L'histoire
Fielding, 82
ans, vit dans chichement dans un mobile-home pourri en Arizona. Il
passe ses nuits solitaires à se souvenir de cet été 1984, l'été
de tous les dangers. Son père, le Procureur de la petite ville de
Breathed, Ohio est tiraillé entre la lutte entre le bien et le mal.
Il passe une petite annonce pour convoquer le diable. Le lendemain se
présente un adolescent de 13 ans, noir comme l'ébène, aux yeux
émeraudes, qui dit être l'un des avatars de Satan. Cet enfant, de
ait profondément gentil, va se heurter aux mentalités étriquées
de cette ville perdue quelque part dans les contreforts des montagnes
Appalaches. L'enfer ne fait que commencer.
Mon avis
Attention
chef d’œuvre absolu.
On
se souvient du succès international de Betty de la jeune Tiffany Mc
Daniels, couronné de 7 prix littéraires internationaux. Gallmeister
a fait traduire son tout premier roman, antérieur à Betty et il est
incandescent.
L'auteure
joue avec le temps. L'action se passe en 1984, l'année orwellienne
par excellence. Dans ce village de Breathed l'apparition du
« diable » en la personne du petit Sal correspond à une
sécheresse (qui nous rappelle celle que nous avons connue cet été
2022). Les températures montent, les esprits s’échauffent. Sal
est accueilli comme un fils par la famille Bliss. Ce garçon, très
intelligent et apaisant, n'a rien d’un n Satan infernal. Il devient
le meilleur ami de Fielding, son autre frère.
Mais
des événements curieux vont se produire, des décès dus à des
accidents mais les gens du village ne l'entendent pas ainsi. Le
responsable est tout trouvé, avec sa peau noire, et ce racisme
infernal d'une communauté stupide menée par un homme au physique
disgracieux et de très petite taille, Elohim.
Dans
une écriture grandiose, qui nous fait une fois de plus passer par
toute la palette des émotions, Tiffany Mc Daniel livre un combat
contre le racisme contre les personnes de couleurs, encore plus cruel
qu'il s'agir d'un enfant, qui n'est sûrement pas le diable, mais
juste un gosse maltraité et abandonnés par sa famille et qui est
aimé comme un fils et comme un frère par la famille Bliss (Blis en
anglais veut dire heureux).
La
romancière s'amuse aussi avec les noms : Grand le frère aîné,
promis à une belle carrière de footballeur (foot américain) masque
sous ses muscles un secret qui va le perdre. Stella, l'étoile, la
mère généreuse, protectrice, même si elle a peur de la pluie et
ne sort jamais de sa maison règne comme une bonne fée sur sa
famille. Autopsy, le père est un homme taciturne, qui est obsédé
par le fait de rendre de mauvais jugement et d'envoyer des innocents
en prison. C'est un homme respectable, respecté que le chagrin va
anéantir. Elohim (mot qui signifie Dieu dans la Torah juive – voit
ici https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89lohim
– est un homme miné par le fait que sa femme l'a trompé avec un
peintre noir et si il enseigne son art (restaurer des flèches
d'églises, des toitures) a Fielding, c'est un homme impulsif qui
voue une haine profonde à tous les gens de couleur et finit par
semer la zizanie.
Et
puis il y a Fielding, qui raconte son histoire, et sa vie. Son année
1994 où lui aussi n'était qu'un gosse, l'admiration qu'il voue à
son frère, l'amitié sans faille qu'il voue à son ami Sal. Sa vie à
jamais bousillée par cet été, et le reste de sa vie menée un peu
au gré des événements, exerçant tout les petits métiers, buvant
pas mal, ne réussissant pas à s'attacher à une compagne et
excluant l'idée d'être père, c'est un vieillard (nous sommes alors
être dans les années 2060 qui n'ont rien de futuristes) solitaire
qui attend la mort et surtout son âme qu'il pense voué aux enfers.
Il
y a une subtile distorsion du temps. Les années 1984, si elles sont
illustrées par quelques musiques de l'époque ressemblent plus aux
années 50. Stella porte des robes et un tablier tout droit sortis
d'une pub pour ménagère des années anciennes ; Son mari,
malgré la chaleur ne sort qu'en complet trois pièces et cravate.
Ici pas de chaînes commerciales ou de ces boutiques uniformes qui
poussent partout. Des petits commerces, dans Maine Lane, tenus par
des artisans. Pas de ces motels ou cafés que l'on trouve partout aux
USA, pas de Starbucks ou de Mac DO. C'est une Amérique rurale, celle
des petites gens, sans trop de culture, qui vivent de l'agriculture,
du petit commerce. Les voisins ne sont pas aimables mais les rumeurs
vont bon train. Les femmes battues cachent leurs bleus sous des
tonnes de maquillage, l'insulte suprême est de traiter de « pédé »
un jeune homme. Ce sont aussi les années Sida, et les croyances de
l'époque y sont parfaitement identifiées. On ne serrerait jamais
une personne victime du VIH à Breathed.
Mais
au-dessus de tout, il y a ce magnétisme « diabolique »
de l'écriture de Tiffany Mc Daniel. On ne s'ennuie pas un instant,
la poésie fait suite à l'horreur, la beauté des paysages se
calcine dans la fournaise, l'amour intense de Fielding envers ses
deux frères nous arrache des larmes mais il y a aussi des petits
traits d'humour, et beaucoup de magie, ou d'imaginaire sous la plume
de cette écrivaine qui n'avait que 18 ans lorsqu'elle a écrit ce
livre.
Si
vous ne deviez n'en lire qu'un c'est celui-ci et pas un autre.
Photos de l'Ohio coté Appalaches
Extraits :
C'est à
force de petits efforts de bravoure que l'on parvient à vaincre la
peur. Avec le temps, ces petits efforts mèneront à l'effort final
aboutissant à la grande défaite de la peur. C'est en tout cas ce
que nous dit le texte vivace de l'espoir, nous incitant à nous
échapper de cette prison qu'est le cercle de la peur.
C’est de
1984 qu’il est question. L’année où, selon George Orwell, on
parviendrait à nous convaincre que deux et deux font cinq. Dans son
roman, il a démontré que l’esprit humain peut être contrôlé.
Dans la réalité, ces gens ont démontré exactement la même
chose.
“Ce que ces malheureux recherchaient désespérément,
c’était une lumière. Mais le problème avec la lumière, c’est
qu’elle a toujours la même apparence quand on est dans le noir,
et on est incapable de dire si l’énergie qui la fait briller est
bonne ou mauvaise, parce que cette lumière vous aveugle et vous
empêche de voir sa source. Tout ce que vous savez, c’est qu’elle
vous sauve des ténèbres. C’est tout ce que savaient les adeptes
d’Elohim. Ils étaient plongés dans les ténèbres de leur
douleur personnelle, et voilà qu’apparaît cet Elohim, qui brille
d’une lumière si vive. Ils ont tendu la main vers cette lumière,
et pendant qu’elle détournait leur attention, pendant qu’elle
leur procurait un faux réconfort, la sinistre puissance qui
l’alimentait accomplissait son œuvre, et avant que l’un ou
l’autre d’entre eux ait pu s’en apercevoir, cette lumière ne
s’employait plus à les sauver, elle s’employait à les changer.
À les contrôler. Cette lumière qui les contrôlait, c’était
Elohim.
Tout amour
conduit au cannibalisme. Je le sais à présent. Tôt ou tard, notre
cœur finit, sinon par dévorer l’objet de notre affection, tout
au moins par nous dévorer nous-mêmes. Les dents sont le miracle du
cœur. Qu’une bouche puisse surgir de cet organe sans gorge et
avoir faim de la chair de quelqu’un d’autre, du cœur de
quelqu’un d’autre, n’est rien de moins qu’un miracle.
Tomber amoureux est la plus belle aventure de notre espèce, et
lorsque l’amour, commençant à bourgeonner, s’enroule
délicieusement autour de notre âme, nous cédons aux crocs du cœur
et prions – oui, nous prions – devant l’infini pour que tout
amour puisse avoir sa chance, sa propre part de miracle. Pourtant,
les miracles semblent ne pas être de mise lorsque les amants sont
jeunes, comme s’il y avait, dans leur jeunesse même, une
prophétie presque inéluctable.
Défendre
le diable, ça veut dire défendre ce qu’il peut y avoir de bien
dans le mal.
La chaleur
est arrivée avec le diable. C’était l’été 1984. Le diable
avait bien été invité, mais pas la chaleur. On aurait pourtant dû
s’y attendre. Après tout, la fournaise n’est-elle pas un
attribut du diable ? L’un ne va pas sans l’autre. Cette chaleur
n’a pas seulement fait fondre des réalités tangibles, telle que
la glace, le chocolat ou les popsicles. Elle a aussi fait fondre des
choses abstraites. La peur, la foi, la colère, ainsi que les
repères les plus fiables du sens commun. Elle a aussi fait fondre
des vies, les privant d’un avenir, enseveli sous les pelletées de
terre du fossoyeur.
Tu peux
imaginer tout ce que tu veux, dans le noir. Tu peux imaginer que ton
père t'aime, tu peux imaginer que ta mère n'est pas déçue, tu
peux imaginer que tu as... de l'importance. Que tu signifies quelque
chose pour quelqu'un.
La peur
est la première ombre derrière l’ignorance.
Maman
avait raison. La chaleur poussait les gens à s'abandonner à leurs
pires penchants. Peut-être même leur donnait-elle la confiance
nécessaire pour agir de façon insensée, imprudente, irraisonnée.
Par une telle chaleur, les mains s'épanouissent en poings. Les
poings sont les fleurs de la saison de la folie.
Tu sais
d’où vient le mot enfer ? (Il a croisé les mains sur ses
genoux.) Après ma chute, j’ai pas arrêté de me répéter, Dieu
va me pardonner, Il ne me laissera pas enfermé là. Dieu va me
pardonner, Il ne me laissera pas enfermé là. Après des siècles
passés à répéter ça, j’ai commencé à raccourcir ce refrain.
Il ne me laissera pas enfermé. Et peu à peu, ça a fini par
donner, pas enfermé. Pas enfermé.
Jamais
plus je ne retrouverai mon frère, même s'il revient un jour, parce
que cette nuit-là il est mort, il a disparu, et les choses
disparues cessent de devenir plus que ce qu'elles étaient. C'est
cela, la tragédie de perdre un frère aîné. Il reste figé à
jamais. Vous, vous continuez, et un jour, vous devenez le plus âgé
des deux. C'est ce qui empêche la famille de former à nouveau un
tout.
Dans ce
monde où si peu de choses sont données, comment peux-tu ne pas
être en admiration devant ce que tu as ?
Je serai
le garçon noir. Tu seras la fille blanche. Et le monde entier dira
non. Mais nous, on dira oui, et la seule éternité qui comptera, ce
sera nous.
Par une
telle chaleur les mains devenaient un épanouissement de poings. Les
poings fleurissent à la saison de la folie.
Parfois,
je me dis que les frères aînés ne devraient pas être permis. On
tombe trop facilement amoureux d'eux. Ils sont tous pour nous et
pendant ce temps, ils souffrent dans leur coin pour être à la
hauteur de nos attentes.
C'est à
force de petits efforts de bravoure que l'on parvient à vaincre la
peur.
Il y avait
une flaque pour Dresden. Une flaque pour Granny. Et une pour le
garçon qui nous avait tous changés. Sal. Une flaque qui n’aurait
jamais existé s’il n’y avait pas eu aussi celle du sens commun
des habitants de la ville. Quant à la dernière, celle qui a
produit les plus grandes éclaboussures...C’était la flaque
laissée par mon innocence, et ses éclaboussures retombent encore
dans le présent, comme elles continuent à retomber dans cet
immuable toujours, formant une mare, pour me ramener inlassablement
en arrière.

Biographie
:
Née en 1985 dans l’Ohio, Tiffany
McDaniel est une romancière, poétesse et artiste visuelle
américaine.
Auteure autodidacte sans formation artistique
universitaire particulière, elle écrit de nombreux textes non
publiés avant que son premier roman, "L'Été où tout a fondu"
("The Summer That Melted Everything", 2016), soit
finalement accepté par un éditeur.
Son deuxième roman "Betty"
(2020), particulièrement remarqué par la critique lors de sa
parution en français, reçoit le prix du roman Fnac 2020 et le Prix
America du meilleur roman 2020. Tiffany McDaniel s’inspire de la
vie de sa mère, une métisse cherokee, pour livrer un roman
enchanteur et tragique.
Elle vit à Circleville dans l'Ohio. Son
site : https://www.tiffanymcdaniel.com/
En savoir
Plus :
Enfin
sur le diable : https://fr.wikipedia.org/wiki/Diable