dimanche 16 octobre 2022

JUAN JOSE SAER – l'Ancêtre – Éditions Le Tripode 2022

 

L'histoire

Inspiré d'une histoire réelle. En 1515, une expédition de 3 navires espagnols est envoyée en mer sur ordre du Roi, à la conquête des Indes. Mais les voiliers ne prennent pas le bon chemin et débarquent à Rio de la Plata, à l'embouchure des fleuves Paraguay et Panara. Les membres de l'expédition sont tous exécutés par les indiens qui vivent là, sauf un jeune mousse qui restera 10 ans en leur compagnie, partagera leurs aventures et leur étrange mode de vie.


Mon avis

La première édition de ce livre a été menée par Flammarion en 1987. Cette nouvelle édition est postfacée par Alberto Manguel. La traduction, de Laure Bataillon a reçu en 1988 le prix de la meilleur traduction décernée par la Maison des Écrivains et des Traducteurs (MEET). Après la mort de la traductrice, il fut décidé que le prix porterait dorénavant son nom.On oublie souvent que Juan José Saer fut l'un des plus grands écrivains argentins du Xxème siècle.

Avec l'Ancêtre, il confronte le monde chrétien de l'époque à une civilisation que le narrateur, le mousse devenu vieillard , estime des plus barbares. Qui sont ces hommes et ces femmes qui se promènent totalement nus, qui font des orgies en mangeant de la chair humaine, en s'enivrant et qui pourtant le tolère et le nomme Def-ghi ? Et qui par ailleurs montrent une formidable solidarité notamment lors des hivers rigoureux ? Le narrateur est tiraillé entre répulsion et attrait pour ce peuple si étrange, qui l'accueille puis le libérera après 10 de captivité où en fait il est libre de ses mouvements et protégés par 2 indiens qui restent sobres, mangent du poissons et sont un peu ses protecteurs. Mais son retour s'avère compliqué. Certains pensent qu'il a été contaminé par les mœurs de ces sauvages.

Le génie de Saer, c'est avant tout une réflexion passionnante sur la relativité de nos vies en société, de nos exotismes respectifs, de nos repères et de nos règles codifiées, de nos liens plus ou moins distendus avec la nature, réflexion sociologique et philosophique transformée par l'auteur en véritable prouesse littéraire pour narrer deux réels, l'un dicté par la nature, l'autre dominé, imposé par l'homme qui veut tout transformer à son image. C'est également une merveilleuse réflexion sur le temps, le temps relatif et la mémoire.

Saer ne s'apitoie pas vraiment sur son héros, sur ses angoisses, sur son évolution durant ces 10 ans, non, il privilégie en effet une approche quasi sociologique des us et coutumes des indiens qu'il détaille au moyen de descriptions minutieuses à la fois terriblement réalistes, tendres et empathiques aussi. L'auteur choque d'abord par ces scènes de cannibalisme et d'orgie collective, d'une précision cinématographique, réduisant l'indien au « mauvais sauvage », pour nous montrer ensuite que ce point culminant de la vie en société est en réalité un moment unique annuel d'exultation, d'assouvissement de pulsions printanières après un hiver d'anéantissement, pour cette tribu calée le reste du temps sur un long et tranquille quotidien rythmé par les saisons, le respect de la nature, la place accordé à chacun quel que soit l'âge et le sexe, la pudeur, la propreté, la survie.

La prose de l'auteur sait capter l'indicible, l'intime, le moment suspendu, qui sait rendre compte avec une poésie métaphorique mais aussi un réalisme pointilleux, les étoiles pulvérisées sous le choc du froid saupoudrant la terre de leur poussière, les jeux d'ombre et de lumière du soleil se faufilant entre les feuilles de la forêt tropicale, tâches ondulantes, mirages de chaleur du soleil à son zénith, le bruit assourdissant du silence. Un style tout en élégance, sans emphase, sans lourdeur, sans longueur. C'est beau, ce sont des phrases qui se lisent à voix haute, qui se murmurent, qui se parcourent de nouveau pour pouvoir en déguster toute la grâce et l'inventivité.

Galerie Photos : représentations et gravures des indiens d'Amazonie au 16me siècle

 







Extraits :

  • Les murs blancs, la lumière de la bougie qui fait trembler, chaque fois qu'elle vacille, mon ombre sur le mur, la fenêtre ouverte sur l'aube silencieuse où l'on n'entend que le grattement de la plume et, de temps en temps, les grincements de la chaise, les jambes qui, engourdies, bougent sous la table, les feuilles de papier que, peu à peu, je remplis de mon écriture lente et qui vont s'empiler sur celles déjà écrites en produisant un crissement particulier qui résonne dans la pièce vide : contre ce mur épais vient battre, à moins que ce ne soit une divagation rapide et fragile d'après-dîner, le vécu.

  • On ne sait jamais quand on naît : l'accouchement est une simple convention. Beaucoup de gens meurent sans être jamais nés ; d'autres naissent à peine, d'autre mal, comme avortés. Certains, par naissances successives, passent de vie en vie, et si la mort ne venait pas les interrompre, ils seraient capables d'épouser le bouquet des mondes possibles à force de naître sans relâche, comme s'ils possédaient une réserve inépuisable d'innocence et d'abandon.

  • Toute vie est un puits de solitude qui va se creusant avec les années. Et moi qui, plus que les autres, vient du néant à cause de ma condition orpheline, j'étais déjà prémuni depuis le début contre cette apparence de compagnie qu'est une famille ; mais cette nuit- là, ma solitude, déjà grande, devint d'un coup démesurée, comme si dans ce puits qui peu à peu se creuse, le fond avait cédé, brusque, me laissant tomber dans le noir.

  • Un jour après les avoir vus pour la première fois, j'étais déjà si bien habitué à eux que mes compagnons, le capitaine et les vaisseaux me semblaient être les restes épars d’un rêve dont on se souvient mal, et je crois que ce fut à ce moment-là qu'il me vint pour la première fois à l'esprit - à quinze ans déjà - une idée qui depuis m'est devenue familière : le souvenir d'un fait n'est pas une preuve suffisante de son avènement véritable, pas plus que le souvenir d'un rêve que nous croyons avoir fait dans le passé, plusieurs années avant le moment où nous nous le rappelons, n'est une preuve suffisante ni de ce que le rêve ait eu lieu dans un passé lointain et non la nuit précédent le jour où nous nous le rappelons ni de ce qu'il ait pu survenir juste avant l'instant précis où nous nous le représentons comme déjà passé.

  • Les étoiles étaient comme à portée de main et elles étaient grandes, innombrables, sans beaucoup de noir entre elles, presque crépitantes, comme si le ciel eût été la paroi criblée d’un volcan en activité qui eût laissé apercevoir par ses trous l’incandescence interne.

  • S'ils agissaient de cette façon, c'est parce qu'ils avaient éprouvé, à quelque moment, avant de se sentir différents du monde, le poids du néant.

  • Le vice fondamental des êtres humains est de vouloir, contre vents et marées, rester vivants et en bonne santé et de chercher à tout prix à actualiser les représentations de l'espoir.

  • De toute façon, la mort, pour ces Indiens, ne signifiait rien. Mort et vie étaient sur le même plan et hommes, choses et animaux, vivants ou morts, coexistaient dans la même dimension. Ils voulaient, bien sûr, comme tout un chacun, rester en vie, mais mourir n'était pas pour eux plus terrible que d'autres dangers qui les rendaient fous de panique.

  • Il n'y avait plus qu'un ciel vide d'un bleu très lisse qui s'assombrissait par degrés et, s'approchant eût-on dit de façon insensible, si faibles encore qu'il fallait faire un effort pour les découvrir, les premières étoiles. C'étaient de petits points ténus qui semblaient briller et s'effacer, briller et s'effacer, comme si exister leur coûtât, à elles aussi à qui l'on attribue avec tant de certitude l'éternité, sueur et larmes comme à nous.

  • Aucune vie humaine n'est plus longue que les dernières secondes de lucidité qui précède la mort.

  • Ce n'étaient pas seulement les hommes qui étaient différents, mais l'espace, le soleil, la lune, les étoiles. Chaque tribu vivait dans un univers singulier, infini et unique qui ne recoupait aucunement celui des tribus voisines.

  • La nuit d'été, une fois calmée la rumeur des rues, envoie jusqu'à ma pièce blanche des odeurs de ciel et de chèvrefeuille qui, à mesure que le silence s'installe dans la ville, me lavent du bruit des années vécues.

Biographie :

Juan José Saer (1937 - 2005) est un écrivain, poète, essayiste et universitaire argentin.
Il pratiqua différents genres littéraires mais c'est surtout dans le champ de la narration et du roman qu'il s'est exercé et que son talent a bénéficié d'une large reconnaissance. Il est considéré comme l'un des plus grands écrivains argentins contemporains.
Il s'installe à Paris en 1968 et enseigne notamment à l'université de Rennes. Il obtient le prix Nadal en 1987 pour son roman "La ocasión".


Laure Bataillon (1928–1990) est une grande traductrice et connaisseuse de la littérature latino-américaine. Elle a fait connaître et publier notamment : Antonio di Benedetto, Julio Cortázar, Juan-Carlos Onetti, Felisberto Hernandez, Antonio Skármeta, Arnaldo Calveyra, Miguel de Francisco.

En savoir Plus :


Sur les Indiens d'Amérique latine




Bérengère Cournut – Zizi Cabane – Editions Le tripode – 2022

 

L'histoire

Odile, mère de 3 enfants, disparaît un jour. Attirée par le ruisseau qui passe près de leur maison, elle s'y coule. Après le chagrin et l'inexpliquée disparition, des éléments étranges se produisent dans la maison que le couple avait acheté en Normandie, et retapée. Une source mystérieuse se met à couler dans la maison et devient inhabitable. Nul ne se doute de la présence de la mère transformée en eaux. La petite dernière surnommée Zizi Cabane, petite dernière chérie et affublée de ce surnom, tradition familiale oblige, ressent un chagrin immense qu'elle ne peut exprimer et qu'elle cache sous son exubérance. L'arrivée de Tante Jeanne et du bienveillant Monsieur Tremble qui prétend être le père biologique d'Odile apportent leur soutien et leurs aides à cette drôle de famille. Et même quand le pire arrive, c'est aussi un libération.

 

Mon avis

Ce n'est pas un livre mais un conte pour adulte que nous offre Bérengère Cournut, qui cette fois nous raconte un autre voyage.

De plus la couverture du livre est magnifiquement illustrée par Astrid Jourdain, ce qui en fait un bel objet, ce qui est aussi agréable. Une belle fresque qui s'étend sur 4 pages, cela nous change un peu.

Ici tout est onirique. Le roman est raconté par les voix des différents protagonistes, notamment O (Odile, ou l'Eau), cet élément féminin. D'emblée de jeu le lecteur sait où est Odile (prénom aussi du Cygne Blanc dans le plus célèbre des ballets où l'Ophélie d'Hamlet). Puis les voix des enfants, l’aîné aventurier est surnommé Béguin, un beau gosse. Le cadet Chiffon (parce qu'il se servait de chiffons comme doudous) adore la géographie et dessine des cartes imaginaires. La petite Zizi grandi entourée de ses frères et de son père surnommé Ferment, un homme qui n'arrive pas à oublier sa femme, tente de reconstruire sans cesse cette maison qui prend l'eau de partout.

Odile reste là pour veiller sur ces enfants puis elle devient fleuve, océan, puis vent qui se disperse et finit par ne plus exister, tout comme elle s'efface aussi de la mémoire de sa famille. Sans jamais perdre le lecteur, elle passe d'une voix à l'autre, entrecoupé des poèmes/messages d'Odile.

Comment faire face à l'abandon et au deuil ? Peut-être par le biais des contes ou des mythes ? Ici chacun trouve ses réponses, entre poésie, imaginaire, et révèle son tempérament. Ici Mère Nature est à la fois l'amie ou l'ennemie, mais ce livre n'est pas du tout du genre « nature writing ». Un joli conte onirique qui plaira aux gens sensibles aux atmosphères étranges, et qui renouvelle l'art du genre.

Pour adultes qui sont restés de grands enfants. Pas un chef œuvre mais un livre qui vous fait voyager ailleurs, dans le monde mystérieux des sources, des eaux libres et des vents tumultueux.

Galeries photos : les plus beaux tableaux sur l'eau

 







Extraits :

  • Oh, oh ! Je ne pleure pas, esquive-t-elle en souriant. J'arrose simplement les pensées que j'ai mises en terre récemment.

  • Je sais bien que tout ça n'est qu'une Illusion, que je ne devrais pas m'accrocher à cette maison. Mais tant que tu l'habiteras, Odile, même en rêve, je ne pourrai pas la quitter. Alors je fais des plans de sauvegarde, je tente des expériences... Cette source ne me fait plus râler. Je suis à deux doigts de croire qu'elle est une chance. En tout cas, elle m'occupe l'esprit, m'empêche de devenir fou en pensant à toi, à ce que tu es devenue et qu'on ne sait pas.

  • Je réponds que si on arrive pas à dialoguer avec la petite parcelle qui nous échoit, on ne comprendra jamais rien aux territoires qu'on habite.

  • Jadis, j’ai dû avoir un lien avec tout ça, ces deux enfants-là et la façon dont, cette nuit, ils hantent le paysage. Mais ce soir, je ne suis qu’un souffle, un vent faible qui enrage de ne pouvoir mieux appeler l’orage

  • Il faudra que tu sois brave alors, il ne faudra pas le retenir.
    Nous débordons tous un jour du lit qui ne peut plus nous contenir.
    Oh, Ferment… si tu savais comme je danse là-bas, dans le grand
    large et le froid. Comme je t’aime aussi – et comme je m’abreuve
    au brouillard de tes nuits…

  • Je prends avec moi les rêves de deux petits, celui de Chiffon, celui de Zizi. Ils sont fous, ces deux-là ! Emplis d’eau et de marais spongieux, habités par des brumes sans mémoire, ils voyagent dans des paysages qui sont comme eux, sans âge ni origine.

  • Je suis le vent, Jeanne
    Et je vous emporte tous
    plus loin encore
    là où le chagrin et la mort
    ne sont plus rien

Biographie :

Née en 1979, Bérengère Courut est correctrice dans la presse et l’édition et écrivaine.

Un temps secrétaire du traducteur Pierre Leyris, dont elle accompagne les œuvres posthumes chez l’éditeur José Corti (Pour mémoire, 2002 ; La Chambre du traducteur, 2007), elle publie son premier roman, "L’Écorcobaliseur", en 2008.
Elle a publié trois livres aux éditions Attila et deux plaquettes de poésie à L’Oie de Cravan, où elle déploie un univers littéraire onirique empreint de fantaisie langagière.

Elle est également auteure de "Palabres" (Attila, 2011), publié sous le pseudonyme Urbano Moacir Espedite en collaboration avec Nicolas Tainturier (ils apparaissent en page de couverture comme "traducteurs du portugnol").
Enfin, elle publie en 2016 un roman intitulé "Née contente à Oraibi" (Éditions Le Tripode) inspiré d'un voyage qu'elle a fait sur les plateaux de l'Arizona, à la rencontre de la tribu amérindienne des Hopis.

 

vendredi 14 octobre 2022

ELIF SHAFAK – L'île aux arbres perdus – Flammarion 2021

 

L'histoire

Ada, 16 ans est la fille de Kostas, et de Defne, se remet difficilement du décès de sa mère. Elle est la fille d'un amour difficile, celui d'un jeune grec et d'une jeune turque qui se voient en cachette à Nicosie, alors que l’année 1974 est marquée par une guerre fratricide, menée d'une part par la dictature des généraux grecs et la Turquie, ce qui amènera à la partition de l’île, grecque au sud et turque au nord, faisant au moins 15 000 morts, et plus de 2000 disparus.Kostas est envoyé par sa mère à Londres où il suit des études en tant que géographe et conservateur de l'environnement. Il reste toujours amoureux de Defn qui est archéologue et travaille pour identifier les cadavres des disparus. Malgré l'opposition de la famille turque, ils réussissent à fuir l'île pour rejoindre Londres. Ada sent instinctivement que quelque chose s'est passé avant sa naissance. L'arrivée de sa tante Meyem, la sœur de sa mère ne l'aide pas. Seul le figuier qu'a emporté son père dans ces bagages sait.


Mon avis

Encore un très beau livre, illuminé par la plume d'Elif Shafak.

Elle nous compte l'histoire de ses exilés, de ces gens dont les racines sont arrachées et commence à s'oublier. Comme Ada, qui est une adolescente de son époque, branchée sur son smartphone. En face d'elle un père taciturne mais aimant, qui ne comprend pas toujours sa fille, et une tante, d'abord rejetée comme une étrangère puis petit à petit adoptée. Meyem, élevée dans la tradition musulmane est bonne cuisinière, aimante, croit aux djinns (des esprits malins) et a connu un mariage avec un époux qui la battait. Et puis il y a la grande absente, Defne, la mère, une femme au fort caractère, qui va franchir le pire des tabous, épouser un chrétien. Mais aussi s’abîmer dans l’alcool, parce qu'elle cache une profonde blessure ?

Le roman s’échelonne de 1974, 2000 et 2010. Ce qui ne perd pas le lecteur, les têtes des chapitres nous précisent les actions. Mais surtout le roman fait la part belle aux arbres et à ce vieux figuier, qui raconte l'histoire. Arbre millénaire, il a connu les jours heureux, a été incendié, a vu la folie des hommes dans la guerre, les trahisons, C'est une de ses branches coupées qu'a rapporté Kostas dans sa valise à Londres, et qu’il a tenté de faire vivre l'arbre sous un climat qui n'est pas le sien. Le figuier c'est la voix de la raison , la voix de l'humanité. On apprend aussi beaucoup sur la communication entre les arbres, même si ce n'est plus nouveau aujourd'hui, mais c'est raconté avec tant de finesse qu'on aime ce vieux figuier qui a sa part de magie. Et ce roman semble être construit comme les ramifications d'un arbre, celles visible d'une famille qui se recompose, et celles invisibles de l'amour inconditionnel.

Pour écrire ce livre, l'auteure turque s'est largement documentée sur l'histoire de Chypre et s'inspire de fait réels (elle nous donne toutes ses références en fin de livre). Elle y mêle aussi des légendes chypriotes, et l'on se rend compte que les deux cultures sont proches, en dépit des religions qui s'affrontent. Qu'elles soit chrétiennes orthodoxes ou musulmanes, les femmes restent unies en ce qui concerne la maternité par exemple ou dans la vie d'avant la séparation. Dans le restaurant « Le figuier heureux » tenu par un couple gay mixte, tout le monde se côtoie, on y mange une délicieuse cuisine qui est un savant mélange des cuisines grecques et turques. Même la langue chypriote se rapproche des deux civilisations.

Fervente plaidoirie pour la paix, contre les exils forcés et contre des traditions d'un autre âge pour les femmes, peu importe les communautés, ce roman a le charme envoûtant de l'Orient, on y respire le jasmin, la rose, le miel, le ciel bleu mais on se heurte aussi à la folie des hommes, aux intolérances qui jaillissent par traditions ou par haines du moment.

Galerie Photo

Elof Shafak

Mur de Nicosie (partition)


Un figuier commun


Nicosie nord


Vue de Nicosie aujourd'hui


Partition de Chypre - 1974

 

Extraits :

  • Figuier :Les humains ! A force de les observer depuis si longtemps,je suis arrivé à une triste conclusion: ils n'ont pas vraiment envie d'en savoir plus long sur les plantes.Ils ne veulent pas savoir si nous sommes capables de volonté, d'altruisme et de solidarité. Même s'ils trouvent ces questions intéressantes à je ne sais quel niveau abstrait, ils préféreraient les laisser inexplorées, irrésolues.Ils trouvent plus commode,j'imagine de supposer que les arbres, qui n'ont pas de cerveau au sens conventionnel, ne peuvent connaître que l'existence la plus rudimentaire.
    Eh bien...aucune espèce n'est forcée d'aimer une autre espèce, ça c'est sûr. Mais si vous prétendez, comme le font les humains, être supérieurs à toutes les formes de vie passée ou présentes, alors il faut acquérir un minimum de compréhension des plus anciens organismes vivant sur terre,qui étaient ici longtemps avant votre arrivée et y seront encore après votre départ.

  • La capitale était divisée par une zone qui la tranchait de part en part comme un coup de lame à travers le cœur. Le long de ligne de démarcation – la frontière – s’étalaient des maisons en ruine criblées de balles, des jardins vides scarifiés d’éclats de grenade, des magasins à l’abandon bardés de planche, des portails en fer forgé pendant à l’horizontal de leurs gongs brisés, des voitures luxueuses d’un autre âge rouillant sous des épaisseurs de poussières… Les rues étaient bloquées par des rouleaux de barbelés, piles de sacs de sable, tonnelets remplis de ciment, tranchées antichars et tours de guet. Les rues s’arrêtaient brusquement, comme des pensées inachevées, des sentiments non résolus.
    Nicosie, aujourd’hui la seule capitale divisée du monde. Ma ville natale.

  • C’est cela l’effet qu’ont sur nous les migrations et relocalisations : quand on quitte son foyer pour des rivages inconnus, on ne continue pas tout simplement comme avant ; une partie de soi doit mourir à l’intérieur pour qu’une autre puisse tout recommencer.

  • Les enfants des humains apprennent à peindre la terre d’une seule couleur. Ils imaginent le ciel en bleu, l’herbe en vert, le soleil en jaune, et la terre entièrement marron. Si seulement ils le savaient, ils ont des arcs-en-ciel sous leurs pieds.

  • Des ramures de glycine grimpaient sur les murs blanchis à la chaux, cherchant à atteindre les nuages, emplies de cet espoir que seuls connaissent les rêveurs.

  • Il était une fois un souvenir, à l’autre bout de la Méditerranée, où s’étendait une île si belle et si bleue que les nombreux voyageurs, pèlerins, croisés, marchands qui en tombaient amoureux souhaitaient ne plus jamais en repartir, ou tentaient de la remorquer par des cordes de chanvre jusque dans leur pays.
    Des légendes, peut-être. Mais les légendes sont là pour nous dire ce que l’histoire a oublié.

  • Elle avait envie de s’enrouler autour de ses paroles, d’en faire un bouclier comme des mains en coupe pour protéger une flamme du vent.

  • Si vous allez à Chypre aujourd’hui, vous trouverez encore des tombes de veuves grecques et de veuves turques, gravées dans des alphabets différents mais formulant la même requête : Si vous trouvez mon mari, veuillez l’enterrer près de moi.

  • Où commence-t-on l'histoire de quelqu'un quand chaque vie se compose de plus d'un fil, quand ce qu'on appelle naissance n'est pas le seul début, ni la mort exactement une fin ?

  • Tout, lui fit écho Meryem. Mais personne ne sait tout. Ni moi, ni ton père...nous saisissons seulement des pièces et des morceaux, chacun de nous, et parfois tes morceaux ne collent pas avec les miens et alors à quoi ça sert de parler du passé, ça ne fait que blesser tout le monde. Tu sais ce qu'on dit, retiens ta langue prisonnière dans ta bouche. La sagesse se compose de dix parties : neuf de silence, une de mots.

  • Dans tous les mythes et les contes de fées, une femme qui enfreint les conventions sociales est toujours punie. Et en général, le châtiment est psychologique, mental. Classique, n'est-ce pas ? Tu te rappelles la première femme de Mr Rochester dans Jane Eyre ? Polyphonte est notre version méditerranéenne de la femme démente, sauf que nous ne l'avons pas enfermée dans le grenier, nous l'avons jetée en pâture à un ours. Une fin tout sauf civilisée pour une femme qui ne voulait pas faire partie de la civilisation.


Biographie :

Elif Shafak, est une écrivaine turque né en 1971. Elle est la fille d’une diplomate turque. Élevée par sa mère après le divorce de ses parents, elle a passé son adolescence à Madrid puis à Amman, en Jordanie, avant de retourner en Turquie.

Diplômée en relations internationales de la Middle East Technical University d'Ankara, elle est aussi titulaire d'un master en genre et études féminines dont le mémoire portait sur la circulaire Compréhension des derviches hétérodoxes de l'islam.
"The Saint Of Incipient Insanities" (2004) est le premier roman que Şafak écrit en anglais. Elle y raconte les vies d'immigrants musulmans à Boston et visite le sentiment d'exclusion que ceux-ci peuvent ressentir aux États-Unis.

Lorsqu'elle y met la touche finale en 2002, Şafak est chargée de cours au Mounty Holyoke College (dans le Massachusetts) auprès de la chaire de Women's Studies.
Elle enseigne ensuite à l'université du Michigan dans la discipline “Gender and Women's Studies”. L'année suivante, elle devient professeur à temps plein au département des Études du Proche-Orient à l'université d'Arizona.
Après la naissance de sa fille en 2006, Şafak souffre de dépression post-partum pendant plus de 10 mois. Elle aborde cette période dans son premier roman autobiographique ("Lait noir") et y combine fiction et diverses formes de non-fiction.
Internationalement reconnue, elle est l'auteur d'une douzaine de livres, dont "La Bâtarde d'Istanbul" et "Bonbon Palace" qui sont des best-sellers en Turquie.
Elif Şafak écrit aussi des articles pour des journaux et magazines en Europe et aux États-Unis, des scripts pour séries télévisées et des paroles de chansons pour des musiciens rock.

En savoir Plus :

Sur l'histoire de Chypre

Sur les figuiers


jeudi 13 octobre 2022

TIFFANY McDANIEL – l’été où tout a fondu – Gallmeister - 2022

 

L'histoire

Fielding, 82 ans, vit dans chichement dans un mobile-home pourri en Arizona. Il passe ses nuits solitaires à se souvenir de cet été 1984, l'été de tous les dangers. Son père, le Procureur de la petite ville de Breathed, Ohio est tiraillé entre la lutte entre le bien et le mal. Il passe une petite annonce pour convoquer le diable. Le lendemain se présente un adolescent de 13 ans, noir comme l'ébène, aux yeux émeraudes, qui dit être l'un des avatars de Satan. Cet enfant, de ait profondément gentil, va se heurter aux mentalités étriquées de cette ville perdue quelque part dans les contreforts des montagnes Appalaches. L'enfer ne fait que commencer.


Mon avis

Attention chef d’œuvre absolu.

On se souvient du succès international de Betty de la jeune Tiffany Mc Daniels, couronné de 7 prix littéraires internationaux. Gallmeister a fait traduire son tout premier roman, antérieur à Betty et il est incandescent.

L'auteure joue avec le temps. L'action se passe en 1984, l'année orwellienne par excellence. Dans ce village de Breathed l'apparition du « diable » en la personne du petit Sal correspond à une sécheresse (qui nous rappelle celle que nous avons connue cet été 2022). Les températures montent, les esprits s’échauffent. Sal est accueilli comme un fils par la famille Bliss. Ce garçon, très intelligent et apaisant, n'a rien d’un n Satan infernal. Il devient le meilleur ami de Fielding, son autre frère.

Mais des événements curieux vont se produire, des décès dus à des accidents mais les gens du village ne l'entendent pas ainsi. Le responsable est tout trouvé, avec sa peau noire, et ce racisme infernal d'une communauté stupide menée par un homme au physique disgracieux et de très petite taille, Elohim.

Dans une écriture grandiose, qui nous fait une fois de plus passer par toute la palette des émotions, Tiffany Mc Daniel livre un combat contre le racisme contre les personnes de couleurs, encore plus cruel qu'il s'agir d'un enfant, qui n'est sûrement pas le diable, mais juste un gosse maltraité et abandonnés par sa famille et qui est aimé comme un fils et comme un frère par la famille Bliss (Blis en anglais veut dire heureux).

La romancière s'amuse aussi avec les noms : Grand le frère aîné, promis à une belle carrière de footballeur (foot américain) masque sous ses muscles un secret qui va le perdre. Stella, l'étoile, la mère généreuse, protectrice, même si elle a peur de la pluie et ne sort jamais de sa maison règne comme une bonne fée sur sa famille. Autopsy, le père est un homme taciturne, qui est obsédé par le fait de rendre de mauvais jugement et d'envoyer des innocents en prison. C'est un homme respectable, respecté que le chagrin va anéantir. Elohim (mot qui signifie Dieu dans la Torah juive – voit ici https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89lohim – est un homme miné par le fait que sa femme l'a trompé avec un peintre noir et si il enseigne son art (restaurer des flèches d'églises, des toitures) a Fielding, c'est un homme impulsif qui voue une haine profonde à tous les gens de couleur et finit par semer la zizanie.

Et puis il y a Fielding, qui raconte son histoire, et sa vie. Son année 1994 où lui aussi n'était qu'un gosse, l'admiration qu'il voue à son frère, l'amitié sans faille qu'il voue à son ami Sal. Sa vie à jamais bousillée par cet été, et le reste de sa vie menée un peu au gré des événements, exerçant tout les petits métiers, buvant pas mal, ne réussissant pas à s'attacher à une compagne et excluant l'idée d'être père, c'est un vieillard (nous sommes alors être dans les années 2060 qui n'ont rien de futuristes) solitaire qui attend la mort et surtout son âme qu'il pense voué aux enfers.

Il y a une subtile distorsion du temps. Les années 1984, si elles sont illustrées par quelques musiques de l'époque ressemblent plus aux années 50. Stella porte des robes et un tablier tout droit sortis d'une pub pour ménagère des années anciennes ; Son mari, malgré la chaleur ne sort qu'en complet trois pièces et cravate. Ici pas de chaînes commerciales ou de ces boutiques uniformes qui poussent partout. Des petits commerces, dans Maine Lane, tenus par des artisans. Pas de ces motels ou cafés que l'on trouve partout aux USA, pas de Starbucks ou de Mac DO. C'est une Amérique rurale, celle des petites gens, sans trop de culture, qui vivent de l'agriculture, du petit commerce. Les voisins ne sont pas aimables mais les rumeurs vont bon train. Les femmes battues cachent leurs bleus sous des tonnes de maquillage, l'insulte suprême est de traiter de « pédé » un jeune homme. Ce sont aussi les années Sida, et les croyances de l'époque y sont parfaitement identifiées. On ne serrerait jamais une personne victime du VIH à Breathed.

Mais au-dessus de tout, il y a ce magnétisme « diabolique » de l'écriture de Tiffany Mc Daniel. On ne s'ennuie pas un instant, la poésie fait suite à l'horreur, la beauté des paysages se calcine dans la fournaise, l'amour intense de Fielding envers ses deux frères nous arrache des larmes mais il y a aussi des petits traits d'humour, et beaucoup de magie, ou d'imaginaire sous la plume de cette écrivaine qui n'avait que 18 ans lorsqu'elle a écrit ce livre.

Si vous ne deviez n'en lire qu'un c'est celui-ci et pas un autre.

Photos de l'Ohio coté Appalaches




Extraits :

  • C'est à force de petits efforts de bravoure que l'on parvient à vaincre la peur. Avec le temps, ces petits efforts mèneront à l'effort final aboutissant à la grande défaite de la peur. C'est en tout cas ce que nous dit le texte vivace de l'espoir, nous incitant à nous échapper de cette prison qu'est le cercle de la peur.

  • C’est de 1984 qu’il est question. L’année où, selon George Orwell, on parviendrait à nous convaincre que deux et deux font cinq. Dans son roman, il a démontré que l’esprit humain peut être contrôlé. Dans la réalité, ces gens ont démontré exactement la même chose.
    “Ce que ces malheureux recherchaient désespérément, c’était une lumière. Mais le problème avec la lumière, c’est qu’elle a toujours la même apparence quand on est dans le noir, et on est incapable de dire si l’énergie qui la fait briller est bonne ou mauvaise, parce que cette lumière vous aveugle et vous empêche de voir sa source. Tout ce que vous savez, c’est qu’elle vous sauve des ténèbres. C’est tout ce que savaient les adeptes d’Elohim. Ils étaient plongés dans les ténèbres de leur douleur personnelle, et voilà qu’apparaît cet Elohim, qui brille d’une lumière si vive. Ils ont tendu la main vers cette lumière, et pendant qu’elle détournait leur attention, pendant qu’elle leur procurait un faux réconfort, la sinistre puissance qui l’alimentait accomplissait son œuvre, et avant que l’un ou l’autre d’entre eux ait pu s’en apercevoir, cette lumière ne s’employait plus à les sauver, elle s’employait à les changer. À les contrôler. Cette lumière qui les contrôlait, c’était Elohim.

  • Tout amour conduit au cannibalisme. Je le sais à présent. Tôt ou tard, notre cœur finit, sinon par dévorer l’objet de notre affection, tout au moins par nous dévorer nous-mêmes. Les dents sont le miracle du cœur. Qu’une bouche puisse surgir de cet organe sans gorge et avoir faim de la chair de quelqu’un d’autre, du cœur de quelqu’un d’autre, n’est rien de moins qu’un miracle.
    Tomber amoureux est la plus belle aventure de notre espèce, et lorsque l’amour, commençant à bourgeonner, s’enroule délicieusement autour de notre âme, nous cédons aux crocs du cœur et prions – oui, nous prions – devant l’infini pour que tout amour puisse avoir sa chance, sa propre part de miracle. Pourtant, les miracles semblent ne pas être de mise lorsque les amants sont jeunes, comme s’il y avait, dans leur jeunesse même, une prophétie presque inéluctable.

  • Défendre le diable, ça veut dire défendre ce qu’il peut y avoir de bien dans le mal.

  • La chaleur est arrivée avec le diable. C’était l’été 1984. Le diable avait bien été invité, mais pas la chaleur. On aurait pourtant dû s’y attendre. Après tout, la fournaise n’est-elle pas un attribut du diable ? L’un ne va pas sans l’autre. Cette chaleur n’a pas seulement fait fondre des réalités tangibles, telle que la glace, le chocolat ou les popsicles. Elle a aussi fait fondre des choses abstraites. La peur, la foi, la colère, ainsi que les repères les plus fiables du sens commun. Elle a aussi fait fondre des vies, les privant d’un avenir, enseveli sous les pelletées de terre du fossoyeur.

  • Tu peux imaginer tout ce que tu veux, dans le noir. Tu peux imaginer que ton père t'aime, tu peux imaginer que ta mère n'est pas déçue, tu peux imaginer que tu as... de l'importance. Que tu signifies quelque chose pour quelqu'un.

  • La peur est la première ombre derrière l’ignorance.

  • Maman avait raison. La chaleur poussait les gens à s'abandonner à leurs pires penchants. Peut-être même leur donnait-elle la confiance nécessaire pour agir de façon insensée, imprudente, irraisonnée. Par une telle chaleur, les mains s'épanouissent en poings. Les poings sont les fleurs de la saison de la folie.

  • Tu sais d’où vient le mot enfer ? (Il a croisé les mains sur ses genoux.) Après ma chute, j’ai pas arrêté de me répéter, Dieu va me pardonner, Il ne me laissera pas enfermé là. Dieu va me pardonner, Il ne me laissera pas enfermé là. Après des siècles passés à répéter ça, j’ai commencé à raccourcir ce refrain. Il ne me laissera pas enfermé. Et peu à peu, ça a fini par donner, pas enfermé. Pas enfermé.

  • Jamais plus je ne retrouverai mon frère, même s'il revient un jour, parce que cette nuit-là il est mort, il a disparu, et les choses disparues cessent de devenir plus que ce qu'elles étaient. C'est cela, la tragédie de perdre un frère aîné. Il reste figé à jamais. Vous, vous continuez, et un jour, vous devenez le plus âgé des deux. C'est ce qui empêche la famille de former à nouveau un tout.

  • Dans ce monde où si peu de choses sont données, comment peux-tu ne pas être en admiration devant ce que tu as ?

  • Je serai le garçon noir. Tu seras la fille blanche. Et le monde entier dira non. Mais nous, on dira oui, et la seule éternité qui comptera, ce sera nous.

  • Par une telle chaleur les mains devenaient un épanouissement de poings. Les poings fleurissent à la saison de la folie.

  • Parfois, je me dis que les frères aînés ne devraient pas être permis. On tombe trop facilement amoureux d'eux. Ils sont tous pour nous et pendant ce temps, ils souffrent dans leur coin pour être à la hauteur de nos attentes.

  • C'est à force de petits efforts de bravoure que l'on parvient à vaincre la peur.

  • Il y avait une flaque pour Dresden. Une flaque pour Granny. Et une pour le garçon qui nous avait tous changés. Sal. Une flaque qui n’aurait jamais existé s’il n’y avait pas eu aussi celle du sens commun des habitants de la ville. Quant à la dernière, celle qui a produit les plus grandes éclaboussures...C’était la flaque laissée par mon innocence, et ses éclaboussures retombent encore dans le présent, comme elles continuent à retomber dans cet immuable toujours, formant une mare, pour me ramener inlassablement en arrière.




Biographie :
Née en 1985 dans l’Ohio, Tiffany McDaniel est une romancière, poétesse et artiste visuelle américaine.
Auteure autodidacte sans formation artistique universitaire particulière, elle écrit de nombreux textes non publiés avant que son premier roman, "L'Été où tout a fondu" ("The Summer That Melted Everything", 2016), soit finalement accepté par un éditeur.
Son deuxième roman "Betty" (2020), particulièrement remarqué par la critique lors de sa parution en français, reçoit le prix du roman Fnac 2020 et le Prix America du meilleur roman 2020. Tiffany McDaniel s’inspire de la vie de sa mère, une métisse cherokee, pour livrer un roman enchanteur et tragique.
Elle vit à Circleville dans l'Ohio. Son site : https://www.tiffanymcdaniel.com/


En savoir Plus :

Enfin sur le diable : https://fr.wikipedia.org/wiki/Diable



Hye-Youg PYUN – Le jardin – Rivages poche 2021

Ogui, la quarantaine, se réveille après un terrible accident de voiture qui a coûte la vie à sa femme. Totalement paralysé, il ne peut communiquer qu'avec des battements de paupières. Mais Ogui a encore la faculté de penser et il passe en revue sa vie : ses dures études, les rapports complexes avec sa femme, à la personnalité fluctuante et parfois insaisissable. 

Ogui retourne chez lui, et c'est sa belle-mère qui s'occupe de lui. Elle aussi est une femme étrange et peu à peu les rapports entre cette femme mutique prennent une tournure étrange. Toute la subtilité de ce roman tient en ce huit-clos et le point du vue d'Ogui. Une réflexion aussi que nous pouvons mener sur le handicap lourd et la communication impossible avec un individu qui ne peut exprimer ni par les mots ni par les gestes ses besoins, ses ressentis. Mal traité par la garde malade, il ne peut rien faire. Une situation qui peut s'appliquer aussi à celles des personnes âgées atteintes de lourdes maladies (Alzheimer par exemple) et rejoint l’actualité sur la triste réalité des Ehpad. 

 Sous la jolie écriture de l'auteur avec ces nombreuses références aux poètes coréens ou autres , se cache une intrigue, sur les non-dits, les regrets et la vengeance. A lire ne serait-ce que pour l'originalité de l'espoir, et une belle réflexion sur la compréhension d'autrui.

 Hye-young Pyun est née en 1972 en Corée. Elle a fait ses débuts littéraires en 2000 en remportant le concours de nouvelles du Séoul Shinmun. Son œuvre, caractérisée par une imagination insolente, a été récompensée par les prix littéraires les plus prestigieux en Corée et a été traduite dans de nombreux pays. Le Jardin figure parmi les dix meilleurs thrillers de l'été selon le Time Magazine.

lundi 10 octobre 2022

SAN SHA – Alexandre et Alestria – Editions Albin Michel - 2006

 

L'histoire

Une vie romancée d'Alexandre Le Grand, homme présenté comme complexe, tiraillé entre l'amour du beau et l’irrésistible goût de la conquête de sa Macédoine natale jusqu'aux portes de L'Inde. Son amour fou pour Alestria, une amazone venue des steppes de Mongolie, un amour passionné, exclusif, intense. Faire de sa Reine pour ce conquérant est un défi, mais à force de défier les lois, que gagne-t-on.


Mon avis

Quel plaisir de retrouver la merveilleuse écriture de San Sha, cette chinoise qui vit à Paris et écrit en français avec la poésie et la subtilité toute orientale.

Ici, elle ne cherche nullement à faire une biographie d'Alexandre, mais de nous montrer la folie des hommes et des femmes, dans les grands tournants de l'Histoire.

C'est un roman fait de délicates confrontations, raconté par les voix d'Alexandre lui-même, d'Alestria et de Tania/Ania sa scribe et amie.

Nous avons Alexandre, élevé à la dure par son père, Philippe de Macédoine, un homme guerrier, brutal qui martyrise sa femme et son fils après des beuveries fêtant ses victoires. Son jeune fil est un être sensible, qui aime la poésie, la douceur la nature. Mais élevé dans les corps guerriers d'élite et de son père, il devient un être cynique, assoiffé de pouvoirs et de conquête. Conscient de sa beauté, il se croit fils d'Apollon, mais se montre un guerrier impitoyable qui va conquérir la Grèce, l’Égypte, la Perse et poursuivre sa quête vers l'Orient. Dans un rêve, lui est apparu une femme, la seule femme dont il tombe follement amoureux et qu'il donne comme justifications à ses conquêtes sanglantes, ses complots et trahison. Un être double car tout est double dans ce roman comme le yin et le yang.

Alestria est la reine des Amazones, une tribu nomade, guerrières impitoyables quand on les attaquent. Chassée par le refroidissement de leurs terres ancestrales, l'actuelle Sibérie, elles refusent tout accouplement avec un homme, tout contact avec lui. Elles ne cherchent pas la gloire ou la fortune, elles n'ont rien, à part leurs chevaux, leurs armes et recueillent les femmes ou fillettes maltraitées, abandonnées. Elles aiment la nature, et en connaissent les secrets. Mais voilà, Alestria tombe amoureuse d'Alexandre et ce coup de foudre réciproque va les amener au pire. Car Alexandre ne comprendra jamais la philosophie de cette femme qui pourtant lui sera fidèle, au risque de détruire à jamais sa tribu.

Entre les mythe et les contes, on peut dire que ce roman oppose aussi deux visions du monde, et deux visions de l'amour. Le monde d'Alestria est celui de la vie simple, nomade, proche de la nature, dont les pouvoirs magiques peuvent transformer une steppe aride en jardin de fleurs. Celui d'Alexandre est celui des conquêtes pour s'approprier les biens matériels, or, pierres précieuses, tissus luxueux qui lui permettent de garder son empire en soudoyant tous ces généraux.Sa sexualité est double, on sait que la Grèce Antique considérait comme normale les relations entre hommes. Mais Alexandre qui couvre sa femme de présents, qu'elle méprise, cherche avant tout à assurer sa dépendance croyant que son futur fils, avec les sangs mêlés de la plus grande des guerrières et le sien sera capable d'assurer la pérennité de son empire. Il croit en un universalisme des peuples, que ses victoires permettront une fusion de cultures.

Car Jung démontra la relation entre l'animus et l'anima, l'anima est la part féminine de l'homme (la sensibilité bafouée d'Alexandre) et l'animus, la part de masculinité chez la femme (le cas des Amazones).Voir ps://fr.wikipedia.org/wiki/Anima

Le roman donne tour à tour la parole tour à tour à Alexandre, Tania et Alestria puis plus la fin approche plus les voix de mêlent dans le même chapitre, pour tenter de contrer le destin inéluctable. En tout cas, le lecteur n'y perd en aucun cas le fil.Chacun comprendra les motivations des héros, contraires, et sans jamais jouer sur le féminisme tel que l'on entend, il est évident que le cœur vibrera plus pour la simplicité des Amazones (personnages légendaires).

Et puis il y a cette écriture poétique, sublime de cette autrice qui manie le français avec art. Je vous conseille également de lire : La joueuse de Go et Impérative.

Galerie Photos




Amazone sculpture

Amazone fresque

Extraits :

  • Viens, Alestria! Nous allons grimper les montagnes, prendre d'assaut les citadelles. Nous irons combattre les dragons, les singes, les éléphants conduits par des guerriers recouverts de perles, de diamants. Sois ma reine, Alestria. Je t'offre des paysages grandioses, des milliers de nuits étoilées, la chevauchée de cent mille hommes sous le soleil, dans l'eau, dans les sables, à travers les forêts et les déserts. (Alexandre)

  • A toi garçon du futur, ce roman écrit en langue des oiseaux. A toi, guerrier intrépide, nos libertés, nos galops. Veille sur nos sommeils, veille sur nos saisons. A toi, jeune fille qui liras dans les étoiles; A toi, jeune fille qui déchiffreras le livre des oiseaux... Le secret de nos âmes, le secret de l'amour, le secret de la force. (Alestria)

  • Le visage est-il un masque de comédie posé sur la tragédie de l’âme ?

  • Platon enseignait que chaque homme fait partie d'une entité céleste qui se brise en deux au cours de sa chute, et qu'il est condamné à chercher son autre moitié sur terre, ainsi commence la quête de l'amour. (Alexandre)

  • Galopant derrière Alexandre comme son ombre, je ne comptais plus les Indiens que j'avais abattus. La folle chevauchée alternait avec des pauses où l'on essuyait le sang, pansait les blessures et mangeait un morceau de pain. (Tania)

  • La mélancolie est la poésie d'une vie d'insouciance. (Alexandre)

  • Je m’exerçais à tuer la souffrance. Un jour, l’esclave tuerait les lions. Un jour, Alexandre abattrait le tyran. (Alexandre)


Biographie :
Shan Sa (Yan Ni de son vrai nom) est écrivaine, peintre, poète et calligraphe française d'origine chinoise. Elle est née à Pékin en 1972.
Elle grandit dans une famille de lettrés traditionnels et écrit et publie des poèmes dès l’âge de 7 ans. A 14 ans, elle devient la plus jeune membre de l’Association des écrivains de Pékin. Après les manifestations de la place Tian'anmen elle quitte Pékin pour poursuivre des études de philosophie et d’histoire de l’art à Paris. En 1994, elle rencontre le peintre Balthus et sa femme Setsuko qui l'initie à la culture japonaise (cithare, jeu de go, calligraphie et épée). Elle devient leur assistante jusqu'en 1996.

En 1997, elle écrit « Porte de la Paix céleste » (éditions du Rocher) et remporte le prix Goncourt du Premier Roman. En 1999, elle écrit « Les quatre vies du saule » et remporte le prix Cazes. En 2001, elle est de nouveau récompensée par le prix Goncourt des Lycéens pour son roman « La Joueuse de go » qui rencontre un grand succès auprès du public. En 2003 paraît "Impératrice".
Puis elle publie d’autres romans ainsi qu’une collection d’essais, un recueil de poèmes et des albums de peintures.
En 2009, Shan Sa est nommée Chevalier de l’Ordre des Arts et des Lettres et en 2011, Chevalier de l’Ordre National du Mérite.

Sur San Sha : son site : https://www.shan-sa.com/


En savoir Plus :

https://www.telerama.fr/livres/alexandre-et-alestria,15897.php

Sur Alexandre le grand :


Sur les Amazones



dimanche 9 octobre 2022

JULIA GLASS – Une maison parmi les arbres – Poche Totem N° 157 - 2020

 

L'histoire

Le dessinateur et écrivain pour enfants, le très célèbre Marty Lear meurt accidentellement. A la surprise générale, ce roi de la littérature pour jeunesse laisse tout ses biens y compris la gestion de son héritage artistique à  Tommy, celle qui fut son assistante pendant 25 ans, sa confidente et qu'il considérait comme la fille qu'il n'a jamais eu étant homosexuel. Assaillie de demandes, tentant de lutter contre ceux qui veulent s'accaparer l'héritage du génie, Tommy finit par se rendre compte que l'homme qu'elle a côtoyé toutes ses années avait aussi une part d'ombre.


Mon avis

D'habitude, je suis assez fan des romans publiés par Gallmeister. Mais ce roman trop long, dont l'intrigue se dilue ne m'a pas scotchée ?

Tout d'abord il y a de nombreuses descriptions des dessins de Marty. Pourquoi l'autrice n'a-t-elle pas penser à une collaboration avec un dessinateur, ce qui nous aurais épargné des longues pages pour nous faire comprendre que le dessinateur avait choisi un univers sombre et onirique dans ces histoires.

Les aller-retour dans le passé sont aussi des formes de redites. Surtout lorsque Tommy réinterroge son enfance. Les personnages hormis Tommy, son frère et l’avocat qui aide Tommy ne sont pas sympathiques. Et puis il y a ce roi Lear, ce dessinateur ambigu, mais sur de son génie pour le public, alors qu'il n'est qu'un être tourmenté, menteur qui s’accommode de la réalité et s'abrite dans la solitude d'une maison dans un coin perdu du Massachusetts, seul, avec Tommy, dans un silence qui est un état de vie, une solitude ni subie, ni volontaire, juste une cachette luxueuse.

Pourtant l'intention de Julia Glass était de montrer la duplicité des créateurs, leurs rapports avec leurs créations, les outrances que permet la gloire artistique.

Chacun des personnages a sa vision de Morty, ce même Morty qui sait garder ses secrets mais que même ceux qui savent continuerons à vénérer l'artiste, rentabilité et intérêts particuliers prévalent sur la morale.Dommage aussi que la pédophilie dans sa perversité ne soit qu'effleurée et sous-entendue sans jamais être condamnée fermement.Par ailleurs l'autrice se serait inspirée de dessinateurs réels, notamment Art Spiegelman sous un autre nom que Morty, jaloux, déteste profondément. Là aussi, je pense que la comparaison est mal venue. D'une part Spiegelman ne fait pas des bd pour enfants, et de plus il raconte l'histoire de son père détenu dans les camps de concentration.

Bref un roman ennuyeux qui aurait gagné en simplicité .Mais ce roman plaira peut-être à d'autres lecteurs, je ne fais que donner un avis personnel.


Extraits :

  • J’écris pour les enfants, et si mon histoire est réussie, je suis à moitié un enfant. Ou un enfant tout entier, Dieu seul le sait ! Les gens prétendent que les auteurs de livres pour enfants sont des gosses qui ne savent toujours pas ce qu’ils veulent faire plus tard. Mais cela signifie que j’agis plus par instinct que vous, alors que vous avez peut-être la moitié de mon âge. Quelque chose, je l’appelle mon petit diable interne, me dit qu’il est temps de révéler cette histoire. Il se trouve que vous en êtes le receveur, tout ça parce que vous, ou vos chefs, avez décidé que c’était le moment de publier un article flatteur sur Mort Lear. Pas sûr que vous teniez l’article flatteur, hein?

  • C'est la raison pour laquelle cette histoire s'adresse à des enfants plus âgés. Des enfants qui ne sont plus vraiment des enfants. Qui comprennent ce qu'ils voient aux informations . Et au cas où vous l'auriez oublié , les adolescents ont, de façon innée des pensées sombres qu'ils ont tendance à garder pour eux. Ils se régalent de désastres fictifs. Il y a une espèce de réconfort à voir le monde brûler dans un livre. Un livre, comme un fourneau, peut être refermé, le feu contenu.

  • En années Hollywood, j'ai largement l'âge d'être sa mère. D'après un calcul rétroactif en vigueur à Hollywood, on peut facilement devenir mère à huit ans. Je pense... j'espère même !... être affectée à une autre décennie de mamans. Si j'ai de la chance. Puis de grands-mères si je touche le jackpot. Les reines douairières ! Ça vaut mieux que tomber dans l'oubli.

  • Les enfants ne cherchent pas à essayer de comprendre les actions de leurs grands-parents. Qu’ils se comportent de façon sympathique ou tyrannique, les grands-parents sont, comme les dinosaures et les Vikings, des êtres dépassés et illogiques, exempts des règles de la physique ou d’un comportement moderne décent. Tous les actes excentriques ou même brutaux qu’ils perpètrent sont excusés du fait de leur grand âge. (Peut-être qu’à leur époque, c’était normal de faire honte à ses enfants, comme il était normal de du temps des dieux nordiques de piller et de brûler.)

  • L'accent britannique a quelque chose de honteusement séduisant pour les Américains, qu'il s'agisse du cokney ou du Oxbridge de bon aloi.

  • Un jour qu'il était invité à une émission de télévision pour enfants, Morty avait expliqué comment on inventait une histoire. A un moment, il s'était penché tout prés de la caméra et avait dit:" Une histoire, c'est comme une route. Elle doit vous emmener quelque part. Un endroit drôle, nouveau!

  • Il y a une espèce de réconfort à voir le monde brûler dans un livre. Un livre, comme un fourneau, peut être refermé, le feu contenu.


Biographie :
Née en 1956 à Boston, Julia Glass est une écrivaine américaine.

Diplômée en 1978 de l'Université de Yale, elle est aujourd'hui journaliste indépendante et éditrice.
En 2002, elle obtient avec son premier roman "Jours de juin" ("Three Junes") le National Book Award et sera publiée dans plus de quinze pays.
Suivront "Refaire le monde" ("The Whole World Over", 2006), "Louisa et Clem" ("I See you Everywhere", 2008, John Gardner Award), "Les joies éphémères de Percy Darling" ("The Widower's Tale", 2009), qui ont tous été des best-sellers du New York Times. Elle met dans ses romans beaucoup d'humanité et son écriture est très subtile.
Dans "La nuit des lucioles" ("And the Dark Sacred Night", 2014), qui a figuré dans les listes des best-sellers aux États-Unis, elle revisite des personnages de "Jours de juin".
En 2017, elle publie son livre, "Une maison parmi les arbres" ("A House among the Trees"). Ele a également eu trois Chicago Tribune's Nelson Algren Awards pour ses nouvelles, et le Tobias Wolff Award et la médaille de la Pirate's Alley Faulkner Society pour la nouvelle "Collies", première partie de "Three Junes".
Elle vit à Marblehead, Massachusetts, avec son compagnon, le photographe Dennis Cowley, et leurs deux enfants.


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