samedi 14 mai 2022

Arttu Tuominem – Le Serment – Editions de la Martinière - 2021

 

Trois jeunes garçons finnois se jurent un pacte d'amitié et de loyauté, un serment fort qui les unit. 27 ans plus tard les 3 hommes se retrouvent dans des circonstances inattendues : un cadavre, son meurtrier supposé les mains ensanglantées, et celui qui est devenu inspecteur de police chargé de l'enquête.

Mais face à ce serment de jadis, les choses vont être plus compliquées que prévues.Que s'est-il donc passé dans l'enfance des trois personnages.

Mon avis

Si la facture polar est bien présente, l'originalité du roman tient dans les aller-retours avec le passé de chacun de personnages, dans les décors somptueux mais parfois hostiles des steppes finlandaise. Ici ce n'est pas tellement l'enquête qui compte, assez classique dans le genre, le policier alcoolique et cabossés par la vie mais la façon dont Paliviita, l'inspecteur va devoir jongler entre sa morale et le serment du passé.

Bien sur la critique sociale est sous-jacente : Dans cette belle Finlande, tout n’est pas rose : la violence, l’alcool, les mauvais traitements, les jeunes qui ramassent et tournent mal.

Ceci dit, malgré à mon avis quelques pages en trop, cela reste un bon polar qui se laisse lire.


Extraits :

  • Depuis l'arrivée de l'informatique, la quantité de papier avait décuplé alors que ç'aurait dû être l'inverse.

  • Au milieu de la prairie se dresse une maison abandonnée à la peinture totalement écaillée. (...) L'endroit est aussi fréquenté par des adolescents plus âgés qui viennent y boire de la bière et 'baiser des filles', comme A. prétend l'avoir vu une fois, bien que J. doute que ce soit vrai. Il a parfois l'impression que son copain voit presque tous les jours des nibards et des exhibitionnistes.

  • Ce n'était que le regard vide d'un homme dont l'alcool avait rongé le cerveau, comme il en avait vu des centaines. Des yeux qui n'avaient soif que d'une chose. Du prochain verre qui aiderait leur propriétaire à oublier tous les précédents qui l'avaient mis dans cet état.

  • Un homme avait étranglé sa petite amie avec la ceinture de son peignoir et tenté de dissoudre le corps dans sa baignoire en versant dessus cent litres de déboucheur Mr Muscle qu’il avait acheté par cartons entiers, vidant les rayons des supérettes du quartier. Mais il n’avait bien sûr pas réussi. La soude avait percé les canalisations de l’immeuble et coulé dans l’appartement du dessous.

  • Il pleure comme jamais il ne se rappelle l'avoir fait. (...) Il pleure, mais pas de douleur. Ses larmes viennent de beaucoup plus profond. Il ne sait pas exactement d'où, mais il est conscient que c'est bien pire.


Biographie

Arttu Tuominen, est ingénieur environnemental. Il habite au bord de la mer, à Pori, au sud-ouest de la Finlande, où il situe l’action de son cinquième roman, "Le Serment", mais seulement le premier traduit en français. Il a été récompensé en 2020 du Prix Johtolanka, prix du meilleur roman policier finlandais.L'auteur vit à Pori avec sa femme et ses trois enfants.

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Karla Suarez – La voyageuse – Editions Métaillé - 2005

 

Circé et Lucia sont deux jeunes filles cubaines qui partent ensemble étudier au Brésil. Mais à la fin de leurs études, elles décident de ne pas rentrer à Cuba, non pas pour des raisons politiques mais pour vivre leur vie.

Si la sage Lucia épouse un homme d'affaires italien et vit à Rome, Circé curieuse du monde va faire son tour du monde Sao Paulo, Madrid, Barcelone, Rome. Autant d'endroits que de rencontres.Mais les deux amies ne se sont jamais éloignées et se retrouvent quand Circé décide de se poser à Rome « avec son fils et son bonzaï ».


L'originalité de ce deuxième roman de la cubaine Karla Suarez est qu'il est construit comme un carnet de bord, qui fait lire Ciré à son amie. On y découvre un personnage de femme à la fois fragile et pleine d'ironie et une amitié dans un tourbillon de vie entre danse et musique. Mine de rien, c'est aussi une ode à Cuba dans son mode de vie joyeux. Le style simple et parfois impertinent de l'auteure nous donne envie de voyages, mais sans oublier la nostalgie de l'exil et de trouver son lieu de vie. Les deux héroïnes sont à la fois touchantes et drôles. On y parle aussi beaucoup d'amour (et son cortège d'illusions).

Un petit livre réjouissant qui se lira facilement et qui sait, vous donnera des envies de voyage.

Extraits :

  • L'amour est ainsi : il arrive ou pas. On ne peut pas l'inventer, le temps le détériore ou l'enrichit, mais on s'appuie sur son existence, ou pas.
    Toutes les choses sont là, l'essentiel est d'être capable de les reconnaître, sinon le train file et on se retrouve à la gare suivante.

 

Bibliographie

Née en 1969, Karla Suarez est romancière et nouvelliste. Elle a publié 4 romans traduits en français, des recueils de nouvelles, et des récits de voyage. Elle est aussi la réalisatrice d'un documentaire « 24 heures dans la vie d'une femme cubaine »

Elle a donné des ateliers d’écriture littéraire en Italie et en France. Elle a écrit pour le journal El Pais

En 2012, son roman La Havane, année zéro a gagné le Prix Carbet de la Caraïbe et du Tout-monde et le Grand Prix du Livre insulaire en France2.

Après avoir vécu quelques années à Rome, puis à Paris, elle réside actuellement à . Lisbonne . Elle est de plus professeur d’écriture de l’Escuela de Escritores a Madrid.



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vendredi 13 mai 2022

Boris QUERCIA– Les rêves qui nous restent – Éditions Asphalte 2021

 

Natalio, policier de catégorie 5 (la pire des catégories) se voit confier une enquête par une des plus grosses sociétés de la City, le siège absolu d'un univers totalitaire. Il est aidé par son éléctroquant (son robot andoïde) qui se relève plus surprenant que prévu.

Ce cours roman à l'univers très « Blade Runner », fait son boulot de petit roman SF/Polar facile à lire. Très classique on retrouve l'enquêteur tourmenté qui n'a plus rien à perdre et originalité, un androïde capable de conscience et une amitié entre l'humain et la machine. Comme toujours les ultra-riches peuvent se permettre un coin de nature réelle, sinon on vous propose de plonger dans un univers de rêves artificiels très très particulier.

Facile à lire, il vous replongera dans l'univers de Philip K. Dick. De plus une play list vous est proposée en fin de roman afin d'accompagner votre lecture. Par exemple : https://www.youtube.com/watch?v=IXdNnw99-Ic&t=131s

Extraits

  • Mon électroquant se vide de son sang.
    Le liquide de refroidissement forme une grande mare autour de son corps, et de minuscules ruisseaux vaporeux s'écoulent dans les rainures des dalles de béton jusqu'à la plaque de métal sur laquelle je me tiens. C'est comme si cette humeur chaude et visqueuse, qui s'échappe de sa tête fracassée, était autonome et cherchait à s'infiltrer dans le sous-sol pour dégouliner sur les dissidents et se venger.
    Tout s'est passé très vite.

  • Enfants, nous voulons tous devenir des super-héros. Mais quand vient la chute, il faut savoir accepter de se fracturer les genoux en tombant. Et ça ne sert à rien de pleurer, il y a toujours quelqu'un encore plus bas que toi dans la fosse et c'est lui qui recevra toute ta merde.

  • Pourquoi mettre la douleur sur le tapis ? S'il y a une chose que les électros ne connaissent pas, c'est bien ça. La douleur, c'est nous qui l'avons conservée. Ils nous ont pris tout le reste, à commencer par la raison, mais chacun de nous, comme si nous ramassions les dernières miettes d'un banquet auquel nous n'étions même pas conviés, a pris sa douleur, la garde depuis au fond de sa poche et la traîne toujours avec soi.

Bibliographie : 

Boris Quercia est né à Santiago du Chili en 1967. Acteur, réalisateur, scénariste, producteur et écrivain, il travaille à la fois pour le cinéma et la télévision.

L’écriture de polars reste son jardin secret. "Les Rues de Santiago", son premier roman, sort en 2014. Suivra, l'année suivante, "Tant de chiens" puis « la légende de Santiago ».

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jeudi 12 mai 2022

Edouardo Fernando VARELA – Patagonie route 303 – Éditions Métaillé - 2020

 

Parker, un camionneur parcourt les routes secondaires de la Patagonie, pour livrer des marchandises dont quelques unes douteuses. On imagine un passé compliqué. Dans cette grande région (au su de l'Argentine et du Chili, on rencontre une drôle de faune : un journaliste qui recherche des sous-marins nazis, un garagiste des plus flemmards, une trop jolie caissière d'une miteuse fête foraine, d'autres camionneurs qui ne pensent qu'à boire et à se bagarrer, mais aussi des évangélises boliviens, une tribu d' indiens anthropophages qui ne le sont pas.. Cet inventaire à la Prévert donne lieu a des situations cocasses, qui ont le chic d'énerver ou d'amuser le héros.

Mon avis  

Plus que tout ce livre est un hommage à la Patagonie, avec ses déserts, ses vents violents, ou sa chaleur excessive. Évidemment les rencontres sont cocasses, parfois dangereuses, comme si ce monde là ne tournait pas rond.

L'écriture de ce premier roman, façon « road trip » est très spontanée et parfois très drôle, avec ce personnage principal à la fois désabusé, amoureux, colérique mais toujours avec un certain humour. Car si les lieux ont des noms improbables (Mule Morte, Jardin épineux), selon les vents les endroits changent et s'orienter dans ces paysage mutants est aussi difficile que de trouver un sens à sa vie.

On s'amuse beaucoup, tout en imaginant des lieux aussi divers qu'improbables. Bien sur le second degré est de mise, et en fait un drôle de roman, savoureux à souhait, entre la bière (« meilleure boisson du monde »), les querelles et quelques réflexions philosophiques sur l'existence. Pari réussi pour ce livre qui vous amusera et qui vous donnera envie d'aller vous promener dans les steppes argentines.

Extraits :

  • Cette nuit-là, Parker dormit dans la cabine pour gagner du temps, une sensation de hâte le dominait depuis le moment où il avait décidé de revoir cette femme. “Maytén”, répétait-il dans sa tête. Le son de ce prénom évoquait la terre et le paysage, les lacs bleutés de la cordillère, la brise tiède du printemps qui caressait les corps ; il produisait un écho fragile et cristallin, un accent, un final sans voyelle, ce qui ajoutait une grâce subtile, vaporeuse. Plus Parker se répétait ce prénom dans la pénombre du camion immobile sous les étoiles, plus il prenait de significations, jusqu’à devenir magique et parfumer l’aube.

  • Parker se dirigea vers le centre du bourg sans saluer les divinités, il remonta une longue avenue déserte et se gara près d'une placette au centre de laquelle se dressaient le mât du drapeau national et une fontaine à sec, pleine de terre, au pied d'une statue équestre du lieutenant homonyme, couvert d'un poncho et armé d'un fusil : un obscur héros de la conquête du désert, qui devait sa célébrité aux massacres d'Indiens, présentés comme des batailles pour le progrès, tué à son tour par ceux-ci au cours d'un raid. Une plaque commémorait ses hauts faits et incitait les générations futures à suivre l'exemple de cet illustre soldat., mais aux pieds du cheval les autorités locales, dans un geste de réconciliation nationale, avaient ajouté la statue d'un Indien aux cheveux longs et en pagne qui, soumis et penaud, marchait à ses côtés comme un fidèle écuyer.

  • Bon, alors prenez la 210 jusqu’à trouver un arbre abattu. Si vous dépassez les trois jours, revenez en arrière, parce que vous serez allé trop loin. Au croisement, prenez à gauche, c’est l’affaire d’un jour et demi, deux s’il pleut.

  • L’écriture est une maladie compliquée. Vous savez quel est son seul remède ? .......
    -Le seul remède, dit-il enfin, c’est de continuer à écrire.

Bibliographie : 

Né en 1960 à Buenos Aires, Eduardo Fernando VARELA vit entre Buenos Aires, où il écrit des scénarios pour le cinéma et la télévision, et Venise. Il a étudié le journalisme, la photographie et l’écriture audiovisuelle."Patagonie route 203" est son premier roman. Il a obtenu le prix Casa de las Americas 2019.

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lundi 9 mai 2022

Monica OJEDA – Mâchoires – Gallimard « du monde entier » - 2022

 

L'histoire  

Fernanda, une belle et insolente lycéenne passionnée de littérature et de films d’horreur, se réveille pieds et poings liés dans une cabane au milieu de la forêt équatorienne. Sa kidnappeuse n’est pourtant pas une inconnue : il s’agit de sa professeure de lettres, Miss Clara, une femme hantée par le souvenir de sa mère et harcelée depuis des mois par ses élèves dans un établissement catholique de l’Opus Dei, réservé aux élites de Guayaquil.

Fernanda et ses amies se veulent des filles libres, non soumises aux codes moraux de la société, et passionnées par les films d'horreur et le « creepypastas » ces légendes urbaines, elles vont aller jusqu'aux confins des relations amicales, sexuelles et machiavéliques. A leur dépens.


Mon avis

Le premier roman de la Monica Ojeda (Équateur) ne fait pas dans la dentelle, avec une construction de son roman variant selon les époques. D'un coté cette bande d'adolescentes qui vont toujours plus loin dans des délires. Totalement féminin, l'auteure explore les relations filles/mères, avec Clara, cette professeure encore sous l'égide de sa mère décédée, et cible des élèves, mais aussi la dynamique d'un groupe d'adolescentes qui passent de la tendresse à la perversité et à la trahison.

La plume de Monica est à la fois poétique, précise et audacieuse, car très imagée. A titre d’exemple, Anelise appelle l’adolescence « l’âge blanc ».

L’auteure élabore un thriller horrifique et psychologique, minutieusement construit, énigmatique et bouleversant. Un roman explorant le côté sombre de la féminité, où les hommes sont absents, ou presque. Grâce à un fort pouvoir de suggestion, mélangeant volontiers délire et réalité, utilisant la terreur cosmique dans le plus pur style de Lovecraft,  Monica dépeint les peurs et les réactions de ces adolescentes, occupées à se construire, grandir et apprendre. On retrouve même une référence au body horror, de manière subtile, avec la maladie dont souffrait la mère de Clara.

 Mâchoires » joue avec l’esprit du lecteur, brouillant son environnement. C’est extrêmement dérangeant, ce qui en fait un excellent roman d’horreur psychologique. Atypique et envoûtant à la fois. Et puis il y a aussi en miroir un amour passionné pour la littérature et la poésie, avec des références à des grands écrivains ou poêtes.



Extraits

  • En ce sens, le fait que le Lycée ne soit pas ouvert aux garçons était est un facteur clé car cela modifiait les relations entre les filles ainsi que l’organisation sociale des classes. Dans un groupe mixte, par exemple, l’élément le plus turbulent - celui qui faisait le malin et se faisait mettre à la porte - était en général un garçon. Il y avait aussi cette éternel flirt entre garçons et filles d’une même classe, qui fonctionnait par contraste : plus ils étaient provocateurs et violents, plus elles étaient sages et responsables - ou du moins faisaient semblant de l’être car ce n’était qu’un masque pour attirer leur proie. Il y avait, bien sûr, des exceptions : des gamines qui enfreignaient les règles, abusaient de la patience de leurs professeurs et frappaient leurs camarades, mais en général les filles se construisaient en opposition à ce genre de comportements qu’elles voyaient chez les autres et qu’elles associaient à une masculinité qui leur était interdite.

  • Une fille ne se rend jamais compte qu'un jour il lui faudra être la mère à la mâchoire. Mais tu es comme ma fille parce que tu es mon élève. Je me rends responsable de tout le mal que tu fais .Ouvre toi bien .On va éteindre ensemble les lumières pour qu'apparaisse le Dieu blanc de ta pensée. L'immense vérité du néant. Tu le sais, non?Bien sûr que oui.Bien sûr que tu le sais.Tu sais bien que les filles qui ont trop d'imagination finissent tarées, mais à présent tu vas apprendre quelque chose d'important .Réjouis-toi.Voici la couleur de la peur .Le blanc du lait.Le blanc de la mort.Crane enneigé de Dieu.Bienvenue dans la mâchoire volcanique.Bienvenue chez moi.Entrons.(Page 315/316).

  • Être la fille, avait-elle compris avec le temps, revenait à être la mort de sa mère–tout le monde engendre son assassin, pensa-t-elle, mais seules les femmes en accouchent–et cette mort, elle l’emporte comme une graine dans sa profession, dans sa coiffure, dans ses vêtements et même dans ses gestes…

  • Parce que la nature des filles, disait le credo, c'était de sauter sur la langue maternelle main dans la main; survivre à la mâchoire pour devenir ma mâchoire, prendre la place du monstre, c'est à dire celle de la mère Dieu qui donnait naissance au monde du désir.

  • Son imagination est musculaire, elle est comme attachée à son squelette, et elle est, je ne sais pas, réelle. C’est quelque chose qui bouge.



Bigraphie

Monica Ojeda est née en 1988 en Équateur. Monica Ojeda Franco est une écrivaine équatorienne, poétesse, nouvelliste et romancière.Elle a obtenu son baccalauréat universitaire à l'Université catholique de Santiago de Guayaquil, suivi d'un master de l'Université Pompeu Fabra de Barcelone. Elle prépare son doctorat à Madrid.

Elle est l'autrice des romans "La desfiguración Silva" (Prix Alba, 2014) et "Nefando" (2016), ainsi que du recueil de nouvelles "Las voladoras" (2020) et du recueil de poèmes "El ciclo de las piedras" (Prix National de Poésie 2015).
En 2017, elle a été considérée comme l'une des 39 meilleurs écrivains latino-américains de fiction de moins de 40 ans.
Avec la publication de "Mâchoires" ("Mandíbula", 2018), Ojeda est devenue l’une des autrices de langue espagnole avec la plus grande perspective internationale.
Elle vit et travaille à Madrid depuis 2016
. Mâchoires est son premier roman traduit en français.



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vendredi 6 mai 2022

Délia OWENS – Là où chantent les écrevisses – Poche Point - 2021

 

Kya a 6 ans quand sa mère quitte le foyer, une cabane dans la zone marécageuse de Caroline du Nord (USA). A cause d'un père violent et alcoolique qui tyrannise sa femme et ses ses 5 enfants, les aînés partent à leur tour e l'héroïne se trouve bien seule. Et puis un jour son père disparaît aussi.

A 10 ans, elle ne sait ni lire ni écrire et échappe aux services sociaux. Elle survit en vendant des moules à son ami noir Jumping qui tient une épicerie et sa femme l'habille et l'aide. Mais la ségrégation est encore de mise dans les années 50 et « la fille du marais » a mauvaise réputation.

Grâce à un ami de son frère, Tite, un jeune homme brillant et respectueux, Kay va apprendre à lire, et s'intéresser à la faune et la flore du marais. Elle publiera des livres qu'elle illustre elle-même et de poèmes. Mais la vie de Kya est pleine de surprise.

Le livre aux 4 millions d’exemplaires vendus aux USA est devenu un phénomène littéraire. D'une part parce que l'on y trouve une intrigue à l'issue incertaine mais Délia Owens fait revivre la vie des années 1950/1970 et cette vie sauvage dans les marais où se réfugient des évadés de prisons, des noirs fuyant la ségrégation. On y vit de la pêche et notamment de la pèche aux crevettes. Les plus aisés vivent dans des jolies maisons mais les plus pauvres dans des cabanes bricolées dans les bois.

Solitude et Multitude

Kya est une jeune fille farouche, qui a peur du monde mais qui redoute encore plus la solitude, ce qui l'amènera a une l'histoire entremêlée dont je ne vais rien vous dire.

Mais Kya est aussi envahie par la multitude, celle de la nature de ces marais. Elle est amie avec les oiseaux qu'elle va nourrir, connaît chaque coquillage, chaque herbe, chaque recoin de son aire bien à elle. Toute la flore et la faune sont étudiées par la jeune femme, qui possède un savoir incomparable, et finit par devenir une spécialiste de cette région.

Elle est aussi seule contre tous, victimes des préjugés, et à part la famille noire et Tate

celui qu'elle aime et celui sur lequel elle pense pouvoir compter. L'amour pour Kya relève de méfiance et sentiment d’abandons qu'elle ressent dans sa chair.

L'écriture poétique

Delia Owens n'a pas son pareil pour décrire cette nature spécifique sans jamais lasser le lecteur. Elle y incorpore des poèmes (Emily Dickinson par exemple) et aussi ceux que compose Kya sous un pseudonyme qui reflètent ses états d'âme. Même si ce n'est pas un génie de la poésie(ce qui est voulu par l'auteure), cela apporte un certain charme au roman comme des petites pauses dans ce tourbillon de plumes, de coquillages, d'herbes, de marécages.

Un roman engagé

J'ai lu des critiques qui reprochaient le coté « passif » de Kya et le coté pygmalion de Tate ? Il n'en est rien. Kya sait assurer sa sécurité, même si ce personnage si sensible a des rancœurs tenaces. Face à elle, les autres femmes que l'on croise dans le roman ne sont que des exemples des femmes de la société de l'époque. Puritaines, racistes, incapables de tolérer la moindre différence. Le soutien sans faille de Jumping puis de Jacob, personnes de couleurs préfigurent la lutte pour l'égalité des noirs, et Kya ne se pose pas la question. Ce sont des amis, ceux qui l'aident vraiment quand tout le visage médit sur celle qui va devenir une très belle femme. Par son autonomie, sa liberté de jugement, sa vie active à une époque où les braves dames ne travaillent pas, c'est révolutionnaire. N'oublions pas que le roman se situe en Caroline du Nord état sécessionniste où le drapeau trône encore à la mairie. C'est aussi une critique sociale : les pauvres, les riches sans aucune solidarité, ceux qui ont et prennent et ceux qui n'ont rien et tombent dans le banditisme ou les petits trafics même si l'auteure ne s'attardent pas sur ces faits. C'est d'emblée de jeu au premier chapitre.

Extraits :

  • Pour Kya, il était suffisant de faire partie de cette suite naturelle d’événements, rythmée par la même régularité que les marées. Elle se sentait attachée à sa planète d’une façon que peu de gens connaissent. Elle était enracinée dans la terre. Elle lui devait la vie.

  • Au point le plus vulnérable de sa vie, elle se tournait vers le seul gilet de sauvetage qu'elle connaissait : elle-même.

  • Les visages changent avec les épreuves de la vie, mais les yeux demeurent une fenêtre ouverte sur le passé.

  • C'est exactement ce que personne ne comprend à mon sujet.
    D'une voix de plus en plus forte, elle poursuivit :
    Moi, je n'ai jamais détesté les gens. c'est eux qui m'ont haïe. Eux qui se sont moqués de moi. eux qui m'ont quittée. Qui m'ont harcelée. Eux qui m'ont agressée. C'est vrai, j'ai appris à vivre sans eux. Sans toi. Sans Ma! Sans personne!

  • Ô lune qui décrois,
    Éclaire et suis mes pas
    Dissipe de ta lumière
    Les ombres de la Terre
    Viens éveiller mes sens
    Pénétrés de silence
    Tu sais comme le temps
    Étire les moments
    Jusqu'à l'autre rivage
    Quand nul ne les partage
    Le ciel n'est qu'un soupir
    Quand le temps se retire...
    Sur le sable mouvant.

  • Un marais n’est pas un marécage. Le marais, c’est un espace de lumière, où l’herbe pousse dans l’eau, et l’eau se déverse dans le ciel. Des ruisseaux paresseux charrient le disque du soleil jusqu’à la mer, et des échassiers s’en envolent avec une grâce inattendue – comme s’ils n’étaient pas faits pour rejoindre les airs – dans le vacarme d’un millier d’oies des neiges.
    Puis, à l’intérieur du marais, çà et là, de vrais marécages se forment dans les tourbières peu profondes, enfouis dans la chaleur moite des forêts. Parce qu’elle a absorbé toute la lumière dans sa gorge fangeuse, l’eau des marécages est sombre et stagnante. Même l’activité des vers de terre paraît moins nocturne dans ces lieux reculés. On entend quelques bruits, bien sûr, mais comparé au marais, le marécage est silencieux parce que c’est au cœur des cellules que se produit le travail de désagrégation. La vie se décompose, elle se putréfie, et elle redevient humus : une saisissante tourbière de mort qui engendre la vie.

  • Les feuilles d'automne ne tombent pas, elles volent. Elles prennent leur temps, errent un moment, car c'est leur seule chance de jamais s'élever dans les airs. Reflétant la lumière du soleil, elles tourbillonnèrent, voguèrent et voletèrent dans les courants.


Bibliographie

Née en 1949, Delia Owens est une écrivaine et une zoologiste américaine.

Diplômée en zoologie et biologie de l'Université de Géorgie, elle est titulaire d'un doctorat en comportement animal de l'Université de Californie à Davis. En 1971, elle rencontre Mark Owens, chercheur et biologiste comme elle. Ils se marient en 1972 et déménagent dans l'Oregon.
Elle part s’installer avec son mari au Botswana en 1974. Ensemble, ils étudient les différentes espèces de mammifères de la région. De 1986 à 1997, Delia et son mari vivent au parc national de Luangwa Nord en Zambie où ils étudient les éléphants.
Grâce à cette incroyable expérience au Kalahari puis en Zambie, ils publient trois livres de non-fiction, tous bestsellers aux USA : "Le cri du Kalahari" ("Cry of Kalahary", 1984), qui obtient la Médaille John Burroughs 1985, "The Eye of the Elephant" (1992) et "Secrets of the Savanna" (2006).
Delia Owens publie également de nombreux articles scientifiques dans Nature, Natural History, Animal Behavior, Journal of Mammalogy, en menant ses recherches sur les espèces animales en danger et elle monte des projets de sauvegarde de grande ampleur. Elle a vécu pendant 23 ans en Afrique.
"Là où chantent les écrevisses" ("Where the Crawdads Sing", 2018) est son premier roman. Il a été adapté au cinéma.

En savoir plus :

    Son site : son site : https://www.deliaowens.com

     https://www.youtube.com/watch?v=tjPEL-A5RYQ


dimanche 1 mai 2022

Judith PERRIGNON – Là où nous dansions – Rivage et Payot poche - 2020

 

Détroit – Michigan (USA).

En 1935, avec l'essor économique due à l'industrie automobile, arrivent des travailleurs noirs, qui vivent dans des bidonvilles. Avec le New Deal, Eleanor Roosevelt, la femme du Président américain annonce la création de millions de logements, avec eau courante froide et chaude, cuisine équipée pour un loyer des plus modiques. Se construisent alors très rapidement des tours (façons HLM), et un nouveau quartier « le Brewster Douglass Project ». Plus de 10 000 logements sont construits pour les populations noires.

Les habitants y vivent heureux avec leurs commerces, et surtout leurs clubs de jazz, où tout le monde vient danser sur les musiques des atistes de la Motown qui est crée en 1951 et qui trouvent dans la ville des artistes qui connaîtront une renommée internationale : Les Suprêmes et Diana Ross, Marvin Gaye, Steevie Wonder ou Aretha Franklin qui y emménage à 5 ans, son père étant pasteur du quartier.


Mais le Brewster a été trop vite construit. Il n'a jamais été totalement achevé, et aucun budget n'a été alloué pour entretenir les bâtiments qui vont se dégrader.Depuis 1950, la ville est habitée par des noirs, les populations blanches se sont déportées sur des banlieues chic. Pire encore les usines automobiles ferment et se délocalisent, laissant des milliers de personnes au chômage. La ville devient l'une des plus dangereuses des USA. En 1967, des émeutes raciales font 43 morts et la situation empire avec la crise économique de 1974 (choc pétrolier).Mal gérée, la ville se déclare en faillite en 2013.

C'est cette période-là qu'évoque Judith Perringnon, à travers les souvenirs des personnages, récit choral dans différentes époques et toujours dans ce quartier de Brewster devenu une ruine (il sera finalement démoli en 1991 et remplacé par une friche industrielle puis totalement démoli en 2013). Mais les souvenirs restent, les souvenirs joyeux d'une époque révolue, où l'amitié, la musique et la joie de vivre étaient à l'image des habitants, chaleureux et toujours prêts pour danser. Ce roman est le témoignage à la fois joyeux et triste d'une ville et d'un passé définitivement perdu.

La prose légère de l'auteure nous donne envie de réécouter un tube de Diana Ross ou le son grunge des Stooges, voir le rap d'Eminem (natifs de la ville).


L'auteure

Judith Perrignon est née en 1967 est une journaliste française et écrivaine. Elle a séjourné plusieurs fois à Détroit (en 2010, 2014, 2015) pour comprendre le mécanisme de l’effondrement de la ville et y a rencontré des habitants. Elle a publié  15 romans. https://www.franceculture.fr/personne-judith-perrignon.html

Extraits

8 août 2013. J’ai vu l’aigle à tête blanche tourner au-dessus du Project, l’autre jour. L’immeuble où j’ai grandi est devenu l’abri des rapaces. Il y a tout ce qu’il faut là-haut, dans les étages, vêtements déchirés, fauteuils défoncés, cloisons affaissées, fils arrachés, télés renversées, capotes usées, tout le reliquat, toutes les fibres de nos vies pour tisser le nid de notre emblème national.

Mâle et femelle le fabriquent ensemble.
C’est écrit dans cette vieille encyclopédie que j’ai entre les mains.
Ils l’installent près d’une étendue d’eau, sur une falaise, un buisson ou dans un arbre. Faudrait peut-être ajouter qu’une bonne vieille dalle de béton à l’abandon près d’une rivière peut aussi faire l’affaire.
Mais ce livre est trop ancien pour avoir envisagé notre déclin.
C’est pour ça que je viens ici, chez John King. Des étagères de bois remplies jusqu’à la gueule, des bouquins d’occasion à l’infini sur quatre étages, écrits par de plus optimistes que nous. D’ordinaire, je fréquente le rayon des polars, c’est plein d’histoires plus compliquées à résoudre que les miennes, mais aujourd’hui j’ai pris la travée d’en face, la numéro 7, j’ai tiré la ficelle du néon au plafond, et j’ai regardé les titres sur les tranches : Oiseaux du monde, Oiseaux du désert, Oiseaux des villes et des villages, Oiseaux américains en couleur, Oiseaux du Canada et du nord des États-Unis. J’ai choisi celui-là.
Reprenons.
La reproduction se déroule d’avril à août. Les couples se reforment chaque année pour la parade nuptiale, ils s’accrochent par les serres, ils tournoient en plein ciel, se laissent tomber et se séparent juste avant de toucher le sol. Les deux partenaires sont fidèles l’un à l’autre tout au long de leur vie.
Tout au long de leur vie !
Valent mieux que nous, les aigles.
Je me rappelle des cris qui s’échappaient de la cour, de maman qui soupirait,
Le point faible ici, c’est les pères.
Le mien compris. On habitait au deuxième étage de la tour 303. Appartement 2046.
Ça n’a plus beaucoup d’importance, les numéros. Comme les fenêtres d’ailleurs, il n’y en a plus depuis longtemps. Les oiseaux entrent sans se demander si c’était là une cuisine ou une chambre, c’est chez eux, c’est l’été, ils pondent. Pendant que d’autres tuent. On a trouvé un corps, là-bas, au pied des tours, la semaine dernière. Une balle en pleine tête.
Ce matin, le maire a enfilé son costume, puis son long manteau tout droit sorti des années 1950. Étrange, cette façon qu’il a de vouloir ressembler à un lieutenant de Luther King. Il est trop tard. Un conseiller d’Obama était à ses côtés. C’est pas si mal. Le gouvernement fédéral lâche six millions de dollars pour raser le Brewster Project. Alors « 3, 2, 1, let’s go ! » ont décompté le maire et le type de Washington dans le micro. Les mauvaises herbes caressaient doucement les ourlets de leur pantalon. J’ai vu ça à la télé. Puis la mâchoire d’une pelleteuse s’est abattue sur le toit d’un vieux condo de deux étages qui semblait en carton. Quelques journalistes filmaient avec leur téléphone. Le maire a dit,
– C’en est fini du Brewster Project, paradis des criminels.
Il n’a pas mentionné le corps retrouvé l’autre jour. Les journalistes ne l’ont pas évoqué. Ça ne nous surprend plus. Nos habitudes nous rongent. Moi le premier. J’ai envoyé en taule trop de copains d’enfance.
Comme Tim, ça fait un bail. J’aurais préféré te revoir ailleurs.
Je lui ai parlé du bon vieux temps au Project, on a ri de nos virées, de l’ascenseur qui tombait en panne, on s’est remémoré quelques noms, et je ne sais pas pourquoi il s’est rappelé cette fois où ma mère l’avait embarqué avec nous à la bibliothèque municipale sur Woodward Avenue. Elle nous y conduisait tous les dimanches, moi et mes frangins, à l’heure des enfants. Ça faisait une bonne marche depuis le Project, deux miles pas plus, mais qui semblait contenir des siècles, nous mener vers d’étranges faveurs. Une fois arrivés, c’était comme si un château nous ouvrait ses lourdes portes cuivrées, laissait des gosses noirs et minuscules traîner leurs pieds sur son marbre et grimper ses massifs escaliers de pierre. Tim s’en est souvenu dans mon bureau trente ans plus tard. Au bout d’un quart d’heure à discuter, je lui ai tendu une cigarette.
Tu veux me dire la vérité ? je lui ai demandé.
Oui. Parce que ta mère m’a traité comme un être humain.
Et je l’ai revu dans la bibliothèque qui se baladait la nuque en arrière, ce n’était pas les livres qu’il regardait, c’était les plafonds sculptés, les fresques et les fenêtres si hautes, les colonnes que nos deux bras ne pouvaient pas enlacer, et qui soutenaient l’autre versant du monde.
Aux infos ce matin encore, c’était comme un chœur d’église. Ou comme le lancement de je ne sais quelle guerre dont notre grand pays a le secret. Bankruptcy ! Ils n’ont plus que ce mot-là à la bouche. Detroit vient d’être déclarée en faillite, ça fait les titres dans tout le pays, même à l’étranger. La belle affaire ! Oh, mon Dieu, ça y est ! Le frisson de la crise, de la rouille, du crime, de l’effondrement. Mais quoi ? Tout ça c’est bon pour ceux qui vivent loin d’ici. Nous autres, toutes races confondues, je veux dire hommes et animaux, ça fait longtemps qu’on l’a compris. C’est sauvage, Detroit. L’aigle à tête blanche est en ville. On a aussi repéré un félin bien trop grand pour être un chat dans les quartiers est, la semaine dernière. Bankruptcy, ça alors ! Quelle surprise ! C’est un mot d’ordre ou une prière ? Cette ville, depuis qu’elle respire mal, c’est comme un corps malade mis en quarantaine, un héros national qui a mal tourné et s’en va sans avoir remboursé ses dettes. Ils veulent récupérer leur fric. C’est ça leur mise en faillite. Récupérer la ville surtout. Ils ont nommé un manager. Quant au maire et au gouvernement, c’est-à-dire ceux qu’on a élus, ils n’ont qu’à se charger des ruines et du nettoyage.
Le maire a dit, Nous n’oublierons jamais ce que le Brewster Project a représenté pour tant de gens ici. Moi, ça me laisse de marbre. Et je suis bien content que ma mère ne soit plus de ce monde.
Elle aurait pleuré.
Mais elle serait heureuse de me voir chez John King, parmi les bouquins. C’est bien ici, c’est même mieux que la bibliothèque municipale sur Woodward, il n’y a rien qui t’écrase, rien de savant, c’est nous, notre poussière, nos parquets usés, nos vieilles bibles, nos grands et nos mauvais écrivains, nos musiciens, nos vedettes, nos stars, nos animaux, nos recettes de cuisine. 15 dollars, l’encyclopédie des oiseaux d’Amérique du Nord. Je la prends, elle est belle, avec son tissu délavé et ses gravures à chaque page. Je redescends. Les livres débordent jusque dans l’escalier. Y a aussi quelques croûtes, des peintres du dimanche qui ont tenté un portrait de Hendrix ou de Kennedy. C’est notre grenier, John King. Aucun système informatique n’a répertorié ce qui est ici. Faut chercher, suivre les étiquettes, les genres, les tranches alphabétiques, tout est écrit à la main. Nos vies, nos rêves, nos cauchemars sont dans ces milliers de livres. 

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  • J’ai toujours pensé qu’il y a un gamin de neuf ans en chacun de nous, le meilleur comme le pire d’entre nous. Et c’est à celui-là que je m’adresse quand je cuisine quelqu’un, c’est lui que je cherche, que je veux atteindre. Y a pas besoin de violence pour faire avouer un suspect, pas besoin de briser les gens, ils le sont déjà, ils n’ont rien à perdre, faut s’approcher, les pousser à se confier, à se soulager, chercher le gosse sous le cuir, des restes d’innocence, cet âge où tu commences à mentir à ta mère sans être mauvais encore. C’est à ce môme que je donne à manger ou que j’offre une douche. À ce môme qui aurait pu être mon copain dans le Project. Que j’ai été aussi.
    Mais je n’ai jamais trouvé l’enfant de neuf ans chez celui de quatorze.
    Il aurait pourtant dû être là, pas loin, à quelques années, à portée de main, de mots. Les couches de la vie ne sont pas si épaisses, aussi dure soit-elle. Il devait être là, dans ce flot de larmes qui coulaient devant moi, j’ai creusé, cherché sa trace, les réflexes de l’enfance, le besoin de l’adulte, cette volonté qu’on a tous en nous qu’on nous fasse du bien, j’ai espéré Tim le tueur à gages en lui, mais je n’ai entrevu personne, rien ni personne que je puisse reconnaître. Il n’y avait rien de tendre à l’intérieur, aucune attente, aucune demande, aucune incompréhension, juste des glandes lacrymales programmées pour s’enclencher en cas de stress, des cordes vocales pour ânonner maman, sans que je sois sûr qu’il mesure l’affection que transportent naturellement ces deux syllabes. Je n’ai vu que le vide, le vide qui a mangé la ville et pousse en nous maintenant, chez certains de nos gosses en tout cas, qui leur bouffe le cœur, leur brûle le cerveau. J’avais devant moi un assassin de quatorze ans. Ce n’est pas lui qui a tiré. Mais j’avais l’impression qu’il pouvait devenir le pire de tous. Il savait parfaitement ce qu’il avait fait.
    – Ça en valait la peine ? je lui ai demandé.
    – Non, ça valait pas la peine.

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J’aurais pu leur dire,
À ton âge, mon père était en taule.
Ça nous faisait deux points communs. Mais je ne l’ai pas fait. Il y avait un abîme entre nous. Il y aurait eu un abîme entre eux et Tim. Un trou où l’humanité s’est dissoute, où l’on ne tue pas sur ordre, pour sauver ou gagner sa vie, mais pour rien, par désœuvrement. La vie n’a plus de valeur. Ni la leur ni celle des autres. J’abandonne à quiconque l’exploit de trouver de la lumière dans ce puits sans fond. Je n’avais rien à leur dire. Ils défaisaient mon idée des hommes, qu’il n’est personne de complètement, de radicalement mauvais.
Ni mon père…
Ni Tim…

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