L'histoire
Inspiré d'une histoire réelle. En 1515, une expédition de 3 navires espagnols est envoyée en mer sur ordre du Roi, à la conquête des Indes. Mais les voiliers ne prennent pas le bon chemin et débarquent à Rio de la Plata, à l'embouchure des fleuves Paraguay et Panara. Les membres de l'expédition sont tous exécutés par les indiens qui vivent là, sauf un jeune mousse qui restera 10 ans en leur compagnie, partagera leurs aventures et leur étrange mode de vie.Mon avis
La première édition de ce livre a été menée par Flammarion en 1987. Cette nouvelle édition est postfacée par Alberto Manguel. La traduction, de Laure Bataillon a reçu en 1988 le prix de la meilleur traduction décernée par la Maison des Écrivains et des Traducteurs (MEET). Après la mort de la traductrice, il fut décidé que le prix porterait dorénavant son nom.On oublie souvent que Juan José Saer fut l'un des plus grands écrivains argentins du Xxème siècle.Avec l'Ancêtre, il confronte le monde chrétien de l'époque à une civilisation que le narrateur, le mousse devenu vieillard , estime des plus barbares. Qui sont ces hommes et ces femmes qui se promènent totalement nus, qui font des orgies en mangeant de la chair humaine, en s'enivrant et qui pourtant le tolère et le nomme Def-ghi ? Et qui par ailleurs montrent une formidable solidarité notamment lors des hivers rigoureux ? Le narrateur est tiraillé entre répulsion et attrait pour ce peuple si étrange, qui l'accueille puis le libérera après 10 de captivité où en fait il est libre de ses mouvements et protégés par 2 indiens qui restent sobres, mangent du poissons et sont un peu ses protecteurs. Mais son retour s'avère compliqué. Certains pensent qu'il a été contaminé par les mœurs de ces sauvages.
Le génie de Saer, c'est avant tout une réflexion passionnante sur la relativité de nos vies en société, de nos exotismes respectifs, de nos repères et de nos règles codifiées, de nos liens plus ou moins distendus avec la nature, réflexion sociologique et philosophique transformée par l'auteur en véritable prouesse littéraire pour narrer deux réels, l'un dicté par la nature, l'autre dominé, imposé par l'homme qui veut tout transformer à son image. C'est également une merveilleuse réflexion sur le temps, le temps relatif et la mémoire.
Saer ne s'apitoie pas vraiment sur son héros, sur ses angoisses, sur son évolution durant ces 10 ans, non, il privilégie en effet une approche quasi sociologique des us et coutumes des indiens qu'il détaille au moyen de descriptions minutieuses à la fois terriblement réalistes, tendres et empathiques aussi. L'auteur choque d'abord par ces scènes de cannibalisme et d'orgie collective, d'une précision cinématographique, réduisant l'indien au « mauvais sauvage », pour nous montrer ensuite que ce point culminant de la vie en société est en réalité un moment unique annuel d'exultation, d'assouvissement de pulsions printanières après un hiver d'anéantissement, pour cette tribu calée le reste du temps sur un long et tranquille quotidien rythmé par les saisons, le respect de la nature, la place accordé à chacun quel que soit l'âge et le sexe, la pudeur, la propreté, la survie.
La prose de l'auteur sait capter l'indicible, l'intime, le moment suspendu, qui sait rendre compte avec une poésie métaphorique mais aussi un réalisme pointilleux, les étoiles pulvérisées sous le choc du froid saupoudrant la terre de leur poussière, les jeux d'ombre et de lumière du soleil se faufilant entre les feuilles de la forêt tropicale, tâches ondulantes, mirages de chaleur du soleil à son zénith, le bruit assourdissant du silence. Un style tout en élégance, sans emphase, sans lourdeur, sans longueur. C'est beau, ce sont des phrases qui se lisent à voix haute, qui se murmurent, qui se parcourent de nouveau pour pouvoir en déguster toute la grâce et l'inventivité.
Galerie Photos : représentations et gravures des indiens d'Amazonie au 16me siècle
Extraits :
Les murs blancs, la lumière de la bougie qui fait trembler, chaque fois qu'elle vacille, mon ombre sur le mur, la fenêtre ouverte sur l'aube silencieuse où l'on n'entend que le grattement de la plume et, de temps en temps, les grincements de la chaise, les jambes qui, engourdies, bougent sous la table, les feuilles de papier que, peu à peu, je remplis de mon écriture lente et qui vont s'empiler sur celles déjà écrites en produisant un crissement particulier qui résonne dans la pièce vide : contre ce mur épais vient battre, à moins que ce ne soit une divagation rapide et fragile d'après-dîner, le vécu.
On ne sait jamais quand on naît : l'accouchement est une simple convention. Beaucoup de gens meurent sans être jamais nés ; d'autres naissent à peine, d'autre mal, comme avortés. Certains, par naissances successives, passent de vie en vie, et si la mort ne venait pas les interrompre, ils seraient capables d'épouser le bouquet des mondes possibles à force de naître sans relâche, comme s'ils possédaient une réserve inépuisable d'innocence et d'abandon.
Toute vie est un puits de solitude qui va se creusant avec les années. Et moi qui, plus que les autres, vient du néant à cause de ma condition orpheline, j'étais déjà prémuni depuis le début contre cette apparence de compagnie qu'est une famille ; mais cette nuit- là, ma solitude, déjà grande, devint d'un coup démesurée, comme si dans ce puits qui peu à peu se creuse, le fond avait cédé, brusque, me laissant tomber dans le noir.
Un jour après les avoir vus pour la première fois, j'étais déjà si bien habitué à eux que mes compagnons, le capitaine et les vaisseaux me semblaient être les restes épars d’un rêve dont on se souvient mal, et je crois que ce fut à ce moment-là qu'il me vint pour la première fois à l'esprit - à quinze ans déjà - une idée qui depuis m'est devenue familière : le souvenir d'un fait n'est pas une preuve suffisante de son avènement véritable, pas plus que le souvenir d'un rêve que nous croyons avoir fait dans le passé, plusieurs années avant le moment où nous nous le rappelons, n'est une preuve suffisante ni de ce que le rêve ait eu lieu dans un passé lointain et non la nuit précédent le jour où nous nous le rappelons ni de ce qu'il ait pu survenir juste avant l'instant précis où nous nous le représentons comme déjà passé.
Les étoiles étaient comme à portée de main et elles étaient grandes, innombrables, sans beaucoup de noir entre elles, presque crépitantes, comme si le ciel eût été la paroi criblée d’un volcan en activité qui eût laissé apercevoir par ses trous l’incandescence interne.
S'ils agissaient de cette façon, c'est parce qu'ils avaient éprouvé, à quelque moment, avant de se sentir différents du monde, le poids du néant.
Le vice fondamental des êtres humains est de vouloir, contre vents et marées, rester vivants et en bonne santé et de chercher à tout prix à actualiser les représentations de l'espoir.
De toute façon, la mort, pour ces Indiens, ne signifiait rien. Mort et vie étaient sur le même plan et hommes, choses et animaux, vivants ou morts, coexistaient dans la même dimension. Ils voulaient, bien sûr, comme tout un chacun, rester en vie, mais mourir n'était pas pour eux plus terrible que d'autres dangers qui les rendaient fous de panique.
Il n'y avait plus qu'un ciel vide d'un bleu très lisse qui s'assombrissait par degrés et, s'approchant eût-on dit de façon insensible, si faibles encore qu'il fallait faire un effort pour les découvrir, les premières étoiles. C'étaient de petits points ténus qui semblaient briller et s'effacer, briller et s'effacer, comme si exister leur coûtât, à elles aussi à qui l'on attribue avec tant de certitude l'éternité, sueur et larmes comme à nous.
Aucune vie humaine n'est plus longue que les dernières secondes de lucidité qui précède la mort.
Ce n'étaient pas seulement les hommes qui étaient différents, mais l'espace, le soleil, la lune, les étoiles. Chaque tribu vivait dans un univers singulier, infini et unique qui ne recoupait aucunement celui des tribus voisines.
La nuit d'été, une fois calmée la rumeur des rues, envoie jusqu'à ma pièce blanche des odeurs de ciel et de chèvrefeuille qui, à mesure que le silence s'installe dans la ville, me lavent du bruit des années vécues.
Biographie :
Juan José Saer
(1937 - 2005) est un écrivain, poète, essayiste et universitaire
argentin.
Il pratiqua différents genres littéraires mais c'est
surtout dans le champ de la narration et du roman qu'il s'est exercé
et que son talent a bénéficié d'une large reconnaissance. Il est
considéré comme l'un des plus grands écrivains argentins
contemporains.
Il s'installe à Paris en 1968 et enseigne
notamment à l'université de Rennes. Il obtient le prix Nadal en
1987 pour son roman "La ocasión".
Laure Bataillon
(1928–1990) est une grande traductrice et connaisseuse de la
littérature latino-américaine. Elle a fait connaître et publier
notamment : Antonio di Benedetto, Julio Cortázar, Juan-Carlos
Onetti, Felisberto Hernandez, Antonio Skármeta, Arnaldo Calveyra,
Miguel de Francisco.
En savoir Plus :
Sur les Indiens d'Amérique latine
































