle gagne quelques dollars, qu'elle remet à sa mère, mais passe aussi les nuits à picoler et à fumer de la marijuana. Elle est finalement remarquée par un producteur John Hammond. Mais la dépression de 1929 arrive et fait des ravages, et les populations les plus pauvres et notamment noires vivent dans la misère. Billie décroche toute fois quelques petits cachets et à force d'obstination, elle finit par être embauchée par au Pods & Jerry, un cabaret sur la 133ème rue où elle joue avec le pianiste Bobby Henderson qui leur signe un contrat. Avec sa voix unique, ses modulations de rythme, elle remporte un franc succès. Elle ne gagne pas beaucoup, et avec Bobby ils écument les petits clubs d'Harlem. John Hammond, découvreur de talent pour la maison de disques Columbia la redécouvre et à 17 ans elle signe enfin son premier contrat et tourne dans des cabarets plus connus comme l'Appolo. Elle enregistre son premier disque à 20 ans et se fait des amis dans le monde sélectif du jazz. Le saxophoniste Lester Young, puis les plus grands musiciens vont l'accompagner tout au long de sa carrière. Jamais Billie ne restera sans engagements, malgré une année de prison pour détention de drogue et des compagnons violents. A croire que Billie ne peut trouver un plaisir qu'auprès d'hommes forts, bagarreurs, mais qui la frappent et la tabassent. Jimmy Monroe, un petit voyou qui se fait passer pour imprésario commence à l'initier à l'héroïne. Avant d'entrer sur scène, Billie est morte de trac et l’héroïne calme ses angoisses. Monroe l’escroque aussi joyeusement tout comme le fera un autre voyou Joe Guy qui la vole et la manipule. Puis son mari Louis Mc Kay, qui entretient deux autres femmes (ou qui est proxénète) la maintient sous sa coupe. Il tente de la sevrer d'héroïne mais Billie sait toujours où en trouver. Elle boit de plus en plus. Si elle suit des cures de désintoxications, elle arrive toujours à planquer une bouteille de cognac ou même de l’héroïne. Ses frasques alimentent la presse à scandales. Mais la Lady se relève toujours miraculeusement, enchaîne les clubs dans toute l'Amérique et aussi une tournée européenne où elle est accueillie en star. Elle est même considérée comme la meilleure chanteuse de jazz.

Billie n'a jamais pu avoir d'enfants. Il est possible que lors de séjours hospitaliers dans son adolescence, on lui ai retiré les ovaires, une pratique hélas malheureusement de mise pour les femmes noires, sous les lois Jim Crow et la ségrégation. A ce sujet, lors d'une tournée avec Count Basie et son orchestre, elle fera un esclandre et une belle bagarre générale s'en suivra. De même, elle chante « Strange Fruit » un poème de Lewis Allan mis en musique par Daniel Mendelsohn. Ce titre qui dénonce le lynchage des noirs et les exactions du Ku Klux Kan dans le sud deviendra sa chanson fétiche qu'elle chantera à chaque fin de concert avec force et conviction.

On a prêté à Lady Day beaucoup d'aventures aussi bien masculines que féminines. Vrai ou faux, en tout cas il est certain qu'elle a eu une liaison avec l'actrice Tallulah Bankead qui de par ses relations politiques évitera des ennuis judiciaires à Billie. Pourquoi ne pas avoir choisi cette voie là, puisque ses laissons féminines sont amicales et sans violence. Mais il semble que toute sa vie Billie ait voulu se punir via son corps, piqûres d'héroïne qu'elle camoufle sous des longs gants, coups de ses compagnons. Comme si ce corps, pourtant magnifique (elle et grande, sait bien s'habiller, se maquiller, avec toujours des gardénias dans les cheveux) était une erreur, un non-sens. Finalement ce n'est que sur scène que Billie est heureuse. De plus, elle compose aussi des chansons ce qui est assez rare pour une femme artiste (Lover man, Lady Sings the blues).

Si Billie Holiday n'a pas la puissance vocale d'Ella Fitzgerald ou de Sarah Vaughan (3 octaves et demi chacune), elle n'a pas non plus été formée comme ses deux consœurs à la musique, au gospel notamment. Même si elle a rempli les plus grandes salles américaines, c'est en misant sur son phrasé, sa façon d'allonger ou de modifier les tempos qu'elle conquiert son public. Et même si les dernière années de sa vie, où elle boit plusieurs litres de cognac ou de gin par jour, la rendant bouffie et amenuisant ses capacités vocales, elle reste encore auprès du public américain et de la critique musicale une très grande artiste.

Elle mourra le 17 juillet des suites d'une infection des reins et d'une congestion pulmonaire. Elle ne pesait plus que 25 kilos. Son enterrement a lieu le 21 juillet suivi par plus de 3600 personnes.

Elle aura influencé toute une jeune génération de chanteuse, comme Nina Simone, Diana Ross, Peggy Lee, Anita O'Day et un certain Franck Sinatra.

Cette biographie est extrêmement facile à lire et particulièrement documentée, l'autrice cite une partie de ses sources mais on sait qu'elle a fait un énorme travail de recherches et de consultations d'articles. Évidemment il restera toujours des zones d'ombres dans la vie à facette de cette femme qui avec un grand cœur, qui malgré les épreuves a toujours réussi à se relever, se renouveler aussi. Billie Holiday c'est la musique de l'intime, de l'âme dont on ne se lassera jamais.


Extraits

  • Si elle ne toucha pas le grand public de la même façon qu'a pu le faire Ella Fitzgerald, Billie eut toujours des aficionados dont le cercle s'agrandit encore aujourd'hui. Ceux qui écoutent Billie pour la première fois ne sont pas forcément séduits de prime abord. Sa voix ne frappe pas immédiatement par ses qualités extérieures. Son art est plus complexe, plus difficile à aborder, parce que plus ambigu. Tel le poète Paul Eluard qui "donnait à voir", la densité émotionnelle de Billie donne à ressentir. Ce n'est pas tant sa voix qu'il faut écouter que son coeur.

  • Ce qu'elle avait à partager était d'un domaine plus sombre et plus secret que ses consoeurs. Ses chansons reflètent ses bonheurs et ses désillusions, sa quête de l'amour, mais à fleur de peau. Et si elles touchent si profondément, c'est parce qu'elles expriment, d'une façon sous-jacente, la force de la sexualité qui lie une femme à un homme, la folie et la fragilité d'une relation amoureuse. Dans chaque chanson, il y a un mélange subtil de différents états d'âme. Billie n'est jamais entièrement joyeuse ou totalement amoureuse ou délaissée. Sa vérité est bien plus complexe. "Il paraît que personne ne chante comme moi le mot faim ou le mot amour, dit-elle. C'est sans doute parce que je sais ce que recouvrent ces mots." Elle a véritablement faim d'amour.

  • Combien de fois faut-il s'écraser avant d'oser dire ce qu'on pense ? Il faut être noire et pauvre pour le savoir, affirme Billie. Dans sa vie professionnelle, elle ne cherchait pas l'affrontement. Elle était arrangeante et décontractée. Il lui est arrivé plus d'une fois de se faire rouler par des patrons de clubs. Mais les insultes, l'injustice et la mauvaise foi la rendaient bagarreuse. Elle refusait qu'on lui marche sur les pieds.

  • La liberté d'improvisation autour d'un thème, l'indépendance des musiciens sont un exemple déterminant pour Billie. On avait le droit de chanter comme on voulait, du moment qu'on était bon. Le jazz était tout sauf un carcan, c'était, comme l'écrivait le critique Whitney Balliet, le son de la surprise.

  • Souvent Billie sèche l'école et court les rues avec les garçons. Les enfants insolents, bagarreurs, livrés à eux-mêmes sont les rois des petites combines et du vol à l'étalage. Mais ils se cantonnent à leur quartier. Depuis les lois Jim Crow, la ségrégation des Noirs est drastique. Interdiction de vivre dans les mêmes quartiers que les Blancs, de fréquenter les mêmes églises, hôtels, restaurants ou théâtres, de s'assoir à l'avant d'un bus ou de monter dans le même compartiment de train. Interdiction d'avoir un chien. On ne sert pas les Noirs dans la plupart des magasins.

  • Le jazz sert à oublier la pauvreté, la ségrégation, le malheur.

  • Rejetée par sa famille, délaissée par son père et sa mère, Billie est habitée par un besoin lancinant d'être acceptée.

  • Dans les grandes plantations de coton du sud des USA, on "incitait" les femmes noires à accoucher d'un enfant chaque année, afin d'assurer la future main-d’œuvre...

  • En 1923, le fastueux Cotton Club ouvre ses portes. Un cabaret au luxe exotique qui exploite la formule des grandes revues noires de Broadway : " Blanc dans la salle, Noir sur scène." Ségrégation strictement appliquée.

  • Elle a quinze ans et elle s'appellera dorénavant Billie Holiday. Elle refuse de porter, comme les esclaves et comme sa mère, le nom du maître de la plantation. Billie récuse l'humilité de Sadie, elle ne sera pas une Fagan. En s'appropriant le patronyme de son père, elle affiche sa filiation et proclame qu'elle veut être, comme lui, une musicienne.

  • Le déshonneur comme fatalité. Profil bas les filles. Eleanora a entendu ça toute son enfance. Mais elle a un tout autre caractère. La rage et le verbe haut. Et envie de chanter sans arrêt. Quand elle est gaie mais surtout quand elle se sent triste. Elle perçoit le mépris dont on l'entoure. Alors, pour se venger, elle fait enrager Tante Eva en chantant des chansons. "Mon homme ceci, mon homme cela", du blues bien trop vulgaire pour l'estimable tante.


Biographie

Sylvia Fol (soeur de deux musiciens français qui connurent un succès certain après la dernière guerre jusqu'aux années 70, le pianiste Raymond Fol et le saxophoniste Hubert Fol) passe son enfance à Tanger. Elle réalise un court-métrage et écrit pour le cinéma. Elle devient par la suite écrivain et publie trois romans aux éditions Robert Laffont.

jeudi 25 janvier 2024

Emilie ST JOHN MANDEL – la mer de la tranquilité – Rivages 2023

 

L'histoire

Un voyage dans le temps très poétique. Il commence en 1912 par l'exil forcé du jeune Edwin, aristocrate qui ne rentre pas dans le rang de la bienséance. Sur une île proche de Vancouver, il vit une mystérieuse aventure, il entend une mélodie de violons puis un bruit étrange qu'il n'identifie pas.

En 2020, Mirella, lors d'un concert entend aussi cette même étrange mélodie que l'on attribue à un compositeur contemporain quelque peu déjanté. Nous passons en 2203, ou une autrice, Olive, fait la promotion de son dernier livre, alors que la Terre a déjà installé 2 colonies sur la Lune et continue de chercher des espaces de vie dans l'Univers. Elle entend dans un taxi une chanson qu'elle ne retrouve pas malgré ses recherches. Intelligence artificielle a fait d'énormes progrès et peu de choses échappent aux humains. Elle vient d'écrire un livre tentant de retracer le passé de l'humanité, mais échoue a trouver des renseignements sur une mystérieuse île et sur ces habitants étranges au large de la Colombie Britannique. Puis nous passons à 2401 où l'humanité a conquis pas mal de planètes, et s'est installée surtout sur notre lune où deux communautés de scientifiques, et de chercheurs, écrivains ou autres artistes vivent tranquillement. Pourtant Zoey, qui appartient à l’Institut du Temps pour veiller à la cohésion de l'univers, entend elle aussi des sons étranges. Avec l'aide de son frère, ils vont tenter de remonter le temps.



Mon avis

L'un des gros succès littéraire de la rentrée est ce livre, où l'autrice s'invite dans la science-fiction. Mais ici pas de cauchemars orwelliens, juste une réflexion sur la nature humaine. Emily Mandel reprend d'ailleurs des personnages de ces derniers livres pour nous faire vivre une aventure qui ressemblerait bien à un monde parallèle.

Une théorie a émergé chez les transhumanistes de la Silicon Valley, théorie avec laquelle Emily St. John Mandel va s'amuser : Alors que vous êtes en train de lire cet article, puis que vous comptez aller vous reposer, ou préparer le repas, sortir le chien ou aller travailler, imaginez deux secondes, que vous ne soyez que le simple fruit d'une programmation informatique dans une sorte de vaste simulateur. Oui, et si nous vivions dans une simulation ? Qu'est-ce que l'existence dans ce cas ? Serait-ce si grave de vivre une pseudo vie dans une simulation si nous n'en sommes pas conscient ? « Si nous vivons dans une simulation, comment saurions-nous qu'il s'agit d'une simulation ? » Et comment vivre dans ces conditions si nous en avons l'intuition ?

L'auteure, d'une manière facétieuse, propose, pour répondre à cette question, d'éclater le monde en mille morceaux, de déchirer l'espace-temps, de croiser les histoires possibles avec grâce et poésie en une construction brillante mais sans rigueur et questionnement scientifique, car ce n'est pas son propos. Elle veut nous sensibiliser vers une quête de sens rationnel, aux dangers que peuvent prendre les progrès techniques, dans certains domaines, notamment ceux qui touchent à la morale. De même, elle se fait fine observatrice aussi des manipulations de masses, des peurs (elle revient sur la pandémie du Covid sans le citer mais qui semble aussi avoir donné au Monde un changement de perception). Ici on est plus proche d'un univers poétique, la science-fiction n'étant qu'un moyen. J'ai pensé au très beau film « la Jetée » de Chris Marker ou l'ambiance du film de Resnais « l'année dernière à Marienbad ». Les fans de livres de sci-fi pure et dure ne seront pas charmés je pense par de roman totalement atypique, plein de tendresse, et dont la fin éclaire le tout début ce qui est une jolie façon de conclure. Ici les mots et les dialogues sont totalement maîtrisés et font sens, et finalement c'est le possible futur de l'humanité que l'écrivaine canadienne effleure, un futur qu'elle aimerait doux et léger, loin des drames du monde. Finalement un très joli livre qui se lit facilement et qui nous emmène très loin, peut-être un peu sous une lune douce à peine ennuagée.

Nota : Pas la peine d'avoir lu ses romans plus anciens pour entrer dans ce nouvel opus, même si j'ai bien envie de les lire.


Extraits

  • Pour ma part, je suis convaincue que si nous nous tournons vers la fiction post-apocalyptique, ce n'est pas parce que nous sommes attirés par le désastre en soi, mais parce que nous sommes attirés par ce qui, dans notre esprit, risque fort de se produire.

  • Colonie Deux était apaisante par sa symétrie et son ordre. Parfois, cependant, l’ordre peut se révéler étouffant.

  • Jeune homme, déclara son père, nous n'avons fait qu'apporter la civilisation à ces gens... - Et pourtant, reprit Edwin, on ne peut s'empêcher de remarquer qu'ils semblent plutôt préférer la leur, en fin de compte. Leur propre civilisation, j'entends. Ils se sont très bien débrouillés sans nous pendant pas mal de temps, n'est-ce pas ? Plusieurs milliers d'années, si je ne m'abuse ?"
    "Pourquoi partons-nous du principe que ces contrées lointaines nous appartiennent ? - Parce que nous les avons gagnées, Eddie, déclara Gilbert après un bref silence. On peut supposer que les natifs d'Angleterre n'ont pas été unanimement ravis de l'arrivée de notre aïeul au vingt-deuxième degré, mais bon, l'Histoire appartient aux vainqueurs. - Guillaume le Conquérant, c'était il y a mille ans, Bert. Nous devrions quand même être capables de nous montrer un peu plus civilisés que le petit fils dément d'un pillard viking.

  • La première colonie lunaire fut construite sur les vastes plaines silencieuses de la Mer de la Tranquillité, à proximité de l'endroit où les astronautes d'Apollo 11 avaient aluni en un siècle reculé. Leur drapeau était toujours là, au loin, fragile petite statue sur la surface sans vent.
    L'immigration dans la colonie suscita un vif intérêt. La Terre était alors extrêmement surpeuplée et nombre de régions en avaient été rendues inhabitables par les inondations ou la chaleur.

  • Peut-être croyons-nous à un certain niveau que si le monde devait prendre fin et être réinventé, si quelque catastrophe inconcevable devait survenir, alors nous pourrions être réinventés, nous aussi, sous la forme de personnes meilleures, plus héroïques, plus respectables.

  • Nous ne savons toujours pas pourquoi telle personne tombe malade et pas telle autre, ni pourquoi tel patient survit tandis que tel autre meurt. La maladie nous effraie parce qu'elle est chaotique. Elle a quelque chose de terriblement arbitraire.

  • À Buenos Aires, Olive rencontra une lectrice qui tenait absolument à lui montrer son tatouage. « J’espère que vous ne trouverez pas ça bizarre », dit la femme en remontant sa manche pour révéler sur son épaule gauche une citation du livre – 'Nous savions que ça allait arriver' – tracée d’une belle écriture cursive.
    Olive en eut le souffle coupé. Ce n’était pas simplement une réplique de 'Marienbad', c’était un tatouage qui figurait dans Marienbad. Dans la seconde moitié du roman, son personnage Gaspery-Jacques avait cette phrase tatouée sur le bras gauche. Vous écrivez un livre avec un tatouage fictif et voilà que celui-ci prend corps dans la réalité ; après ça, presque tout semble possible. Elle avait déjà vu cinq tatouages semblables, mais c’était toujours aussi extraordinaire d’observer comment la fiction pouvait déteindre sur le monde et laisser une marque sur la peau de quelqu’un. – C’est incroyable, dit-elle dans un murmure. C’est incroyable de voir ce tatouage dans le monde réel. – C’est la phrase de votre livre que j’ai préférée, dit la femme. Elle est vraie dans tellement de domaines, n’est-ce pas ?

  • Si des moments qui se sont produits à des siècles différents viennent à se fondre les uns dans les autres, eh bien... d'une certaine manière, Gaspery, on peut considérer ces moments comme des fichiers corrompus.

  • Nous savions que ça allait venir mais nous avons agi de façon incohérente. Nous avons stocké des provisions - juste au cas où - mais nous avons envoyé nos enfants à lécole, parce que comment voulez-vous travailler avec les gosses à la maison ? (Nous raisonnions encore en termes d'activité professionnelle. Le plus choquant, rétrospectivement, est de voir à quel point, tous, nous étions à côté de la plaque.)

  • Cela fait un choc de se réveiller dans un monde et de se retrouver dans un autre à la tombée de la nuit, mais en réalité la situation n'est pas tellement inhabituelle. Vous vous réveillez mariée, et votre conjoint meurt dans le courant de la journée; vous vous réveillez en temps de paix, et à midi votre pays est en guerre; vous vous réveillez dans l'ignorance et, le soir venu, il est clair qu'une pandémie est déjà là.


Biographie

Née à Comox, Colombie-Britannique en 1979, Emily St. John Mandel est une romancière canadienne anglophone.

Elle passe son enfance sur l'île de Denman. Elle s'inscrit à une école de danse de Toronto, The School of Toronto Dance Theatre, puis vit un temps à Montréal, avant de s'installer à New York.
Elle est aujourd'hui mariée et vit à Brooklyn avec son mari et sa fille.

Son premier roman, "Dernière Nuit à Montréal" (Last Night in Montreal), a été finaliste du ForeWord Magazine's 2009 Book of the Year. "On ne joue pas avec la mort" (The Singer's Gun, 2010), son deuxième titre traduit en France, remporte le Prix Mystère de la critique en 2014. Son troisième roman, le premier publié au Canada, est "Les Variations Sebastian" (The Lola Quartet, 2012).
Elle publie en 2014 "Station Eleven", un roman dystopique se déroulant dans un monde post-apocalyptique après qu'un virus a ravagé la Terre.
Cela lui vaut des nominations aux PEN/Faulkner Award et Baileys Women's Prize for Fiction, ainsi que d'être finaliste du National Book Award 2014.
En savoir plus : https://fr.wikipedia.org/wiki/Emily_St._John_Mandel

Son site : https://www.emilymandel.com/



mercredi 24 janvier 2024

Ellery QUEEN – Le mystère des frères siamois - - Réédition chez Archipoche 2019.


 

L'histoire

Le célèbre inspecteur Queen, accompagné de son fil Ellery se retrouvent coincés en montagne, avec un départ d'incendie. Pour échapper aux flammes, ils continuent leur ascension pour finir par trouver refuge dans une étrange maison, celle du Docteur Xavier. Outre sa femme, peu aimable y séjournent d'étranges personnages. Quand le lendemain, leur hôte est retrouvé assassiné, les deux inspecteurs sont chargés par la police, mobilisée par le feu, de trouver le coupable.



Mon avis

Sous le pseudonyme Ellery Queen, se cachent Manfred B. Lee et Frederic Dannay, deux cousins de Brooklyn qui dépassés par leur premier succès en librairie ont dû se consacrer à l'écriture à plein temps.

Si vous aimez les polars style Agatha Christie, vous aimerez ceux des 2 cousins qui n reprennent tous les codes, avec un sens de l'horreur voir du malsain, en prime.

Le roman a été édité en 1933, et l'on y retrouve quelques clichés typiques : la femme hystérique, une riche jeune femme française Madame Carreau et ses deux fils qui sont siamois relié par le sternum et très gentils, le frère du docteur, une invitée. Mais on retrouve aussi un étrange homme à tout faire Bones (os) en anglais, un grand type peu aimable, un étrange Monsieur Smith, voyageur égaré et repoussé par le feu de forêt comme les deux enquêteurs, une cuisinière mutique.

Plus étrange encore, on découvre dans le cabinet médical que s'est fait construire le Docteur Xavier, des animaux (chats, souris, lapins) qui sont également siamois, fruit des expériences de ce médecin renommé en chirurgie. Hors certaines cages sont ouvertes et dans cette maison lugubre, se promène donc des « choses ».

Coupés du monde, il y a un assassin parmi ce petit monde, qui signe ses deux meurtres (celui du Docteur Xavier puis de son frère) en laissant dans leur mains une carte coupée en deux. Le 6 de pique pour le premier et un valet de carreau pour le second sont découverts mais sans empreintes digitales (la médecine légale en 1933 ne connaissait pas l'ADN et autres). Il va falloir toute l'intuition du fils et la logique du père pour trouver enfin l'assassin, alors que les flammes d'un incendie commencent à mettre sérieusement en difficulté les duo d'inspecteurs et les suspects.

On retrouve bien les codes du polar classique : milieu clos, nombre de suspects limités, deux Sherlock Holmes (dont l'un des personnages porte le nom), mais avec un goût du macabre et des références au roman de Lewis Carroll « Alice aux pays des merveilles », dont on se souvient du jeu de carte et de la terrible reine de carreau qui veut couper la tête à tout le monde. Or il y a une Madame Carreau dans la liste des suspects et reine en anglais se dit « Queen » comme Ellery qui se fie plus à son imaginaire qu'à une déduction logique. Ce n'est d'ailleurs pas le seul roman dans lequel Ellery fait référence à Caroll, même si il y a plus pour moi du Edgar A. Poe dans la façon de raconter l'histoire, dans le style policé et correct de l'époque.

A lire pour cette intrigue un peu à tiroirs, où l'atmosphère est de plus en plus anxiogène, heureusement compensée par les traits d'humour d'Ellery.


Extraits

  • Tu n’es pas sensible au pittoresque. Tu ne sais pas reconnaître la beauté des étymologies indiennes. Et puis, en plus, c’est drôle, parce que nos compatriotes qui voyagent se plaignent des noms « étrangers » comme ils disent : Lwow, Prague (pourquoi Pra-ha, je vous demande un peu !), Brescia, Valdepanas et même ces bons vieux Harwich et Leicestershire d’Angleterre. Et pourtant, ce sont souvent des mots d’une syllabe - Hum ! - Comparés à nos noms indigènes comme Arkansas, Winnebago, Scholarie, Otsego, Sioux City, Susquehanna et Dieu sait encore quoi... Ça, c’est un héritage ! Oui, m’sieu, ce sont des Peaux-Rouges tout peinturlurés qui ont hanté collines, là-bas, de l’autre côté de la vallée, et cette montagne là, qui va nous tomber sur la tête ; oui, m’sieu, des Peaux-Rouges en mocassins et peau de daim tannée, avec des cheveux tressés et plein de plumes de dinde. Et la fumée leur servait de signaux...

  • Et puis tout à coup, il vit le feu. Il eut d’abord l’impression d’être victime d’une illusion d’optique. Il lui sembla que ses yeux noyés de larmes découvraient une espèce de quatrième dimension et plongeaient leur regard dans un abîme infernal, au cœur d’un univers fantastique. Mais il se rendit bite compte qu’il arrivait au bord de l’incendie… cela craquait, éclatait, flamboyait en une conflagration monstrueuse et incandescente, qui changeait sans cesse de forme, telle une créature extraordinaire issue du rêve d’un fou. Les flammes semblaient mues par une intelligence infernale. Elles montaient, insidieuses, dévorant la broussaille et les branches mortes, dardant des espèces de langues qui rampaient, léchaient brutalement les taillis, puis se prolongeaient brusquement en tentacules qui s’emparaient des troncs desséchés et des basses branches, les faisant flamber en un éclair, et ne laissant ensuite que de longues traînées lumineuses dont le rougeoiement rappelait la lueur des tubes au néon. Une immense colonne de flammes venait ensuite, qui, avec une irrésistible férocité, consumait tout ce qui restait.

  • Cela vous ennuierait d’être baptisés Sherlock Holmes, docteur ? Dans certains milieux, ce serait considéré comme plutôt flatteur, vous savez ?
    - J’ai horreur des romans policiers.
    - Et bien, vous avez tort. Moi je les adore.
    - L’ennui, c’est leur atroce fatras médical. Un véritable amas de sottises. Ils pourraient tout de même se renseigner à des sources sérieuses. Mais pensez-vous ! Et quand ils mettent des Anglais dans leurs histoires, je veux dire quand c’est écrit par des Américains, ils les font parler comme des… comme… - Vous êtes mauvais public. Je me rappelle avoir lu un roman où on assassinait quelqu’un avec une bulle d’air injectée au moyen d’une seringue. C’était censé faire quelque chose comme une explosion coronaire. Or, il se trouve, comme vous le savez, que cela est mortel une fois sur cent, et encore ! Et bien, cela ne m’a pas empêché de lire ce livre avec plaisir.

  • On distingue trois types habituels de frères siamois. Il y a d’abord les pygopages qui sont joints par les région fessière ; dans cette variété-là, les reins des deux jumeaux communiquent. Ensuite, il y a les xilophages, ce sont des jumeaux unis par le sternum. Et pour finir, il y a ceux qu’on appelle le type côte-à-côte. Ils sont unis par le devant, c’est-à-dire que, dans leur cas, les foies communiquent et, naturellement, l’appareil circulatoire est commun.

  • Le monde est plein de gens bizarres qui font un tas de vilaines choses, et généralement il est bien difficile de dire pourquoi ils les font. Les êtres humains sont souvent inconséquents.

  • Chez les diabétiques, la rigidité intervient parfois pas plus de trois minutes après la mort. C’est dû à l’état particulier du sang.

  • J'ai le regret de vous faire connaître que l'incendie de forêt qui ravage la vallée où vous vous trouvez isolés, se développe en échappant à tout contrôle. Il n'y a plus aucune chance d’arriver à circonscrire le sinistre.

  • Tu avoueras que c’est tout de même un drôle de façon de finir des vacances. Des ennuis, rien que des ennuis ! J’en… J’en brûle de fureur. Je te jure, El, que tout ça me contrarie. C’est bien simple, ça me coupe l’appétit. - Eh bien, pas à moi, rétorqua Ellery avec un soupir. Je pourrais m’envoyer un bifteck de pneu avec des joints de culasse frits arrosé d’essence. Je crève de faim.

  • C’est le genre de choses qu’on trouve dans les romans policiers où il est question de sociétés secrètes et autres histoires abracadabrantes. Rien de tout cela dans la vie réelle.

  • Xavier avait été un praticien renommé, il avait même été un pionnier dans certains domaines inexplorés de la chirurgie, mais de là à l’imaginer comme un docteur Moreau du roman de Wells… Non, c’était ridicule !

  • L’assassin, outre son idée très médiocre de créer des indices invraisemblables que personne n’aurait été capable d’interpréter en temps normal, a commis une très grave erreur.

  • Le vol sans distinction de toutes sortes d’objets sans valeur, cela porte un nom, ça s’appelle la kleptomanie.


Biographie

Célèbre déchiffreur d'énigmes, Ellery Queen est lui-même longtemps resté un personnage mystérieux. On sait aujourd'hui que sous ce nom fameux se cachent Manfred B. Lee et Frederic Dannay, deux cousins nés en 1905 à New York (États-Unis), dans le quartier de Brooklyn.
Tous deux travaillent dans la publicité (Lee après son passage à l'université) quand, en 1928, ils participent pour s'amuser à un concours de romans policiers : Le Mystère du chapeau de soie remporte le prix et un tel succès que l'éditeur les engage à continuer d'écrire - Ellery Queen est né en 1929.
Peu après naîtra son homologue Barnaby Ross, qui produira une autre série de romans, réimprimés sous la signature d'Ellery Queen. Lee sous le nom de Queen, Dannay sous celui de Ross, le visage masqué, font des tournées de conférences dialoguées qui ont aussi un grand succès.
Ils créent leur second grand « détective » : Drury Lane. Ils fondent aussi en 1941 la revue Ellery Queen's Mystery Magazine qui publie les meilleures nouvelles policières. Entre les romans, les nouvelles, les anthologies, les deux cousins ont écrit plus de quatre-vingts ouvrages.
Manfred B. Lee est mort le 2 avril 1971. Frederic Dannay est quant à lui décédé le 3 septembre 1982.

En savoir plus ici : https://fr.wikipedia.org/wiki/Ellery_Queen



lundi 22 janvier 2024

Stéphane CARLIER – L'enterrement de Serge – Poche Pocket - 2023

 

L'histoire

Dans une petite ville à 80 km du Creusot, il va y avoir l'enterrement de Serge, le fils de Gilberte. La cérémonie promet d'être triste. Seules sont présentes, Arlette, la compagne de Serge, sa mère et une amie, la sœur bling-bling et son mari très près de ses sous ainsi que Garance, leur fille de 16 ans, scotchée à son portable.

Mais tout ne va pas se passer comme prévu.


Mon avis

J'avais beaucoup aimé le dernier Carlier « Clara lit Proust », celui-ci ne déroge pas à la règle, avec les portraits de toute une famille, un peu comme monsieur-madame, nous tous quoi. D'abord il y a le défunt Serge, qui a connu des déboires, de la prison et qui grâce à la rencontre d'Arlette, femme de ménage s'est assagit devenant chauffeur de bus scolaire. Ensuite comme au jeu des 7 familles, je demande la mère, une femme de 84 ans, en pleine forme qui outre une maison familiale au Creusot, possède un petit pavillon à Houlgate, et qui a une annonce à faire. La sœur du défunt est une femme désagréable, peu heureuse en ménage, avec un mari qui ne pense qu'à l'argent, surtout celui qu'il empoche, pas du tout celui qu'il doit dépenser. Elle le trompe d'ailleurs avec un homme dont on ignore tout si ce n'est qu'au moins elle s'éclate sexuellement.

Et puis il y a Garance, adolescente que ses parents « soûlent » et qui aimait bien son oncle là où ses parents le considéraient comme un minable, un raté. Un vieux compagnon en fauteuil roulant et les deux préposés funéraires, avec chacun une histoire viennent compléter le tableau.

Mais tout ne se passe pas comme prévu, l'inhumation est remise d'un jour pour cause de grève des employés du cimetière. C'est l'occasion pour la famille de régler quelques comptes, mais aussi de se ressouder grâce à tous les amis venus inopinément.

Comme toujours on retrouve chez Carlier ce mélange d'humour et de tendresse. Oui les personnages pourraient faire des parfaits clichés de ce qu'ils sont, mais non ils évoluent au fil des pages et le final réserve une bien jolie surprise à Arlette, cette femme de ménage simple, facilement méprisée ou ridiculisée.

L'auteur alterne entre les situations farfelues et son écriture si humoristique avec des moments de grande tendresse et de poésie. C'est tout cet humanisme joliment masqué par les mots qui me fait aimer cet auteur, dont les romans ne sont pas des chefs d’œuvre de la Littérature avec un grand L mais si plaisant à lire.


Extraits

  • La mort est le seul moyen d'échapper à ce cauchemar et, à vrai dire, il n'aura ni regrets ni trop d'hésitations : les satisfactions qu'il retire de l'existence sont insignifiantes à côté de l'horreur fondamentale qu'elle lui inspire.

  • Le père de Garance, le visage figé dans une grimace de constipé hémorroïdaire, décortique un document qui doit être sa facture.

  • Il est tombé amoureux. D'ailleurs, pourquoi on dit tombé ? On devrait dire monté puisque c'est ce qu'on ressent quand ça nous arrive. Il est monté amoureux, cette nuit.

  • La profession de croque-mort est à recommander aux personnes déprimées parce qu’être confronté chaque jour au malheur d’autrui est un moyen efficace d’échapper au sien.

  • Pourquoi les riches en veulent toujours plus ? Ça ne les rendra pas immortels. Surtout qu’on le sait bien, tous les anciens braqueurs vous le diront - et ce sont des gars qui ont brassé des millions d’Euros : le blé, c’est un mensonge qu’on se raconte à soi même. La vrai richesse, on l’a en se promenant en bord de Saône au début de l’automne, en sentant le parfum du forsythia dans l’air du soir, en faisant rire ou frémir un gamin à qui on lit une histoire. C’est dans ces moments là qu’on est vraiment puissant.

  • On est jeté dans cette vie comme un caillou au hasard et la suite dépend surtout de l'endroit où on est tombé.

  • Mais bon, la vie ne marche pas comme ça. Un homme dans la force de l'âge ne peut pas dire à une famille croisée sur une aire d'autoroute Prenez moi avec vous, je suis vraiment seul et vous ne m'inspirez que de l'amour. Quand on écrit un livre, oui, on peut s'approprier la vie des autres, c'est même encouragé. Mais, dans la vie, c'est plus délicat

  • Donc, ce que je voulais vous dire, c'est ça : les gens que vous aimez, n'attendez pas pour leur dire. Parce qu'après il est trop tard, on se retrouve à faire des listes à trois heures du matin et à les lire bêtement devant un cercueil.

  • La tendresse est probablement la chanson la plus triste du répertoire français. L'écouter dans un corbillard garé devant un cimetière, un lundi après-midi, sous un ciel menaçant, relevé de l'exploit. Ça pourrait faire l'objet d'une épreuve olympique.

  • Serge et son père. Ces deux-là, c'était comme le café et le dentifrice, ils n'allaient pas ensemble.

  • Une dernière chose ,qui n'a rien à voir .Je peux me tromper mais j'ai l'impression qu'il y a quelque chose entre ma mère et Mme Vilmotte. Vendredi,elles ont débarqué dans la chambre alors que je dormais .À mon réveil,elles regardaient par la fenêtre et il me semble qu'elles se tenaient la main.Je n'ai plus le temps de creuser la question mais si effectivement elles sont ensemble ,rassure Gilberte.Dis-lui ,s'il te plait,que rien ne pourrait me rendre plus heureux que de la savoir amoureuse.

  • Ses parents s’apprêtent à lui payer une école de dessin en plein cœur de Paris à neuf mille balles de frais de scolarité mais c’est Arlette qui est « trop cool » avec son clafoutis. franchement, y a des baffes qui se perdent.

  • Il n'en a rien fait, heureusement- depuis quand les maîtres de cérémonie funéraire donnent leur avis sur les prestations de la famille aux obsèques ?



Biographie

Né Argenteuil, Val d'Oise , le 31/08/1971, Stéphane Carlier est un écrivain français.
Après une hypokhâgne et une maîtrise d'Histoire à Paris IV, il est pigiste dans diverses rédactions parisiennes (France-Soir, Gala, L'Express).
En 1996, il entre au ministère des Affaires étrangères qui l'affecte aux Etats-Unis, où il passe dix ans (New York, Los Angeles, Palm Springs) puis en Inde, à New Delhi. A son retour, il passe deux ans et demi à Lisbonne avant de s'installer en Bourgogne, où il réside aujourd'hui.

Afin que son patronyme n'influence pas les éditeurs, il signe son premier roman Antoine Jasper et l'envoie par la poste, depuis Los Angeles, où il vit à l'époque. Sylvie Genevoix, alors éditrice à Albin Michel, est la première à le contacter.
Son troisième roman, Les gens sont les gens, paru en 2013, est sélectionné pour le Prix Orange du Livre. Les droits sont optionnés pour le cinéma, tout comme ceux des "Perles noires de Jackie O." et d'"Amuse-bouche".
Il envoie "Le Chien de Madame Halberstadt" aux éditeurs par la poste, sous le nom de Baptiste Roy. Quatre d'entre eux se montrent intéressés, dont le Tripode, qui le publie en 2019 avec un certain succès (17 000 exemplaires écoulés).
Son huitième roman, "Clara lit Proust" (également envoyé par la poste) est publié par Gallimard, dans la collection blanche, en septembre 2022. Fin janvier 2023, plus de 30 000 exemplaires sont écoulés et sept traductions en cours (Italie, Allemagne, Espagne, Brésil, Grèce, Roumanie, Bulgarie).