L'histoire
En 1974, à Boston (capitale du Massachusetts USA), une loi décide de la mixité scolaire entre les enfants issus de familles noires et de familles blanches. Dans le quartier irlandais pauvre de Southie, la décision ne fait pas l'unanimité. Marie-Pat qui élève seule sa fille de 17 ans, Jules, cumule des emplois sous-payés pour tenter d'échapper à la pauvreté totale. Mais un soir, Jules supposée sortie avec son petit-ami et un autre couple de jeunes ne rentre pas. Cette même nuit, un jeune universitaire noir est retrouvé mort sous les rames d’un métro, plus un meurtre qu'un accident ou suicide. Inquiète mais têtue, Marie-Pat va tout mettre en œuvre pour retrouver sa fille, avec son caractère bien trempé d'irlandaise.
Mon avis
Sorti simultanément dans 128 pays, après un petit moment sans écrire, ce dernier polar de Lehane est déjà considéré comme culte par les amateurs et a été encensé par la critique française.
Il s'inspire pour ce roman d'une décision historiquement réelle : en 1974, le juge fédéral W. Artur Garrity JR décida que les élèves noirs étaient désavantagés décréta des transferts entre les collèges blancs et noirs.
Jules, la fille de Mary-Pat est concernée par cette décision et passera son année de terminal dans un collège noir. Cela ne réjouit pas sa mère, Si elle pense que les pauvres qu'ils soient du quartier noir de Roxbury ou du quartier pauvre irlandais South Boston High (surnommé Southie, à l'opposé géographique) ont les mêmes soucis, elle s'inquiète de l'insécurité qui règne dans les quartiers noirs. Aussi, plus par peur de se faire ostraciser dans sa communauté, Mary soutient sans trop s'engager non plus les opposants blancs au projet, qui prévoient des manifestations. D'autant que le quartier est sous la houlette d'un maffioso Butler, connu pour trafic de drogue et violences.
Quelle femme cette Mary-Pat ! Un fils mort d'une overdose au retour du Vietnam d'un premier mariage, une fille née d'un deuxième union où son mari est parti pour vivre avec une jeune beauté noire, cette irlandaise petite mai costaude n'est pas du genre à se faire marcher sur les pieds. Elle n'hésite pas à tabasser le supposé petit ami de sa fille pour qu'il lui dise où elle se trouve. Parce que la police ne s'intéressera pas à la disparition d'une presque majeure, ou parce qu'elle est corrompue, cette mère courage va chercher la vérité. Et faire aussi tomber ses préjugés racistes, elle découvrira qui a tué le jeune noir qui est aussi le fils de sa gentille collègue de travail.
Avec elle, tout vole en éclat, la maffia locale qui attise les haines en prend pour son grade, et les personnages masculins ne sont guère à l'honneur (violents lâches, racistes), hormis le policier Bobby Coyne, en charge de l'enquête sur la mort du jeune homme.
Un livre noir, où si l’héroïne principale n’apparaît pas comme foncièrement sympathique au début, on la voit évoluer, et prendre tous les risques. Quand on a tout perdu, que reste-t-il ?
Ce roman brut, coup de point, est un ardent plaidoyer contre le racisme et le communautarisme, mais aussi contre une bourgeoisie nantie et hypocrite, qui laisse aux maffias locales le soin de « réguler » les quartiers pauvres qu'elle exploite. Roman à la fois social, racial et historique, il n'est pas recommandé aux âmes trop sensibles, mais on ne peut nier la force des mots, la personnalité atypique de Mary, et la violence qui régné sur la 2ème ville des USA en ces années 1974/75.
Extraits
Elle descend à Harvard Station, s'engage sur Harvard Square, et c'est aussi insupportable que ce qu'elle craignait - des enfoirés de hippies partout, ça sent la marijuana et les odeurs corporelles ; tous les vingt pas, quelqu'un gratte une guitare en fredonnant une chanson qui parle d'amour, mec, de Richard Nixon, mec. Nixon a évacué la Maison Blanche en hélicoptère il y a près de trois semaines, mais il est toujours leur croquemitaine, à ces lavettes choyées, sur-éduquées, qui ont refusé d'aller à l'armée. Elle n'arrive même pas à compter combien sont pieds nus, à traîner dans les rues sales, avec leurs pantalons pattes d'éléphant élimés, leurs chemises multicolores, leurs colliers de perles et leurs longs cheveux, les filles sans soutien-gorge, les fesses débordant généreusement de leurs jeans coupés en shorts, remplissant l'air de la fumée de leurs cigarettes, de leurs cigarettes aux clous de girofle, de leurs joints, chacun et chacune d'entre eux étant une source d'embarras pour leurs parents qui ont dépensé des sommes faramineuses pour les envoyer dans la meilleure école du monde - une école dans laquelle pas un pauvre ne pourrait entrer, aucun doute là-dessus - et ils les remercient en traînant, les pieds sales, et en chantant leurs chansons folk merdiques qui parlent d'amour, mec, d'amour.
Pour la première fois depuis une semaine, elle aime la façon dont elle se sent - meurtrie, avec des plaies en train de former une croûte, le goût du sang dans la bouche que certains disent amer mais qu'elle a toujours trouvé plutôt proche d'une saveur beurrée.
C'est une douce soirée d'été qui sent la pluie. Bobby accompagne Carmen jusqu'à sa voiture. A un moment, il lance un regard de côté, la surprend en train de lui lancer aussi un regard de côté avec un sourire discret, et il songe à la possibilité que ce n'est peut-être pas l'amour qui est le contraire de la haine. C'est l'espoir. Parce que la haine prend des années à se former, tandis que l'espoir peut déboucher au coin de la rue alors même que vous avez les yeux ailleurs.
ls ont tous un surnom. Aucun James ne peut être qu'un simple James ; c'est nécessairement Jim ou Jimmy ou Jumbo ou JJ, voire, dans un cas particulier, Tantrum. Les Sullivan sont si nombreux qu'appeler quelqu'un Sully n'est pas suffisant. Au cours de ses différentes incursions ici, au fil des ans, Bobby a rencontré un Sully Un, un Sully Deux, un Sully le Vieux, un Sully le Jeune, un Sully le Blanc, un Sully le Bronzé, Un Sully l'Infidèle, un Sully le Nez, et Petit Sully (qui est foutrement grand). Il a rencontré des gars appelés Bridé, Queue de Billard, Rôti en Cocote, Sac de frappe (fils de Sully le Bronzé). Il est tombé sur Pare-Chocs, Petite Dose, Destop, Conjonctivite (qui est aveugle), Gambette (qui boite), Et Mains Baladeuses (qui n'en a pas).
Tous les types ont le regard vide et lointain. Toutes les femmes ont du caractère. Tous les visages sont plus blancs que la peinture la plus blanche que vous ayez jamais vue et, juste sous la surface, voilés d'un éternel rose irlandais qui parfois se transforme en acné, et parfois non.Elle a trouvé une station sur sa radio - WJIB - qui ne passe que de la musique classique et elle l'écoute en permanence. Elle ne la ferme même pas quand elle va se coucher (non qu'il y ait beaucoup de sommeil dans sa vie ces jours-ci). Depuis son enfance, elle a toujours été fan du hit-parade, jamais d'un groupe en particulier, juste de la musique du jour. Cet été, elle a adoré Rock the Boat, Billy Don't Be a Hero et sa préférée, Don't Let the Sun Go Down on Me. Mais à présent, toutes ces chansons lui paraissent stupides parce qu'elles n'ont pas été écrites en ayant à l'esprit quelqu'un comme elle. Même ces paroles "Tout perdre, c'est comme si le soleil se couchait sur ma vie" lui semblent insuffisantes, parce que tout perdre, ce n'est pas comme si le soleil se couchait sur sa vie, c'est comme si une bombe atomique avait explosé à l'intérieur d'elle-même, et maintenant elle fait partie du nuage en forme de champignon, mille petits fragments d'elle se désintégrant et voltigeant dans l'espace, dans mille directions différentes.
Vous avez élevé une enfant qui pensait que haïr des gens parce que Dieu leur a donné une couleur de peau différente était quelque chose de normal. Vous avez autorisé cette haine. Vous l'avez probablement engendrée. Et votre gamine et ses amis racistes tels que vous, ont été lâchés dans le monde pareils à des putains de grenades bourrées de haine et de stupidité...
Les enturbannés viennent de nous dire qu’on pouvait aller se faire foutre et se mettre à la marche à pied en attendant qu’ils veuillent bien décider de nous livrer un peu de pétrole. Mais vous vous en prenez aux nègres, qui sont aussi pauvres et autant dans la merde que vous, et vous vous persuadez que vous défendez quelque chose.
En cinquième, il y a longtemps, Sœur Loretta leur disait que même si l'enfer n'était pas des grandes flammes avec des démons cornus armés de fourches comme le supposaient les gens au Moyen Âge, c'était, il ne fallait pas s'y tromper, un vide. C'était être séparé de l'amour pour l'éternité. Quel amour ?L'amour de Dieu. L'amour de n'importe qui. L'amour, quel qu'il soit. La douleur infligée par une fourche ou même par une flamme perpétuelle n'est rien comparée à la douleur de ce vide.
Je vous l'ai dit, vous ne pouvez pas tout enlever aux gens. Il faut leur laisser quelque chose. Une miette. Un poisson rouge. Quelque chose à protéger. Quelque chose qui soit une raison de vivre. Parce que si vous ne faites pas ça, qu'est-ce qui va vous rester pour négocier ?
Ça n’est pas la première fois - ni même la quatre-vingtième - que Bobby se met à haïr le genre humain. Il se demande si le crime le plus impardonnable commis par Dieu n’a pas été de nous créer, tout simplement.
Je ne peux pas te protéger. Je peux faire ce que je peux, t'enseigner tout ce que je sais. Mais si je ne suis pas là, quand le monde sort ses griffes - et même si je suis là - rien ne garantit que je puisse l'en empêcher. Je peux t'aimer, je peux t'aider, mais je ne peux pas te mettre à l'abri de tout. Et ça me fiche une trouille bleue. Chaque jour, chaque instant, à chaque respiration.
Ici, tout le monde connaît tout le monde ; ils s'arrêtent les uns les autres dans la rue pour prendre des nouvelles des conjoints, des enfants et des cousins au deuxième degré. L'hiver venu, ils déneigent des allées ensemble, se groupent pour dégager les voitures des congères, se passent généreusement des sacs de sel ou de sable pour les trottoirs verglacés. L'été, ils se réunissent sur des vérandas ou des porches, ou se rassemblent sur des chaises longues le long des trottoirs pour tailler une bavette, s'échanger les journaux et écouter Ned Martin commenter les parties des Sox sur HDH. Ils boivent de la bière comme si c'était de l'eau du robinet, fument des cigarettes comme si le paquet allait s'autodétruire à minuit et s'interpellent - d'un trottoir à l'autre, depuis ou en direction de leurs voitures ou bien en direction de fenêtres lointaines - comme si l'impatience était une vertu. Ils aiment l'église, mais ils ne sont pas fous de la messe. Ils n'aiment que les sermons qui leur fichent la frousse et se méfient de ceux qui font appel à leur empathie.
Quand vous gâtez les gens, ils ne vous remercient pas. Ils ne sont pas reconnaissants. Ils finissent par penser que tout leur est dû. Ils se mettent à exiger des choses qu'ils n'ont aucun droit d'exiger.
Mary Pat, elle, a l'air de sortir d'une chaîne de fabrication d'Irlandaises dures à cuire - un simple coup d'oeil aux photos d'elle quand elle était bébé ou petite fille et on remarque tout de suite son visage grimaçant, ses larges épaules et son corps, râblé et puissant, prêt à participer à un roller derby ou une connerie de ce genre. La plupart des gens préféreraient se battre contre un chien errant qui aurait envie d'un bon morceau de viande plutôt que d'avoir une embrouille avec une fille de Southie qui a grandi dans les cités.
Quand vous êtes gosse et qu'ils se mettent à vous débiter tous leurs mensonges, ils ne vous disent jamais que ce sont des mensonges. Ils vous disent juste, voilà, c'est comme ça. Qu'ils vous parlent du Père Noël, de Dieu ou du mariage ou de ce que vous pouvez faire ou ne pas faire de votre vie. Ils vous disent, les Polaks sont comme ceci, les Ritals sont comme cela, et ne venez surtout pas nous parler des métèques et des nègres, c'est sûr que ceux-là, on peut pas leur faire confiance. Et ils vous disent, notre mode de vie, c'est comme ça, et pas autrement. Et vous, vous n'êtes qu'une pauvre gosse, alors vous vous dites, Je veux faire partie de ce mode de vie. Je veux surtout pas me retrouver à l'écart de ce mode de vie. Faut que je reste avec ces gens toute mon existence. Et vous y êtes bien au chaud. Si bien au chaud. Le reste du monde? Il y fait un froid terrible. Alors, vous y adhérez, vous comprenez? [...] Et vous vous y enracinez profondément, parce que maintenant, vous avez des gosses à vous, et vous voulez qu'ils se sentent bien au chaud. Alors, vous leur servez les mêmes mensonges, vous leur injectez ça dans le sang. Jusqu'à ce qu'ils deviennent le genre de personne capable de poursuivre un pauvre garçon dans une station de métro et lui défoncer le crâne avec une pierre.
Les gens de Dover, dit-elle. De Welleslay, de Newton et de Lincoln – leurs gosses vont se planquer dans des facs et des grandes écoles, et ils ont des docteurs pour certifier qu’ils souffrent d’acouphènes, qu’ils ont les pieds plats, des becs de perroquet ou toutes sortes de conneries de ce genre. Et ce sont exactement les mêmes gens qui veulent que je mette ma fille dans un bus pour l’emmener à Roxbury, mais qui ne laisseraient pas un Noir faire deux pas dans leur quartier une fois qu’ils ont fait tondre leur pelouse et que le soleil se couche
J'ai remarqué que ceux qui déblatérent le plus sur les gens de couleur et leurs défauts, généralement ils ont exactement les mêmes défauts.
S’ils sont pauvres, ce n’est pas parce qu’ils ne travaillent pas dur, ni parce qu’ils ne méritent pas mieux. Ils sont pauvres parce que la quantité de chance qui circule dans ce monde est limitée et qu’ils n’en ont jamais reçu la moindre part.
Encore un bon exemple de ces connards de riches dans leurs châteaux de banlieue chic (dans leurs petites villes entièrement blanches) qui disent aux pauvres, coincés dans la grande ville, comment les choses doivent se passer.
Chacune soutient le regard de l'autre et le temps s'écoule, et les filles qu'elles ont été autrefois pourraient peut-être, mais peut-être seulement, devenir les anges posés sur l'épaule de celles qu'elles sont aujourd'hui.
Biographie
Né à Boston, Massachusetts , le 04/08/1965, Dennis
Lehane est un écrivain américain d'origine irlandaise, auteur de
romans policiers.
Après des études à Boston (ville récurrente
de ses romans noirs), il part à l'Université internationale de
Floride pour étudier l'écriture créative. Tout en écrivant son
premier livre, "Un dernier verre avant la guerre" (A Drink
Before the War, 1994), il vit de métiers divers (livreur, libraire,
chauffeur). Ancien éducateur travaillant pour la défense de
l'enfance maltraitée, ce thème reste très présent dans ses
œuvres.
Il a publié une cinquantaine d'ouvrages dont les
bestsellers "Gone, Baby, Gone" (1998) ou encore "Ténèbres,
prenez-moi la main" (Darkness, Take My Hand, 1996). "Mystic
River" (2001) a remporté un Massachusetts Book Award ainsi que
le Prix Mystère de la Critique 2003 (roman étranger). Son
adaptation cinématographique, réalisée par Clint Eastwood en 2003,
a remporté le César du meilleur film étranger ainsi que deux
Oscars.
Après Clint Eastwood, c'est un autre acteur, Ben Affleck,
qui se lance pour sa première réalisation dans l'adaptation de
"Gone, Baby, Gone". A sa sortie (2007), le film est un joli
succès critique.
"Shutter Island" (2003) a inspiré le
film de même titre, réalisé par Martin Scorsese, avec Leonardo
DiCaprio, en 2009. Le roman a fait l'objet d'une adaptation en bande
dessinée par Christian De Metter, parue en 2008 aux éditions
Casterman.
"Coronado," sa première pièce, fut
présentée pour la première fois à New York en 2005 puis publiée
sous la forme d'un recueil d'histoires courtes.
"Un pays à
l'aube" (The Given Day, 2008) ouvre une nouvelle tendance dans
l'œuvre de Dennis Lehane. Roman historique, il traite
essentiellement du Boston de l'immédiat après-première guerre
mondiale, et notamment du mouvement des policiers de la ville pour
faire respecter leurs droits.
En 2013 un de ses romans, "Ils
vivent la nuit" (Live by night, 2012), a obtenu le très
prestigieux prix Edgar-Allan-Poe. Sorti en salles en 2016 et de
nouveau adapté par Ben Affleck, "Live by Night" est la
sixième adaptation d'un roman de Dennis Lehane. Il vit avec sa
famille à Los Angeles.
site de l'auteur :
https://dennislehane.com/






