samedi 11 mars 2023

KHADIJA DELAVAL – la Nièce du taxidermiste – Editions Calman-Levy - 2022

 

L'histoire

Tous les étés, Baya, genevoise les passe à Hammamet chez sa grand-mère, entourée de cousins, tantes, oncles, amis. Mais l'été de ses douze ans, deux choses lui arrivent. Elle a ses règles et ne sait pas trop ce que cela veut dire. Puis elle est violée par son cousin germaine Maridh, un adolescent retors qui terrorise les enfants. A la honte, ne comprenant pas ce qui lui arrive, ne connaissant pas le mot viol, cette jeune fille innocente a peut d'être enceinte et vit très mal des menstrues douloureuses. Avec le temps, l'instruction, Baya va finir par retrouver sa confiance en elle-même et assumer son destin de femme libre.


Mon avis

Baya nous raconte son histoire avec ses mots, celui d'une enfant, peu éduquée aux affaires sexuelles. Depuis qu'elle est petite, elle passe les vacances d'été chez sa grand-mère, à Hammanet en Tunisie. A 12 ans, elle est trop petite pour faire partie du monde des adolescents, et trop vieille pour faire partie de celui des petites filles. Reléguée à surveiller les petits, aider sa grand-mère, elle est souvent moquée par les gamins. Surtout le jour où une tâche de sang apparaît dans sa culotte. Elle a entendu vaguement parler des règles mais sans y prêter attention, pour elle c'était un truc d'adultes. De même lorsque son cousin la piège et la viole devant les adolescents de la bande, outre la terrible douleur, elle saigne abondamment. De retour à Genève, elle craint une grossesse, même si on lui a affirmé le contraire. Ses menstrues sont irrégulières abondantes et douloureuses. Sa mère, une femme élégante, émancipée l'emmène quand même voir une gynécologue qui prescrit un traitement. Mais elle vit dans la peur que « son secret » soit découvert et qu'elle soir déshonorée. Avec les cours d éducation sexuelle dispensés au collège, elle comprend mieux comment son corps fonctionne. Mais elle refuse catégoriquement de retourner en vacances en Tunisie, de peur de recroiser son agresseur et de resubir le même sort.

Il faut du temps à Baya (dont on voit l'écriture évoluer alors qu'elle avance dans la vie) pour mettre un mot sur ce qui lui est arrivé : un viol. Et encore, car elle a été élevée dans des principes stricts sur le rôle de la femme, elle culpabilise. Il lui faudra du temps pour ouvrir les yeux.

A travers une écriture qui peut sembler naïve, c'est toute une société qui est mise en cause. Ces adultes, aisés pour la plus part, profitent des vacances pour oublier leurs rejetons, surtout ne pas voir quand une enfant ne va pas bien. Les abus sont tus, on ne cherche pas à comprendre le fond. Sans l'évoquer directement, l'éducation des jeunes filles musulmanes font de la sexualité un tabou. Baya doute de son Dieu, croit que c'est son mactoub (destin).

Seul bémol à ce roman très atypique par son écriture faussement naïve, le titre qui ne situe pas du tout l'histoire. Il s'agit du premier roman de Khadija Delaval.


Extraits :

  • Malgré ma détestation de la maison, ma phobie de tous les animaux empaillés dont elle était décorée, mon dégoût face aux cousins et frères de mon père, je devais être polie, discrète, serviable, gentille, polie, discrète, serviable et gentille. Et serviable surtout.

  • C’était une femme d’une beauté sobre dont le visage avait vieilli avec charme. Nous avions toutes deux des rapports particuliers car dans ses relations à ses petits-enfants, elle s’était d’une certaine manière arrêtée à moi. Ses trois aînés, Samra, Maridh et moi-même avions avec elle des liens forts et plus ou moins faciles. Pour elle, Samra était simplement la cadette de ses filles, d’une dizaine d’années à peine plus jeune que le dernier de ses fils ; née alors que ma grand-mère avait encore l’âge d’être sa mère.

  • J’imagine que ce fut ma chance. Je ne sais plus ce que ça signifiait pour moi à l’époque, mais je connaissais Freud et le complexe d’Œdipe. Je savais que c’étaient des trucs louches. De l’ordre de ce qui ne se disait pas et ne devait pas se dire. J’ai pensé qu’elle devait en être imprégnée pour avoir posé cette question et, comme ensuite elle m’a juste embrassée sans insister et que ma tante Tsakhef et ma grand-mère ne sont pas allées plus loin, je me suis dit que Freud m’avait sauvé la mise.  

  • Les adultes cherchaient à gommer les aspérités entre leurs différentes méthodes d’éducation et, en uniformisant nos besoins, à faciliter la garde du petit monde que nous constituions. Je savais que mon père n’irait pas plus loin dans cette histoire de règles que de me signifier, en m’invitant à rester, que quelque chose avait changé. Il faudrait que j’attende, et encore peut-être sans résultat, que ma mère arrive pour que le problème soit traité.

  • Depuis le sang dans ma culotte, c’est chez lui que je rêvais d’aller tous les jours pour me mettre à l’abri des moqueries de mes cousins, des regards lourds de sens de ma tante Tsakhef et des pincements de joue que m’infligeait son mari.

  • Chaque fois que je la retrouvais, elle me posait des questions sur Genève, sur mes amis et ma mère. Elle en avait entendu parler et d’une certaine manière, j’ai senti que je l’intriguais. C’était diffus, mais dans ses questions, j’ai deviné, ce qui m’arrivait souvent en Tunisie, que ce qu’elle savait de ma mère la fascinait et l'effrayait.

  • Ça s’est passé quatre fois. Ou peut-être une seule. Ça dépend de la manière de compter. Et puis ça n’a pas de nom qui me corresponde dans le langage commun. Je ne me reconnais pas dans ces terminologies. Et elles m’agacent aussi.

  • Comme tous les enfants de la famille, quel que soit leur âge, j’avais à plus d’une occasion pu suivre les parties de cartes des adultes. Jusque-là, c’était à l’heure de la sieste, quand je n’arrivais pas à dormir et que je venais mendier le droit de sortir de ma chambre.

  • Ils ont eu pour moi les mots gentils, les chansons douces et les blagues absurdes qui allègent. J’aimais de tout mon cœur d’enfant les autres frères et sœurs de ma grand-mère, mais Khali Sidi et sa famille avaient une place à part. 

     

Biographie

Genevoise d’adoption, Khadija Delaval est née en 1973. Son enfance et son parcours professionnel l’ont conduite à vivre ou travailler dans de nombreux pays. L’écriture a toujours fait partie de sa vie, mais ce n’est qu’avec La Nièce du taxidermiste qu’elle s’est attelée à une oeuvre de fiction. Ce premier roman a été finaliste du prix littéraire Georges-Nicole, attribué au manuscrit d’un écrivain de langue française, suisse ou résidant en Suisse encore à découvrir.
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jeudi 9 mars 2023

GABRIELA CABEZON CAMARA – Les aventures de China Iron – Poche 10/18 - 2022

 

L'histoire

Gabriela C. Camara reprend à son compte un poème très célèbre en Argentine de « Martin Fierro » de José Hernandez (1834 – 1886). Cet ouvrage considéré comme fondateur de la littérature argentine est l'histoire d'un gaucho pauvre gaucho pauvre mais libre, qui parcourt la pampa, refuse la lutte contre les amérindiens, et connaît multes aventures.

Ici c'est travers l'histoire de « China Iron », gamine de 14 ans, son chien Estreda et une anglaise éduquée Liz qui vont entreprendre un périple à travers la pampa. Liz fait l'éducation de la jeune China Iron, elle recherche ses terres et ses vaches, et de nombreuses rencontres vont émailler ce drôle de road-movies dans les terres argentines.


Mon avis

Merveilleuse Gabriela C. Camara dont j'avais beaucoup aimé le premier roman, Pleines de grâce (https://nathbiblio.blogspot.com/2022/04/gabriela-cabezon-camara-reines-de-grace.html).

Ici, le propos n'est plus l'humour déjanté, mais bien un parcours de vie, marquée par les fortes personnalités des deux héroïnes, Liz l'anglaise assez libérée, fière de son pays, cultivée et son inverse Iron China, une gamine pauvre qui a fuit un foyer médiocre (Elle est vendue comme épouse à un homme brutal et alcoolique dont elle aura 2 enfants à 14 ans. Lorsque Martin est recruté par l'armée, elle décide de s'enfuir et de gagner sa liberté) mais qui est pleine de bon sens.

Liz est l'initiatrice, elle apprend à lire et à écrire à cette jeune fille, mais aussi l'éveille à la beauté de la nature et aussi de la sensualité. Il y a des rencontres, un gentil gaucho indien qui a un lien poétique avec ses vaches, puis un méchant colonel esclavagiste qui les poursuit. Après multes aventures, les deux femmes se font adopter par une étrange communauté d'indiens, libres, qui vivent cachés à moitié dans un Eden aquatique ou dans une mangrove où nul ne viendra les perturber.

En féminisant le poème le plus célèbre d'Argentine, l'autrice nous parle d'amour infini. L'amour de la nature dans cette immense pampa où on se repère mal malgré la boussole l'amour des oiseaux, des plantes. Pourtant ce n'est pas un roman de nature writing comme on l'entend littérairement. C'est une épopée, une philosophie de vie qui prône l'égalité totale entre sexe, la liberté, l'amour de la nature et de la vie. On retrouve dans ce roman ciselé sans excès de mots, l'humour de Gabriela Camara, et un peu de ce mystère ici très léger et caché par la poésie qui décidément me font de plus en plus aimer la littérature des argentines. Onirisme, fantastique, quelque soit son nom, on le retrouvait aussi dans « Pleines de Grâces » , tout comme on le retrouve puissance 10 chez Mariana Henriquez, ou Camila Villada.


Extraits :

  • Nos premières heures ensemble, nous les avons passées sous la caresse de cette lumière dorée. Un very good sign, a-t-elle dit, et je l’ai comprise, je ne sais pas comment je m’y prenais pour toujours tout comprendre ou presque, et je lui ai répondu, oui, la Rousse, ça doit être de bon augure, et on a répété chacune la phrase de l’autre jusqu’à la prononcer correctement, on formait un chœur en langues différentes, semblables et différentes comme ce qu’on disait, identique et pourtant incompréhensible jusqu’à ce qu’on le dise ensemble ; un vrai dialogue de perroquets, on répétait ce que disait l’autre jusqu’à ce qu’il ne reste plus que le bruit des mots, good sign, bon augure, good augure, bon sign, bood augiure, bood augiure, bood augiure, à la fin on riait et ce qu’on disait ressemblait à un chant qui pouvait partir loin : la pampa est aussi un monde conçu pour que le son voyage dans toutes les directions. Peu de choses s’y ajoutent au silence. Le vent, le cri d’un chimango et les insectes lorsqu’ils marchent tout près de notre visage ou, presque toutes les nuits sauf les plus rudes de l’hiver, les grillons.

  • Difficile de savoir si l’on se souvient de ce qu’on a vécu ou du récit qu’on a fait, refait et poli comme une gemme au fil des années, je veux dire ce qui resplendit mais est aussi mort qu’une pierre morte. S’il n’y avait pas les rêves, ces cauchemars dans lesquels je suis de nouveau une fillette crasseuse aux pieds nus, n’ayant pour toute possession que deux chiffons et un petit chien beau comme un ciel, s’il n’y avait pas le coup que je sens ici, dans la poitrine, à cause de ce qui me noue la gorge les rares fois où je me rends en ville et que je vois un de ces enfants maigres, mal peignés et presque absents ; bref, s’il n’y avait pas les rêves et les frissons de ce corps qui est le mien, je serais incapable de savoir si ce que je vous raconte est vrai.

  • Qui sait quelle intempérie avait marqué Elizabeth. Peut-être la solitude. Deux missions l’attendaient : sauver le gringo et prendre en charge l’estancia qu’il devait administrer. Qu’on la traduise, ça lui faciliterait la vie, avoir une interprète dans la charrette. Il y avait un peu de ça, mais aussi quelque chose de plus. Je me souviens de son regard, ce jour-là : j’ai vu la lumière à travers ces yeux, elle m’a ouvert la porte du monde. Elle avait les rênes dans la main, elle parlait sans trop savoir où, dans cette charrette qui contenait lit, draps, tasses, théière, couverts, jupons et tant de choses que je ne connaissais pas. Je me suis dressée et l’ai regardée d’en bas avec une confiance identique à celle avec laquelle Estreya me regardait de temps en temps lorsqu’on marchait ensemble le long d’un champ ou de plusieurs champs dans cette campagne ; comment savoir sur une plaine aussi égale quand user du pluriel et quand du singulier, une question qui finirait par être tranchée un peu plus tard : on s’est mis à compter à l’arrivée des clôtures et des patrons. Mais à cette époque-là, c’était différent, l’estancia du patron était tout un univers sans patron, on marchait dans la campagne et parfois on se regardait, mon petit chien et moi ; il y avait en lui cette confiance des animaux et Estreya trouvait en moi une certitude, un foyer, quelque chose lui confirmant que sa vie ne serait pas abandonnée aux éléments.

  • C’était l’éclat. Le chiot sautillait, lumineux, parmi les pattes poussiéreuses et usées des rares habitants qui traînaient encore là-bas : la misère encourage la fissure, l’élagage ; elle égratigne lentement, à l’air libre, la peau de ceux qu’elle a fait naître ; elle en fait du cuir sec, la craquelle, impose une morphologie à ses créatures. Ce n’était pas encore le cas du chiot, il irradiait la joie d’être en vie, d’une lumière n’ayant pas encore souffert la triste opacité d’une pauvreté qui, j’en suis convaincue, était davantage un manque d’idées que de quoi que ce soit d’autre.

  • On n’avait pas faim, mais tout était gris et poussiéreux, tout était si trouble qu’en voyant le chiot j’ai immédiatement su ce que je souhaitais pour moi : quelque chose de radieux. Ce n’était pas la première fois que j’en voyais un, j’avais d’ailleurs mis au monde mes propres petites créatures, et on ne peut pas vraiment dire que la plaine ne brille jamais. Elle resplendissait avec l’eau, revivait bien qu’elle se noyait, tout en elle cessait d’être plat, elle se cambrait de grains, de campements, d’Indiens culs par-dessus têtes, de captives déchaînées et de chevaux qui nageaient avec leurs gauchos sur le dos, tandis que tout près les dorados sautaient, rapides comme l’éclair, avant de disparaître dans les profondeurs, vers le cœur du lit en crue. Et dans chaque fragment de ce fleuve qui grignotait les rives se reflétait un morceau de ciel ; on avait du mal à croire à un tel spectacle, à cette façon qu’avait le monde tout entier d’être entraîné dans un vertige boueux qui chutait lentement et tourbillonnait sur des centaines de lieues en direction de la mer.

  • L'arôme des feuilles de thé, marron, presque noires, arrachées aux montagnes vertes de l'Inde; il voyageait jusqu'en Angleterre sans perdre son humidité ni son parfum astringent qui était né de la larme que le Boudha avait versé pour les malheurs du monde; des malheurs qui voyageaient également avec le thé : on buvait la montagne verte et la pluie et on buvait aussi ce que boit la reine, on buvait la reine et on buvait le travail et on buvait le dos brisé de celui qui se baisse pour couper les feuilles et de celui qui les porte. Grave aux moteurs à vapeur, on ne buvait plus les coups de fouet sur le dos des rameurs. Mais on buvait l'asphyxie des mineurs de charbon.

  • L'amour nous renforçait face à la perception de notre propre précarité, on se désirait dans nos fragilités.

  • On sait partir comme si le néant nous avalait, imaginez un peuple qui part en fumée, un peuple dont on peut voir les couleurs et les maisons et les chiens et les habits et les vaches et les chevaux et qui s'évanouit comme un fantôme : ses contours perdent leur définition, ses couleurs perdent leur éclat, tout se fond dans un nuage blanc. C'est ainsi qu'on voyage.

  • l n’a pas fallu longtemps pour que le soleil cesse sa caresse dorée et qu’il se mette à nous transpercer la peau. Les choses projetaient encore une ombre presque constante, mais le soleil de midi commençait déjà à se faire brûlant ; on était en septembre et le sol craquait sous les poussées vert tendre des tiges nouvelles. Elle a mis un chapeau, m’en a mis un et j’ai découvert la vie à l’air libre sans cloques. Et la poussière s’est mise à voler : le vent nous apportait celle que soulevait la charrette et celle de la terre alentour, elle couvrait nos visages, nos vêtements, les animaux, la charrette entière. La maintenir fermée, préserver son intérieur en l’isolant de la poussière, je l’ai compris aussitôt, c’était ce qui importait le plus à mon amie et ce qui aura été un de mes principaux défis pendant toute notre traversée. On a perdu des journées entières à tout épousseter, il fallait défendre chaque objet contre la poussière : Liz vivait dans la crainte d’être avalée par cette terre sauvage. Elle avait peur qu’elle nous dévore tous, qu’on finisse par en être une partie comme Jonas était une partie de la baleine. J’ai appris que les baleines étaient des sortes de poissons. Un peu comme un dorado, mais gris, avec une grosse tête, grand comme toute une caravane de charrettes et capable aussi d’avoir des choses à l’intérieur ; elle transportait un prophète, cette baleine de Dieu, et elle sillonnait la mer tout comme nous on sillonnait la terre. Elle entonnait un chant grave, un chant d’eau et de vent, elle dansait, elle faisait des sauts et lançait de la vapeur par un trou qu’elle avait dans la tête. En avançant avec une telle liberté, juchée sur la charrette, entre terre et ciel, j’ai commencé à me sentir baleine : je nageais. 

     

Biographie

Née en 1968 à Buenos Aires (Argentine) Gabriela Cabezón Cámara est une écrivaine et journaliste. Diplômée en lettres de l'Université de Buenos Aires, elle a publié plusieurs romans. "Pleines de grâce" ("La Virgen Cabezaen", 2009), son premier roman, rencontre dès sa parution un grand succès public.
Elle est l’une des instigatrices du mouvement NiUnaMenos et participe activement aux luttes féministes argentines de ces dernières années.
Elle collabore à plusieurs journaux, dont le supplément "SOY" du journal Página/12 qui traite de questions LGBT.

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dimanche 5 mars 2023

Jenny Lund Madsen – trente jours d'obscurité – Gallmeister 2022

 

L'histoire

Hannah, une écrivaine « de vraie littérature », intellectuelle, un peu snob et assez alcoolique doit relever un défi : écrire un polar en 30 jours.

Pour cela son éditeur danois l'envoie dans un village perdu et tranquille d'Islande. Mais deux jours après son arrivée, un meurtre est commis. Titillée par la curiosité et jugeant peu compétentes les autorités locales, Hannah se met à jouer les détectives. Pour le meilleur et pour le pire.


Mon avis

Un polar dans le polar, c'est la recette utilisée par ce premier polar écrit par la danoise Jenny Lund Madsen. Et encore un polar nordique !

D'un coté nous avons Hannah, personnage haut en couleurs, à la fois alcoolique, colérique, et surtout irréfléchie dans ses actes. La voilà isolée au bout du monde, dans un village perdu d'Islande (le Danemark et l’Islande ont une histoire commune) où sa logeuse, une pétillante sexagénaire qui ne parle ni le danois ni l'anglais, comme la majorité des habitants. Elle doit écrire un polar en trente jours, challenge lancé par son ennemi juré, un célèbre auteur de polars dont les ventes dépassent l'entendement.

Mais voilà, à peine arrivée qu'un meurtre est commis. Un fait assez rare dans ce petit village, plongé dans la nuit dès 16h, dans le froid glacial de novembre. Hannah curieuse et persuadée que la police locale représentée par Victor est incapable, elle mène sa petite enquête, ce qui l'inspire pour son polar.

Seulement,entre ce qu'elle vit, des nombreuses mésaventures, où sa maladresse légendaire la font passer pour une idiote, et ce qu'elle écrit, il y a une différence de taille. Si elle s'inspire des faits selon son enquête, elle écrit un polar affreux, sans structure, en accumulant des morts mais sans aucune suite logique. Eh oui, écrire un polar impose une méthode de travail, une arborescence et ne pas finir ivre tous les soirs. Mais si elle est mauvaise romancière, malgré ses gaffes, elle finit par trouver le coupable (et là j'avoue que l'enquête est bien ficelée), tombe amoureuse de la femme du policier, mais évidemment livre à son éditeur un manuscrit épouvantable, alors que relater ce qu'elle vient de vivre en aurait fait sûrement un best-seller.

L'écriture fluide et amusante de ce polar nous emmène en territoire inconnu, dans un fjord perdu d'Islande, entre les fameuses sagas, les mensonges, la difficulté pour une étrangère un peu trop imbue d'elle-même de déjouer les pièges mais qui valide le dicton qui dit que la ténacité finit toujours par payer.Un polar très amusant et très facile à lire, et une illustration de la vie quasi figée dans un coin perdu d'Islande, loin des paillettes d'Helsinki, et du folklore local qui attire touriste du monde entier. Le roman serait dit-on adapté par Netflix.


Extraits :

  • Pourquoi les gens ne comprennent-ils pas que les bagages circulent tout le long du tapis, et qu’il serait donc plus judicieux de se répartir autour de celui-ci ? C’est le principe même de l’engin, nom de Dieu ! Les bras croisés, elle observe ses compagnons de voyage ; quel est leur but, de quoi ont-ils peur ? Que quelqu’un s’enfuie avec leur valise identique à toutes les autres et remplie de linge sale ? Ils ont voyagé tous ensemble à travers le matin ; traversé l’obscurité pour revenir une heure en arrière. Une expérience collective presque poétique et l’une des rares occasions où Hannah se sente appartenir à un groupe : nous voilà très haut dans le ciel, et si nous tombons, nous mourrons tous ensemble. L’idée d’une mort collective a quelque chose de rassurant. Mais ses compagnons de voyage sont maintenant sains et saufs et se conduisent comme des hyènes autour d’une charogne. Le sentiment de communauté est vite balayé par les querelles du tapis à bagages.

  • Un crucifix pend au-dessus du lit de la petite chambre mansardée. La statuette aux mains et aux pieds cloués montre un Jésus dans une rare agonie. À sa droite, la Vierge Marie pose dans une attitude chaste et implorante sur ce qui s’apparente à une image rapportée d’un pays catholique. Hannah désigne ses nouveaux colocataires suspendus au mur.— Vous êtes croyante ? Ella se fend d’un rire à réveiller les morts. Hannah est sur le point de l’arrêter en la voyant attraper le carnet qu’elle vient juste de poser sur la table de nuit, mais trop tard – la vieille dame a trouvé une page blanche sur laquelle elle est déjà en train de noter une phrase. Elle la lui tend. Je devenir peut-être religieuse le jour où une religion reconnaître les femmes. Mais avoir un homme nu cloué au-dessus de mon lit m’aider à dormir. Hannah sourit en désignant l’image sainte. Elles ont peut-être davantage de points communs qu’il n’y paraissait.

  • Margrét presse un peu sa main dans la sienne, en guise de salut sororal ou d’avertissement ? Hannah observe Margrét, Viktor est chanceux. Ce n’est pas le genre de femme qu’on trouve en couverture des magazines de mode, son physique est brut et anguleux. Tant mieux. Hannah a horreur de l’idéal féminin en vigueur de la jolie poupée douce et coquine ; de ces femmes minces à grosse poitrine, maquillées comme des pots de peinture, qu’on applaudit pour leurs petits pains sans gluten et leurs connaissances en matière de mode en période de grossesse et de post-accouchement. Margrét est différente. Ses cheveux noirs noués en tresse tombent comme une corde épaisse le long de son dos, ses pommettes hautes encadrent des yeux d’un brun intense qui fixent ceux de Hannah avec insistance. Margrét est grande, presque aussi grande que Hannah, et elle semble avoir un corps robuste, comme façonné dans de la lave en fusion.

  • Hannah lève les yeux de son écran et les plonge dans le ciel parsemé d’étoiles. Cette nuit d’écriture n’est pas si mauvaise. Elle finira peut-être bien par aboutir à un roman policier. Elle compte les pages, vingt. Quelle longueur doit faire un polar au juste ? Deux cent cinquante pages au bas mot, si elle veut qu’on la prenne au sérieux. Elle en est capable ! Une légère euphorie s’empare d’elle, elle attrape son téléphone pour envoyer un message à Bastian mais s’arrête aussi net. Pour lui dire quoi ? Que depuis ce meurtre, tout va comme sur des roulettes, qu’elle s’approprie purement et simplement des faits réels, qu’elle ne prend même pas la peine d’inventer des noms sans rapport avec la réalité. Et qu’au passage, elle vient de s’enticher de la femme de l’officier de police.

  • L’écriture est un travail manuel, c’est un métier comme un autre. Il est donc essentiel de s’astreindre à une discipline rigoureuse ; de s’atteler à la tâche, à des horaires précis et de ne pas s’arrêter d’écrire avant d’avoir atteint le nombre de pages qu’on s’est fixé en amont. Il est également important de manger sain et de faire de l’exercice pour entretenir sa vivacité intellectuelle.

  • Un seul meurtre dans un roman policier, est-ce bien suffisant de nos jours ? N'en faudrait-il pas plutôt quatre ou cinq pour retenir l'attention des lecteurs ? Et puis, il faut aussi alterner entre différents points de vue et insérer des passages cinématographiques, pour faire croire au lecteur que ce qu'il est en train de lire est plus intéressant que cela ne l'est réellement. Hannah doit essayer.

  • Il voulait triompher de chacun d’entre eux, partir à la conquête de la vie et revenir pour leur montrer qui il était devenu. Il brûlait d’impatience face à tout ce qu’il avait à accomplir. Qu’ils aillent tous se faire foutre. Il était presque arrivé au bord de la mer, le goût des vagues envahissait sa bouche. En se léchant les lèvres il se sentit capable de n’importe quoi. Il aurait pu se tuer, tuer quelqu’un, c’était sans importance. Il n’était pas n’importe qui. C’est lui qui détenait le pouvoir, il pouvait décider de tout.


Biographie

Née en 1983 au Danemark, Jenny Lund Madsen est une scénariste danoise.
Elle a écrit une thèse sur la représentation lesbienne dans le cinéma danois, où elle a cartographié la fonction et la fréquence des personnages lesbiens. Ils étaient très peu nombreux - d'ailleurs par rapport à la représentation des homosexuels - et leurs histoires avaient le plus souvent été réduites à des seconds rôles comiques.
Elle est scénariste et ses crédits incluent des épisodes de Rita et Mercur et le travail de scénariste principal sur la dernière saison de Sjit Happens. En ce moment, elle travaille sur la troisième saison de Deception for DR - en plus des nombreux films et séries sur lesquels elle travaille en parallèle. Trente jours d'obsucrité est son premier roman

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FATIMA DAAS – la petite dernière – Editons Notabilia – 2020 ou poche J'ai lu

 

L'histoire

Fatima Daas est la petite dernière d'une famille algérienne vivant à Clichy-sous-Bois où elle est née par césarienne, au grand dam de son père qui espérait un garçon. Élevée dans la tradition, il lui faut puiser dans les astuces délicates pour s'émanciper, assumer son amour pour les femmes, sans jamais renier sa famille.


Mon avis

Ce premier roman de Fatima DAAS, à consonance biographique est un petit phénomène littéraire. Préfacé par Annie Ernaux (qui vient de recevoir le prix Nobel d'écriture), tous les chapitres, assez courts, commencent par ces mots répétés : Je m'appelle Fatima. Sorte de monologue ou journal laconique de sa vie, on découvre Fatima et sa famille. La mère qui règne sur son territoire, la cuisine où elle concocte des plats du bled. Le père suit à la lettre les préceptes de la religion mais n'impose ni école coranique, ni port du voile à ses familles. Il explique quelques préceptes mais sans plus, mais il se montre aussi brutal et violent envers sa femme et ses filles, qui ne mouftent pas. Surtout il a élevé sa petite dernière un peu comme le garçon qui lui manque. Sans jamais renier sa religion, Fatima, mal dans sa peau, n'ayant pas conscience de son corps de femme, est lesbienne. Surtout, elle amoureuse de Nina, une étudiante comme elle, mais n'arrive pas à lui avouer ses sentiments, il faudra du temps, celui de se sentir « adaptée ».

Sous le prétexte de chapitres courts qui peuvent faire penser à un slam, ce drôle de roman, plutôt un récit démontre subtilement la position de la femme musulmane, sa quête de son identité, le poids de la religion et de ses tabous. Tiraillée entre deux cultures, comme deux identités, la jeune femme aime autant sa famille que son Dieu. D'ailleurs on apprend la signification de certains mots arabes : Fatima veut dire « petite chamelle sevrée », car le texte parsème aussi des mots qui ne nous sont pas familiers. Non dénué d'humour ou d'auto-dérision, finalement nous vivons à travers Fatima un questionnement très féminin : ma vie, mes choix.

Loin de clichés sur la « banlieue », il s'agit d'une subtile analyse de l'emprise de la religion sur les femmes et sur leur désir d'être elles-mêmes.

L'écriture, toujours au présent, très condensée en petits chapitres qui se renvoient les uns aux autres peuvent être un frein à la lecture. Nous sommes habituées aux genres bien identifiés : poésie, romans, polars. Ici tout vole en éclats, et cette expérience littéraire (qui renforce le sentiment de dualité) est tout à fait intéressante.


Extraits :

  • Je m’appelle Fatima.
    Je porte le nom d’un personnage symbolique en islam.
    Je porte un nom auquel il faut rendre honneur.
    Un nom qu’il ne faut pas « salir », comme on dit chez moi.
    Chez moi, salir, c’est déshonorer. Wassekh, en arabe algérien.
    On dit darja, darija, pour dire dialecte.

  • Je m’appelle Fatima Daas.
    Je suis française d’origine algérienne.
    Mes parents et mes sœurs sont nés en Algérie.
    Je suis née en France.
    Mon père disait souvent que les mots c’est «du cinéma», il n’y a que les actes qui comptent.
    Il disait smata, qui signifie insister jusqu’à provoquer le dégoût, quand il voyait à la télé deux personnes se dire «Je t’aime».

  • Ma mère m'habille jusqu'à mes douze ans.
    Elle me fait porter des robes à fleurs, des jupes patineuses, des ballerines, j'ai des serre-tête de différentes couleurs, en forme de couronnes.
    Toutes les petites filles ne veulent pas être des princesses, maman.
    Je déteste tout ce qui se rapporte au monde des filles tel que ma mère me le présente, mais je ne le conscientise pas encore.

  • Je suis en cours de sport la première fois que j’ai mes règles.
    Je réalise que je suis une fille.
    Je pleure.
    Le soir, je dis à ma mère que je ne veux pas.
    Elle m’explique que c’est naturel.
    Je déteste la nature.

  • À quatorze ans, je ne savais pas faire mon lit.
    À vingt ans, je ne savais pas repasser une chemise.
    À vingt-huit ans, je ne savais pas faire de pâtes au beurre.
    Je n’aimais pas me retrouver dans la cuisine, sauf pour manger.

  • Le tabac, c'est le parfum de mon père.
    Il fume à l'intérieur de l'appartement, ça ne l'inquiète pas pour mon asthme, il me porte sur ses genoux et tient sa clope de la main gauche.

  • Je suis bien accueillie par ma famille inconnue.
    Mes tantes sont « tactiles ». Mes parents le sont moins. Ou pas du tout.
    Je découvre les premiers câlins, les embrassades, les caresses, les compliments, les mots doux.

  • Tu sais quoi ? C’est pas grave, mama ! Aujourd’hui on peut tout être : violeur, tueur en étant musulman, sauf être un homme et en aimer un autre. D’entrée de jeu, on l’élimine, on le fait sortir de la religion.

  • Avant l’adolescence, mon père me chantait des chansons.
    Il me racontait des histoires, aussi.
    Loundja ! Loundja, la princesse aux cheveux d’or.
    Mon père commençait toujours son histoire par : il était une fois.
    Il était un fois Loundja.

  • e n’ose pas dire que l’homosexualité féminine n’est pas abordée dans le Coran. Je n’ose pas non plus dire que seule l’histoire de Sodome et Gomorrhe l’évoque explicitement. Qu’on ne parle pas d’homosexualité, mais de viol d’hommes sur des jeunes hommes, et pas de relation homosexuelle consentie.

  • La PRIDE, Fatima ! Ne dis pas la Gay pride, tu invisibilises les lesbiennes et tout le reste de la communauté en disant Gay pride.

  • Je crois que je communique mieux qu’avant. J'arrive à dire “ça me fait plaisir que…”, “merci pour…”, “j’ai aimé passer du temps avec toi”, mais j’ai encore l’impression d’en dire trop. Parfois, j’exprime mes émotions avec distance et retenue. Parfois, ça ne donne rien. Parfois je me bloque. Je me tais. Parfois, je parle trop.

  • Après un certain temps je ressens la fatigue des transports, celle qui te conduit à avoir une migraine à peu près à la même heure chaque soir, qui te fait découvrir la vieillesse de ton organisme prématurément, qui empiète sur ton humeur, t’incite à avoir des réactions excessives, à râler presque tout autant que les parisiens et à voir des montées de colère difficilement contrôlables.

  • Gabrielle et Cassandra étaient ma stabilité aménagée, un semblant d'apaisement et de confort.
    Lorsque Nina a débarqué dans ma vie, je ne savais plus du tout ce dont j'avais besoin et ce qu'il me manquait.

  • Avant, les vérités me paraissaient dangereuses à dire. J'ai longtemps pensé que les choses se ressentent plus qu'elles ne se montrent. Des restes de mon éducation: montrer par petites touches mais ne jamais dire.

  • Ça raconte l’histoire d’une fille qui n’est pas vraiment une fille, qui n’est ni algérienne ni française, ni clichoise ni parisienne, une musulmane je crois, mais pas une bonne musulmane, une lesbienne avec une homophobie intégrée



Biographie

Née en 1995 à Saint Germain en Laye, Fatima Daas est une auteure française d’origine algérienne. Ses parents, musulmans pratiquants venus d’Algérie, se sont installés à Clichy-sous-Bois. Elle grandit dans la petite ville de Seine-Saint-Denis, entourée d’une famille nombreuse.
Au collège, elle se rebelle, revendique le droit d’exprimer ses idées et écrit ses premiers textes. Étouffée par un environnement où l'amour et la sexualité sont tabous, elle est remarquée pour son talent d'écriture et commence des études littéraires, tout en découvrant son attirance pour les femmes. Elle se définit comme féministe intersectionnelle. "La Petite Dernière" (2020) est son premier roman.

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mercredi 1 mars 2023

BRIT BENNET – Le cœur battant de nos mères – Poche J'ai Lu - 2017

 

L'histoire

Nadia vit dans la banlieue de San Diego (Californie du Sud). Elle vient de perdre sa mère qui s'est suicidée, elle a du avorter suite à une relation non protégée avec Luke, le fils de la communauté afro-américaine, , religieuse et conservatrice où elle se sent exclue.

10 ans plus tard, des voyages et des diplômes en poche, elle doit revenir dans sa communauté pour assister au mariage de Luke et de Aubrey, sa « meilleure amie ». Les vieux secrets enfouis et les démons de jadis rejaillissent, dans cette petite communauté qui ne semble pas avoir changé.


Mon avis

Le premier roman de Brit Bennet, dont j'avais lu et bien aimé le second roman « L'autre moitié de soi » : https://nathbiblio.blogspot.com/2023/01/brit-bennett-lautre-moitie-de-soi.html qu'elle a écrit à 27 ans.

Le roman analyse ici les histoires d'amour complexes et aborde le sujet de l'avortement dans une petite communauté où tout se sait mais rien ne se dit vraiment.

A cœur du roman, Nadia, trop belle, trop intelligente et surtout meurtrie. Sa mère s'est suicidée quelques mois auparavant, sans aucune explication, la laissant en plein questionnement. Son père, grand adepte de l'église du Cénacle est un homme taciturne, replié sans doute sur son chagrin et ne s'occupe pas trop de Nadia. Alors Nadia, brillante élève grâce à une excellente mémoire, passe son temps dans les bars où elle croise Luke, le séduisant fils des Sheppard, le pasteur de l’église et sa femme aussi ambitieuse que conservatrice. Quand Nadia tombe enceinte de Luke, elle décide d'avorter. Luke lui fournit l'argent nécessaire, mais Luke ne l'accompagne pas et la délaisse et c'est encore un abandon de plus. Avant d'entrer dans une université au Michigan, elle se lie d'amitié avec Aubrey dont l'histoire personnelle n'est pas gaie non plus. Violée par un amant d'une mère volage et jamais enracinée, elle est recueillie par sa sœur aînée Mo qui vit avec une femme blanche. Elle se donne des airs de sainte-nitouche et devient la chouchoute de Madame Sheppard.

Pendant 10 ans, Nadia suit des études brillantes, voyage à l'étranger, n'a pas vraiment de petit ami fixe et ne retourne pas à Oceanside en Californie. Mais à l'annonce du mariage entre Aubrey et Luke, elle est bien forcée de revenir. Luke promis a un grand avenir de footballeur s'est cassé le genou et est devenu kinésithérapeute. Quelques années plus tard c'est son père qui tombe malade et elle doit encore revenir au pays pour l'aider. Elle renoue alors avec Luke, devant une Aubrey de plus en plus amère et qui a du mal à avoir un enfant.

L'originalité de l'histoire est qu'elle est racontée par un chœur des « mères », invisibles mais qui gardent en elles toute la mémoire des femmes noires, comme dans les chœurs des pièces antiques.

Un roman qui tourne autour de l'amour impossible, parce que dicté par les convenances dans ce microcosme, mais aussi de la maternité et de l'avortement. Entre l'enfant désiré que l'on a pas, et celui peut-être désiré mais qu'on ne veut pas, parce qu'on ne gâche pas sa vie à 17 ans. Ce sujet de l'avortement est assez important depuis que la décision de la Cour Suprême

Très apprécié aux USA, je trouve que ce roman manque peut-être un peu d'audace et d'humour. L'écriture est soignée mais sans originalité, et les violences ne sortent pas, là où elles seraient libératrices. Ce n'est pas l'écriture acerbe de Gayl Jones ou celle vivace de Leila Mottley, mais cela se lit. Après tout ce n'est qu'un premier roman et Miss Bennet a encore une longue carrière devant elle.


Extraits :

  • Nous n'aurions pas du faire ça . Mon être spirituel est affligé. Mais Patrica avait refusé de se sentir coupable. Ils n'avaient obligés cette fille en rien. Une fille qui ne voulait pas d'enfant trouvait toujours un moyen de s'en débarrasser. La meilleure solution , la solution chrétienne c'était de lui faciliter les choses. Ensuite elle pourrait partir à l'université et sortir de leurs vies. Ce n'était pas une issue parfaite, mais dieu soit loué : le drame avait été évité.

  • Des fois, je me dis que..." Elle s'interrompit. "Si ma mère s'était débarrassée de moi, est-ce qu'elle serait toujours en vie? Peut-être qu'elle aurait été plus heureuse. Peut-être qu'elle aurait pu avoir une vraie vie."
    Ses amis auraient poussé un cri de surprise, l'auraient regardée avec des yeux écarquillés. "Comment peux-tu dire une chose pareille? " auraient-ils dit en lui reprochant de nourrir des idées aussi noires. Mais Aubrey se contenta de serrer sa main dans la sienne. Elle comprenait le sentiment de perte ; elle savait qu'il vous poussait à imaginer tous les scénarios. Nadia avait dans sa tête différentes versions de la vie de sa mère, des versions qui ne s'achevaient pas par une balle qui lui explosait la cervelle. Dans sa tête, Elise ne berçait plus un corps minuscule et fripé dans un lit d'hôpital, avec un sourire épuisé. Elle avait dix-sept ans et elle avait peur, elle attendait qu'on appelle son nom, dans une clinique d'avortement. Elise, qui n'était plus sa mère alors, quittait le lycée, entrait à l'université, étudiait jusqu'en troisième cycle. Elle écoutait des conférences, ou elle en donnait, debout derrière un pupitre, se grattant le mollet avec un orteil. Elle voyageait à travers le monde, se posait sur les falaises de Santorin, les bras tendus vers le ciel bleu. Elle était toujours sa mère, mais dans cette version de la réalité, Nadia n'existait pas. Au moment où sa vie à elle s'arrêtait, celle de sa mère débutait.

  • Nous l'avions toujours trouvée un peu bizarre, d'ailleurs. Rêveuse, comme si son esprit était un ballon accroché au bout d'une ficelle, qu'elle oubliait de ramener parfois.

  • - Je ne peux pas le garder. Luke se figea au moment où elle se levait. - Je peux pas avoir un enfant. Je peux pas devenir la mère d'un putain de gosse. Je vais aller à la fac. - OK, dit-il. OK, répéta-t-il, plus bas. Dis-moi ce que je dois faire. Il n'essaya pas de la faire changer d'avis. Ce qu'elle appréciait, même si une partie d'elle-même avait espéré qu'il réagisse de manière démodée et romantique, en proposant de l'épouser, par exemple. Elle n'aurait jamais accepté, mais elle aurait trouvé ça bien.

  • Il détestait les dîners dominicaux chez ses parents, mais pas au point de renoncer à la possibilité de manger gratuitement et de faire laver son linge.

  • C'était ce qui l'avait toujours effrayée dans le mariage : les gens paraissaient satisfaits, incapables d'exiger davantage. Elle n'arrivait pas à s'imaginer ainsi. Elle recherchait toujours un nouveau défi, un nouveau travail, une nouvelle ville. En fac de droit, elle était devenue irritable et analytique ; elle s'était affûtée, alors que [son ex] s'arrondissait et se remplissait. Elle se sentait affamée en permanence ; elle en voulait plus, il lui en fallait plus, alors [qu'il] avait déjà repoussé son assiette en se tapotant l'estomac.

  • Pourquoi devaient-ils faire autant d'efforts, se donner tant de mal, pour réussir ce que des millions de gens faisaient chaque année sans peine ? Elle achetait des tests de grossesse par brassées, et elle les utilisait tous les quinze jours, même quand elle n'avait aucune raison de supposer qu'elle pourrait être enceinte: c'était comme jeter des pièces de monnaie dans une fontaine porte-bonheur.

  • Tous les grands secrets ont un goût particulier avant d'être révélés, et si nous avions pris la peine de faire tourner celui-ce dans notre bouche, nous aurions peut-être perçu l'aigreur d'un secret pas assez mûr, cueilli trop tôt, chapardé et transmis précocement.

  • Nous lui aurions dit qu'à nous toutes nous avions des siècles d'avance sur elle. Si nous mettions toutes nos vies bout à bout, nous étions nées avant la Dépression, avant la guerre de Sécession, avant l'Amérique elle-même.

  • Elle refusait de le laisser enterrer son sentiment de culpabilité en elle. Elle ne servirait plus jamais de lieu de sépulture à un homme.

  • Reckless white boys became politicians and bankers, reckless black boys became dead.

  • We didn't believe when we first heard because you know how church folk can gossip. The weight of what has been lost is always heavier than what remains.

  • Suffering pain is what made you a woman. Most of the milestones in a woman’s life were accompanied by pain, like her first time having sex or birthing a child. For men, it was all orgasms and champagne.

Biographie

Née en 199 en Californie, Brit Bennett est essayiste et romancière afro-américaine.
Elle est diplômée à l'Université Stanford et titulaire d'un MFA à l'Université du Michigan. Elle y a également remporté le prix Hopwood de la Nouvelle des étudiants ainsi que le Prix Hurston/Wright des écrivains de faculté.
Ses travaux ont été publiés dans les magazines The New Yorker, The New York Times, The Paris Review et Jezebel.
"Le cœur battant de nos mères" ("The Mothers", 2016), son premier roman, a été sur la liste des best-sellers du New York Times et finaliste de nombreux prix littéraires. Il a été acheté par la Warner pour une adaptation cinématographique.En 2016, elle fait partie des 5 lauréats de la National Book Foundation parmi 35 candidats sélectionnés.
Brit Bennett vit à Los Angeles.

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Dans l'univers du roman

Sur les lieux


Sur l'avortement aux USA

Faute d'informations, honte d'aller au l'équivalent du planning familiale, trop de jeunes filles noires doivent passer par la case avortement. Le plus souvent dans la plus grande discrétion parce que l'éducation par des familles fortement évangéliques en fait un véritable tabou. La contraception est une notion difficile à admettre à la fois pour les jeunes (rejet, être traitée de fille facile et pire) et pour les familles (déshonneur, exclusion familiale).