samedi 15 avril 2023

MARLEN HAUSHOFER – le mur invisible – Babel poche réédition 2022

L'histoire

Réédité en 2022 par Babel (collection poche d'Actes Sud) voici le roman le plus connu de cette très discrète écrivaine autrichienne, qui parut en 1995 pour la première fois en traduction française.L'héroïne passe quelques jours de vacances chez un couple d'amis Louis et Hugo qui ont un chalet quelque part dans la montagne. Elle décline une sortie dans le village voisin, s'étonne de ne pas voir rentrer ses amis, puis s'endort.Au réveil le matin, les amis ne sont pas rentrés, le chien de chasse, Lynx flaire quelque chose d'anormal. Partie en repérages, cette femme d'âge mur, mère de deux adolescentes se rend compte qu'un mur invisible et infranchissable entoure la vallée. Elle observe aussi que tout semble mort derrière ce mur, observation constatée par une observation avec une père de jumelle. Nous sommes dans un contexte de guerre froide et l'héroïne pense qu'une catastrophe a eu lieu et qu'étrangement elle en est rescapée. Il va maintenant falloir survivre dans ce monde, entouré d'animaux devenus des amis. Elle écrit son récit jusqu'à ne plus avoir de papier.,


Mon avis

 Au début j'avoue que les premières pages de ce livre m'ont laissées perplexe, et puis plus j'avançais dans ma lecture, plus je m'attachais à ce roman totalement atypique. Écrit sous la forme de journal, il aborde tellement de thèmes, qui pour l'époque (Marlen Haushofer est morte en 1970 et son ouvrage a été publié en Autriche en 1963) anticipe bien des courants.

Déjà, elle anticipe une forme de nature writing qui aujourd'hui en 2023 est devenu un genre littéraire à part entier, avec des best-sellers qui confirme son succès. Elle anticipe aussi une écologie en autonomie, totale, ce qui est très étrange pour l'époque où il n'y avait pas de partis écologiques et où on prenait ses gens là pour des illuminés. Je dirais même plus, elle anticipe le courant survivalisme qui est pourtant né aux USA, au début des années 1970, et formalisé dans les années 1980. En France, il date des années 2000 et ressurgit régulièrement lors de catastrophes naturelles. Le survivalisme a de très nombreuses facettes, mais pour rester dans le cadre du roman, il s'agit de pouvoir vivre en autonomie intégrale. Hors dès le premier chapitre, nous apprenons que Hugo, l'ami propriétaire du chalet avait pour habitude de stocker des biens, des outils, de la nourriture, des médicaments. Mais l’héroïne n'a aucune formation, elle doit apprendre à tout faire, ce qui occupe ses journées et surtout elle s'habitue tellement à ce mode de vie qu'elle ne cherche même plus à savoir ce que peut vivre le mode du monde.

Mais attention, sous cette histoire déroutante, l'autrice dévoile aussi un féminisme délicatement caché entre les lignes, et une forme de rébellion contre une société qu'elle n'aime pas. Elle est née en 1920, a connu l'horreur du nazisme, puis l'après-guerre où les femmes n'avaient comme droits que : s'occuper de la bonne tenue du foyer, l'éducation des enfants et bien évidemment être une pieuse catholique. Un univers étouffant. Elle connaît aussi la période de la guerre froide, car si officiellement l'Autriche est un pays dit neutre, elle ne se libère du joug allemand qu'en 1955, puis finit par adhérer à l'UE en 1995.

Ici pas d'explication sur le pourquoi de la catastrophe, mais sur la vie, la vie libérée d'une femme qui ne s'attendait pas à vivre ce destin. Elle doit apprendre tant de choses pour survivre, et elle apprend vite, mais elle a aussi le temps de réfléchir à sa vie, son destin si particulier et nous livre sa vision du monde, totalement impensable pour cette femme discrète, souvent malade, mais à l'intelligence hors du commun. Nous ne sommes pas dans l'univers politique de Thoreau, qui ne s'est jamais vraiment coupé du monde, mais dans une exploration de la féminité.

Déjà, la notion de maternité est remise en cause. Elle oublie ses filles devenues adultes et dont elle n'a pas aimé le choix de reproduire le modèle social de l'époque. Par contre, elle se doit de lutter contre ses nouveaux bébés ou amis : le chien Lynx qui semble la comprendre, tout comme Bella, la vache lui fournit le lait mais accouche d'un veau, qui devient un taureau difficilement gérable qu'il faudra éloigné., les chats qui se reproduisent et hélas se font souvent tuer par des prédateurs. Même si elle rechigne à le faire, elle doit abattre des chevreuils pour se nourrir et nourrir les animaux, planter ce qu'elle a trouver, des pommes de terres et des haricots, recueillir des baies qu'elle ne peut pas conserver, faute de sucre, bref une vie nouvelle. Si les angoisses du lendemain l'empêchent de dormir, et qu'elle reconnaît aussi son caractère anxieux, c'est aussi les balades en forêts qui la réconcilient avec elle-même. Elle a besoin de projets pour mettre son petit monde à l'abri. La solitude qui lui pesait est allégée par les nombreuses tâches quotidienne, elle se muscle, maigrit, mais affirme aussi son indépendance farouche.

Sans parler d'aversion pour l'homme, le mâle, elle note que les rapports entre les sexes n'ont pas bien évolués, et qu'il y a de la « bestialité » dans ces rapports. Ainsi sous son prisme de féministe qui s'ignore, elle note que le nazisme a encore plus divisé les 2 sexes, aux hommes le prestige de la guerre (tel qu'il fut perçu par de nombreux soldats allemands) et le sort des femmes, les plus riches se contentant des accointances avec le régime, les autres devant travailler en usine, des métiers peu payés, peu valorisé. Cette mentalité inconsciente d'une infériorité de la femme a continué jusque dans les années 1960 en Autriche, sous la forme des corneilles noires qui s'écrase contre le mur.

La femme su mur invisible s'épanouit dans un terrain clos,pourtant vaste mais qu'elle limite à ce qui lui est familier. Il y aussi une quête instinctive de la paix. La paix intérieure mais aussi la paix avec cette corneille blanche qu'elle décide d'adopter dans son cercle fermé d'animaux/amis. L'autrice, saturée par un catholicisme aliénant, refuse le modèle Adam/Eve biblique, pour un idéal où les esprits seront en totale communion, sans aucune différence de sexe.

Tout cela écrit dans une langue magnifiquement traduite, avec des petits instants de poésie, les doutes, les questionnements mais aussi les réponses et l'acceptation totale de son destin et surtout de cette liberté infinie qui remplace le superficiel (l'autrice en fait le constat en parlant des fêtes de Noël et l'obligation du cadeau ou l'achat de choses non vitales). Mais à l'inverse de Thoreau, elle n'en fait pas un pamphlet, même si elle le rejoint en ne gaspillant pas la richesse, elle s'oblige a tuer un chevreuil, elle déteste cela, mais pas plus qu'il n'en faut pour se nourrir. Finalement, cette vie où elle pense être peut-être le dernier être humain se révèle riche et passionnante. Marlen Haushofer ne juge pas son héroïne, elle suit son cheminement intérieur, son évolution psychique, et par la subtilité de son écriture, affirme son féminisme, son rejet du nazisme et du totalitarisme, anticipe ce qui arrive aujourd'hui avec le réchauffement climatique, et nous montre aussi combien le rapport entre la nature, les humains, les animaux est fondamental. Ce livre est une de mes plus intenses lectures. Il est normal que je le classe dans « mes bests 2023 » tant il est incontournable et terriblement actuel.


Extraits :

  • Quand je me remémore la femme que j’ai été (..)
    Je ne voudrais pas la juger trop sévèrement. Il ne lui a jamais été donné de prendre sa vie en main. Encore jeune fille, elle se chargea en toute inconscience d’un lourd fardeau et fonda une famille, après quoi elle ne cessa plus d’être accablée par un nombre écrasant de devoirs et de soucis. Seule une géante aurait pu se libérer et elle était loin d’être une géante, juste une femme surmenée, à l’intelligence moyenne, condamnée à vivre dans un monde hostile aux femmes, un monde qui lui parut toujours étranger et inquiétant. Elle en savait un peu sur pas mal de choses mais sur la plupart elle ne savait rien du tout et, en général, dans son esprit dominait un désordre effrayant. C’était bien assez pour la société dans laquelle elle vivait et qui d’ailleurs était aussi ignorante et accablée qu’elle. Mais je dois dire à sa décharge qu’elle en ressentait toujours un malaise diffus et qu’elle garda la conscience que cela ne pouvait pas être suffisant.

  • Et d'ailleurs, même si j'étais nées sage, je n'aurais rien pu faire dans un monde qui ne l'était pas.

  • Ici, dans la forêt, je me trouve enfin à la place qui me convient. Je n’en veux plus aux fabricants d’autos, ils ont depuis longtemps perdu tout intérêt. Mais comme ils m’ont torturée avec des choses qui me répugnaient ! je n’avais que cette petite vie et ils ne m’ont pas laissé vivre en paix. Maintenant que les hommes n’existent plus, les conduites de gaz, les centrales électriques et les oléoducs montrent leur vrai visage lamentable. On en avait fait des dieux au lieu de s’en servir comme objets d’usage. Moi aussi je possède un objet de ce genre au milieu de la forêt : la Mercedes noire de Hugo. Quand nous sommes arrivés avec, elle était presque neuve. Aujourd’hui, recouverte d’herbe, elle sert de nids aux souris et aux oiseaux. Quand la clématite fleurit au mois de juin, elle devient très belle et se met à ressembler à un gigantesque bouquet de mariée. Elle est belle aussi en hiver lorsqu’elle est brillante de givre ou se couronne d’une coiffe blanche. Au printemps et à l’automne, je distingue entre les tiges brunes le jaune passé de ses coussins jonchés de feuilles de hêtre, mêlées à des petits morceaux de caoutchouc mousse et de crin, arraché et déchiqueté par des dents minuscules. La Mercedes d’Hugo est devenue un foyer confortable, chaud et abrité du vent. On devrait placer des voitures dans les forêts, elles font de bons nichoirs. Sur les routes, à travers tout le pays, il doit y en avoir des milliers recouvertes de lierre, d’orties et buissons.Mais celle-là sont entièrement vide et sans habitants.

  • Aimer et prendre soin d'un être est une tâche très pénible et beaucoup plus difficile que tuer ou détruire. Élever un enfant représente vingt ans de travail, le tuer ne prend que dix secondes. Même le taureau a mis un an pour devenir grand et fort et quelques coups de hache ont suffi à l'anéantir. Je pense à tout ce temps pendant lequel Bella l'a porté patiemment dans son ventre et l'a nourri ; je pense aux heures difficiles de sa naissance et aux longs mois qu'il a fallu pour que le petit veau se transforme en un puissant taureau. Le soleil a dû briller pour faire pousser l'herbe dont il avait besoin, l'eau a dû jaillir et tomber du ciel pour l'abreuver. Il a fallu l'étriller et le brosser, enlever le fumier pour que sa couche soit sèche. Et tout cela a eu lieu en vain. Je ne peux m'empêcher d'y voir un désordre horrible et excessif. L'homme qui l'a abattu était certainement fou, mais sa folie même l'a trahi. Le désir secret de tuer devait déjà sommeiller en lui auparavant. Je pourrais aller jusqu'à en avoir pitié puisque telle était sa nature. Pourtant j'essaierai toujours de l'éliminer, parce qu'il m'est impossible de supporter qu'un être ainsi constitué puisse continuer à tuer et à détruire.

  • Je vois la croissance verte, dense et silencieuse des plantes. Et j'entends le vent et toutes sortes de bruits dans les villes mortes ; les vitres qui se brisent sur le pavé quand les gonds des fenêtres sont trop rouillés, les gouttes d'eau qui tombent des tuyaux éclatés, le bruit de milliers de portes qui claquent dans le vent. (...) Au début de grands incendies ont dû éclater, mais depuis ils ont probablement cessé et la végétation s'est empressée de recouvrir nos misérables restes.Quand je regarde le sol, de l'autre côté du mur, je n'aperçois ni une fourmi, ni un coléoptère, ni le moindre insecte. Mais il n'en sera pas toujours ainsi. La vie reviendra avec l'eau des ruisseaux, une vie élémentaire et minuscule qui s'infiltrera dans la terre et la ranimera. Cela devrait m'être indifférent et pourtant, si étrange que ça paraisse, cette pensée me remplit d'une secrète satisfaction.

  • Un jour, je ne serai plus là et plus personne ne fauchera le pré, alors le sous-bois gagnera du terrain puis la forêt s’avancera jusqu’au mur en reconquérant le sol que l’homme lui avait volé. Quand mes pensées s’embrouillent, c’est comme si la forêt avait commencé à allonger en moi ses racines pour penser avec mon cerveau ses vieilles et éternelles pensées.

  • Les barrières entre les hommes et les animaux tombent très facilement. Nous appartenons à la même grande famille et quand nous sommes solitaires et malheureux, nous acceptons plus volontiers l'amitiés de ces cousins éloignés. Ils souffrent comme nous si on leur fait mal et ils ont comme nous besoin de nourriture, de chaleur, et un peu de tendresse.

  • Les humains sont les seuls à être condamnés à courir après un sens qui ne peut exister. Je ne sais pas si j'arriverai un jour à prendre mon parti de cette révélation.

  • Lorsque j’étrillais Bella, je lui disais parfois l’importance qu’elle avait pour nous tous. Elle me regardait tendrement de ses yeux humides et essayait de me lécher le visage. Elle ne pouvait pas savoir à quel point elle était précieuse et indispensable. Elle était là, luisante, chaude et tranquille, notre grande et douce mère nourricière. Pour la remercier, je ne pouvais que la soigner du mieux que je pouvais, j’espère avoir fait pour Bella tout ce qu’un homme peut faire pour sa vache unique. Elle aimait que je lui parle. Peut-être aurait-elle aimé la voix de n’importe quel homme. Elle aurait pu facilement me piétiner ou me donner un coup de corne, mais elle me léchait la figure et enfonçait ses naseaux dans le creux de ma main. J’espère qu’elle mourra avant moi, car en hiver, toute seule, elle périrait misérablement.

  • Je ne cherchais plus un sens capable de me rendre la vie plus supportable. Une telle exigence me paraissait démesurée . Les hommes avaient joué leurs propres jeux qui s'étaient presque toujours mal terminés. De quoi aurais-je pu me plaindre; j'étais l'une des leurs , je les comprenais trop bien . Mieux valait ne plus penser aux hommes . Le grand jeu du soleil, de la lune et des étoiles, lui, semblait avoir réussi; il est vrai qu'il n'avait pas été inventé par les hommes. Cependant il n'avait pas fini d 'être joué et pouvait bien porté en lui le germe de son échec.

  • Il était une heure quand j’arrivai au sentier qui traverse les pins nains et je m’assis sur une pierre pour me reposer. La forêt s’étendait en fumant sous le soleil de midi et de chauds effluves montaient des pins jusqu’à moi. C’est seulement alors que je pus voir que les rhododendrons étaient en fleur. Ils s’étiraient le long de la pente en un long ruban rouge. Tout était maintenant plus tranquille que pendant la nuit au clair de lune ; la forêt gisait, immobile, dans le sommeil, sous le soleil jaune. Un oiseau de proie tournait dans l’azur. Lynx dormait, les oreilles tressautantes, et le grand silence s’abattit sur moi comme une cloche. J’aurais aimé rester toujours là, dans la chaleur et la lumière, le chien à mes pieds et l’oiseau tournoyant au-dessus de ma tête. Il y avait longtemps que mes pensées avaient cessé, comme si mes soucis et mes souvenirs n’avaient plus rien de commun avec moi.

  • Aujourd'hui vingt cinq février, je termine mon récit. Il ne me reste plus de feuille de papier. Il est cinq heures du soir et il fait encore assez clair pour que je puisse écrire sans lampe.Les corneilles se sont envolées et tournent au-dessus de la forêt. Quand elles auront disparu, j'irai dans la clairière porter à manger à la corneille blanche.Elle m'attend déjà.


Biographie

Née à, Mollin en 1920 et décedée à Vienne en 1970, Marlen Haushofer, née Marie Helene Frauendorfer, est une écrivaine autrichienne. À partir de 1930, elle fréquente le pensionnat des Ursulines à Linz et, durant l’année scolaire 1938/1939, elle va, comme ses camarades, au lycée des sœurs de la Sainte croix. Comme il s’agit d’un établissement confessionnel, il est soumis au décret de l’administration nationale-socialiste qui en fait une école publique. C’est dans cet établissement que Marlen Haushofer obtient le 18 mars 1939 sa Maturité (certificat de fin des études secondaires). Après une courte période de service du travail obligatoire, elle étudie, à partir de 1940, la philologie allemande à Vienne et ensuite (à partir de 1943) à Graz.
Elle épouse, en 1941, Manfred Haushofer. Mère de deux enfants et assistante au cabinet dentaire de son mari, elle mène, parallèlement, une activité littéraire.
À partir de 1946, Marlen Haushofer publie des contes dans des journaux. En 1952, elle obtient un premier succès avec la nouvelle La cinquième année, Das fünfte Jahr. Le roman, Le Mur invisible, publié en 1963, est certainement l’œuvre la plus importante de Marlen Haushofer. Les mouvements féministes et la recherche sur la littérature féminine ont permis progressivement de faire connaître le rôle particulier de la femme dans la société masculine, thème constant chez Marlen Haushofer et ont favorisé, de ce fait, la diffusion de son œuvre.

En savoir plus :

Sur le roman

vidéos


Presse

Dans l'univers du roman

Sur Thoreau

Sur le courant transhumaniste

Sur la collapsologie


Sur l'écoféminisme

Notez que Marlen Haushofer ne s'est jamais revendiquée d'un quelconque courant politique, qui d'ailleurs n'existaient pas à son époque. C'est un parcours individuel et personnel.


Sur la situation des femmes en Autriche à l'époque de M. Haushofer

vendredi 14 avril 2023

LOUISE ERDRICH – LaRose – Livre de poche 2018

 

L'histoire

Dans le Dakota du Nord, Landreaux, un amérindien, tue accidentellement le fils de son meilleur ami qui est aussi son neveu. Il s'agit d'un stupide accident de chasse, mais pour les deux familles le chagrin est immense. En se référant à une vieille tradition ojibwé, Landreaux offre alors son dernier fils, qui avait l'âge de l'enfant tué, le jeune LaRose, 5 ans, à la famille du petit garçon décédé. Landreaux élève déjà 4 enfants, et la famille de Peter et Nola n'a qu'une jeune ado, Maggie et Lola ne peut avoir d'autres enfants. Avec toutes les conséquences que cela implique, mais c'est sans oublier les pouvoirs ancestraux des ojibwés que porte en lui le petit LaRose.


Mon avis

Ah la famille ! Son univers attachant mais aussi impitoyable, d'autant plus que nous nous trouvons dans un « nulle part » du coté des Rocheuses dans le Dakota du Nord. Dans une petite ville, vit une communauté de blancs et d'amérindiens qui sont cultivateurs ou travaillent ici ou là. On n'est ni très riche ni très pauvre mais ce n'est pas le propos de l'autrice.

Il s'agit ici de la déconstruction/construction des liens de famille au sens élargi du thème. D'un coté nous avons la famille de Landreaux, un homme tranquille, malgré une jeunesse mouvementée que serait expliquée dans un chapitre du roman. Emmaline, sa femme, est la directrice de l'école primaire, et sa sœur de Lola, la femme de Peter. Autant Emmaline semble équilibrée, sure d'elle, impeccable, autant Lola est une femme angoissée qui a des pensées suicidaires. Elle commence par en vouloir à mort à son beau-frère puis adopte le petit LaRose qui devient comme son fils.Mais la situation s'inverse. Petit à petit, soutenue par Maggie, une petite peste qui va aussi s'assagir au coté de LaRose, puis par son mari, Lola va reprendre goût à la vie, sans pour autant arriver à se réconcilier avec sa sœur. Mais Emmaline vit de plus en plus mal la situation, elle a perdu son fils et s'éloigne de son mari. Surtout elle apprend que le charismatique prêtre de la paroisse, Travis, a toujours été amoureux d'elle, un homme avec lequel elle peut parler en totale liberté.Finalement, d'un commun accord les 2 familles décident de se partager l'enfant, qui va vivre tantôt chez Maggie, sa grande amie et complice, tantôt dans son foyer, entouré par l'amitié bienveillante des sœurs Neige l’aînée et Josette la cadette qui passent leur temps à se chamailler ou faire front commun. D'ailleurs elles adoptent aussi Maggie et c'est par la volonté de ses enfants joyeux que finalement la petite communauté arrive à se ressouder.

Mais le plus intéressant n'est pas à chercher dans cette histoire familiale mais plus dans les mythes et légendes ojibwés qui ont fondé les LaRose. La première LaRose, fille abandonnée par une mère alcoolique, est recueillie par un marchand ambulant et son jeune assistant. La jeune fille est déjà très belle et l'assistant pense qu'elle peut tomber dans les griffes du ca ravanier, un homme malhonnête, impliqué dans des histoires qui font craindre pour la vie de tous. Par une sorte de poison, la première LaRose tue le marchand dont la tête se met à enfler de plus en plus et les poursuit partout. Alors LaRose et son compagnon arrivent à voler jusqu'au Dakota du Nord où ils s'installent dans une cabane. Puis leur fille la deuxième LaRose hérite des pouvoirs de sa mère. Elle connaît le secret des plantes, mais elle sait aussi « sortir de son corps » pour survoler le monde. La tradition se perpétue mais ni Emmaline, élevée dans un monde devenu moderne, occidentalisé, ne croit guerre en ces légendes et Nola qui aurait pu avoir le don s'enfonce dans la rancœur, puis la mélancolie et la dépression. En fait de tout ce petit monde c'est le petit LaRose, le premier garçon qui a ce pouvoir. Celui de voir ce que l'on ne voit pas, celui de pouvoir survoler son petit monde, et de tenter d’apaiser les âmes en peine, comme c'est son destin. Il participe en secret à des réunions d'anciens qui l'initient et jamais il n'oublie Dusty, son ami, le petit garçon mort, avec lequel il discute. Il écoute poliment les légendes assez horribles des vieilles femmes de la tribu qui vivent toutes dans une maison pour personnes âgées, mais en sachant que ce ne sont que des inventions destinées à l'éducation des enfants.

Le roman structuré en 5 parties fait des aller-retours dans le passé, celui qui fonde la légende des LaRose et celui de la jeunesse tumultueuse de Landreaux, son amour fou pour Emmaline, la prise de drogues et la folie « beatnik ». Mais surtout, il y a l'humour des enfants, la joyeuse bande entraînée par Josette, qui prend son aile Maggie (qui n'avait pas d'amis auparavant et avait une réputation de fille méchante), tous réussissent à être scolarisé dans le même lycée public, on se passe des vêtements, on se maquille et on fait des produits de beauté fantaisistes. Les filles sont les reines du volley-ball du comté, soutenues comme il se doit par les parents, les frères et bien sur LaRose qui lui apprend le karaté.

Le plus de ce roman restera la légende et la vie de la première LaRose, morte de la tuberculose et dont le corps a servi à la médecine pour étudier la maladie. Les femmes de la famille se battent pour récupérer les ossements afin d'enterrer dans les coutumes leur ancêtre qui communique encore avec la grand-mère. Mais si nous passons d'émotions en émotions, l'humour des enfants, la tristesse de Nola, les trahisons d'un personnage rancunier, on pourrait dire que l'autrice a fait des petits romans dans son roman. Il y a comme un manque de liaison et aussi un passage entre le présent et l'imparfait (fait pour renforcer une action) qui me gêne un peu, parce que je trouve que son emploi est sans apport. Mais Louise Erdrich termine là une trilogie où elle explore le passé amérindien de sa famille, son poids actuel qui cède aux évangélisations, et à la modernité de la société de consommation, et aux addictions : alcool et surtout médicaments que l'on fauche sur les personnes âgées, ou à l'hôpital, et dont on se gave pour oublier le quotidien pas facile où l'on travaille dur sans jamais atteindre l'opulence.


Extraits :

  • La douleur, éparpillée partout, monte en flamboyant des puits profonds que sont les poitrines de son peuple. A l’Ouest les cœurs des morts battent encore, ils brûlent et jettent de douces lueurs vertes dans leurs cercueils. Ils font jaillir de la terre une lumière pâle. Et au sud il y a les bisons que la tribu a achetés dans un but touristique. Un rassemblement sombre. Leurs cœurs eux aussi embrasés par l’horrible message de leur extinction. Leur assemblée fantomatique, désormais. Comme nous, un symbole de résistance, songe Romeo. Comme nous, ils déambulent et tournent en rond dans un petit enclos d’herbe, et engraissent. Comme nous, cœurs visibles pareils à des lampes dans la poussière. A l’est aussi, l’aube sacrée de la terre entière, chaque matin de chaque jour, la promesse et l’accablement.

  • Avant de mourir, la première LaRose enseigna à sa fille comment trouver les esprits protecteurs dans chaque endroit qu’elles parcouraient à pied, comment guérir les malades avec des chants, des plantes, quels lichens manger en cas de faim dévorante, comment poser des pièges, attraper des poissons au filet, allumer un feu à l’aide de brindilles et de copeaux de bouleau. comment coudre, comment faire bouillir les aliments en se servant de pierres chaudes, comment tresser des nattes de roseaux et fabriquer des récipients en écorce de bouleau. Elle lui enseigna comment empoisonner le poisson au moyen de certaines plantes, comment fabriquer un arc en flèches, comment tirer au fusil, s’aider du vent lorsqu’elle chassait, comment fabriquer un bâton pour creuser, déterrer des racines, sculpter une flûte, en jouer, broder de perles un sac à bandoulière. Elle lui enseigna comment savoir d’après les cris des oiseaux quel animal venait d’entrer dans les bois, comment savoir d’après les mêmes cris des oiseaux d’où arrivait arrivait le mauvais temps et de quel genre de mauvais temps il s’agissait, comment savoir toujours d’après les cris des oiseaux si vous alliez mourir ou si un ennemi était sur vos traces. Elle lui apprit comment empêcher un nouveau-né de pleurer, comment amuser un enfant plus âgé, comment nourrir les enfants de tous âges, comment attraper un aigle pour lui arracher une plume, faire choir une perdrix d’un arbre. Comment tailler un fourneau de pipe, brûler le cœur d’une branche de sumac pour confectionner le tuyau, comment confectionner du tabac, du pemmican, comment récolter le riz sauvage, danser, le vanner, le faire sécher et le stocker, et fabriquer du tabac pour sa pipe. Comment percer les troncs d’arbre, tailler des chalumeaux pour collecter l’eau d’érable, comment fabriquer du sirop, du sucre, comment faire tremper une peau, la racler, comment la graisser et la préparer en utilisant la cervelle de l’animal, comment la rendre souple et satinée, comment la fumer, quels ingrédients utiliser. Elle lui enseigna comment fabriquer des moufles, des jambières, des makazinan, une robe, un tambour, un manteau, un sac avec l’estomac d’un élan, d’un caribou, d’un bison des bois. Elle lui enseigna comment laisser son corps derrière elle lorsqu’elle était à moitié éveille, ou bien endormie, et voler de-ci de-là pour chercher à savoir ce qui se passait sur la terre. Elle lui enseigna comment rêver, comment sortir d’un rêve, transformer le rêve, ou demeurer à l’intérieur pour avoir la vie sauve.

  • Les Blancs, en vertu de la loi de la conquête, en vertu du bien fondé de la civilisation, sont les Maîtres du continent américain, et la meilleure façon d’assurer la sécurité des villages situés sur la frontière passe par l’anéantissement des quelques Indiens restants. Et pourquoi pas? Leur gloire s’est enfuie, leur esprit est brisé, leur virilité abolie, mieux vaut qu’ils meurent plutôt que de vivre en pauvres hères qu’ils sont.

  • Nous vieillirons ensemble. Tu m’aimeras encore lorsque je serai toute ratatinée ? Je t’aimerai encore mieux. Tu seras plus sucrée. Comme un raisin sec. Ou un pruneau. Nous mangerons des pruneaux ensemble.

  • Nola regarda LaRose occupé à inspecter le contenu de son assiette. Il était comme ce moine en robe brune François. Les animaux venaient se coucher à ses pieds. Ils étaient attirés vers lui, sachant qu'ils seraient sauvés.

  • Comment expliquer ce coup de fusil? Il aurait voulu cesser d'exister pour recommencer à tirer, ou à ne pas tirer. Mais la plus difficile, la meilleure, la seule chose à faire, c'était de rester en vie. De vivre avec les conséquences, au sein de sa famille. D'assumer la honte, même s'il étouffait sous son poids nauséabond.

  • Les dents serrées de Maggie refoulèrent ses paroles. Elle ne dit pas qu'elle était désolée, mais elle l'était. Désolée de ne pas être capable de faire ce qu'il fallait. Désolée de ne pas être capable de faire ce que sa mère avait besoin qu'on fasse. Désolée de ne pas être capable de la rafistoler. Désolée, parfois, de l'avoir sauvée. Désolée désolée désolée d'avoir cette pensée. Désolée d'être méchante. Désolée de ne pas être reconnaissante à tout instant que sa mère soit en vie. Désolée que LaRose soit le chouchou de sa mère, même s'il était aussi le sien. Désolée de penser à quel point elle était désolée et de perdre son temps à se sentir indéfiniment désolée. Avant ce qui s'était passé avec sa mère, Maggie n'avait jamais été désolée. Et elle avait tellement envie de redevenir comme ça.

  • En anglais, il existait un mot pour chaque objet. En ojibwé, il existait un mot pour chaque action. L'anglais possédait davantage de nuances pour évoquer l'émotion intime, mais l'ojibwé était plus subtil pour évoquer les liens familiaux.

  • Mais tu as horreur du sport.
    Plus maintenant. J'aime bien le volley-ball.
    Ce n'est pas franchement un sport. Parfois, les adultes ne pigeaient rien. Dans leur souvenir, le volley n'était qu'un passe-temps relax après le barbecue dans le jardin, ou une discipline obligatoire en cours de gym. Ils ne se doutaient pas que c'était devenu un sport cool et brutal, dont les filles s'étaient emparées.

  • Les institutrices de la mission considéraient qu'apprendre aux femmes l'art de bien tenir une maison et de discipliner les enfants était fondamental pour éradiquer la sauvagerie. Il convenait d'enfoncer un coin entre une mère indienne et sa fille. De nouvelles façons de faire élimineraient tout enseignement primitif. Mais elles n'avaient pas compris le pouvoir du soleil sur la gorge d'une femme.

  • Mrs Peace avait été une jolie femme à la mine triste et à la longue chevelure brune et soyeuse. Elle avait à présent une longue chevelure blanche et soyeuse, et elle était toujours jolie, mais elle avait désormais la mine heureuse. Elle ne se coupait pas les cheveux et ne les frisait pas non plus comme la plupart de ses amies, elle les portait tressés en une natte mince et parfois en chignon. Elle mettait chaque jour une paire différente de boucles d’oreilles en perles, dont elle composait elle-même les motifs – ce jour-là, bleu ciel à cœur orange. Elle avait pris goût à ce passe-temps, ainsi qu’aux cigarillos, lorsqu’elle avait quitté l’enseignement et qu’elle était revenue habiter sur la réserve. Elle ne fumait plus que rarement. Elle disait que le travail des perles l’avait aidée à arrêter. Sa loupe sur pied était bien calée sur la table, car elle avait une mauvaise vue. Lorsqu’elle levait les yeux vers Landreaux, ses épais verres de lunettes lui donnaient un air un peu perplexe et surnaturel qui ajoutait à son aura.

  • Le lendemain, elle vit un ours occupé à déterrer une sorte de racine à côté d'un marécage. Une autre fois, un renard bondit, monta en arc de cercle haut dans l'herbe et s'en fut en trottinant, une souris dans la gueule. Des cerfs allaient au pas, tous les sens aiguisés, s'arrêtant pour remuer les oreilles et flairer les senteurs avant de s'aventurer à découvert. Elle regarda la terre voler derrière un blaireau qui creusait un terrier. Des souris à pattes blanches aux yeux adorables, des hirondelles bleues fendant l'air, des faucons lancés dans un vol libre mystique, des corbeaux cabriolant sur des courant aériens aussi solides que d'invisibles poutres d'équilibre. Elle commença à se sentir davantage chez elle dehors que dedans.

  • Elle était archaïque et avait surgi de la terre en ébullition. Elle avait sommeillé, mené une vie latente dans la poussière, s'était élevée en fin brouillard. La tuberculose s'était élancée en une vague impétueuse pour s'unir à la chaleur de la vie. Elle était présente dans chacun des nouveaux mondes et dans tous les anciens. D'abord elle aima les animaux, puis aussi les personnes. Parfois elle se posait dans une prison de tissus humains séparée par un mur des frondes nourricières du corps. Parfois elle s'élançait, filait sans entraves, creusait des galeries dans les os ou métamorphosait les poumons en dentelle raffinée. Parfois elle allait n'importe où. Parfois elle n'arrivait à rien. Parfois elle élisait domicile dans une famille, ou bien démarrait ses voyages sans répit dans une école où les enfants dormaient côte à côte.


Biographie

Karen Louise Erdrich, née le 7 juin 1954 à Little Falls dans le Minnesota, écrivaine américaine, auteure de romans, de poésies et de littérature d'enfance et de jeunesse.
Elle est une des figures les plus emblématiques de la jeune littérature indienne et appartient au mouvement de la Renaissance amérindienne.
Le premier livre qu'elle publie est un recueil de poèmes intitulé Jacklight.
L'action de ses romans se déroule principalement dans une réserve du Dakota du Nord entre 1912 et l'époque présente. Ils relèvent en partie du courant réalisme magique, avec une figure de trickster (Fripon), et parfois du roman picaresque.
Écrivaine de talent, elle a reçu de nombreux prix et distinctions au cours de sa carrière. Elle obtient plusieurs prix pour son roman Love Medecine (L'Amour sorcier), dont le prix du Meilleur roman décerné par le Los Angeles Times, le National Book Critics Circle Award et l'American Book Awards. En 2012, son roman The Round House (Dans le silence du vent) obtient le prestigieux National Book Award aux États-Unis.
Elle est la propriétaire d'une petite librairie indépendante dans le Minnesota.

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Sur les ojibwés


Sur le Dakota du Nord


Ojibwés dans le Dakota du Nord


Les réserves indiennes dans le Dakota du Nord

vendredi 7 avril 2023

NICOLAS DRUART – Cinabre – Harper Collins Éditions - 2022

 

L'histoire

Le dernier roman de Nicolas Druart dont j'avais bien aimé « Jeu de dames » se passe encore à Toulouse. Il est même concentré sur le centre ville, entre le Capitole et les allées Jean-Jaurès (rebaptisées et modernisées en ramblas).

Elliot, un infirmier timide travaille pour un cabinet associés libéral et effectue chaque jour ses tournées, dans une vie monotone. Sa seule amie est une ancienne fiancée qui relit les livres qu'il écrit, des polars sanguinolents. Mais un jour il s'inquiète de ne pas avoir des nouvelles de son collègue Manu connu pour des absences répétées, mais là, personne n'a de nouvelles. Il a été vu pour la dernière fois en sortant du très chic Hôtel Ferdinand, où il soignait une employée récemment opérée.

Pendant ce temps, la police emmenée par le capitaine Aubert est dans l'impasse d'un triple meurtre au sabre sur la place occitane (en Centre ville, au dessus d'un centre commercial) à quelques 50 mètres des allées Jean Jaurès. Puis c'est un massacre dans le métro du Capitole, 13 victimes, de nombreux blessés amputés. Il semble que les crimes soient commis par des individus différents (la scientifique est formelle) mais habillés d'une vaste cape noire à capuche. L'enquête se complique quand en remontant dans le temps beaucoup de cas d'amputations (mains, avant-bras, pieds) ont été soignés dans les 2 grand CHU de la ville, sans que personne ne porte plainte ou que la police n'en soit informée. Quelles sont les motivations des assassins ? Qui sont-ils ? Une enquête complexe va alors nous tenir en haleine sur près de 500 pages.


Mon avis

Amateurs de suspense, vous serez comblé par ce polar très facile à lire et addictif, très bien structuré. On suit à la fois l'évolution de l'infirmier Elliot et l'enquête de police. Mais aussi la vie dans cet hôtel Ferdinand réputé très chic. Ne le cherchez pas sur une carte il n'existe pas (contrairement à l’hôtel Pullman, en brique rouge foncée). Cet hôtel a une étrange histoire. Son fondateur massacra toute sa famille dans les années 80. Fermé pendant une dizaine d'années, c’est Richard Ferdinand, le petit dernier et seul rescapé de la famille qui décidera de sa rénovation, à l'identique, et de son ouverture. Le restaurant gastronomique est un des plus renommé de la ville, mais encore faut-il y avoir les moyens financiers de s'offrir un repas et encore plus d'y passer une nuit. Mais certaines rumeurs disent que l'hôtel serait hanté et qu'on en sort fou, sûrement en raison du passé.

Elliot, sans nouvelles de son collègue Manu est appelé par le réceptionniste de l'hôtel pour continuer les soins de l'employée malade. Assez angoissé de nature et mis en garde par sa seule amie et confidente, il se rend à ce rendez-vous très inquiet et découvre un lieu luxueux certes, décoré style « art déco », le tout sur fond de rouge profond, le rouge cinabre (interdit parce qu'il contenait des particules de sulfate de mercure, mais aussi porteur d'une symbologie) et remplacé par un vermillon intense bien moins nocif. Murs, tapis, fauteuils, tout est décoré dans les tons de rouge. Peu rassuré, le jeune infirmier découvre sa patiente : une sublime jeune femme qui vient de subir une opération et à laquelle il doit changer le pansement. Il en tombe follement amoureux, mais sa timidité l'emporte. Car Elliot est un personnage totalement introverti, qui vit seul, se nourrit de pizzas ou de burgers, n'a pas d'amis à par son ex Alice, et est un peu isolé dans le cabinet d'infirmiers dont il est pourtant un membre fondateur. Il est amené à revenir pendant 15 jours à l'hôtel qui se comporte de deux parties. L'aile est, dont le dernier étage est réservé aux employés et l'aile nord qui n'héberge que des clients de luxe (des stars de passage ou des personnalités politiques) ou des clients à l'année, et cela sur invitation personnelle du directeur. Petit à petit il noue des relations amicales avec sa magnifique patiente, et un jour à sa grande surprise, il reçoit une invitation personnelle de Richard Ferdinand à venir passer une nuit dans l'aile Nord, ce qui l'inquiète mais l'excite en même temps. Ne s'intéressant pas à l'actualité, il ignore les massacres de la place Occitane et du métro. Alors que la police piétine, malgré les renforts envoyés, la médiatisation de l'affaire, Elliot va découvrir le luxe hédoniste de l'aile nord.

Finalement le personnage central du livre est bien cet hôtel. Si vous ne connaissez pas le haut des allées Jean-Jaurès, il y a en effet 2 blocs d'immeubles que personnellement je n'ai jamais aimé, en raison de leurs hauteurs et surtout de la couleur qui n'a rien à voir avec la briquette rose, mais d'un rouge soutenu, très encastrés avec des colonnades du même rouge qui rapetissent le pourtant large trottoir et y projettent une ombre inquiétante.

Bref si vous êtes amateurs du genre suspense psychologique et d'hémoglobine ce polar est pour vous. En ayant déjà lu un autre, je trouve quand même des similitudes dans la marque de fabrique, même découpage police/autres, problèmes psychiatriques. Même si ici est véhiculée une idée d'une société qui pourrait devenir totalitariste (je ne spoile pas), elle n'est pas assez étaillée pour en faire ce qui aurait pu en faire un livre fort. Mais je ne pense pas que ce soit le but de l'auteur qui se contente d'intrigues bien fichues et originales, en délaissant un peu le fond. Bref cela se lit, et cela s'oublie comme beaucoup de polars. En ratant peut-être ce que les auteurs/autrices des Amériques ont bien compris, le polar ne devient plus qu'un prétexte pour dénoncer une cause quelle soit sociale, raciale, féministe.

 

Extraits :

  • De nos jours, les êtres humains passent leur temps à se juger. C'est le mal du siècle. Aujourd'hui, vous êtes jugé pour tout et n'importe quoi. Il existe les jugements standards : le sexe, la couleur de peau, la religion, le style vestimentaire, l'orientation sexuelle ; mais, ces dernières années, cette liste a augmenté de façon exponentielle. Désormais vous pouvez être jugé sur votre régime alimentaire, votre empreinte carbone, l'endroit où vous faites vos courses, si vous commandez sur Internet. Et, comble de la bêtise, vous pouvez même attribuer des notes. Nous sommes dans une culture de jugement et de notation. On juge. On note. Vous pouvez noter le film que vous avez vu au cinéma, le dernier bouquin que vous avez lu, mais aussi le restaurant où vous avez mangé la veille, le coiffeur qui vous a coupé les cheveux, le médecin qui vous a examiné, l'hôpital qui vous a soigné. Vous pouvez même demander à vos proches de noter le service funéraire qui s'occupera de vous.

  • De nos jours, les êtres humains passent leur temps à se juger. C’est le mal du siècle. Aujourd’hui, vous êtes jugé pour tout et n’importe quoi. Il existe les jugements standards : le sexe, la couleur de peau, la religion, le style vestimentaire, l’orientation sexuelle ; mais, ces dernières années, cette liste a augmenté de façon exponentielle. Désormais vous pouvez être jugé sur votre régime alimentaire, votre empreinte carbone, l’endroit où vous faites vos courses, si vous commandez sur Internet. Et, comble de la bêtise, vous pouvez même attribuer des notes. Nous sommes dans une culture de jugement et de notation. On juge. On note. Vous pouvez noter le film que vous avez vu au cinéma, le dernier bouquin que vous avez lu, mais aussi le restaurant où vous avez mangé la veille, le coiffeur qui vous a coupé les cheveux, le médecin qui vous a examiné, l’hôpital qui vous a soigné. Vous pouvez même demander à vos proches de noter le service funéraire qui s’occupera de vous.

  • Pour moi, la lecture, c’est faire une pause dans le temps. Un moyen de s'émanciper de cette époque régie par les lois du numérique. Pour lire, vous n'avez pas besoin de créer un compte, d'entrer un identifiant, de vous connecter à je ne sais quelle base de données qui vous bombardera plus tard de messages publicitaires. Lire, c'est faire un gigantesque doigt d'honneur au progrès.

  • Avec la fermeture massive des lits d'hôpitaux, les suppressions de postes, la hausse de l'hospitalisation en ambulatoire, les patients se retrouvaient mis à la porte sans vergogne.

  • Les notes suaves du compositeur George Gershwin emplissaient la,cave immense. Mur de brique rouge. Eclairage tamisé. Fauteuils rembourrés. Odeur de cuir mâtinée des fragrances de cigares.

  • Ses débuts au CHU il les avait passés à rêver qu'un beau jour il se tirerait. Ne plus être considéré comme un vulgaire matricule, un pion placé au bon vouloir d'une direction déshumanisée.


Biographie

https://nathbiblio.blogspot.com/2023/03/nicolas-druart-jeu-de-dames-harper.html


Sur le roman

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jeudi 6 avril 2023

MARIANA ENRIQUEZ – Les dangers de fumer au lit – Editions du sous-sol - 2023

 

L'histoire

 13 nouvelles dans le style bien particulier de L'autrice argentine, en Éros, Thanatos, fantasmagories où les cadavres font bien moins peur que les vivants.


Mon avis

Voilà le dernier recueil de nouvelles de Marina Enriquez qui sort des presses des Éditions du Sous-Sol, filiale des Éditions du Seuil. En fait pas le dernier mais plutôt le premier car il a été édité en 2009 en Argentine mais publié depuis le succès phénoménal de « Notre part de Nuit ».

Comme toujours on retrouve le goût si particulier pour l'étrange, les fantasmes, l'humour, le « gore » à la sauce argentine. Mais si le second recueil des nouvelles de « Ce que nous avons perdu dans le feu » préfigurait déjà le best-seller « Notre part de nuit », celui-ci est dans un registre différent encore, mais avec les mêmes marqueurs typiques de l'autrice. Comme si, au cours du temps, elle affinait sa démarche d’ausculter à la fois la société et l'intimité des êtres.

Un bébé squelette harcèle une jeune fille (en fait son arrière petite fille) pour être ramenée dans le jardin où elle fut enterrée. Deux adolescentes dévorent le cadavre d'une rock star gothique et adulée des jeunes que cela devient un acte de bravoure et non un délit. Une femme s'éprend d'un homme cardiaque uniquement pour entendre les battements irréguliers de son cœur. Des adolescents que l'on croyait disparu depuis des années réapparaissent inchangés comme si le temps s'était figé. Une femme dont le corps est scarifié voit un fantôme qui n'est en fait qu'elle même. Ou fumer sous les draps pour faire des trous et voir le ciel. Autant de courtes histoires, surtout de femmes nous sont racontées sans tabou, et avec une finesse d’observation de nos zones obscures, de nos fantasmes inavouables, de l'onanisme jubilatoire au féminin, au dégoût de soi.

Sous couvert des ces histoires aussi étranges qu'improbables, Enriquez tire le fil de nos fantasmes mais aussi de l'histoire de son pays. Les dictatures avec les histoires des enfants perdus puis retrouvés, le sort des femmes malmenées et réduites au silence, les légendes et superstitions (on retrouve encore des légendes de la région de Corrientes), la pauvreté et l'indifférence qu'elle provoque à travers l'histoire d'un SDF qui défèque sur la voie publique d'un quartier chic qui par malédiction se transforme en taudis, alors que le SDF chassé est mort sur un toit. Autant de maux qui ont traversé et traversent l'Argentine. Autant aussi de croyances païennes comme cette grand mère et sa fille qui ont transféré leurs malédictions dans le corps d'une petite fille, à jamais condamnée à la folie.

Ici, le corps est tour à tour source du plaisir, source de l'abject, source de la douleur, source de la violence et l'auteure lève le voile sur des éléments depuis toujours cadenassés par la société, la pudeur et la honte : oui, la famille peut être un lieu non de protection mais de trahison, les corps peuvent être la source des humeurs les plus répugnantes, des femmes belles peuvent être d'une cruauté machiavélique, la douleur peut cohabiter avec l'érotisme, le désir avec la cruauté, parfois contre soi-même, tous ces éléments procurant bien plus de peur et de terreur que le surnaturel à grand renfort d'imagination.

C'est drôle, c'est angoissant, mais sans être vraiment angoissant parce que les amateurs de l'autrice connaissent sa vision du monde, et son deuxième degré (aimer jouer à se faire peur), mais aussi son honnêteté intellectuelle. De plus elle opte pour un style sans fioriture ni « mots en trop » pour aller à l'essentiel.

Elle renouvelle le genre des légendes urbaines, écrit sans honte ni tabou et ne juge jamais les héroïnes qu'elle a engendrées, comme si elle les observait de loin, et ne faisait que passer des histoires (traditions des contes oraux que l'on retrouve en Patagonie ou dans d'autres régions de ce pays). C'est sans doute ce qui donne à ce petit livre un charme indéfini, pour peu que l'on se prête aux jeux et aux codes qui nous imposent cette écrivaine dont le prix Nobel Kazuo Ishiguro écrira : « Le monde magnifique et horrible de Mariana Enriquez, tel qu'on l'entrevoit dans Les dangers de fumer au lit, avec ses adolescents détraqués, ses fantômes, ses goules en décomposition, les miséreux tristes et furieux de l'Argentine moderne, est la découverte la plus excitante que j'ai faite en littérature depuis longtemps. »

Je me demande bien, moi qui avait classé « Notre part de nuit » au palmarès de mes chefs d’œuvres personnels quel nouveau roman va sortir de la plume incandescente de cette autrice argentine majeure.

Enfin la couverture du livre, un dessin de Van Gogh peu connu, est le point d'orgue de ce concert de voix tragiques ou bouleversantes.


Extraits :

  • C'était l'après-midi, Juancho était bourré et faisait le caïd sur le trottoir, même si plus personne dans le quartier ne se sentait menacé, ni même inquiété, par sa présence toxique. Plus loin, Horacio lavait sa voiture comme tous les dimanches, en short et claquettes, ventre tendu, proéminent, poils blancs sur le torse, radio diffusant un match de foot. Au coin, les Espagnols du bazar buvaient le maté, la bouilloire posée par terre entre les deux fauteuils inclinables qu'ils avaient mis dehors, car il y avait un beau soleil. En face, les fils de la Coca prenaient une bière à l'ombre, et un groupe de filles qui sortaient de la douche, trop maquillées, bavardaient devant la porte du garage de Valeria. Mon père avait tenté, plus tôt, de dire bonjour et de parler avec les voisins, mais il avait fini par rentrer à la maison, comme d'habitude, tête basse, légèrement contrarié, parce que c'étaient de braves gens mais ils n'avaient pas de conversation, tous les dimanches après-midi il disait la même chose.

  • Le frapper, l'ouvrir avec mes ongles, lui imprimer d'autres cicatrices, une façon d'être au plus près de lui, qu'il m'appartienne davantage. Je devais contenir ce désir, ces envies de me rassasier, de l'ouvrir, de jouer avec ses organes, comme des trophées cachés. Je m'imposais de menus châtiments : ne pas manger de toute la journée, ne pas dormir pendant soixante-douze heures, marcher à en avoir des crampes dans les jambes...D'infimes rituels, comme une gamine qui a souhaité la mort de sa mère parce que cette dernière n'a pas voulu lui acheter quelque chose, puis les remords et les petites pénitences, "je ne dirai plus de gros mots, mon Dieu, je te le promets, mais ne fais pas mourir maman", et le gros mot qui lui échappe soudain et la cavalcade la nuit pour voir si maman dans son lit respire toujours.

  • Une nouvelle fois, elle remua la nourriture dans son assiette, mais réussit à avaler deux bouchées et un 7 Up entier, c'était au moins du sucre. Puis elle sortit en direction de la plage, qui se trouvait à un bloc à peine de distance ; il fallait passer par un chemin pavé entouré d'arbustes qui lui coupèrent la respiration, et si quelque chose se cachait là, mais elle courut et arriva aux anciens escaliers en bois et à la mer, la plage immense diaphane, au sable plus clair que sur le reste de la côte, et le ciel d'un bleu violacé parce qu'il allait pleuvoir. Elle s'assit sur une chaise, sous un parasol, et observa des quadras au corps encore svelte jouer au foot ; elle envisagea de s'approcher, d'en attirer un dans son lit peut-être, pourquoi pas, cela faisait un an qu'elle ne baisait pas, mais elle savait que non, le désespoir se sent, et elle empestait. Elle vit des filles défiant le vent avec leurs maillots de bain. Elle attendit la pluie. Se laissa mouiller. Et quand sa longue chevelure se mit à s'égoutter sur son pantalon, quand l'eau froide coula dans son cou vers sa poitrine et son ventre, elle sortit de son sac son rasoir et s'entailla le bras avec précision, une, deux, trois fois, jusqu'à ce que le sang apparaisse, qu'elle ressente la douleur et quelque chose de semblable à un orgasme.

  • Son nez bouché à cause du rhume - elle chopait toujours un virus dans les avions - perturbait sans doute son odorat ; C'était sûrement ça, pourtant quand elle se mouchait avec un Kleenex et réussissait à renifler, l'odeur était encore pire. Elle ne se rappelait pas que Barcelone ait été aussi sale, en tout cas elle ne l'avait pas remarqué lors de son premier voyage, cinq ans plus tôt. Mais ce devait être son rhume, probablement les mucus coincés qui empestaient, parce que dans certaines rues elle ne sentait absolument rien, et soudain l'odeur l'assaillait, lui donnant de violentes nausées. Ca puait la charogne de chien pourrissant au bord de la route, ou la viande périmée et oubliée dans le frigo quand elle devient violette comme le vin. L'odeur se cachait et, par rafales, gâchait les endroits les plus jolis, les ruelles pittoresques avec du linge suspendu entre deux balcons, qui empêchait de voir le ciel. Elle atteignait même les Ramblas.

  • Sa mère lui avait donné une gifle qui l'aurait fait pleurer si Josefina n'avait pas été habituée à ces crises de stress qui se terminaient par des larmes et des étreintes et des "ma petite fille, ma petite fille, et s'il t'arrivait quelque chose". Quoi, par exemple ? avait pensé Josefina. Puisqu'elle n'avait pas l'intention de se jeter dans le vide. Puisque personne n'allait la pousser. Puisque tout ce qu'elle voulait, c'était voir si l'eau reflétait son visage, comme cela arrivait toujours dans les puits des contes de fées, son visage comme une lune avec des cheveux blonds dans l'eau noire.

  • Ils avaient peur. Ils ne comprenaient pas comment les gosses avaient réussi à pénétrer, car la porte et les fenêtres de la maison rose - à l'exception de la fenêtre de l'étage - avait été murées. Mais les enfants étaient entrés. Personne ne pouvait l'expliquer. Les gens qui les avaient vus affirmaient qu'ils n'étaient pas passés à travers les murs, ce n'était pas tout à fait ça. Ils étaient entrés, simplement, comme si les murs n'existaient pas.

  • Alors elle décida d'appuyer l'extrémité de sa cigarette sur le drap pour voir s'agrandir le cercle au bord orangé, jusqu'au moment où ça devenait dangereux, le feu crépitait et augmentait, et elle devait taper sur le drap pour l'éteindre, les bouts de tissu brûlé flottaient dans la tente. Les petits incendies circulaires la faisaient rire. Lorsqu'elle sortait la tête dans la semi-pénombre de la chambre, les trous de cigarette dans les draps laissaient passer la lueur de la lampe dont les faisceaux lumineux se reflétaient au plafond qui paraissait couvert d'étoiles.

  • Il n'a pas protesté quand je lui ai dit que j'en avais marre. Que je voulais le voir. Poser la main sur son cœur délivré des côtes, de sa cage, le tenir dans ma main, palper, jusqu'à ce qu'il arrête de battre, sentir les valvules désespérées s'ouvrir et se fermer à l'air libre. Il a juste dit qu'il en avait assez, lui aussi. 
    Et qu'on allait avoir besoins d'une scie.
    Où es-tu mon cœur ?


Biographie

Je renvoie à l'article très sérieux, puisqu'il a fait l'objet d'une publication intra-médiathèque dont j'ai mis des extraits sur mon blog. : https://nathbiblio.blogspot.com/2022/04/mariana-henriquez-notre-part-de-nuit.html

Sur le roman

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Pour l'univers du roman, une fois de plus je vous remercie de suivre le lien : https://nathbiblio.blogspot.com/2022/04/mariana-henriquez-notre-part-de-nuit.html




lundi 3 avril 2023

Claudio MORANDINI – Les oscillants – Editions Anarcharsis - 2022

L'histoire

Une jeune chercheuse en ethnomusicologie se rend dans le petit hameaux de Crottarda, pour y étudier les chants et sons des bergers qui semblent ainsi communiquer d’alpages en alpages. Ce hameau isolé sur le versant nord d'une montagne, ne voit pour ainsi dire jamais le soleil, 2h tout au plus l'été. L'humidité descendue des sommets, le peu d’ensoleillement rend ce village extrêmement froid et humide. De plus les habitants sont quelques peu étranges. Ils se déguisent en monstres pour accueillir les rares visiteurs, nourrissent une haine totale pour le village d'en face, qui lui est toujours ensoleillé, et leur comportement peut passer de la gentillesse rude à une forme de méchanceté angoissante. Et pour couronner le tout, Bernadetta, jeune adolescente analphabète, se met à suivre partout la chercheuse, avec des comportements soit totalement inappropriés soit lunatiques sans logique apparente. Quelles conclusions à la fois sur ses recherches mais aussi sa propre vie va tirer l'héroïne de cette très étrange atmosphère ?


Mon avis

Amateurs des lectures de l'imaginaire et de la fantasmagorie bienvenue dans ce dernier roman de Claudio Morandini, connu pour ses atmosphères étranges.

Ici, c'est une étrange ballade en montagne qu'il nous propose. Nul ne sait décrire aussi bien que lui la montagne sauvage, escarpée, dangereuse même, à l'instar de l'écrivain Charles-Ferdinand Ramuz qui donne une vision quasi tragique et envoûtante de la montagne.

Bien évidemment le hameau de Crottarda n'existe pas. La narratrice y est venu passer quelques temps pour étudier les étranges chants ou sons des bergers qu'elle avait entendu dans son enfance, car ses parents venaient passer quelques étés à Crottarda aussi nommés Ceux d'En bas, un village plongé en permanence dans le froid et la brume contrairement à Ceux d'En Haut, le village d'Autelor, toujours baigné de lumière. Des haines ancestrales opposent les deux villages, qui se livrent une sorte de guérilla larvée et stérile.

Bien accueillie au début, La narratrice note de suite que les habitants de Crottarda sont un peu fantasques. Ils se déguisent en bossus et font des fêtes où le vin de mauvaise qualité coule à flots.

Et puis il y a Bernadetta, hébergée comme elle chez la logeuse Madame Verdiania une vieille femme qui disparaît des heures dans sa cave. Cette toute jeune ado, sans aucune éducation, est aussi versatile qu'étrange. Mal fagotée, jurant et passant de la gentillesse aux insultes, elle finit pourtant par s'attacher fortement à l'héroïne, tant elle a besoin d'amour. Sa mère est morte, son père est parti, et elle se fait trousser semble-t-il par les jeunes du village dans les forêts opaques qui entoure cet hameau étrange.

Petit à petit, l'héroïne, qui pour téléphoner, a du se rendre à Autelor où les habitants l'accueillent aussi avec gentillesse, mais où elle constate aussi que le soleil trop généreux épuise les gens, et menace aussi les cultures pourtant florissantes. A Crottarda, on se nourrit de racines, de pain souvent moisi, et il y a toujours une sorte de puanteur qui règne. Le hameau est tellement humide que des champignons parasites poussent un peu partout, sans que personne ne fasse rien, à part pousser le chauffage à fond et mettre partout des coupelles de sel. Pas de nettoyage, les maisons aux toits assez bas ne sont pas très bien entretenues. L'héroïne venu pour capter des sons rencontre en effets des bergers en haute altitude mais les sons produits sont plus faits pour impressionner, (ou surtout se moquer) la jeune femme, que pour démontrer qu'il s'agirait d'un langage communicatif. Pourtant, elle perçoit tôt le matin un son ou un chant magnifique, et assez proche. Et peut-être un cri de douleur aussi. Depuis son passage au village ennemi et son amitié avec Fausto, un spéléologue venu étudier les dolines souterraines, elle provoque une franche animosité du village. On lui dérobe ses affaires, on l'empêche de passer un coup de fil, elle tombe malade et est soignée par des plantes qui la font délirer. Elle imagine un monde sous-terrain, peuplés d'âmes en peine, celles qui chantent, des créatures petites, difformes, des fantômes aussi. Elle perd aussi la notion du temps. Mais est-ce un délire ou une réalité ? L'ambiance se fait de plus en plus angoissante alors que la jeune chercheuse note que les gens ne semblent pas travailler contrairement à ce qu'ils affirment, que parfois le village est désert, qu'il semble y avoir une vie souterraine mystérieuse. Il ne s'agit en fait pas d'une vallée mais d'une immense doline qui continue de s’enfoncer, elle-même grevée d'autres dolines. Un lieu destiné à disparaître un jour.

L'auteur s'interroge sur le ressenti que l'on a dans un univers différent de son quotidien, un univers où le fantasque prend le pas en harmonie avec la nature si étrange. Ici on oscille entre le froid et le sec, la lumière et l'ombre, l'empathie ou l’antipathie, la fantaisie et la méchanceté, les rumeurs et les faits avérés, des fêtes étranges qui se transforment en beuveries idiotes. Une vallée comme oubliée du monde. Ici, pas de services publics, pas de repère de temps non plus (l’héroïne enregistre sur les cassettes anciennes, pas de mobiles ou de lecteurs numériques, pas d'ordinateur, de toutes façons il n'y a pas d'internet, et les portables ne passent pas), pas d'école, pas de poste. Seule une épicerie-bazar vieillote est le seul commerce, tout comme le marchand de ce vin âpre et mauvais que les crottardais achètent par bonbonnes.

Si vous êtes amateurs de montagne, vous avez peut-être constaté qu'en effet les bergeries d'alpages restent rudimentaires et les outils numériques ne servent à rien. Vous avez peut-être aussi remarqué des vallées très encaissées (il y en a dans les Hautes-Pyrénées) où le versant nord est sombre dès 16h et froid. Mais ce sont des lieux inhabités, mais équipés de voirie. J'en ai fait l'expérience, lors de balades, mais j'ai aussi pu y constater la beauté des roches et des tons ocres, rose, bruns, violets qui me font dire que la nature est la plus belle des oehvres d'art.

Mais revenons à ce roman : Le climat étrange, l'écriture simple, avec des jolis passages sur la nature – sans être un livre de nature writing comme on dit-, donne à ce livre une saveur qui restera longtemps à vous hanter et vous enchanter. Pour moi c'est un best après avoir lu des livres sympathiques certes mais sans cette force intérieure qui habite les grands ouvrages.


Extraits :

  • Cette voix se déplace en même temps que nous. Elle s'est manifestée depuis des espaces lointains, mais aussi depuis une proximité insoupçonnée. Peut-être qu'elle résonne le long des boyaux qui percent la montagne, qu'elle les exploite comme la coulisse d'un trombone. J'ai la sensation de plus en plus vive que c'est à nous – à moi – qu'elle s'adresse. Peut-être qu'elle me suit, me cherche. Cependant, je ne sais pas comment lui répondre. Je ne connais pas son langage, je ne peux qu'essayer de le transposer, de le mettre en musique, sans saisir son sens profond. Mais le cri qu'elle a poussé il y a peu n'a pas besoin de traduction : un cri est un cri, il ne renvoie à rien d'autre qu'à lui-même.

  • Depuis la plaine, la route se dirige tout droit vers l’horizon, en direction de la chaîne de montagnes d’un gris uniforme. À mesure qu’on approche, on distingue des différences de tons dans ce profil lointain, des échancrures, des dépressions. On dirait que la route vise un endroit précis mais indiscernable dans le décor opaque des montagnes. Soudain, l’endroit en question se révèle être un passage incroyablement étroit entre deux versants ténébreux et impraticables. La route s’y faufile, franchit une cluse et continue dans une petite vallée à peine plus large, juste assez d’espace pour quelques prés, quelques champs, une poignée de masures éparses ; elle semble aller se cogner contre une autre cluse dont elle ressort par miracle deux tournants après ; nouveau tronçon plus large ; nouvel étrécissement, plus encaissé et plus hostile, occupé par une colline morainique incongrue abandonnée au milieu, qu’un tunnel perce sans remords, permettant de déboucher de l’autre côté. Suit une déviation sur le versant gauche, mal indiquée et subite, qui a dû faire jurer plus d’un touriste ; puis virages sur virages, à négocier patiemment, l’autoradio allumé et l’estomac en alerte. La vallée où je ferai ma recherche est là-haut, cachée à ceux qui circulent en bas, un repli profond et sauvage entre des parois encore plus escarpées que celles que nous avons longées jusque-là.

  • Comme toi, j’estime que les mystères, les vrais mystères, forts, persistants, se trouvent toujours en dessous, sous nos pieds. Ils nous tirent vers le bas par les chevilles, pas vers le haut par les cheveux. En hauteur, tout au plus, il rôde des rêves sentimentaux, des obsessions métaphysiques sans intérêt. Mais la véritable peur de tout homme, c’est que quelque chose l’attrape par les chevilles et l’attire sous terre, ou qu’une longue langue froide sorte du sol pour lui lécher la plante des pieds, ou que des myriades d’yeux sertis dans la terre le fixent d’en bas, l’épient quand il passe, et se contentent de baisser leurs paupières sombres quand il regarde ses pieds ou qu’il leur marche dessus.

  • Dès le premier matin passé ici avec mes parents, je fus frappée par les cris des bergers. J'étais au lit, je me souviens, et j'essayais de me réchauffer et de me tenir au sec enfouie sous plusieurs couvertures. De l'extérieur provenaient des sons étranges, lointains et pourtant nets, qui pénétraient sans difficulté par la fenêtre, comme émis par un haut-parleur : ils étaient à mi-chemin entre un cri et un chant, et modulés - me disais-je alors, repensant à des documentaires sur les milieux marins - comme les longs bramements dignes d'un opéra par lesquels les baleines communiquent d'un point à l'autre de l'océan. Ces voix, qui titillèrent ma curiosité, devaient continuer à me distraire du froid les matins suivants.

  • ils oscillent, mes pauvres Crottardais, entre le besoin de se cacher et la nécessité de sortir à découvert, de respirer l'air de dehors ; entre l'exigence de s'exprimer et le mutisme, entre un festin des sens, de tous les sens, y compris ceux que nous autres ne savons plus exercer, et la fermeture de tous les orifices dans le silence, dans l'obscurité complète, dans l'absence de contact ; entre un au-dessus qui s'éloigne et devient inatteignable, ou qui écrase et oppresse, et un au-dessous dans lequel s'enfoncer, enfin, et continuer de nourrir du ressentiment et des inquiétudes ; entre humain et non-humain ; entre vivant et non-vivant. Les oscillants, ai-je envie de les appeler. Et je finis par me sentir un peu oscillante moi aussi.

  • En m'éloignant, seule, j'entends la voix de Bernardetta sortir de l'ouverture du gouffre. Et j'ai l'impression que quelqu'un d'autre - une seconde voix, je ne sais où - s'unit à son chant, dans un contrepoint oscillant entre dissonances et quintes parallèles.

  • Il est des pensées que les mots ne savent pas traduire, qui sortiraient écorchées de notre bouche, et entreraient broyées dans les oreilles d’autrui.

  • Un autre hululement animal, plus court et nonchalant, que sur le moment je prends pour une réponse. Non, ce soit être l'oiseau de tout à l'heure. Je pointe ma torche sur la végétation, que je découvre blanche de givre, immobile, puis vers les énormes masses de mousse qui font ployer les branches des arbres.
    " Qui es-tu ? Comment t'appelles-tu ? "
    Et si c'était aussi un oiseau qui chantait tout à l'heure, quand j'étais au lit ? Un de ces oiseaux farouches et donc assez peu connus, chantres versatiles des ténèbres que l'on confond souvent avec d'autres bêtes, ou avec des hommes.

  • On se demande ce qui a poussé des hommes à s’installer ici, où le soleil vient si rarement que les enfants ne savent même pas le dessiner, ils tracent des lignes au hazard pour figurer les rayons, ils en font une sorte de pomme de terre, de gousse ou d’araignée selon leur humeur.


Biographie

Né en 1960 en Italie, Claudio Morandini est écrivain, auteur de pièces de théâtre et radiophoniques, de contes et de romans. Il est également enseignant en lettres modernes au lycée "Édouard Bérard" d'Aoste.
Reconnu comme l’un des écrivains les plus prometteurs d’Italie, il développe dans ses œuvres des genres et des thèmes variés : gothique, grotesque, policier, picaresque ou encore aventure.
Grâce à son livre "A Gran Giornate" (2012), il entre dans la sélection des célèbres librairies La Feltrinelli et fait partie des finalistes du prix littéraire "Paradiso degli orchi".
En 2013, il gagne la première édition du prix littéraire "Città di Tresbiacce", décerné par l’Institut Culturel de Calabre. En 2018, il publie son premier roman pour enfants, "Le maschere di Pocacosa". Il a obtenu avec "Le chien, la neige, un pied" ("Neve, cane, piede", 2015) le prestigieux Premio Procida-isola di Arturo-Elsa Morante 2016 et le Prix Lire en Poche de littérature traduite.Il est publié aux éditions toulousaines Anarchasis.
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