jeudi 18 juillet 2024

Amor TOWLES – Lincoln Highway – Fayard 2022 ou Livre de Poche 2023

 

 

L'histoire

1954, Nebraska, USA. Emmett Watson, 18 ans, rentre chez lui après avoir purgé une peine de 15 mois pour le meurtre involontaire d'un jeune homme. Mais en fait de chez lui, la ferme de son père, récemment décédé, est saisie par la Banque et le jeune homme n'a plus que sa voiture et son petit frère Billy qui a été placé chez des gentils voisins. Billy, bon lecteur et très curieux intellectuellement persuade son frère qu'ils doivent aller en Californie, retrouver leur mère qui a disparu mais a envoyé 9 cartes qui longent la Lincoln Highway, la seule route qui traverse les USA de la côte est à la côte ouest. Sachant qu'il sera mal reçu dans son village du Nebraska, Emmett accepte le plan. Il a appris le métier de charpentier et compte bien trouver du travail là-bas. Mais c'est sans compter sur 2 petites frappes, évadés de la prison qui débarquent chez lui. Eux n'ont pas les mêmes projets. Duchess le fourbe et Wolly, garçon instable psychologiquement, veulent rejoindre New-York puis les Adirondaks presque à la frontière canadienne pour récupérer l'héritage de Wolly.

Ils « empruntent » la voiture d'Emmett déjà en route pour rejoindre la Highway, et les quelques économies que le père du garçon a laissé. S'ensuit alors une course-poursuite à l'inverse de la destination initiale pour récupérer la voiture et le peu d'argent ? Un road-movie passionnant.



Mon avis

Gros best-seller aux États-Unis, le dernier roman d'Amor Towles nous propose un road-movie entraînant.

L'originalité du livre est que l'on fantasme beaucoup sur cette Lincoln Highway constuite en 1912 et qui parcourt les USA d'est en ouest, traversant 11 états américains et dont le départ officiel se fait à New-York. Hors cette route ne sera que peu empruntée par les différents protagonistes.

De plus l'histoire est raconté au « je » par Duchess, pas bien âgé mais roublard en diable et par Sally (la gentille voisine d'Emmett dont elle est follement amoureuse). Les chapitres numérotés à l'envers (le premier chapitre s'intitule 10) renforcent cette notion d'une inversion dans un projet qui n'aboutira qu'à la toute fin du livre.

Les personnages sont à la fois attachants et ambigus. Emmett est un garçon posé, pris dans les tourments de la vie. Il est profondément loyal et toute sa vie il se reprochera d'avoir causé la mort d'un homme, mais peu se montrer parfois naïf. Son petit frère Billy, parfois gaffeur mais très attaché à son frère a le chic pour attirer la sympathie autour de lui, quitte à commettre quelques imprudences. Duchess est le personnage ambigu par excellence. Pas très cultivé mais malin, il aime régler ses comptes à coups de poings, et surtout dans sa tête, il n'a fait qu'emprunter la voiture d'Emmett, et se promet de lui remettre la voiture et le rembourser de l'agent volé. Il s'en persuade même mais le lecteur comprend bien que si une autre opportunité se présente, les belles promesses seront vite oubliées. Et puis Wolly, légèrement handicapé mental, est un personnage lunaire et manipulable à souhait par Duchess. C'est d'ailleurs lui qui le persuade d'aller récupérer sa part d'héritage, puisqu'il est devenu majeur. Lequel héritage est de 200 000 dollars, une véritable fortune pour l'époque que Wolly a bien l'intention de diviser en 4 : une part pour lui, une pour Duchess, une pour Emmett et une pour Billy qu'ils considère comme ses amis et sa famille.

S'en suit un lot de personnages secondaires, hauts en couleurs, qui viennent en aide aux frangins puis disparaissent.

Mais sous cette intrigue bien ficelée, c'est un portrait de l'Amérique des pauvres, des vétérans de la guerre souvent abandonnés, des oubliés et des mal lotis. Ce dont le lecteur ne se rend pas compte de suite, car l'intrigue et ses rebondissements sont captivants.Avec une écriture fluide, des petits passages humoristiques, c'est vrai que cela se lit tout seul, « page turner comme on dit ». Même si c'est un peu prévisible, je regrette quelques longueurs qui ralentissent l'action. On aurait aimé un peu moins de digressions pour laisser place à plus d'actions. Mais on se prend quand même au jeu de ce pavé de 635 pages.



Extraits

  • Ainsi pour son père, déchirer une page d'un livre était sacrilège. D'autant plus choquant en l'occurence que la page en question provenait des Essais de Ralph Waldo Emerson - le livre que Charlie Watson admirait plus que tout autre. Au bas, il avait soigneusement souligné deux phrases à l'encre rouge.
    Il arrive dans l'éducation de tout homme où il en vient à la conclusion que l’envie, c'est l'ignorance, que l'imitation, c'est le suicide, qu'il doit s'accepter tel qu'il est, pour le meilleur et pour le pire, que même si le vaste monde regorge de bienfaits, pas un grain de blé ne viendra le nourrir si ce n'est par la vertu du travail qu'il accomplira sur ce lopin de terre qui lui a été accordé pour qu'il le laboure. Le pouvoir qui réside en lui est d'une nature nouvelle, et personne d'autre que lui ne sait ce qu'il est capable de faire, pas plus que lui-même ne le sait tant qu'il n'a pas essayé.

  • Si la culture choisie réclamait beaucoup d'eau, alors suivaient deux années de sécheresse. S'il passait à une autre nécessitant beaucoup de soleil, les nuages et les orages s'accumulaient à l'ouest. On pourrait dire que la nature est sans pitié. Qu'elle est indifférente et imprévisible. Mais que penser d'un fermier qui change de culture tous les deux ou trois ans ? Même enfant, Emmett comprenait que cela signalait un homme qui ne savait pas ce qu'il faisait.

  • Comme cela aurait été formidable si la vie de chacun d’entre nous avait été une pièce de puzzle ! Parce que, alors, aucune n’aurait constitué une gêne pour les autres. Chaque vie se serait calée dans son petit emplacement à elle et, ce faisant, aurait contribué à la reconstitution complète de l’image complexe.

  • Bien sûr qu'il avait toute la vie devant lui, et qu'il devait s'occuper de son frère. Bien sûr qu'il avait été l'agent du mauvais sort, pas celui qui l'avait provoqué. Mais là où il n'était pas d'accord, c'était sur l'idée qu'il avait payé entièrement sa dette car peu importe la part du hasard dans les événements, quand vous avez de vos propres mains mis un terme à l'existence d'un autre homme ici-bas, il vous faudra, si vous voulez prouver au Très-Haut que vous êtes digne de Sa miséricorde, rien de moins que votre vie entière.

  • Mais, le matin, il laissait sa porte entrouverte. Et quand je toquais, il m'accueillait en soulevant le chapeau qu'il ne possédait plus. Parfois, s'il avait un peu d'argent en poche, il m'envoyait acheter du lait, de la farine et des œufs, et nous préparait de toutes petites crêpes qu'il faisait cuire sur le fer à repasser. On mangeait notre petit déjeuner assis par terre et, plutôt que d'évoquer son passé, il me parlait de mon avenir - de tous les endroits où j'irais, de toutes les choses que je ferais. Une façon de commencer la journée en beauté.

  • Vous ne m'avez pas dérangé du tout, répondit le vieux monsieur avec un geste de la main en direction de son lit. Je lisais. Ah, me suis-je dit en apercevant le coin d'un livre dépassant de sous les draps. Le pauvre vieux, il souffre de la plus dangereuse de toutes les addictions.

  • Ce qu’il y a de drôle avec une photo, c’est qu’elle sait tout ce qui s’est passé avant qu’on la prenne, mais rien de ce qui va ses passer après. Pourtant, une fois encadrée et accrochée à un mur, ce qu’on y voit quand on regarde de près, ce sont ces choses sur le point de se produire…

  • Quand on a besoin qu'un homme vous aide, une fois sur deux il a disparu. Parti quelque part s'occuper de quelque chose dont il aurait tout aussi bien pu s'occuper le lendemain, et ce quelque part se trouve juste assez loin pour qu'il ne vous entende pas l'appeler. En revanche, si jamais vous voulez qu'il fiche le camp, impossible de s'en débarrasser.

  • Pour ce qui est d'attendre, les has-been ne manquent pas de pratique. Ils ont attendu leur jour de gloire, le jour où ils tireraient le numéro gagnant. Quand il est devenu clair qu'il n'arriverait jamais, ils ont commencé à attendre d'autres choses. L'heure de l'ouverture des bars, par exemple, ou le jour de l'arrivée du chèque des allocations. Puis, très vite, à attendre de voir ce que ça faisait de dormir dans un parc de tirer deux taffes d'une cigarette trouvée par terre. De voir à quelle nouvelle indignité ils pouvaient s'habituer tout en attendant d'être oubliés par ceux qu'ils avaient autrefois aimés. Mais, surtout, ils attendent la fin.

  • Quand tu es noir,que tu charries une sacoche de courrier ou que tu fasses le liftier ,que tu fasses de l'essence pour un client ou que tu te retrouves en taule ,tu portes toujours un uniforme .

  • Billy a lu les vingt premières plaques d'une voix énergique et gaie, comme si chacune d'elles constituait une agréable surprise. Pour les vingt suivantes, son enthousiasme a diminué. Puis sa voix s'est faite traînante. On pouvait presque entendre l'effet de la réalité enfonçant son pouce dans cet endroit de l'âme d'où jaillit l'enthousiasme de la jeunesse. Ce soir, la réalité allait très certainement laisser son empreinte su Billy Watson.

  • Quand tu voyageais de ville en ville, comment tu faisais pour aller à l'école ?
    - Ce qui vaut la peine d'être appris ne se trouve pas toujours dans les pages d'une encyclopédie, jeune homme. Disons simplement que la route fut mon école, l'expérience mon manuel, et le destin capricieux mon maître.

  • Une seconde plus tard, un portier se penchait vers moi. - Tu peux pas te garer ici, mon vieux. - Cinq minutes, pas plus, ai-je répondu en lui glissant un billet de cinq dollars. En attendant, je te suggère d'aller faire ami-ami avec le président Lincoln. Alors, au lieu de me dire où je n'avais pas le droit de me garer, il a ouvert la portière de Woolly et nous a fait entrer dans l'immeuble en touchant son chapeau. On appelle ça le capitalisme.

  • Il coupa le contact. Sacrée baraque ! Combien de personnes vivent ici, tu disais ? demanda Duchess. - Seulement ma sœur et son mari. Mais elle est enceinte. - Enceinte de quoi ? De quintuplés ?


Biographie

Né en 1964, Amor Towles a grandi dans la banlieue de Boston, Massachusetts. Il est diplômé de l'Université Yale et a un master en littérature anglaise de l'Université de Stanford. Descendant d'une des grandes familles wasp du Mayflower, il a fait une brillante carrière dans la finance.
Amor Towles est directeur d'une entreprise à Manhattan, où il vit avec sa femme et ses deux enfants.
Rules of Civility (2011) (Les règles du jeu) est son premier roman. Son deuxième roman, "Un gentleman à Moscou" sort en France en 2018. Lincoln Highway est donc son troisième roman publié à ce jour.

En savoir plus ici : https://fr.wikipedia.org/wiki/Amor_Towles

son site ici : https://www.amortowles.com/


mercredi 17 juillet 2024

Ian MANOOK – Askja – Albin Michel 2019 – ou Livre de poche 2020 -

 

 

L'histoire

L'inspecteur Kornélius Jacobson de la police criminelle de Reykjavík est appelé dans la région du centre de l »Islande, où un jeune homme a filmé avec son drone le corps d'une femme nue et rousse. Mais sur place, le corps à disparu. Alors qu'il a un témoin/suspect atteint d'Alzheimer qu'il compte emmener au poste de police le plus proche, un sniper mitraille, sans faire de victime, un pont où quelques randonneurs venus admirer le paysage dont le célèbre mont Heroubrio, et le témoin s'est envolé. De son coté, deux jeunes randonneurs trouvent une culotte rouge tachée mais aucun corps. Ce qui intrigue fortement Botty qui est chargée de cette enquête.

Quelques heures plus tard, c'est dans la capitale que le sniper vise un vieux navire de guerre qui fait une sorte de monument historique. Les « Vikings », unité spéciale de la police (l'équivalent de notre GIGN ou du RAID) sont sur le dents. Car le sniper continue à tirer sur des cibles touristiques sans jamais faire de victimes. Konélius, aidé par la légiste Ida, par ailleurs sa petite amie en titre et Botty, une autre inspectrice auront bien du mal à éclaircir cette étrange affaire.


Mon avis

Des steppes de Mongolie aux paysages sauvages de l'Islande, il n'y a qu'un pas littéraire à franchir pour Ian Manook, écrivain voyageur qui a aussi bien vécu en Mongolie qu'en Islande.

On retrouve les personnages d'un premier roman (Heimay) mais on peut lire celui-ci sans avoir lu le premier tome. Kornélius, excellent flic mais aux méthodes discutables, se trouve confronté à deux énigmes. La disparition d'une femme et un sniper dont on se demande quelles sont les motivations. Fausses pistes, rebondissements à chaque chapitre, le tout dans une Islande désertique, entre « hot spot » (ces sources d'eau chaude appréciées pour leurs vertus apaisantes) et montagnes de lave fissurées de crevasses profondes, l'auteur sait nous tenir en haleine tout au long de ces 427 pages. Avec les personnalités hilarantes des deux flics surnommés Komsi et Spinoza (qui philosophe tout le temps), une bouffée de fraicheur s'insinue dans cette enquête complexe à souhait.

Même si il manque ce petit coté exotique que l'on retrouvait dans Yeruldelgger par les légendes mongoles. Ici peu d'allusions aux légendes norroises, tout est concentré sur une enquête, entre bande de petits plaisantins, faux amis et aussi méchants mais pas trop.

Au passage Kornelius va renouer avec son père qui lui révèle enfin les vraies raisons du suicide de sa mère, et aussi sa fille Alma qu'il n'a pas vu depuis 15 ans et qui est devenu la mère d'un petit garçon.

Mais Manook nous démontre aussi qu'en Islande, ce pays dont on vante les mérites de la politique, il peut y avoir aussi des petits dérapages, et des complots pour éliminer quelques ambitieux. Malgré tout, Manook n'a pas son pareil pour nous faire découvrir une autre Islande, moins touristique, faite des déserts de laves, de crevasses et de personnages rugueux. Totalement page turner, un livre à déguster pour un peu de fraîcheur estivale.



Extraits

  • Le Thrihnukavigur est un cône volcanique d’une centaine de mètres de haut à peine. Un tout petit volcan, mais très spécial. Sa silhouette se détache, avec deux autres pitons, au milieu d’un vaste plateau pierreux au cœur des Montagnes bleues. Sa réputation, unique au monde d’après les prospectus, vient d’une éruption avortée. Quatre mille ans plus tôt, la terre a régurgité des flots de lave pour les vomir à la gueule du monde. Mais, par un caprice sismique encore inexpliqué, une faille s’est ouverte au même moment en profondeur sous le volcan et la terre a ravalé toute sa lave incandescente, comme un enrhumé qui renifle, vidant brusquement la chambre magmatique du volcan. La seule au monde, donc, à ne pas avoir été obstruée par les laves refroidies, ou comblée par l’effondrement du cône. La seule au monde, vide et intacte, après avoir été vitrifiée par une lave à mille degrés qu’elle n’a jamais expulsée et qui a disparu. n aptitude à communiquer n'avait pas progressé.

  • Vous savez, le nombre de visiteurs étrangers a triplé au cours de ces dix dernières années, passant de 500 000 à 1 500 000. On estime qu’il atteindra 2 millions dans les trois ans à venir. C’est-à-dire que très bientôt nous recevrons six fois plus de visiteurs que notre pays compte d’habitants. En comparaison, un pays comme la France, première destination mondiale pour le tourisme, accueille chaque année 85 millions de visiteurs pour une population de 67 millions d’habitants. Si la France connaissait la même proportion de visiteurs que nous, ce ne sont pas 85, mais plus de 400 millions de touristes qu’elle devrait accueillir chaque année.

  • Vue du champ de lave, à quatre cents mètres de l’autre côté du lac, la façade vitrée du chalet perché sur ses pilotis s’irise de reflets moirés comme l’aile fragile et légère d’une libellule. Le ciel mauve a rosi, puis s’est nacré d’une brillance laiteuse. Sous la brise légère du matin, les eaux du lac, sombres de l’ombre du champ de lave, se marbrent en diagonale de ridules ondulées. Eiders, arlequins, macreuses, plongeons, grèbes ont réveillé la nuit dès les premières lueurs. Maintenant, ils s’ébrouent et froufroutent de leur bec leur duvet léger sous leurs plumes soyeuses, heureux de se préparer pour le monde qui renaît.

  • Ce type n’a tiré que sur des touristes qui visitaient des endroits parmi les plus iconiques du pays. L’Askja, l’épave du Dakota, et aujourd’hui la cascade des amoureux à Seljalandsfoss !
    - Deux affaires sans cadavre avec deux suspects sans mémoire, et maintenant un sniper après lequel nous ne pouvons faire que courir sans avoir la moindre idée de qui il est ni de ce qu’il veut. Tu ne trouves pas que tout ça tourne au ridicule !

  • C’est vrai que l’instinct transcende la connaissance, alors que la logique ne fait qu’utiliser le savoir.

  • Je suppose que ta fille veut parler de l’hippocampe. C’est une zone du cerveau dont une des fonctions est de graver le vécu dans la mémoire. Pour faire simple, quand l’alcool empêche l’hippocampe de bien fonctionner, c’est comme si tu enregistrais une vidéo en oubliant de mettre une carte mémoire dans ta caméra. Tu ne garderas aucune trace de ce qui a pourtant bel et bien existé.

  • Empile des pierres, du bois et du béton, et c’est l’ingéniosité de la construction. Touche mon cœur et fais-moi du bien, rends-moi heureux parce que c’est beau, et c’est de l’architecture. C’est le jeu savant, correct et magnifique de formes assemblées dans la lumière. Ce que voulait dire Le Corbusier, c’est que le premier matériau de l’architecte, c’est la lumière.

  • Elle doit avoir soixante ans. Cheveux blonds rassemblés dans un impeccable chignon. Chaussons d’intérieur en mouton retourné. Des yeux d’un bleu délavé comme les petits icebergs d’un lac glaciaire. Le regard un peu triste sous des sourcils étonnés. Elle porte un tablier de cuisine bleu sur une robe fleurie et tient une manique aux motifs traditionnels.

  • Et maintenant il longe la coulée de terres torturées sur la droite, et de l’autre côté les rives lisses du lac de Kleifar. Le lac vagabond, dont les eaux pourtant profondes de cent mètres ont disparu par une faille ouverte par un séisme en l’an 2000. Pour revenir ensuite, par un caprice de la faille qui, en dessous de la roche, sépare l’Europe de l’Amérique.

  • Comme des petites vacances pour Saphir. Il pourra voir la grotte et les orgues de basalte de Vik, les petits icebergs de la lagune glaciaire de Jökulsárlón et la statue mystérieuse qui garde l’entrée de la plage de Vestrahorn.

  • Faites de tout ça ce que vous voulez, moi ça ne me concerne plus. J'ai passé l'âge de jouer aux petits soldats. Je vous laisse. Bien le bonjour à la commissaire nationale.

  • La vie est ce que tu en fait mon garçon, si tu la compliques, elle devient compliquée !

  • Dans le désert de l'Askja, assis sur le toit de sa voiture, cerné d'horizons noirs de lave boursoufflées sous des nuages blancs, aveuglants, Kornélius s'en veut d'avoir trahi Botty. Aucun Viking dans le ciel encore. Que des corbeaux. Alors il entonne le Krumavisur, pour se mettre au sinistre diapason de cette journée morose.

  • Viktor, vous empestez tellement la vodka à la vanille de Borgarnes, que j'ai craint une combustion spontanée quand vous avez allumée votre cigarette!

  • Des frimeurs de ce nouveau business du tourisme "extrême ", comme ils disent. Pas pour l'extrême beauté du pays, non, ni pour l'extrême émotion que peut provoquer sa contemplation. Simplement pour d'extrêmes sensations artificielles auxquelles l'Islande ne sert plus que de décor.

  • Parce qu'il faut épargner les mousses, monsieur. Ce sont des végétaux pionniers. Elles poussent sur des supports sans terre pour devenir elles-mêmes le substrat qui nourrira, un jour, d'autres plantes. Elles leur préparent le terrain, en quelque sorte. En même temps, elles constituent un environnement de survie pour de minuscules êtres vivants indispensables à la diversité biologique.

  • De tous côtés, les laves pétrifiées depuis des milliers d'années ne sont qu'un flot immobile de houle noire et plissée. On croirait la peau d'un sharpeï sorti du goudron.

  • Dans les clubs de couture, on ne tricote pas la laine , on détricote la vie des autres.

  • Dehors, l'horizon s'enflamme d'un faux couchant. A cette période, le soleil ne fait que frôler la nuit. Les nuages tissent sur la lande pétrifiée un ciel de lit ridé de velours côtelé, incendié par en dessous de bourrelets cinabre et écarlates. Un océan inversé au-dessus du monde, de houle régulière et immobile, flamboyant. Un ciel de lave.



Biographie

Né à Meudon , le 13/08/1949, Ian Manook est journaliste, éditeur et écrivain dont le vrai nom est Patrick Manoukian. Il a écrit sous les pseudonymes de Manook, Paul Eyghar, Ian Manook et Roy Braverman. Il signe également, avec Gérard Coquet, sous le pseudonyme collectif de Page Comann.
Grand voyageur, dès l’âge de 16 ans, il parcourt les États-Unis et le Canada, pendant 2 ans, sur 40 000 km en autostop. Après des études en droit européen et en sciences politiques à la Sorbonne, puis de journalisme à l’Institut Français de Presse, il entreprend un grand voyage en Islande et au Belize, pendant quatorze mois, puis au Brésil où il séjournera treize mois de plus.

De retour en France au milieu des années 1970, il devient journaliste indépendant et collabore à Vacances Magazine et Partir, ainsi qu’à la rubrique tourisme du Figaro. Journaliste à Télémagazine et Top Télé, il anime également des rubriques "voyage" auprès de Patrice Laffont sur Antenne 2 et de Gérard Klein sur Europe 1. Il devient ensuite rédacteur en chef des éditions Télé Guide pour lesquelles il édite, en plus de leur hebdomadaire, tous les titres jeunesse dérivés des programmes télévisés : Goldorak, Candy, Ulysse 31. Patrick Manoukian écrit en 1978 pour les éditions Beauval deux récits de voyage : "D’Islande en Belize" et "Pantanal".

En 1987, il crée deux sociétés : Manook, agence d’édition spécialisée dans la communication autour du voyage, et les Éditions de Tournon qui prolongent son activité d’éditeur pour la jeunesse (Denver, Tortues Ninja, Beverly Hill, X-Files…).
De 2003 à 2011, il signe les scenarii de plusieurs bandes dessinées humoristiques. Son roman pour la jeunesse "Les Bertignac : L'homme à l’œil de diamant" (2011), obtient le Prix Gulli 2012.
En 2013, il publie un roman policier intitulé "Yeruldelgger". Les aventures du commissaire mongol éponyme lui ont valu pas moins de seize prix dont le Prix SNCF du polar 2014. Lesdites aventures se poursuivent dans "Les temps sauvages" (2015) récompensé par un nouveau prix et "La mort nomade" (2016). Son roman "Hunter" (2018) est suivi de "Crow" (2019) , deuxième titre d'une trilogie qui attend sa conclusion. 

Voir ici : https://fr.wikipedia.org/wiki/Patrick_Manoukian


 


vendredi 12 juillet 2024

Shion MIURA – La grande Traversée – Babel Poche 2020

 

 

L'histoire

Les éditions Genbu Shobô sont spécialisées dans la production de dictionnaire. Pour le vénérable directeur Araki, il faut mettre au point un nouveau dictionnaire, pour y intégrer des mots souvent venus d'ailleurs mais japonisés. Pour cela il recrute un employé de 27 ans, Majimé, un jeune homme timide, mais passionné de lecture. Un comité se forme pour rédiger la « Grande Traversée » (Daikotai), ce nouveau dictionnaire qui compte bien révolutionner les dictionnaires traditionnels. Mais Majimé (sérieux en japonais) est mal à l'aise parmi l'équipe où il ne se sent pas accepté. Surtout, il tombe follement amoureux de la petite fille de son hébergeuse, la jolie et espiègle Kaguya. Mais il n'a aucune conscience de ce que peut-être l'amour et surtout comment le déclarer. Bien des défis sont à relever pour ce jeune homme, peut-être bien plus ingénieux que l'on ne croit.



Mon avis

Un livre sur les mots et l'amour des mots, quand on sait combien la langue japonaise est complexe, voilà de quoi ravir nos yeux mais aussi nos papilles.

Majimé, un obscur employé au service commercial des éditions Genbu Shobô est recruté pour intégrer la petite équipe réunie par Araki qui doit partir en retraite et s'occuper de sa femme malade. Sous la supervision de l'émérite professeur Matsumo, conseiller en chef de la Direction, une petite équipe se forme. Contrairement à la France où les académiciens mettent à jour tous les ans les mots du dictionnaire, il n'y a pas d'institutions publiques au Japon. Hors écrire un dictionnaire n'est pas de tout repos. Il y a les contraintes techniques (impression, pagination) mais aussi l'es études pour chaque mot qui peuvent contenir plusieurs sens. Il faut alors faire appel a des contributeurs, des professeurs et des spécialistes. Cela prend du temps et surtout cela coûte assez cher à l'éditeur. Mais en même temps, quoi de mieux que de vendre un nouveau dictionnaire moderne pour asseoir le prestige d'une maison d'édition.

Le héros Majimé n'a rien pour plaire : il s'habille sans goût, les cheveux en bataille, accumule les livres dans la petite chambre qu'il habite dans une vieille pension japonaise. Mais voilà que la petite fille de sa gentille logeuse arrive, elle vient de trouver un emploi dans un restaurant de Tokyo, et adore la cuisine, puisqu'elle rêve de devenir cheffe. Aussi l'équipe, pour aider Majimé dans sa quête amoureuse, va dîner tous les quinze jours dans le restaurant où travaille Kaguya. Mais le temps passe et le dictionnaire n'arrive toujours pas à voir le jour. Car il faut être précis, concis, confronter les points de vue.

Avec son écriture poétique, drôle et pleine de tendresse pour ses personnages avec leurs défauts et leur qualité, Shion Miura, dont c'est la première œuvre traduite en français (alors qu'elle est une des stars de la littérature au Japon, réussi à jongler avec les mots et nous faire entrevoir le difficile métier de « lexicographe ». Un livre aussi très bien traduit, ce qui n'était pas évident et qui est d'une douce fluidité. Amoureux des mots, voilà le livre qu'il vous faut.



Extraits

  • Tu sais pourquoi nous avons l'intention d'appeler ce dictionnaire La Grande Traversée ? Cet ouvrage sera un bateau pour traverser l'océan des mots, annonça Araki avec le sentiment de dévoiler le fondement de son âme. Les hommes monteront dans cette embarcation qui leur permettra de rassembler les petits points de lumière qu'ils distingueront au loin. Pour transmettre aux autres ce qu'ils pensent le plus précisément, le plus correctement possible. Sans dictionnaire, nous ne pourrons nous lancer sur cette mer des mots qui nous serait incompréhensible. relève d'un scandaleux gâchis de papier dactylographié.

  • Il s'était réfugié dans les livres parce qu'il en souffrait. Quand il lisait, son manque de don pour la conversation n'avait aucune importance. Celle qu'il menait avec les livres était profonde et lui procurait du bien-être. Grâce à ce goût pour la lecture, il avait été un très bon élève. Son intérêt pour les mots, qui permettent d'exprimer les sentiments, l'avait conduit à faire des études de linguistique.Bien qu'il ait emmagasiné beaucoup de connaissances sur les mots, son aptitude à communiquer n'avait pas progressé.

  • Rassembler une grande quantité de mots de la manière la plus exacte possible, c'était comme disposer d'un miroir qui déforme le moins possible. Moins le miroir des mots déformait, plus il reflétait les sentiments et les pensées de celui qui l'utilisait. On pouvait le regarder à plusieurs et partager rires, pleurs et colères, avec les autres. Rédiger un dictionnaire pouvait sans doute être un travail plaisant.

  • Elle avait craint d'avoir du mal à trouver un masque hygiénique en ce début juillet, mais la supérette du quartier en vendait, en non-tissé, sans doute parce qu'il était beaucoup question ces derniers temps du risque d'épidémie des nouveaux types de grippe.

  • Un dictionnaire n'est jamais terminé. Il vogue pour l'éternité sur l'océan des mots. Majimé hocha la tête et sourit. - Eh bien, ce soir au moins, buvons ! Il remplit de bière le verre d'Araki en faisant attention à ce que la mousse ne déborde pas.

  • Dans un couple il est préférable de ne pas attendre grand-chose l'un de l'autre. Vivre et laisser vivre, voilà le secret.

  • Selon lui, notre mémoire est faite de mots. Nos souvenirs peuvent etre ravivés par des parfums, des goûts, des bruits, mais en réalité ce qui se passe est que quelque chose qui sommeillait en nous se transforme en mots.

  • On peut dire d'un dictionnaire que c'est une cristallisation de la sagesse humaine, non seulement parce qu'il accumule les mots, mais surtout parce qu'il incarne l'espoir au sens propre du terme, l'expression de la volonté inébranlable de ses auteurs.

  • Il avait découvert que les articles du dictionnaire permettent de percevoir la profondeur inattendue des mots.

  • Il s’était trompé en croyant que son rôle d’éditeur de dictionnaire était de mener à bien ce projet dans lequel il avait tant investi. Trouver une personne qui aimaient les dictionnairse autant que lui, non, plus encore, était sa véritable mission. Pour le professeur. Pour les gens qui utilisaient le japonais, qui l’étudiaient. Et au-delà, pour ce bien précieux qu’étaient les dictionnaires.

  • L’ouvrage qu’il avait pris sur les rayonnages était La Mer des mots, en quatre volumes. Ce dictionnaire, considéré comme le premier du Japon contemporain, avait été rédigé à l’époque Meiji par un seul homme, Ōtsuki Fumihiko. Il y avait consacré toute sa fortune et tout le temps dont il disposait : La Mer des mots avait été, dans tous les sens du terme, l’œuvre de sa vie.

  • Les mots, et l'esprit qui les fait naître, sont libres, et n'ont rien à voir avec le pouvoir. Et il faut qu'il en soit ainsi. Un navire qui permettra à chacun de naviguer sur l'océan des mots à sa guise, voilà ce que nous essayons de faire avec La Grande Traversée. N'y renonçons jamais.

  • Une subvention expose au risque de devoir rendre des comptes à celui qui l’a accordée. Et si le dictionnaire devient une question de prestige pour l’État, il est à craindre que les mots deviennent un outil de domination pour le pouvoir.

    Autrement dit, les mots, et le dictionnaire qui les contient, existent toujours à un endroit dangereux, coincé entre les individus et le pouvoir, la liberté individuelle et la domination publique ?

  • Vous avez peut-être lu dans les romans ce qu'est un triangle amoureux , mais il faut l'avoir vécu pour percevoir la douleur et la peine que cela apporte, continua le professeur, le visage grave. De la même manière que l'on ne peut écrire un bon article pour un mot qu'on ne comprend pas vraiment. L'important pour un lexicographe est de ne jamais cesser d'analyser le réel.

  • Elle (Kishibé) poussa la porte coulissante et Kaguya leur souhaita la bienvenue, avec toute la chaleur dont elle était capable, même si son visage changeait à peine d'expression. En cuisine, elle maniait le couteau avec une adresse sans égale, mais en manquait toujours autant dans la vie.

  • Ses yeux s'arrêtèrent sur le mot ryorinin. Personne qui a pour métier la cuisine. Chujin. Chujin, un mot qui a la même signification mais qui a presque disparu du vocabulaire actuel. Tous les dictionnaires, même les meilleurs, sont voués à l'obsolescence, parce que les mots sont vivants.

  • Nous devons réfléchir à des définitions qui collent au plus près du ressenti d'aujourd'hui », avait coutume de dire le professeur Matsumoto.



Biographie

Née à Tokyo , le 23/09/1976, Shion Miura est une essayiste et écrivaine japonaise.
Shion Miura est l'auteure d'une vingtaine de romans et de recueils d'essais. Grand succès public et critique au Japon, La Grande Traversée (Actes Sud, 2019) a fait l'objet d'une adaptation cinématographique en 2013 et a été décliné sous forme de film d'animation.

Voir ici :https://fr.wikipedia.org/wiki/Shion_Miura



jeudi 11 juillet 2024

Irving FINKEL – Au paradis des manuscrits refusés – Poche 10/18 - 2017

 

L'histoire

Dans la paisible campagne anglaise, se niche une bibliothèque pas comme les autres : celles des manuscrits refusés par les éditeurs. Chaque jour amène son lot de livres, dont il faut vérifier qu'ils ont bien obtenus des lettres de refus, puis les restaurer ou les relier et les classer. Ici, on emprunte pas de livres, on peut les consulter pour des recherches. Toute une équipe de passionnés assez loufoques entoure l'actuel directeur. Mais même pour des manuscrits dont personne ne veut, certains s'imaginent qu'ils recèlent des trésors, et quelques incidents vont troubler le calme légendaire de cette bibliothèque décidément pas comme les autres.



Mon avis

Voici un petit livre totalement hilarant, dans le style vert iritis humour. Certes il ne s'y passe pas grand chose.

Imaginez, au cœur de la verdoyante campagne anglaise, une bibliothèque qui accueille et recense les manuscrits divers qui ont été refusés par les éditeurs. Une idée farfelue imaginée par un ancien romancier qui n'a eu qu'un seul manuscrit publié. Pour être admis à cet étrange patrimoine, il faut avoir le manuscrit et les lettres de refus. Et c'est toute l'Angleterre qui envoie des romans ou des essais inachevés. Certains sans lettre de refus, hélas condamnés au pilori.

Mais le personnel lui-même est aussi loufoque que possible. Une actrice à la gloire passée se fait embaucher pour chercher dans les refusés des idées de scénario, des voleurs pas très subtils persuadés que la bibliothèque abrite dans ces rayonnages des chef-d’œuvre, ou des aspirants écrivains en mal d'inspirations. Tout ce petit monde cohabite dans l'écriture très policée de l'auteur, qui se livre là à un joli exercice de style. Ce côté burlesque est contrebalancé par la description du monde de l'édition où hypocrisie, obséquiosité sont légion. On sent dans le récit que l'auteur prend un malin plaisir à dénoncer les comportements de certains éditeurs n'hésitant pas à blesser un auteur par un courrier ignoble ou une lettre type sans explication.

Amusant et décalé, on y retrouve quand même l'amour infini pour les livres et le plaisir de lire. Parfait pour les vacances sous le parasol.



Extraits

  • les gens disent la vérité dans leurs journaux intimes. Leur vérité, bien entendu. Et je vous pose la question : quel autre genre de littérature peut prétendre à un tel degré d’authenticité ? Pas les autobiographies, ni les déclarations de revenus ni les correspondances. Surtout pas les correspondances, bien au contraire ! « Cela fait une éternité que je voulais t’écrire » – absurde : alors, pourquoi ne pas l’avoir fait avant ? « Tu me manques » – plus qu’improbable, si on éprouve le besoin de le dire. « Je pense à toi tous les jours » – c’est rarement le cas. Selon moi, dans chaque lettre, on trouve une seule phrase sincère au milieu d’un tas d’impostures. Mais le journal intime ! C’est à ce compagnon de la nuit, compatissant, attentif et discret que l’on confie la vérité. Des confidences libératrices, tourmentées ou joyeuses, mais toujours sincères. Des paroles surgies d’outre-tombe, qui disent les peurs, les espoirs, les modestes ambitions. Tous ces mots sont assurément précieux – comment ne pas vouloir les préserver ?

  • Dîtes-moi, s’enquit Ffolke resté jusqu’alors très discret, les autobiographies sont-elles à vos yeux à ce point suspectes ? -Eh bien, beaucoup de biographies ou d’autobiographies sont rédigées directement à partir de journaux intimes, n’est-ce pas, enrichies « de mémoire » ? Alors fatalement, le produit fini se rapproche d’une œuvre plus littéraire qu’historique.

  • Parce que je sais pertinemment qu'il existe dans ce public beaucoup, beaucoup de gens, des écrivains et des auteurs, des conteurs et des poètes, qui œuvrent dans la solitude, à l'écoute de leurs muses respectives, sans le réconfort de savoir qu'au loin il existe une lumière au bout du tunnel. Nul n'a plus besoin de rédiger un testament stipulant de "brûler tous les manuscrits" !

  • Les gens acceptaient très bien l'idée d'une sorte de sélection naturelle. Mais voici ce que lui se demandait : cette fameuse sélection naturelle, lourdement biaisée depuis toujours par l'intérêt commercial, faisait-elle vraiment en sorte de révéler au public toutes les œuvres dignes de ce nom ? La réponse était assurément non.

  • La librairie se situe, selon le bref article que lui consacre le guide des bibliothèques britanniques (section R a W), à proximité d'Hereford, au sein d'une campagne riante et vallonnée, dont l'accès sera peut être plus aisé en véhicule privé motorisé. La suggestion était tout à fait pertinente. Le manque d'accessibilité a toujours été l'une des qualités les plus reconnus de l'etablissement. L'article continuait ainsi : " La bibliothèque des refusés fut fondée en 1962. Cette institution innovante poursuit depuis lors sa mission bien particulière."

  • Cher monsieur,
    En dépit des quarante-sept rudes années que je viens de passer dans l'édition, je ne parviens pas à comprendre comment quelqu'un peut oser écrire un manuscrit tel que celui que vous nous avez envoyé. C'est peu de dire que cela relève d'un scandaleux gâchis de papier dactylographié.
    Vous êtes, monsieur, un affront vivant à tous les arbres qui poussent sur cette planète.

  • Comme vous le savez tous, nous sommes ici afin de recueillir et de préserver pour la postérité les manuscrits qu'aucun éditeur n'a souhaité publier. Telle est notre mission. Dans la plupart des cas, les éléments entrants sont accompagnés de lettres de refus offrant une idée des relations de l'auteur avec les agents et les éditeurs. Parfois, il ne s'agit que d'une sélection pour donner le ton. D'autres fois, la correspondance est plus volumineuse. Le record se situe à ce jour aux alentours de deux mille lettres.

  • Les projecteurs du marketing pouvaient, il en était convaincu, transformer en succès de librairie, n'importe quel roman choisi au hasard... A renfort de chirurgie esthétique, de génie génétique et de campagne publicitaire, tout manuscrit pouvait se métamorphoser en best-seller et trouver sa place dans la folle farandole.

  • Montague Patience apporta ainsi avec lui l'idée, sans doute traditionnelle dans sa profession, qu'il vaut mieux laisser les livres en paix sur leurs étagères plutôt que de les exposer à la maltraitance des lecteurs.

  • cher monsieur,
    Notre décision spontanée de ne même pas oser toucher votre manuscrit s'apparente à un instinct de survie, tel celui qui pousse un cheval sous œillères à reculer d'une falaise surplombant un volcan en pleine éruption, ou celui qui commande à un homme étrennant de nouveaux souliers, en route pour un diner en tête à tête, à contourner automatiquement et délicatement une pile de déjections canines fumant encore sur le trottoir.

  • Le fait est qu'il ne s'était pas senti aussi bien depuis des années. Il se demanda s'il n'allait pas recommander une très légère attaque à tous ses amis. Il tapota son goutte-à-goutte affectueusement. Quoi que ce fût, c'était un bon cru.

  • J'ai toujours ressenti que l'un des aspects les plus importants de la vie moderne et civilisée est la facilitation des modes d'accès. Cela se résume essentiellement à une relation collaborative, à un développement de cette symbiose primaire qui a permis à l'homme de sortir de la boue. Je te donne accès à moi, tu me donnes accès à toi.




Biographie

Né en 1951 à Angletter, Irving Finkel est archéologue et assyriologue au British Museum, grand spécialiste de l'antique civilisation mésopotamienne. Auteur d'une thèse sur les exorcismes chez les Babyloniens.
En 2014, il découvre une tablette cunéiforme qui contenait un récit d'inondation semblable à celle de l'histoire de l'arche de Noé. Il décrira cette découverte dans son livre "The Ark before Noah".
Il est conservateur au département du Moyen-Orient du British Museum de Londres


mercredi 10 juillet 2024

Ian MANOOK – Aysuun – Editions Albin-Michel – déc 2023

 

L'histoire

1930, quelque part en Mongolie entre les premières cimes de l'Altaï et la steppe, Asyuun vit tranquille avec sa famille qui vit de la vente du lait de chèvres. Mais c'est sans compter sur la volonté de Staline d'unifier la Mongolie et de chasser les nomades. Ainsi un régiment de soldats russes dirigés par le sadique colonel Kariakine, qui tue le mari et les deux plus jeunes enfants et viole durement la petite Aysunn 12 ans et sa mère Tsyann. 25 plus tard, la jeune femme reconnaît son bourreau et décide de se venger de lui, nous entraînant aussi bien dans les recoins de l'histoire que dans un western de la taïga passionnant.


Mon avis

Après le succès de sa trilogie Yeruldelgger, l'auteur revient sur un épisode de l'histoire difficiles des Mongols, Touvans (ethnie proche nomade) peu connu. Celui de l'assimilation voulue par Staline, et les dirigeants suivants. Il s'agit de sédentariser les peuples nomades et de leur imposer la culture communiste.

En 2023, une très vieille dame de 106 ans (Aysuun) raconte sa vie à un jeune étudiant « Petit frère » comme elle l'appelle. A 12 ans, Aysunn et sa mère sont violées et laissées pour morte par le régiment du cruel colonel Kariakine. La jeune fille accouche d'un garçon dont elle ne veut pas et qui sera adopté par ce colonel viscéralement attaché aux lois communistes, même si dans les faits, il ne le respecte pas, pillant, tuant, volant les biens de nomades. Sous la protection de son chamane, un homme qui est là pour soigner grâce à sa connaissance des plantes et pour faire régner l’harmonie entre la terre-mère et le ciel-père, Aysuun vit protégée, cavalant dans la steppe ou explorant les recoins des contreforts des monts Altaï. Elle fait aussi de discrètes incursions autour du fort guerrier russe, entourée de yourtes et d'un véritable petit village touvan. Mais quand un nouveau colonel est nommé, elle reconnaît de suite son bourreau. Et n'a qu'une idée en tête : se venger pour la mort de son père, son petit frère, sa petite sœur et de son viol et celui de sa mère devenue muette et quasiment morte-vivante.

Pour cela, elle va élaborer un piège ingénieux, aidée de son petit ami Tumur, du chamane et d'une petite communauté. Mais aussi par les chevaux, ces indispensables compagnons seuls capables de parcourir la steppe et de résister aux grands froids. Mais aussi aidée par les Ours, les pires prédateurs de l'homme, sauf si on les respecte, et les loups amis des Touvans qui ne leur ont jamais fait de mal. Si on tue des yacks pour manger, on ne prélève que le nécessaire et on respecte leurs esprits. Une bien jolie philosophie de vie, aujourd'hui disparue au nom de la mondialisation et du progrès.

Parsemé des légendes et des croyances touvannes, entre poésie de cette nature complexe, faux amis et trahisons, c'est un grand roman épique que nous livre Ian Manook. Aysuun, rebelle, farouche, déterminée, et ingénieuse est de ces héroïnes que l'on ne croise pas souvent. Elle est la mère de Yeruldelgger.

Page turner à souhait, le roman mêle une réalité historique méconnue à la philosophie de vie simple et empathique d'un peuple de nomades qui se contente de l'essentiel. Certains lieux cités dans le roman existent réellement.


Extraits

  • Ne fais pas semblant, petit frère, ne retiens pas ta surprise, je sais l’âge que j’ai et le visage qui va avec. Cent six ans et la peau ridée comme une risée sur la rivière. Pas de quoi jouer au bâton blanc dans la nuit, je te l’accorde. Mais j’ai encore tout mon entendement pour te raconter chaque partie que j’ai disputée dans ma vie. Parce que la vie, petit frère, ce n’est que ça. On jette le bâton blanc dans la nuit et tout le monde court après, à l’aveugle. Quelques-uns ne cherchent qu’à le gagner aux dépens des autres, et d’autres juste à s’amuser. Certains se battent à mort pour ce bout de bois, ou s’en moquent et en profitent pour frôler l’amour. Se voler un baiser. Disparaître un instant, main dans la main, le souffle court et les joues pourpres. Ce n’est rien d’autre que ça, la vie, petit frère.

  • Il paraît qu’en Europe, en France je crois, boire son café debout est signe d’une dispute à venir, dit-il en savourant le reste de son beignet frit à la graisse de mouton. - Les hommes savent inventer tant de raisons de se quereller, répond Tsuyann sans se retourner, crois-tu vraiment qu’ils aient besoin de l’excuse d’un café debout ? - C’est une croyance. Elle doit bien avoir un sens, comme toutes celles qui régissent l’ordonnancement de nos yourtes. Peut-être pour forcer les gens à prendre le temps de partager leur café.

  • Mongols et Touvans se volent les chevaux depuis toujours. Personne ne saura jamais qui a commencé. Les deux peuples en mangent pour survivre, même si les Mongols n’en font pas commerce comme les Touvans. Les Soviétiques font la même chose. Chaque nomade doit au kolkhoze un pourcentage de son troupeau. Les chevaux qu’ils ne peuvent pas monter, ils les abattent. Sauf qu’eux le font sans aucun respect, ni de la bête, ni se son esprit, ni de son âme.

  • Son cœur n’est qu’un cheval immobile. Je prends son visage entre mes mains et pose mon nez contre sa tempe, pour la saluer à la façon des Touvans.

  • Cette tente ronde, reliant la terre mère au ciel père par la colonne sacrée du feu central, symbole de l’univers, redevient le monde tout entier à elle seule.

  • Alors agissons comme l’ont fait les Américains : débarrassons-nous de ces nomades comme ils ont exterminé leurs Indiens. Les plaines libérées de ces parasites, nous pourrons y construire et y développer de grandes métropoles comme ils l’ont fait. C’est le sens de la révolution. Urbaniser et prolétariser la steppe.

  • L’amour de Tumur est un doux et puissant tumulte. Une longue rivière aux remous profonds, une chevauchée dans le vent, des montagnes et des vallées. Il est l’ours bienheureux et chaleureux, le loup aimant et caressant, l’aigle protecteur qui t’emporte au-dessus du monde. Il est tout à la fois, autour de toi et en toi.

  • Petit frère, il n’y a rien de plus beau que des chevaux s’enivrant de leur liberté. Surtout dans une steppe sans fin et sous l’immensité du ciel nocturne. C’est autre chose que de faire des roues arrière sur son scooter dans une artère d’Oulan-Bator, non ? J’ai appris que des petits-fils de nomades faisaient ça, maintenant.

  • Ce n'est qu'un bivouac, pas un aal. Pas de yourte. Des peaux autour d'un feu. Notre terre mère comme lit immense et tout le ciel comme couverture. L'amour de Tumur est un doux et puissant tumulte. Une longue rivière aux remous profonds, une chevauchée dans le vent, des montagnes et des vallées. Il est l'ours bienheureux et chaleureux, le loup aimant et caressant, l'aigle protecteur qui t'emporte au-dessus-du monde. Il est tout à la fois, autour de toi et en toi. Il est le monde réenfanté. Je ne sais pas si les hommes peuvent ressentir ça, petit frère, cette sensation, après l'amour, d'être pleine d'une autre vie.Pas comblée au sens de savoir ses plaisirs assouvis, mais au sens d'être habitée par l'être aimé au point de vouloir le garder en soi, et le chérir dans ton ventre comme l'enfant à naître que tu voudrais qu'il devienne...

  • Du temps de nos grands empires, petit frère, du temps où nos Khans conquéraient les deux tiers du monde connu, leurs arcs et leurs flèches étaient l’instrument de leur terreur. Va savoir pourquoi, de nos jours, dans les jeux sportifs de nos naadym, la lutte et les chevaux sont l’apanage des hommes alors que le tir à l’arc est abandonné aux femmes.

  • Quel que soit le conflit, l’Union soviétique n’a jamais voulu admettre ses pertes. Regarde, c’est toujours et encore la même chose avec les Russes d’aujourd’hui. 
— L’incident de Damanski a fait plus de soixante morts ?
 — Un incident ? Les chiffres communément admis aujourd’hui sont de vingt à vingt-cinq mille morts, petit frère.

  • Les bivouacs sont des instants privilégiés, petit frère, je te l’ai déjà dit et je te le redis, parce qu’ils sont l’essence de notre vie de nomade. Des moments suspendus où tu n’es plus qu’un caillou dans l’univers. Une pierre immobile et millénaire. Sur le dos, ton corps finit par appartenir à cette terre qui te porte. Au-dessus de toi, la contemplation vertigineuse du ciel constellé d’étoiles t’aspire au-delà de toute limite. Et tu te sens appartenir à tout ça. À ce vertige. Et si tu aperçois une étoile filante, dis-toi que nos existences sont comme ça. Des petits bouts d’univers qui filent et se consument. Et disparaissent.

  • Olygbay est une fille des steppes, comme je le suis moi-même. Mais sais-tu au moins ce que cela veut dire, petit frère ? En ce temps-là, les Soviétiques avaient interdit les noms de clan et les noms de famille. Nous ne nous nommions plus que par nos prénoms. Mais la tradition voulait, malgré tout, que nous appelions grande sœur ou grand-mère toute femme plus âgée, ne serait-ce que d’un seul jour. Selon cet usage, Olygbay était ma petite sœur, même si nous n’avions jamais appartenu à la même famille ni au même clan. Seuls le destin et ses chemins sombres ont fait que nos vies se sont croisées et que nous avons partagé la même yourte, loin du kolkhoze, de la garnison et des autres nomades. Triste destin puisque Olygbay est bien plus qu’une petite sœur. Ce qui a fait d’elle une fille des steppes, c’est-à-dire une fille-mère, a emporté à jamais son désir de grandir. Son âme a dû se protéger en redevenant celle d’une enfant. Un peu trop naïve. Un peu trop innocente. Un peu trop joyeuse. Je te raconterai comment plus tard.

  • L’officier assume. Lui aussi obéit à un ordre supérieur. Il est russe, et l’armée russe a toujours usé du viol comme d’une arme de guerre. Une arme de vengeance contre tout ce qui n’est pas russe. Contre tout ce qui ose se dresser contre la Russie, impériale ou soviétique, peu importe. Contre tous ces peuples mineurs qui n’ont rien compris à la grandeur héréditaire de la Russie. Lui, il est d’un peuple élu, par Dieu ou par Staline, peu importe, mais élu. Supérieur. Il est russe, et que ces petits peuples merdiques qui refusent de l’admettre en crèvent, dans le sang du ventre de leurs femmes et de leurs filles.

  • Aucun de ces misérables culs-terreux de nomades, Mongols, Touvans, Kazakhs ou n’importe quoi, ne doit se mettre en travers des jours glorieux qu’ont décidés pour eux les pères de la révolution. Lui, il est fier et sans honte aucune de participer à la campagne de pacification ordonnée par le camarade Staline contre ces peuplades sauvages. Contre tous ceux qui se refusent à vivre en kolkhoze ou en sovkhoze selon la loi soviétique, tous ceux qui prétendent à une liberté autre que celle décrétée par l’État au nom du Peuple. Tous ceux qui croient en des dieux, des esprits ou en n’importe quelle autre « supercherie » au lieu de ne croire qu’au Parti et aux lendemains glorieux de la révolution. Ceux-là doivent être éliminés. Eux et leur passé lamentable, leur culture de breloques et de chimères. Et toute leur descendance avec.

  • Dans la steppe. Un soleil de braise empourpre déjà les sommets lointains. Des ombres bleues creusent les montagnes. Le ciel universel s'éteint et je m'allonge sur le dos pour ne plus voir que lui, dans la démesure de son immensité. Je le sens tout autour de moi, plus haut que moi, plus loin que moi, envelopper le monde tout entier jusqu'à des contrées lointaines que je ne connaîtrai jamais.

  • Bien que je n’aie fait que le penser, Gombo me répond. - Petite sœur, ce sont peut-être eux qui, par remords, t’offrent aujourd’hui cette occasion. Ou peut-être que les esprits ne sont pour rien ni dans le crime qui t’a frappée, ni dans la vengeance avec laquelle tu vas frapper en retour. Les esprits veillent essentiellement à l’harmonie entre les hommes et la nature. Je ne suis pas certain qu’ils s’intéressent à celle des hommes entre eux. Ceux-là, pauvres mortels, peuvent bien se jalouser, se combattre et se massacrer, comment compteraient-ils pour les esprits, face à l’univers qui nous survivra ?



Biographie

Né à :Meudon, le 13/08/1949, journaliste, éditeur et écrivain dont le vrai nom est Patrick Manoukian. Il a écrit sous les pseudonymes de Manook, Paul Eyghar, Ian Manook et Roy Braverman. Il signe également, avec Gérard Coquet, sous le pseudonyme collectif de Page Comann.
Grand voyageur, dès l’âge de 16 ans, il parcourt les États-Unis et le Canada, pendant 2 ans, sur 40 000 km en autostop. Après des études en droit européen et en sciences politiques à la Sorbonne, puis de journalisme à l’Institut Français de Presse, il entreprend un grand voyage en Islande et au Belize, pendant quatorze mois, puis au Brésil où il séjournera treize mois de plus.
De retour en France au milieu des années 1970, il devient journaliste indépendant et collabore à Vacances Magazine et Partir, ainsi qu’à la rubrique tourisme du Figaro. Journaliste à Télémagazine et Top Télé, il anime également des rubriques "voyage" auprès de Patrice Laffont sur Antenne 2 et de Gérard Klein sur Europe 1. Il devient ensuite rédacteur en chef des éditions Télé Guide pour lesquelles il édite, en plus de leur hebdomadaire, tous les titres jeunesse dérivés des programmes télévisés : Goldorak, Candy, Ulysse 31. Patrick Manoukian écrit en 1978 pour les éditions Beauval deux récits de voyage : "D’Islande en Belize" et "Pantanal".

En 1987, il crée deux sociétés : Manook, agence d’édition spécialisée dans la communication autour du voyage, et les Éditions de Tournon qui prolongent son activité d’éditeur pour la jeunesse (Denver, Tortues Ninja, Beverly Hill, X-Files…). De 2003 à 2011, il signe les scenarii de plusieurs bandes dessinées humoristiques. Son roman pour la jeunesse "Les Bertignac : L'homme à l’œil de diamant" (2011), obtient le Prix Gulli 2012.
En 2013, il publie un roman policier intitulé "Yeruldelgger". Les aventures du commissaire mongol éponyme lui ont valu pas moins de seize prix dont le Prix SNCF du polar 2014. Lesdites aventures se poursuivent dans "Les temps sauvages" (2015) récompensé par un nouveau prix et "La mort nomade" (2016). Son roman "Hunter" (2018) est suivi de "Crow" (2019) , deuxième titre d'une trilogie qui attend sa conclusion.

lundi 8 juillet 2024

Charlotte BRONTE – Jane Eyre – Livre de poche – édition 2014 -

 

L'histoire

Pour les plus jeunes lecteurs qui ne connaîtraient pas ce classique anglais, ce roman raconte la vie de Jane Eyre, enfant pauvre confiée à sa tante, une femme méchante et avare qui déteste la petite fille. Envoyée à 10 ans au terrible pensionnat pour jeunes filles défavorisées, elle y restera 6 ans, dont les deux derniers comme institutrice. L'instruction des ces filles, destinées à être bonnes, gouvernantes se limite à savoir écrire, compter, lire, savoir coudre et broder, voir jouer d'un instrument de musique. Jane trouve un poste de gouvernante pour éduquer la petite Adèle, enfant adoptée du maître des lieux, Édouard Rochester. Très vite une amitié se noue entre cette gouvernante exigeante et cet homme au caractère dur. Mais quand il propose à Jane de se marier, on découvre qu'il est déjà marié à une femme, folle qui vit enfermée sous bonne garde. La loi anglaise interdit la bigamie, et aussi le divorce quand la femme est atteinte de troubles mentaux. Choquée, d'autant que Rochester lui propose de devenir sa maîtresse, la jeune fille part dans la nuit, parcours des kilomètres dans la lande pour finir par être hébergée par un pasteur Saint-John et ses deux sœurs. Celui-ci lui trouve un poste d'institutrice dans le village, mais le hasard fait que Jane Eyre devient riche, suite à la mort d'un oncle qui vivait à Madère et que Saint-John est son cousin germain. Celui-ci rêve d'être missionnaire pour évangéliser le monde et demande en mariage Jane qui ne l'aime pas et qui en fine psychologue a compris que cet homme n'avait pas de tendresse ni d'affection pour elle, que sa seule passion était l’Église. Elle s’enfuit à nouveau pour retrouver Rochester, homme affaibli, car sa folle de femme a incendié le manoir et en est morte. Pour sauver ses employés, le Maître a perdu la main droite et la vue. Tout se finit bien.


Mon avis

Pourquoi relire « Jane Eyre » le grand roman de Charlotte Brontë, publié sous pseudonyme en 1856 ? Ce roman fut accueilli avec des critiques chaleureuses et fut un succès en son temps, sans doute pour l'histoire romantique et lyrique qui fait la trame du roman.

Mais, à une époque où la femme qui si elle était riche ou noble contractait un mariage arrangé avec une belle fortune à dépenser en robes, fêtes et autres. Si elle était pauvre, elle exerçait des petits métiers comme couturière, brodeuse ou simple paysanne à trimer dans les champs. La femme n'avait guère de droits à part évidement celui d'être une bonne épouse et une bonne mère. Hors contre ce diktat, Charlotte Brontë nous propose une héroïne qui n'est pas très belle, qui semble humble, qui a un grand talent pour le dessin mais qui surtout parle d'égale à égale aux hommes et notamment son employeur Monsieur Rochester. Elle seule est capable de lui rendre des services (qui sont dus à sa femme folle qui échappe parfois à la surveillance de sa gardienne) mais dont elle ignore le but. Tout comme elle ignore le premier mariage arrangé de Rochester avec une femme qui a beaucoup de vices (alcoolisme, amants, conduite indigne) et qui finit par devenir folle. Étrangement, elle n'utilise pas le terme « mon employeur » mais « mon maître » qui est un mot de domination, mais qui renforce aussi le caractère de cette jeune femme hors du commun pour l'époque. Clairvoyante, Jane a saisi le caractère sanguin mais aussi juste envers ses autres employés de celui qu'elle aime en secret. Mais plus que sa morale, son intuition fait qu'elle refuse clairement de devenir la maîtresse en titre, dans une maison que possède Rochester en France. Une maîtresse qui, quand elle vieillira ne sera plus aimée, dépendra ou pas du bon désir de son amant. Jane préfère travailler, même pour un poste d'institutrice, dans le Nord de l'Angleterre, un lieu à la nature hostile pour un faible salaire, compensé par la satisfaction de voir ses élèves progresser, et d'être appréciée dans ce village de paysans.

De même, si pour réparer ce qui lui semble un préjudice et remercier Saint-John et ses adorables sœurs, elle sépare en 4 l'héritage reçu de son oncle, un geste noble. Jane ne se soucie pas de l'argent, n'aime pas les bijoux, les choses futiles. Elle aime apprendre en lisant, et aime transférer son savoir à ces petites paysannes mal dégrossies.

De même, elle lit en Saint-John comme dans un livre ouvert. Celui-ci lui propose le mariage car il pense qu'elle sera la compagne parfaite du missionnaire qu'il se prépare à être, en voyageant dans des contrées très éloignées. Mais Saint-John n'éprouve pas de réels sentiments pour Jane, tant il est obsédé par sa passion d'évangélisateur. Et un mariage sans amour et une vie dure, la jeune femme n'en veut pas. Elle veut garder à la fois sa liberté de penser et sa liberté de vivre à sa guise. Même quand elle retrouve Rochester qui, lui non plus, n'a jamais cesser de l'aimer, c'est en égale et c'est dans un mariage où chacun trouve sa juste place qu'elle va s'épanouir.

Est-ce que le public anglais de l'époque a compris cette émancipation, toute en douceur, de la femme ? Peut-être pas. L'écriture policée de son autrice et cette belle histoire d'amour n'est que l'arbre qui masque la forêt : celui de la revendication d'être égale à l'homme. Celui de la simplicité des relations amoureuses, et d'un certain dédain de la richesse et de la frivolité et surtout sa capacité à pardonner à son infâme tante qui même sur son lit de mort ne lui adresse aucun remords sérieux.

70 ans après Jane Austin qui revendiquait aussi la dignité de la femme, Charlotte Brontë va encore plus loin, avec une héroïne sans grande beauté, mais à la redoutable analyse psychologique des êtres qui se présentent à elle. L'écriture de Miss Brontë est celle de son temps, mais le ton est juste, et il n'y a pas de superflu pour un roman qui fait quand même 750 pages. Car l'autrice sait par de subtils rebondissements captiver son lecteur. En cela, on ne peut qu'admirer la subtilité de la plus connue des écrivaines anglaises. Et un message qui mettra du temps à passer, mais qui n'est peut-être pas anodin dans le long processus de l'égalité entre les femmes et les hommes, toujours remise en question 2 siècles plus tard.


Extraits

  • Quand même je me rendrais maître de la cage, je ne pourrais pas m'emparer du bel oiseau sauvage; si je brise la fragile prison, mon outrage ne fera que rendre la liberté au captif. Je pourrais conquérir la maison, mais celle qui l'occupe s'envolerait vers le ciel, avant que je pusse me déclarer possesseur de sa demeure d'argile ! et c'est cette âme d'énergie, de vertu et de pureté que je veux, ce n'est pas seulement votre frêle enveloppe. Si vous le vouliez, vous pourriez voler librement vers moi, et venir vous abriter près de mon coeur.

  • Je ne veux pas vous voir tourmentée par les hideux souvenirs que vous rappellerait Thornfield, cette place maudite, cette tente d'Achan, ce sépulcre insolent qui montre à la lumière du ciel le fantôme d'une morte vivante, cet enfer de pierre, habité par un seul démon, pus redoutable à lui seul que toutes les légions sataniques.

  • Je vous aime et je sais que vous avez une préférence pour moi; si je me tais, ce n'est pas parce que je doute du succès; si je vous offrais mon coeur, je crois que vous l'accepteriez. Mais ce coeur a déjà été déposé sur un autel sacré; les flammes du sacrifice l'entourent, et bientôt ce ne sera plus qu'une victime consumée.

  • J'aurais voulu être faible pour éviter les nouvelles souffrances à venir; ma conscience devenait tyrannique, saisissait la passion à la gorge et lui disait avec hauteur qu'elle avait à peine trempé son pied délicat dans la fange, mais que bientôt un bras d'airain la précipiterait dans des gouffres d'agonie.

  • Il est vain de prétendre que les êtres humains doivent se satisfaire de la tranquillité; il leur faut du mouvement; et s'ils n'en trouvent pas, ils en créeront.

  • Je puis vivre seule, si le respect de moi-même et les circonstances m'y obligent; je ne veux pas vendre mon âme pour acheter le bonheur.

  • Jamais, dit-il, en grinçant des dents, jamais il n'y eut créature plus fragile et indomptable. Ce n'est qu'un roseau dans ma main ! (Et il me secoua de toute la force de ses bras.) Je pourrais la tordre entre le pouce et l'index ; mais à quoi cela me servirait-il de la ployer, de la briser, de la broyer ? Voyer ces yeux, voyez l'âme résolue, farouche, libre, qui s'y reflète, qui me défie, non seulement avec courage, mais avec un amer triomphe. Quoi que je puisse faire de sa cage, je ne puis atteindre ce sauvage et merveilleux esprit ! Si je brise, si je détruis la légère prison, mon outrage ne fera que libérer le captif. Je pourrais conquérir la demeure, mais son hôte s'évaderait vers le ciel avant même que je fusse en possession de son abri d'argile. Et c'est toi, esprit, avec ta volonté, ton énergie, ta vertu, que je veux, et non pas seulement ta fragile enveloppe. Tu pourrais de toi-même venir d'un vol léger te blottir contre mon cœur, si tu le voulais ! Saisi malgré toi, tu échapperais à mes embrassements, tu t'évanouirais, telle une essence, avant que je n'aie respiré ton parfum. Oh ! Viens, Jane, viens !

  • Les gens réservés éprouvent souvent en réalité un besoin plus grand que les gens expansifs de discuter franchement de leurs sentiments et de leurs chagrins. Le stoïque à l'air le plus austère est un être humain, après tout ; « plonger » avec hardiesse et bienveillance dans « la mer silencieuse » de leur âme, c'est souvent leur conférer le plus grand des bienfaits.

  • La vie me semble trop courte pour la passer à nourrir la haine ou à inscrire les torts des autres.

  • On ne se figure pas combien les gens froids peuvent effrayer par la glace de leurs questions. Leur colère ressemble à la chute d'une avalanche, leur mécontentement à une mer glacée qui vient de se briser.

  • La tendresse sans la raison constitue un caractère faible et impuissant, mais la raison sans la tendresse rend l'âme aigre et rude.

  • Ce n'est pas la violence qui vient le mieux à bout de la haine, ni la vengeance qui guérit le plus sûrement l'injustice.

  • On n'ignore pas que les préjugés sont particulièrement difficiles à extirper d'un cœur dont le sol n'a jamais été ameubli ni fertilisé par l'éducation ; ils y poussent, solides comme la mauvaise herbe dans les cailloux.

  • Il est temps que quelqu’un vous humanise, dis-je en séparant ses cheveux longs et épais ; car je vois que vous avez été changé en lion ou en quelque autre animal de cette espèce. Vous avez un faux air de Nabuchodonosor ; vos cheveux me rappellent les plumes de l’aigle ; mais je n’ai pas encore remarqué si vous avez laissé pousser vos ongles comme des griffes d’oiseau.

  • Tous les hommes de talent, qu'ils soient ou non sentimentaux, qu'ils soient zélotes, ambitieux ou despotes, pourvu du moins qu'ils soient sincères, ont leurs moments sublimes, où ils dominent et s'imposent.

  • Les pressentiments, les signes, les affinités sont des choses étranges qui, en se combinant, forment un mystère dont l'humanité n'a pas encore trouvé la clé.

  • je venais de me rappeler que la terre était grande et que bien des champs d'espoir, de crainte, d'émotion et d'excitation, étaient ouverts à ceux qui avaient assez de courage pour marcher en avant et chercher au milieu des périls la connaissance de la vie.

  • Je ne suis pas un oiseau et aucun filet ne me prend au piège. Je suis un être humain libre et ayant une volonté indépendante que j'exerce maintenant pour vous quitter.

  • Généralement, on croit les femmes très calmes; mais elles ont la même sensibilité que les hommes; tout comme leurs frères, elles ont besoin d'exercer leurs facultés, il leur faut l'occasion de déployer leur activité. Les femmes souffrent d'une contrainte trop rigide, d'une inertie trop absolue, exactement comme en souffriraient les hommes; et c'est étroitesse d'esprit chez leurs compagnons plus privilégiés que de déclarer qu'elles doivent se borner à faire des puddings, à tricoter des bas, à jouer du piano, à broder des sacs. Il est léger de les blâmer, de les railler, lorsqu'elles cherchent à étendre leur champ d'action ou à s'instruire plus que la coutume ne l'a jugé nécessaire à leur sexe.

  • There is no happiness like that of being loved by your fellow creatures, and feeling that your presence is an addition to their comfort.

  • Good-night, my-" He stopped, bit his lip, and abruptly left me.



Biographie

Charlotte Brontë est une romancière anglaise née à Thornton , le 21/04/1816 et décédée à Haworth , le 31/03/1855. Elle passe son enfance à Haworth, où son père, pasteur, officie. Elle perd sa mère en 1821 puis ses deux sœurs aînées, Maria et Elisabeth, de la tuberculose. Ces morts vont durablement marquer sa vie.
Elle part en pension afin de suivre des études en vue de devenir institutrice. Mais obnubilée par son besoin d'écrire, elle ne parvient pas à s'investir dans ses nouvelles fonctions d'enseignante puis de préceptrice auprès de particuliers.

Dans l'idée d'ouvrir un pensionnat, elle part avec Emily à Bruxelles pour apprendre le français. Les deux sœurs vivent chez leur mentor, M. Héger, avec lequel Charlotte entretient des relations difficiles. Elle va devenir professeure d'anglais et rester à Bruxelles après le retour de sa sœur à Haworth. Quelques années plus tard elle rentre en Angleterre.
Admirative devant les écrits d'Emily, elle la pousse à publier un recueil commun réunissant leurs poèmes sous le nom d'Ellis et Currer Bell. Son deuxième roman, "Jane Eyre", publié en 1847 sous le pseudonyme de Currer Bell, rencontre un succès considérable.

Après les décès de son frère, d'Emily en 1848 et d'Anne en 1849, elle connait une période très difficile. C'est aussi à cette époque qu'elle abandonne son anonymat et va être introduite par son éditeur dans la haute société londonnienne. En 1853, le vicaire de son père, Arthur Bell Nicholls, se déclare et la demande en mariage. M. Brontë s'y oppose violemment. Nicholls persiste. Ils se marient en 1854 et connaissent un grand bonheur conjugal. Malheureusement, Charlotte tombe malade et meurt peu après. Les causes exactes de sa mort n'ont jamais été déterminées. Il est quasiment certain qu'elle était enceinte.

lundi 1 juillet 2024

Tiffany TAVERNIER –En vérité Alice – Editions Sabine Wespieser - 2024

 

 

L'histoire

Alice, la trentaine vient d'emménager à Paris avec son petit-ami, un type qui devient de plus en plus oppressant. Alors qu'elle se sent rejetée de sa famille, Alice trouve un emploi auprès de l'association diocésaine de Paris. Elle, qui est athée, doit classer les documents multiples qui doivent être envoyés au Vatican pour décider si une personne peut-être canonisée. Épaulée par une équipe chaleureuse, Alice a bien du mal à comprendre les subtilités de l’Église. Et chez elle, cela empire. Elle doit arriver à reprendre sa vie en main, et évincer l'homme pervers qui la détruit.



Mon avis

Voilà un roman qui dépeint à merveille les ressorts d'un pervers narcissique de haut vol. Alice, trentenaire, arrive à Paris où elle ne connaît personne. Son compagnon y a trouvé un nouvel emploi, mais presse Alice d'en trouver un. La vie à Paris est chère. Alice qui n'est jamais allée au bout de ses études a du mal à trouver un emploi. Elle répond sans y croire à une annonce de l’Évêché, pour un poste où il suffit de classer tous les documents nécessaires pour permettre au Vatican de voir si une personne peut-être canonisée ou pas. Avec un jargon qu'elle ne connaît pas, elle qui n'est pas pratiquante et athée.

Centrée sur elle même, elle ne parle plus à sa mère ni à sa jeune sœur, qui réprouvent son union avec un drôle de type dont le prénom n'est jamais cité. Car elle y croit Alice, à ce grand amour, si merveilleux au début, avec cet homme qui dit avoir été battu et maltraité durant son enfance. Si loin de l'enfance d'Alice, née au Guatemala et qui adorait Ida, sa nounou, marcher pieds nus dans le sable et profiter d'une certaine liberté.

Mais très vite le comportement de son compagnon qui boit de plus en plus change. Il dénigre son travail, il lui envoie des mails tout le temps, l'accuse de le tromper. Puis il fond en excuses et redevient adorable. Jusqu'à la prochaine crise, et les crises deviennent de plus en plus violentes. Ayant déjà perdu 2 enfants, quand Alice se retrouve enceinte pour la troisième fois, elle croit que cela va ressouder cet amour. Elle n'a même pas le temps de lui annoncer la nouvelle, qu'une dispute éclate et le compagnon la frappe violemment. Elle perd son bébé. Et là commence le long processus du déclic, aidée par ses collègues de l’Évêché.

Le livre alterne l’histoire d'Alice, avec ses monologues intérieurs et la lecture de fiches de saints ou de saintes ou de personnes susceptibles de le devenir. Alice se prend de passion pour ces personnes extraordinaires. La fin nous plonge dans un univers cauchemardesque où les enfants partout dans le monde s'endorment sans se réveiller. Et si Alice avait un don, elle qui s'intéresse particulièrement à une Ida dont son association voudrait la voir reconnue comme sainte. Ida comme sa si gentille nourrice d'enfance.

Un roman totalement inattendu. D'une part par la personnalité d'Alice dont on a envie de dire « mais réveilles-toi », et puis sa relation avec une église catholique romaine chaleureuse, dépitée par les scandales des prêtres pédophiles. Ils n'essayent de pas convertir Alice, qui bien conseillée maîtrise de mieux en mieux son travail très codé, mais sont à ses côtés pour l'aider à prendre son envol.

Ce roman qui défend la cause des femmes et les féminicides pêche un peu par les atermoiements de l'héroïne qui pourrait bien être une sainte à sa façon. Combien de temps peut-on endurer les tortures psychiques puis physiques d'un homme malhonnête, violent, alcoolique ?

L'écriture est simple, et nous fait comprendre les différences (grâce aux recherches de l'autrice), le complexe procédé de canonisation très codifié, sans verser dans le prosélytisme. La fin, ouverte nous laisse juste un peu dubitatif, car on bascule soudain dans un univers dystopique.



Extraits

  • LEXIQUE
    SERVITEUR OÙ SERVANTE DE DIEU: fidèle catholique décédé(e), ayant fait preuve, tout au long de sa vie, d’une piété remarquable. (Première étape de la canonisation.)
    VÉNÉRABLE : serviteur ou servante de Dieu, décédé(e), dont l’héroïcité des vertus a été reconnue par l’Église. Aucun culte ne peut leur être rendu. (Deuxième étape de la canonisation.)
    BIENHEUREUX(SES) : serviteur ou servante de Dieu, décédé(e), ayant fait montre, tout au long de sa vie, d’une piété exemplaire et auquel (à laquelle) on peut attribuer, post mortem, au moins un miracle ou qui est mort(e) en martyre. Un culte local peut leur être rendu. (Troisième étape de la canonisation.)
    SAINTS(ES) : serviteur ou servante de Dieu, décédé(e), ayant fait montre, tout au long de sa vie, d’une piété exemplaire et auquel (à laquelle) on peut attribuer au moins deux miracles ou qui, ayant déjà un miracle à son actif, est mort(e) en martyre. Un culte public peut leur être rendu. (Quatrième et ultime étape de la canonisation.)

  • MONOLOGUE 1
    Qu’est ce qui m’a pris, aussi, de reculer dans la cuisine? Qui ne sait pas ça? Mouillés, les carreaux, ça glisse! Pourquoi n’avoir pas choisi le salon? Sur le tapis, jamais je ne serais tombée, mais non, il a fallu, une fois de plus, que je fasse le mauvais choix, et maintenant, cette médecin, à l’hôpital, en train de palper mon bras après six heures passées dans ce foutu couloir des urgences.
    « Alice Fogère, oui, vingt-neuf ans. En couple, depuis cinq ans. »
    Cette médecin, le flot ininterrompu de ses questions alors que je voudrais lui demander des nouvelles de la petite vieille arrivée en sang tout à l’heure, celle que le mec a poussée dans les escaliers du métro – pour rire à ce qu’il paraît ! –, de ses hurlements qui cognent encore dans ma tête, de ma faute, ça aussi, je veux dire, de m’être retrouvée là, dans ce couloir, au milieu de toute cette douleur. Le salon, juste sur ma droite pourtant, mais non, il a fallu que j’opte pour la cuisine et sur le carrelage tout juste lavé, paf, bien évidemment !
    « Aucun enfant, non. »
    Juste au moment où il a le plus besoin de moi. Cette attelle, à présent, que cette médecin me désigne en me parlant de luxation au coude et de trois semaines « au minimum » d’immobilisation. Je la regarde anéantie. Trois semaines ?! Mais qui va les faire, les cartons ? Parce qu’on part s’installer à Paris, nous. Voilà plus d’un mois que mon compagnon ne dort plus. Tout ça à cause de son boss, de ses collègues aussi… Cette médecin, sa voix très douce :
    « Vous dites que vous avez reculé, mais devant qui, devant quoi ? »
    N’est-elle pas là pour mon coude ? Pourquoi cette question alors, cette question lancinante à laquelle, à force, je n’ai plus envie de répondre, il m’aime si fort, nous nous aimons si fort.
    « Moins une, c’était la tête qui prenait, non ? Et là, qu’est-ce qui… »
    « Madame, je vous ai posé une question. »
    Mais comment parler de ce saccage en lui, ce saccage qui, par moments, le rend fou et qu’au lieu de fuir j’aurais dû embrasser.
    « Madame… »
    Ne devrait-elle pas plutôt courir au chevet de cette petite vieille ? Tout est si simple pourtant. Mais elle est comme eux tous. Même mes amis ont refusé de me comprendre, tous mes amis avec lesquels j’ai fini par rompre. À quoi bon fréquenter des gens méchants ? Et maintenant, elle, cette médecin, hochant la tête sans croire un traître mot de ce que je lui raconte, comme si une telle qualité d’union ne pouvait pas exister entre deux êtres, comme si elle tenait de l’impensable, jusqu’à ma mère, l’autre jour, persuadée qu’il finirait par me tuer. Il a raison là encore, elle est toxique, je vais devoir très vite me couper d’elle. Nous nous aimons si fort, pourquoi cet acharnement à démolir notre union, n’y a-t-il pas assez de désespoir dans le monde ? Pourquoi ai-je reculé aussi ? Et maintenant, mon coude qui a triplé de volume. Pour une fois que je pouvais me rendre utile. Qu’est-ce qu’il va dire pour les cartons ?

  • Dans sa minuscule cellule de bois, Martin voudrait ne plus bouger, rester jour après nuit, agenouillé dans cette union, sans plus manger ni boire, jusqu’à la fin. Partout ailleurs, le monde est si blessé. Pourquoi s’y frotter quand tout, ici, le comble de silence et de lumière ? Dieu. Se tenir là, debout, des jours entiers en prière, comme sur sa petite île de Gallinara. Souverainement seul. Parfaitement relié. Il tremble. Il rit. Des larmes d’amour ruissellent le long de ses joues et, à le voir si irradiant, on pourrait le croire fou. Il est si large de présence. Si vaste de sérénité. Il flotte à présent. Il flotte à l’intérieur de la minuscule cellule de bois qui, sous ses pieds, devient le ciel. Du fin fond de son être, Martin ne voudrait plus connaître que cela : ce seul à seul où, brisé, le cœur de l’homme s’élève jusqu’à l’ultime cercle. Mais Dieu a voulu que, par ruse, les hommes l’élèvent au rang d’évêque, lui qui, depuis sa prime enfance, ne rêve qu’à être un moinillon.

  • Dans leur maison, là-bas, il n’y avait qu’eux deux. Chaque jour, après son départ, elle partait marcher en forêt, puis elle faisait les courses et, jusqu’à son retour, elle bricolait et préparait le repas. Tout était concentré. Silencieux. Fluide. Au fil des mois, ses crises avaient diminué, il avait même repris du poids et arrêté l’alcool. Bien sûr, il y avait parfois encore des moments difficiles, particulièrement ces dernières semaines, à cause de l’arrivée de ce nouveau boss, mais, là encore, elle était parvenue à l’apaiser. Dans la casserole, le lait, soudain, déborde. D’un geste rapide, Alice éteint le feu. Avant, elle aimait la présence des gens, pourtant. Mais c’était du temps de Geoffrey. Elle est tellement plus heureuse aujourd’hui.

  • Même pas foutue de gagner ta vie.
    – Mais, c’est toi qui…
    – Merde, Alice, je ne te demande pas grand-chose, un simple merci, mais non, c’est trop pour toi. Comme si, avec ce nouveau job, je n’avais pas une pression maximale sur les épaules. »
    Alice sait qu’il a raison. Ce soir, pour la peine, elle lui concoctera son repas préféré. Quant à la suite, elle finira bien par trouver ses marques.

  • Sur le pont, ce soir, l'oiseau n'était pas là. Dommage. Alice aurait eu tant de choses à lui confier : Anne-So qu'elle n'a toujours pas osé appeler, Émilie dont le seul souvenir l'étreint, sa sœur, sa mère, Ida, ce prêtre, sa foi inébranlable... Tant de choses qu'elle aurait voulu partager, ce soir, avec le goéland. Elle se sent si stupide avec les êtres humains. Pourquoi a-t-elle autant de mal avec eux ? Parfois, elle voudrait être un oiseau. Mieux encore. Mettre au monde un oiseau. Elle en fait souvent de très beaux rêves. Debout, au milieu d'une plaine, elle berce un oisillon dans ses bras. Tout est alors si simple. Tous deux se regardent. Béats. Mais qui, dans ce monde, pour goûter ce royaume ?

  • « Vous y croyez, vous [à la vie après la mort] ? »
    Cette étincelle de surprise dans ses yeux.
    « Oui, bien sûr, pas vous, Alice?
    - Je ne sais pas, non... J'aimerais bien pourtant.
    - Ce genre de choses, vous savez, ça vient en aimant. »
    Elle lui adresse un regard étonné. Il lui sourit.
    « En aimant, oui, mais totalement. À la façon des saints, Alice. Difficile pour les petits bourgeois que nous sommes tous devenus. »
    Il soupire.
    « Dieu, c'est le risque maximal. »

  • Ce poids si lourd derrière sa tête. Au ralenti, elle lui fait signe que non. Trouver la force de se lever maintenant. Seulement, son corps s'effondre au milieu de cris qu'elle ne distingue pas, ceux des oiseaux peut-être, tant et tant de bébés tortues sur cette plage, quel âge pouvait-elle bien avoir, et Ida, sa nourrice, qui la serrait si fort, les poissons qui bondissaient, sa petite sœur qui n'existait pas encore, le feu, mais quel feu ? Tandis qu'à la surface il ne revient toujours pas, alors qu'à M., dans leur maison, à M. où sa sœur lui envoyait carte sur carte et où les deux enfants qu'elle portait... et que dans l'église là-bas, l'église où elle n'aurait jamais dû lire cette annonce et où eux tous priaient, mais qui, quel saint exactement et sur quelle plage tandis qu'Ida courait et qu'il n'existait pas, lui qui ne l'appelle plus et qu'elle réclame si fort, si fort...

  • La morale de ce récit, c'est que ce que Dieu veut, Il l'obtient, quitte à provoquer le pire des chaos pour l'obtenir.

  • Se peut-il qu'elle se soit trompé à ce point? Que jamais elle ne se sauve? Fuir oui ? Mais où ? Chez sa mère? Plutôt mourir. Non, rien ne tient. Il est sa terre d'accueil. Son seul encore possible triomphe. Rester alors? Mais jusqu'à quelle destruction ?


Biographie

Tiffany Tavernier est romancière, scénariste et assistante réalisatrice, née à Paris le 3 mai 1967. Elle est la fille de la scénariste Colo Tavernier et du réalisateur Bertrand Tavernier et la sœur du réalisateur et comédien Nils Tavernier. Sa mère la prénomme Tiffany à cause du film de Blake Edwards "Breakfast at Tiffany's". Enfant, elle apparaît dans les films de son père "L'Horloger de Saint-Paul" (1974) et "Des enfants gâtés" (1977).

À l'âge de 17 ans, elle part faire de l'humanitaire en Inde. Son premier roman, "Dans la nuit aussi le ciel" (1999), qui retrace son expérience dans les mouroirs de Calcutta, obtient le prix Gabrielle-d'Estrées 1999.
Longtemps assistante à la mise en scène, elle est scénariste pour des longs métrages et des documentaires destinés à la télévision et au cinéma. Parallèlement, elle poursuit une œuvre littéraire variée. Elle a écrit avec son mari Dominique Sampiero (1954), dont elle est aujourd'hui séparée, les scénarios de deux longs métrages réalisés par Bertrand Tavernier, "Ça commence aujourd'hui" (1999) et "Holy Lola" (2004) - dont elle a coécrit l'adaptation en roman en 2005.

En 2015, elle signe "Comme un miroir", où elle nous fait partager des bribes de son enfance. Publié en 2016, son livre "Isabelle Eberhardt : Une vie dans l’islam" est le fruit d’une rencontre heureuse entre l’auteure et le destin d’une femme fascinante.
Elle revient en 2018 avec "Roissy", le portrait d’une femme sans cesse en mouvement, sélectionné pour le Prix Femina 2018. Tiffany Tavernier vit aujourd'hui à Paris.