dimanche 5 mars 2023

Jenny Lund Madsen – trente jours d'obscurité – Gallmeister 2022

 

L'histoire

Hannah, une écrivaine « de vraie littérature », intellectuelle, un peu snob et assez alcoolique doit relever un défi : écrire un polar en 30 jours.

Pour cela son éditeur danois l'envoie dans un village perdu et tranquille d'Islande. Mais deux jours après son arrivée, un meurtre est commis. Titillée par la curiosité et jugeant peu compétentes les autorités locales, Hannah se met à jouer les détectives. Pour le meilleur et pour le pire.


Mon avis

Un polar dans le polar, c'est la recette utilisée par ce premier polar écrit par la danoise Jenny Lund Madsen. Et encore un polar nordique !

D'un coté nous avons Hannah, personnage haut en couleurs, à la fois alcoolique, colérique, et surtout irréfléchie dans ses actes. La voilà isolée au bout du monde, dans un village perdu d'Islande (le Danemark et l’Islande ont une histoire commune) où sa logeuse, une pétillante sexagénaire qui ne parle ni le danois ni l'anglais, comme la majorité des habitants. Elle doit écrire un polar en trente jours, challenge lancé par son ennemi juré, un célèbre auteur de polars dont les ventes dépassent l'entendement.

Mais voilà, à peine arrivée qu'un meurtre est commis. Un fait assez rare dans ce petit village, plongé dans la nuit dès 16h, dans le froid glacial de novembre. Hannah curieuse et persuadée que la police locale représentée par Victor est incapable, elle mène sa petite enquête, ce qui l'inspire pour son polar.

Seulement,entre ce qu'elle vit, des nombreuses mésaventures, où sa maladresse légendaire la font passer pour une idiote, et ce qu'elle écrit, il y a une différence de taille. Si elle s'inspire des faits selon son enquête, elle écrit un polar affreux, sans structure, en accumulant des morts mais sans aucune suite logique. Eh oui, écrire un polar impose une méthode de travail, une arborescence et ne pas finir ivre tous les soirs. Mais si elle est mauvaise romancière, malgré ses gaffes, elle finit par trouver le coupable (et là j'avoue que l'enquête est bien ficelée), tombe amoureuse de la femme du policier, mais évidemment livre à son éditeur un manuscrit épouvantable, alors que relater ce qu'elle vient de vivre en aurait fait sûrement un best-seller.

L'écriture fluide et amusante de ce polar nous emmène en territoire inconnu, dans un fjord perdu d'Islande, entre les fameuses sagas, les mensonges, la difficulté pour une étrangère un peu trop imbue d'elle-même de déjouer les pièges mais qui valide le dicton qui dit que la ténacité finit toujours par payer.Un polar très amusant et très facile à lire, et une illustration de la vie quasi figée dans un coin perdu d'Islande, loin des paillettes d'Helsinki, et du folklore local qui attire touriste du monde entier. Le roman serait dit-on adapté par Netflix.


Extraits :

  • Pourquoi les gens ne comprennent-ils pas que les bagages circulent tout le long du tapis, et qu’il serait donc plus judicieux de se répartir autour de celui-ci ? C’est le principe même de l’engin, nom de Dieu ! Les bras croisés, elle observe ses compagnons de voyage ; quel est leur but, de quoi ont-ils peur ? Que quelqu’un s’enfuie avec leur valise identique à toutes les autres et remplie de linge sale ? Ils ont voyagé tous ensemble à travers le matin ; traversé l’obscurité pour revenir une heure en arrière. Une expérience collective presque poétique et l’une des rares occasions où Hannah se sente appartenir à un groupe : nous voilà très haut dans le ciel, et si nous tombons, nous mourrons tous ensemble. L’idée d’une mort collective a quelque chose de rassurant. Mais ses compagnons de voyage sont maintenant sains et saufs et se conduisent comme des hyènes autour d’une charogne. Le sentiment de communauté est vite balayé par les querelles du tapis à bagages.

  • Un crucifix pend au-dessus du lit de la petite chambre mansardée. La statuette aux mains et aux pieds cloués montre un Jésus dans une rare agonie. À sa droite, la Vierge Marie pose dans une attitude chaste et implorante sur ce qui s’apparente à une image rapportée d’un pays catholique. Hannah désigne ses nouveaux colocataires suspendus au mur.— Vous êtes croyante ? Ella se fend d’un rire à réveiller les morts. Hannah est sur le point de l’arrêter en la voyant attraper le carnet qu’elle vient juste de poser sur la table de nuit, mais trop tard – la vieille dame a trouvé une page blanche sur laquelle elle est déjà en train de noter une phrase. Elle la lui tend. Je devenir peut-être religieuse le jour où une religion reconnaître les femmes. Mais avoir un homme nu cloué au-dessus de mon lit m’aider à dormir. Hannah sourit en désignant l’image sainte. Elles ont peut-être davantage de points communs qu’il n’y paraissait.

  • Margrét presse un peu sa main dans la sienne, en guise de salut sororal ou d’avertissement ? Hannah observe Margrét, Viktor est chanceux. Ce n’est pas le genre de femme qu’on trouve en couverture des magazines de mode, son physique est brut et anguleux. Tant mieux. Hannah a horreur de l’idéal féminin en vigueur de la jolie poupée douce et coquine ; de ces femmes minces à grosse poitrine, maquillées comme des pots de peinture, qu’on applaudit pour leurs petits pains sans gluten et leurs connaissances en matière de mode en période de grossesse et de post-accouchement. Margrét est différente. Ses cheveux noirs noués en tresse tombent comme une corde épaisse le long de son dos, ses pommettes hautes encadrent des yeux d’un brun intense qui fixent ceux de Hannah avec insistance. Margrét est grande, presque aussi grande que Hannah, et elle semble avoir un corps robuste, comme façonné dans de la lave en fusion.

  • Hannah lève les yeux de son écran et les plonge dans le ciel parsemé d’étoiles. Cette nuit d’écriture n’est pas si mauvaise. Elle finira peut-être bien par aboutir à un roman policier. Elle compte les pages, vingt. Quelle longueur doit faire un polar au juste ? Deux cent cinquante pages au bas mot, si elle veut qu’on la prenne au sérieux. Elle en est capable ! Une légère euphorie s’empare d’elle, elle attrape son téléphone pour envoyer un message à Bastian mais s’arrête aussi net. Pour lui dire quoi ? Que depuis ce meurtre, tout va comme sur des roulettes, qu’elle s’approprie purement et simplement des faits réels, qu’elle ne prend même pas la peine d’inventer des noms sans rapport avec la réalité. Et qu’au passage, elle vient de s’enticher de la femme de l’officier de police.

  • L’écriture est un travail manuel, c’est un métier comme un autre. Il est donc essentiel de s’astreindre à une discipline rigoureuse ; de s’atteler à la tâche, à des horaires précis et de ne pas s’arrêter d’écrire avant d’avoir atteint le nombre de pages qu’on s’est fixé en amont. Il est également important de manger sain et de faire de l’exercice pour entretenir sa vivacité intellectuelle.

  • Un seul meurtre dans un roman policier, est-ce bien suffisant de nos jours ? N'en faudrait-il pas plutôt quatre ou cinq pour retenir l'attention des lecteurs ? Et puis, il faut aussi alterner entre différents points de vue et insérer des passages cinématographiques, pour faire croire au lecteur que ce qu'il est en train de lire est plus intéressant que cela ne l'est réellement. Hannah doit essayer.

  • Il voulait triompher de chacun d’entre eux, partir à la conquête de la vie et revenir pour leur montrer qui il était devenu. Il brûlait d’impatience face à tout ce qu’il avait à accomplir. Qu’ils aillent tous se faire foutre. Il était presque arrivé au bord de la mer, le goût des vagues envahissait sa bouche. En se léchant les lèvres il se sentit capable de n’importe quoi. Il aurait pu se tuer, tuer quelqu’un, c’était sans importance. Il n’était pas n’importe qui. C’est lui qui détenait le pouvoir, il pouvait décider de tout.


Biographie

Née en 1983 au Danemark, Jenny Lund Madsen est une scénariste danoise.
Elle a écrit une thèse sur la représentation lesbienne dans le cinéma danois, où elle a cartographié la fonction et la fréquence des personnages lesbiens. Ils étaient très peu nombreux - d'ailleurs par rapport à la représentation des homosexuels - et leurs histoires avaient le plus souvent été réduites à des seconds rôles comiques.
Elle est scénariste et ses crédits incluent des épisodes de Rita et Mercur et le travail de scénariste principal sur la dernière saison de Sjit Happens. En ce moment, elle travaille sur la troisième saison de Deception for DR - en plus des nombreux films et séries sur lesquels elle travaille en parallèle. Trente jours d'obsucrité est son premier roman

En savoir plus :



En savoir Plus :

vidéos

Critiques presses


Dans l'univers du roman

Sur les lieux

et https://www.visitonsislande.com/isafjordur


Sur les sagas islandaise


Sur la vie quotidienne islandaise


Play-List

FATIMA DAAS – la petite dernière – Editons Notabilia – 2020 ou poche J'ai lu

 

L'histoire

Fatima Daas est la petite dernière d'une famille algérienne vivant à Clichy-sous-Bois où elle est née par césarienne, au grand dam de son père qui espérait un garçon. Élevée dans la tradition, il lui faut puiser dans les astuces délicates pour s'émanciper, assumer son amour pour les femmes, sans jamais renier sa famille.


Mon avis

Ce premier roman de Fatima DAAS, à consonance biographique est un petit phénomène littéraire. Préfacé par Annie Ernaux (qui vient de recevoir le prix Nobel d'écriture), tous les chapitres, assez courts, commencent par ces mots répétés : Je m'appelle Fatima. Sorte de monologue ou journal laconique de sa vie, on découvre Fatima et sa famille. La mère qui règne sur son territoire, la cuisine où elle concocte des plats du bled. Le père suit à la lettre les préceptes de la religion mais n'impose ni école coranique, ni port du voile à ses familles. Il explique quelques préceptes mais sans plus, mais il se montre aussi brutal et violent envers sa femme et ses filles, qui ne mouftent pas. Surtout il a élevé sa petite dernière un peu comme le garçon qui lui manque. Sans jamais renier sa religion, Fatima, mal dans sa peau, n'ayant pas conscience de son corps de femme, est lesbienne. Surtout, elle amoureuse de Nina, une étudiante comme elle, mais n'arrive pas à lui avouer ses sentiments, il faudra du temps, celui de se sentir « adaptée ».

Sous le prétexte de chapitres courts qui peuvent faire penser à un slam, ce drôle de roman, plutôt un récit démontre subtilement la position de la femme musulmane, sa quête de son identité, le poids de la religion et de ses tabous. Tiraillée entre deux cultures, comme deux identités, la jeune femme aime autant sa famille que son Dieu. D'ailleurs on apprend la signification de certains mots arabes : Fatima veut dire « petite chamelle sevrée », car le texte parsème aussi des mots qui ne nous sont pas familiers. Non dénué d'humour ou d'auto-dérision, finalement nous vivons à travers Fatima un questionnement très féminin : ma vie, mes choix.

Loin de clichés sur la « banlieue », il s'agit d'une subtile analyse de l'emprise de la religion sur les femmes et sur leur désir d'être elles-mêmes.

L'écriture, toujours au présent, très condensée en petits chapitres qui se renvoient les uns aux autres peuvent être un frein à la lecture. Nous sommes habituées aux genres bien identifiés : poésie, romans, polars. Ici tout vole en éclats, et cette expérience littéraire (qui renforce le sentiment de dualité) est tout à fait intéressante.


Extraits :

  • Je m’appelle Fatima.
    Je porte le nom d’un personnage symbolique en islam.
    Je porte un nom auquel il faut rendre honneur.
    Un nom qu’il ne faut pas « salir », comme on dit chez moi.
    Chez moi, salir, c’est déshonorer. Wassekh, en arabe algérien.
    On dit darja, darija, pour dire dialecte.

  • Je m’appelle Fatima Daas.
    Je suis française d’origine algérienne.
    Mes parents et mes sœurs sont nés en Algérie.
    Je suis née en France.
    Mon père disait souvent que les mots c’est «du cinéma», il n’y a que les actes qui comptent.
    Il disait smata, qui signifie insister jusqu’à provoquer le dégoût, quand il voyait à la télé deux personnes se dire «Je t’aime».

  • Ma mère m'habille jusqu'à mes douze ans.
    Elle me fait porter des robes à fleurs, des jupes patineuses, des ballerines, j'ai des serre-tête de différentes couleurs, en forme de couronnes.
    Toutes les petites filles ne veulent pas être des princesses, maman.
    Je déteste tout ce qui se rapporte au monde des filles tel que ma mère me le présente, mais je ne le conscientise pas encore.

  • Je suis en cours de sport la première fois que j’ai mes règles.
    Je réalise que je suis une fille.
    Je pleure.
    Le soir, je dis à ma mère que je ne veux pas.
    Elle m’explique que c’est naturel.
    Je déteste la nature.

  • À quatorze ans, je ne savais pas faire mon lit.
    À vingt ans, je ne savais pas repasser une chemise.
    À vingt-huit ans, je ne savais pas faire de pâtes au beurre.
    Je n’aimais pas me retrouver dans la cuisine, sauf pour manger.

  • Le tabac, c'est le parfum de mon père.
    Il fume à l'intérieur de l'appartement, ça ne l'inquiète pas pour mon asthme, il me porte sur ses genoux et tient sa clope de la main gauche.

  • Je suis bien accueillie par ma famille inconnue.
    Mes tantes sont « tactiles ». Mes parents le sont moins. Ou pas du tout.
    Je découvre les premiers câlins, les embrassades, les caresses, les compliments, les mots doux.

  • Tu sais quoi ? C’est pas grave, mama ! Aujourd’hui on peut tout être : violeur, tueur en étant musulman, sauf être un homme et en aimer un autre. D’entrée de jeu, on l’élimine, on le fait sortir de la religion.

  • Avant l’adolescence, mon père me chantait des chansons.
    Il me racontait des histoires, aussi.
    Loundja ! Loundja, la princesse aux cheveux d’or.
    Mon père commençait toujours son histoire par : il était une fois.
    Il était un fois Loundja.

  • e n’ose pas dire que l’homosexualité féminine n’est pas abordée dans le Coran. Je n’ose pas non plus dire que seule l’histoire de Sodome et Gomorrhe l’évoque explicitement. Qu’on ne parle pas d’homosexualité, mais de viol d’hommes sur des jeunes hommes, et pas de relation homosexuelle consentie.

  • La PRIDE, Fatima ! Ne dis pas la Gay pride, tu invisibilises les lesbiennes et tout le reste de la communauté en disant Gay pride.

  • Je crois que je communique mieux qu’avant. J'arrive à dire “ça me fait plaisir que…”, “merci pour…”, “j’ai aimé passer du temps avec toi”, mais j’ai encore l’impression d’en dire trop. Parfois, j’exprime mes émotions avec distance et retenue. Parfois, ça ne donne rien. Parfois je me bloque. Je me tais. Parfois, je parle trop.

  • Après un certain temps je ressens la fatigue des transports, celle qui te conduit à avoir une migraine à peu près à la même heure chaque soir, qui te fait découvrir la vieillesse de ton organisme prématurément, qui empiète sur ton humeur, t’incite à avoir des réactions excessives, à râler presque tout autant que les parisiens et à voir des montées de colère difficilement contrôlables.

  • Gabrielle et Cassandra étaient ma stabilité aménagée, un semblant d'apaisement et de confort.
    Lorsque Nina a débarqué dans ma vie, je ne savais plus du tout ce dont j'avais besoin et ce qu'il me manquait.

  • Avant, les vérités me paraissaient dangereuses à dire. J'ai longtemps pensé que les choses se ressentent plus qu'elles ne se montrent. Des restes de mon éducation: montrer par petites touches mais ne jamais dire.

  • Ça raconte l’histoire d’une fille qui n’est pas vraiment une fille, qui n’est ni algérienne ni française, ni clichoise ni parisienne, une musulmane je crois, mais pas une bonne musulmane, une lesbienne avec une homophobie intégrée



Biographie

Née en 1995 à Saint Germain en Laye, Fatima Daas est une auteure française d’origine algérienne. Ses parents, musulmans pratiquants venus d’Algérie, se sont installés à Clichy-sous-Bois. Elle grandit dans la petite ville de Seine-Saint-Denis, entourée d’une famille nombreuse.
Au collège, elle se rebelle, revendique le droit d’exprimer ses idées et écrit ses premiers textes. Étouffée par un environnement où l'amour et la sexualité sont tabous, elle est remarquée pour son talent d'écriture et commence des études littéraires, tout en découvrant son attirance pour les femmes. Elle se définit comme féministe intersectionnelle. "La Petite Dernière" (2020) est son premier roman.

En savoir plus :



En savoir Plus :

vidéos


Critiques presses

Le livre en pdf

mercredi 1 mars 2023

BRIT BENNET – Le cœur battant de nos mères – Poche J'ai Lu - 2017

 

L'histoire

Nadia vit dans la banlieue de San Diego (Californie du Sud). Elle vient de perdre sa mère qui s'est suicidée, elle a du avorter suite à une relation non protégée avec Luke, le fils de la communauté afro-américaine, , religieuse et conservatrice où elle se sent exclue.

10 ans plus tard, des voyages et des diplômes en poche, elle doit revenir dans sa communauté pour assister au mariage de Luke et de Aubrey, sa « meilleure amie ». Les vieux secrets enfouis et les démons de jadis rejaillissent, dans cette petite communauté qui ne semble pas avoir changé.


Mon avis

Le premier roman de Brit Bennet, dont j'avais lu et bien aimé le second roman « L'autre moitié de soi » : https://nathbiblio.blogspot.com/2023/01/brit-bennett-lautre-moitie-de-soi.html qu'elle a écrit à 27 ans.

Le roman analyse ici les histoires d'amour complexes et aborde le sujet de l'avortement dans une petite communauté où tout se sait mais rien ne se dit vraiment.

A cœur du roman, Nadia, trop belle, trop intelligente et surtout meurtrie. Sa mère s'est suicidée quelques mois auparavant, sans aucune explication, la laissant en plein questionnement. Son père, grand adepte de l'église du Cénacle est un homme taciturne, replié sans doute sur son chagrin et ne s'occupe pas trop de Nadia. Alors Nadia, brillante élève grâce à une excellente mémoire, passe son temps dans les bars où elle croise Luke, le séduisant fils des Sheppard, le pasteur de l’église et sa femme aussi ambitieuse que conservatrice. Quand Nadia tombe enceinte de Luke, elle décide d'avorter. Luke lui fournit l'argent nécessaire, mais Luke ne l'accompagne pas et la délaisse et c'est encore un abandon de plus. Avant d'entrer dans une université au Michigan, elle se lie d'amitié avec Aubrey dont l'histoire personnelle n'est pas gaie non plus. Violée par un amant d'une mère volage et jamais enracinée, elle est recueillie par sa sœur aînée Mo qui vit avec une femme blanche. Elle se donne des airs de sainte-nitouche et devient la chouchoute de Madame Sheppard.

Pendant 10 ans, Nadia suit des études brillantes, voyage à l'étranger, n'a pas vraiment de petit ami fixe et ne retourne pas à Oceanside en Californie. Mais à l'annonce du mariage entre Aubrey et Luke, elle est bien forcée de revenir. Luke promis a un grand avenir de footballeur s'est cassé le genou et est devenu kinésithérapeute. Quelques années plus tard c'est son père qui tombe malade et elle doit encore revenir au pays pour l'aider. Elle renoue alors avec Luke, devant une Aubrey de plus en plus amère et qui a du mal à avoir un enfant.

L'originalité de l'histoire est qu'elle est racontée par un chœur des « mères », invisibles mais qui gardent en elles toute la mémoire des femmes noires, comme dans les chœurs des pièces antiques.

Un roman qui tourne autour de l'amour impossible, parce que dicté par les convenances dans ce microcosme, mais aussi de la maternité et de l'avortement. Entre l'enfant désiré que l'on a pas, et celui peut-être désiré mais qu'on ne veut pas, parce qu'on ne gâche pas sa vie à 17 ans. Ce sujet de l'avortement est assez important depuis que la décision de la Cour Suprême

Très apprécié aux USA, je trouve que ce roman manque peut-être un peu d'audace et d'humour. L'écriture est soignée mais sans originalité, et les violences ne sortent pas, là où elles seraient libératrices. Ce n'est pas l'écriture acerbe de Gayl Jones ou celle vivace de Leila Mottley, mais cela se lit. Après tout ce n'est qu'un premier roman et Miss Bennet a encore une longue carrière devant elle.


Extraits :

  • Nous n'aurions pas du faire ça . Mon être spirituel est affligé. Mais Patrica avait refusé de se sentir coupable. Ils n'avaient obligés cette fille en rien. Une fille qui ne voulait pas d'enfant trouvait toujours un moyen de s'en débarrasser. La meilleure solution , la solution chrétienne c'était de lui faciliter les choses. Ensuite elle pourrait partir à l'université et sortir de leurs vies. Ce n'était pas une issue parfaite, mais dieu soit loué : le drame avait été évité.

  • Des fois, je me dis que..." Elle s'interrompit. "Si ma mère s'était débarrassée de moi, est-ce qu'elle serait toujours en vie? Peut-être qu'elle aurait été plus heureuse. Peut-être qu'elle aurait pu avoir une vraie vie."
    Ses amis auraient poussé un cri de surprise, l'auraient regardée avec des yeux écarquillés. "Comment peux-tu dire une chose pareille? " auraient-ils dit en lui reprochant de nourrir des idées aussi noires. Mais Aubrey se contenta de serrer sa main dans la sienne. Elle comprenait le sentiment de perte ; elle savait qu'il vous poussait à imaginer tous les scénarios. Nadia avait dans sa tête différentes versions de la vie de sa mère, des versions qui ne s'achevaient pas par une balle qui lui explosait la cervelle. Dans sa tête, Elise ne berçait plus un corps minuscule et fripé dans un lit d'hôpital, avec un sourire épuisé. Elle avait dix-sept ans et elle avait peur, elle attendait qu'on appelle son nom, dans une clinique d'avortement. Elise, qui n'était plus sa mère alors, quittait le lycée, entrait à l'université, étudiait jusqu'en troisième cycle. Elle écoutait des conférences, ou elle en donnait, debout derrière un pupitre, se grattant le mollet avec un orteil. Elle voyageait à travers le monde, se posait sur les falaises de Santorin, les bras tendus vers le ciel bleu. Elle était toujours sa mère, mais dans cette version de la réalité, Nadia n'existait pas. Au moment où sa vie à elle s'arrêtait, celle de sa mère débutait.

  • Nous l'avions toujours trouvée un peu bizarre, d'ailleurs. Rêveuse, comme si son esprit était un ballon accroché au bout d'une ficelle, qu'elle oubliait de ramener parfois.

  • - Je ne peux pas le garder. Luke se figea au moment où elle se levait. - Je peux pas avoir un enfant. Je peux pas devenir la mère d'un putain de gosse. Je vais aller à la fac. - OK, dit-il. OK, répéta-t-il, plus bas. Dis-moi ce que je dois faire. Il n'essaya pas de la faire changer d'avis. Ce qu'elle appréciait, même si une partie d'elle-même avait espéré qu'il réagisse de manière démodée et romantique, en proposant de l'épouser, par exemple. Elle n'aurait jamais accepté, mais elle aurait trouvé ça bien.

  • Il détestait les dîners dominicaux chez ses parents, mais pas au point de renoncer à la possibilité de manger gratuitement et de faire laver son linge.

  • C'était ce qui l'avait toujours effrayée dans le mariage : les gens paraissaient satisfaits, incapables d'exiger davantage. Elle n'arrivait pas à s'imaginer ainsi. Elle recherchait toujours un nouveau défi, un nouveau travail, une nouvelle ville. En fac de droit, elle était devenue irritable et analytique ; elle s'était affûtée, alors que [son ex] s'arrondissait et se remplissait. Elle se sentait affamée en permanence ; elle en voulait plus, il lui en fallait plus, alors [qu'il] avait déjà repoussé son assiette en se tapotant l'estomac.

  • Pourquoi devaient-ils faire autant d'efforts, se donner tant de mal, pour réussir ce que des millions de gens faisaient chaque année sans peine ? Elle achetait des tests de grossesse par brassées, et elle les utilisait tous les quinze jours, même quand elle n'avait aucune raison de supposer qu'elle pourrait être enceinte: c'était comme jeter des pièces de monnaie dans une fontaine porte-bonheur.

  • Tous les grands secrets ont un goût particulier avant d'être révélés, et si nous avions pris la peine de faire tourner celui-ce dans notre bouche, nous aurions peut-être perçu l'aigreur d'un secret pas assez mûr, cueilli trop tôt, chapardé et transmis précocement.

  • Nous lui aurions dit qu'à nous toutes nous avions des siècles d'avance sur elle. Si nous mettions toutes nos vies bout à bout, nous étions nées avant la Dépression, avant la guerre de Sécession, avant l'Amérique elle-même.

  • Elle refusait de le laisser enterrer son sentiment de culpabilité en elle. Elle ne servirait plus jamais de lieu de sépulture à un homme.

  • Reckless white boys became politicians and bankers, reckless black boys became dead.

  • We didn't believe when we first heard because you know how church folk can gossip. The weight of what has been lost is always heavier than what remains.

  • Suffering pain is what made you a woman. Most of the milestones in a woman’s life were accompanied by pain, like her first time having sex or birthing a child. For men, it was all orgasms and champagne.

Biographie

Née en 199 en Californie, Brit Bennett est essayiste et romancière afro-américaine.
Elle est diplômée à l'Université Stanford et titulaire d'un MFA à l'Université du Michigan. Elle y a également remporté le prix Hopwood de la Nouvelle des étudiants ainsi que le Prix Hurston/Wright des écrivains de faculté.
Ses travaux ont été publiés dans les magazines The New Yorker, The New York Times, The Paris Review et Jezebel.
"Le cœur battant de nos mères" ("The Mothers", 2016), son premier roman, a été sur la liste des best-sellers du New York Times et finaliste de nombreux prix littéraires. Il a été acheté par la Warner pour une adaptation cinématographique.En 2016, elle fait partie des 5 lauréats de la National Book Foundation parmi 35 candidats sélectionnés.
Brit Bennett vit à Los Angeles.

En savoir plus :


En savoir Plus :


Dans l'univers du roman

Sur les lieux


Sur l'avortement aux USA

Faute d'informations, honte d'aller au l'équivalent du planning familiale, trop de jeunes filles noires doivent passer par la case avortement. Le plus souvent dans la plus grande discrétion parce que l'éducation par des familles fortement évangéliques en fait un véritable tabou. La contraception est une notion difficile à admettre à la fois pour les jeunes (rejet, être traitée de fille facile et pire) et pour les familles (déshonneur, exclusion familiale).



lundi 27 février 2023

JESMYN WARD – le chant des revenants – Poche 10/18 - 2019

 

L'histoire

Un jour de printemps déjà trop chaud, dans le bayou du Mississippi, Léonie quitte sa famille pour aller chercher son mari, Michael, qui va sortir de prison dans le Nord de l’État pour trafic de drogues. Elle emmène avec elle son fils Jojo 13 ans, et Kayla sa sœur de 3 ans et son amie passeuse de drogue Mystie. Elle est noire, son mari est blanc et leurs deux enfants métis très unis redoutent ce voyage avec cette mère peu affectueuse. Une sorte de road-movie où se mêlent trois voix dans une ambiance qui tient de l'onirisme.


Mon avis

Voila un roman présenté de façon originale par Jesmyn Ward. Elle donne la parole tour à tour à 3 ces trois personnages principaux.

Tour d'abord nous faisons connaissance avec Jojo, un tout jeune adolescent de 13 ans, élevé par son charismatique grand-père qui lui raconte ses souvenirs d'esclavage et lui apprend le métier de fermier, dans la modeste ferme familiale dans le bayou. Jojo est en conflit larvé avec sa mère qu'il remplace auprès de sa petite sœur Kaya 3 ans, qui est toujours sur ces épaules et dont il anticipe les besoins. Jojo n'aime pas plus son père Michael, un blanc cousin de l'homme qui a tué son oncle (affaire vite enterrée sous forme d'accident de chasse) et dont les parents sont des racistes patentés qui ne supportent pas l'amour entre leur fils, et une noire.

La mère Léonie n'est pas bien âgée, mais elle ne s'occupe pas de sa famille, ni de ses enfants, ni de sa mère qui souffre d'un cancer. Une mère guérisseuse qui a essayé d'apprendre les secrets de plantes à sa fille, mais sans succès. Léonie est trop égocentriste et surtout elle se drogue : cocaïne, méth, des drogues sévères, entraînée par son amie Mystie, et son mari qui fabrique de la meth et des acides. Léonie ne vit que pour son homme, cet homme avec lequel elle a fait des enfants pour le retenir, et qui ne vit que de ce désir là. Elle supporte à peine ses enfants qu'elle rudoie, puis a un moment de culpabilité, et sent sans se l'avouer que ses enfants la rejettent et même la déteste. Mais son destin est scellé par le désir et l'amour infini qu'elle porte à son homme, tout aussi indifférent ou maladroit vis-à vis de ses enfants.

Et puis il y a Ritchie. Enfin le fantôme de Ritchie que seul voit Jojo. Ritchie avait à peu près son âge quand il est mort mais il ne sait pas comment il est mort. Esclave lui aussi à la terrible ferme de Parchman, il est trop fragile pour les travaux. C'est le grand-père de Jojo qui a pris soin de lui, en essayant de le protéger de la brutalité des hommes. Alors Au retour du Pénitencier, Ritchie, le revenant, apparaît et discute avec Jojo qui ressemble tellement à son grand-père. Il veut comprendre les circonstances de sa mort, et apparaît parfois sous la forme d'un corbeau, d'un serpent, d'un garçon que seul Jojo peut voir.

A travers Ritchie, et son drame, c'est toute l'histoire du Mississippi et de l'esclavage qui est racontée sous forme de voix qui qu'entend Jojo, déjà très affairé avec sa petite sœur, qu'il surprotège. On dit qu'il y a un don de voyance dans la famille de Jojo, mais ni la grand-mère ni Léonie ne l'ont. Et si c'était la petite Kaya, cette jolie petite fille à la peau dorée qui l'avait ?

Un roman surprenant par sa forme qui vire à l'onirisme ou au fantastique, mais qui s'inspire en fait de certaines coutumes vaudoues que les noirs ont apportés avec eux. Bien sur les conditions terribles de l'esclavage, la rivalité entre les noirs, la cruauté des hommes, nous les connaissons déjà par d'autres romans. Mais il y a l'écriture de Ward, qui sait laisser des échappées poétiques, notamment sur la nature mystérieuse du Bayou, mais sans donner dans le « nature writing », et les dialogues parfois cinglants entre les protagonistes, et cet univers étrange qu'elle crée en nous plongeant dans la Grande Histoire et celle de ces héros. Nous ressentons l'atmosphère de ce sud trop chaud, trop humide, de ces routes où l'on ne croise jamais personne, comme un long chemin entre l'enfer et le paradis.


Extraits :

  • Grandir à la campagne, ça m'a appris des trucs. Ça m'a appris que, après le premier gros afflux de la vie, le temps grignote tout : il rouille les machines, vieillit les animaux qui pèlent et se déplument, flétrit les plantes. Je le remarque chez Papa à peu près une fois par an, il est de plus en plus maigre avec l'âge, ses tendons ressortent, chaque année plus durs et plus rigides. Ses pommettes indiennes, sévères. Mais depuis que Maman est malade, j'ai appris que la souffrance aussi est capable de faire ça. Elle peut dévorer une personne jusqu'à n'en laisser que les os, la peau et une fine pellicule de sang. (Jojo)

  • Quand j'avais treize ans, je savais beaucoup plus de trucs que lui. Je savais que les fers peuvent s'incruster dans la peau. Je savais que le cuir peut trancher dans la chair comme dans du beurre. Je savais que la faim peut faire mal, peut creuser le corps aussi facilement qu'une courge, et que voir ma famille mourir de faim creusait une autre partie de moi. Faisait rebondir mon cœur désespérément dans ma poitrine. (Ritchie)

  • Parce que je voulais sa bouche sur moi, parce que dès l'instant où je l'ai vu traverser la pelouse pour me rejoindre dans l'ombre du panneau de l'école, il m'a vue. Il a su voir au-delà de ma peau café sans lait, de mes yeux noirs, de mes lèvres prunes, et il m'a vue moi. Il a vu que j'étais une blessure ambulante, et il est venu me panser. (Léonie)

  • Elle venait de l’autre côté de l’océan, son arrière-grand-mère, et elle avait été kidnappée et vendue. Et elle avait raconté à ma grand-mère que, dans son village, on mangeait de la peur. Elle disait que la peur, ça changeait la nourriture en sable dans la bouche. (Jojo parlant de son papy)

  • Ce n’est pas bon d’utiliser la colère pour détruire. On prie pour que la colère se change en tempête qui fera jaillir la vérité 

  • Leur chant est omniprésent : leur bouche ne remue pas et pourtant ça émane d'eux. Une mélodie dans la lumière jaune. Ça émane de la terre noire, des arbres et du ciel toujours éclairé. Ça émane de l'eau. C'est le plus beau chant que j'ai entendu, mais je n'en comprends pas un mot. (Ritchie)

  • Après l'étendue d'eau il y a une terre. Elle est verte et vallonnée, couverte d'arbres, traversée de cours d'eau. Les rivières s'écoulent à l'envers: elles commencent dans la mer et finissent dans les terres. L'air est d'or: l'or du lever et du coucher du soleil, perpétuellement pêche. Il y a des maison sur les crêtes de montagnes, dans les vallées, sur les plages. Elles sont bleu vif et rouge foncé, rose nuage et violet abysse. (Ritchie)

  • Malgré la dureté de ses paroles, j'ai entrevu l'espoir sur son visage. Elle pensait que si elle m'apprenait tout ce qu'elle savait sur la guérison par les plantes, si elle me donnait une carte du monde tel qu'elle le connaissait, un monde organisé selon la volonté divine, où l'esprit est partout, alors je pourrais m'en sortir. Mais je lui en ai voulu à l'époque, je lui en ai voulu pour ses leçons et son espoir mal placé. Et, par la suite, parce qu'elle continuait à croire au bien dans un monde qui l'avait condamnée au cancer, qui l'avait essorée comme un torchon et qui la laissait se désintégrer. (Léonie)

  • Un an après la mort de Given, Maman a planté un arbre pour lui. "Un à chaque anniversaire, elle a dit, la voix brisée par le chagrin. Si je vis assez longtemps,il y aura une forêt ici. Une forêt de murmures. Elle parlera du vent, du pollen et des charançons."

  • Quand j'étais petit, à l'époque où j'appelais encore Léonie Maman, elle m'a dit que les mouches nous chient dessus dès qu'elles se posent. C'était l'époque où il y avait plus de bon que de mauvais, l'époque où elle me poussait sur la balançoire que Papy avait accroché à un des pacaniers du jardin, l'époque où elle s'asseyait près de moi sur le canapé pour qu'on regarde la télé ensemble et elle me caressait la tête. L'époque où elle était présente et pas absente. Avant qu'elle commence à sniffer des cachets broyés en poudre. Avant que toutes les petites méchancetés qu'elle m'a dite s'accumulent et se logent comme un petit caillou dans une écorchure au genou. A l'époque où j'appelais encore Michael Papa. C'était l'époque où il vivait avec nous avant qu'il reparte habiter avec Big Joseph. Avant que la police l'embarque il y a trois ans, juste avant la naissance de Kayla. (Jojo)

  • Je me suis penchée. J'ai aspiré. Une bonne brûlure a parcouru mes os, en ensuite j'ai oublié. Les chaussures que je n'ai pas achetées, le gâteau fondu, le coup de fil. Le bébé qui dort dans mon lit pendant que mon fils dort par terre, au cas où je rentrerais pas claire et où je l'obligerais à se mettre par terre. Plus rien à foutre. "L'extase." Je l'ai articulé lentement. J'ai fait sonner les syllabes. Et c'est là que Given est revenu. (Léonie)

  • On se range sur la bande de gravier devant la petite station-service, Leonie me passe les trente dollars que j’ai vu Misty lui donner ce matin en montant dans la voiture, et elle me regarde comme si elle n’avait pas entendu que j’ai soif.
    « Vingt-cinq pour l’essence. Prends-moi un Coca et rapporte-moi la monnaie. »
    J’insiste : « Je peux en avoir un aussi ? » J’imagine déjà la brûlure noire et sucrée. Je déglutis et ma gorge est râpeuse comme du Velcro. Je crois comprendre ce qu’a vécu l’homme parcheminé. « Rapporte-moi la monnaie. »

  • Quelque jours plus tard, j'ai compris ce qu'il essayait de dire, que devenir adulte, ça signifie apprendre à naviguer dans ce courant : apprendre quand se cramponner, quand jeter l'ancre, quand se laisser porter.

  • Kayla chante et la foule de fantômes se penche vers elle en hochant la tête.Ils sourient et ça ressemble à du soulagement,à du souvenir.à de la sérénité. 

     

Biographie

Née en 1977 à DeVille,  Mississippi, Jesmyn Ward est une romancière américaine.
Issue d'une famille nombreuse, elle est la première à bénéficier d'une bourse pour l'université. Elle est titulaire d'un B.A. d'anglais (1999) et d'un M.A. en sociologie de la communication et des médias (2000) de l'Université de Stanford.
En 2005, elle obtient un MFA en création littéraire à l'Université de Michigan. Son premier roman, "Ligne de fracture" (Where the Line Bleeds, 2008), lui a valu d'être remarquée par la critique américaine.
Elle remporte à deux reprises le prestigieux National Book Award : en 2011 pour son second roman, "Bois sauvage" (Salvage the Bones) et en 2017 pour son sixième roman, "Le chant des revenants" (Sing, Unburied, Sing).Jesmyn Ward est professeur de création littéraire à l'Université de South Alabama à Mobile.

En savoir plus :


En savoir Plus :

Sur le roman


Dans l'univers du roman

Sur les lieux

Aux USA, le bayou terme que l'on utilise pour la Louisiane s'étend aussi sur le delta du Mississippi.

Sur les croyances importées des africains


Sur Parchman



Photos



vendredi 24 février 2023

CAMILA SOSA VILLADA – Les Vilaines – Métailié 2021

 

L'histoire

Dès l'âge de 13 ans, peut-être même avant, Cristian ne sent pas heureux dans son corps de garçon vivant très pauvrement dans une campagne reculée. En cachette de ses parents il se travestit en fille. Puis sous prétexte de faire des études supérieures, il rejoint Cordoba, où il peut vivre sa vie de trans. Une vie qui se résume à la prostitution, au mépris de tous. Mais la tante Encarna, mère protectrice de tous les transgenres femmes la prend sous son aile et devenue Camila, elle devient une des figures de ce milieu étrange, pauvre, soumise et insoumise. Un premier roman poignant.


Mon avis

Il y a des romans qui vous atteignent plus que d'autres, par leur sujet et par leur rédaction. Je rassure mes lecteurs je suis une femme très bien dans sa peau et je n'ai aucune envie d'en changer, mais je peux imaginer ce que l'on ressent quand on naît dans le mauvais corps et dans la mauvaise vie.

Ce roman détaille la vie de ses transgenres qui veulent être femmes avant tout et que la pauvreté contraint à se prostituer alors qu'elles rêvent d'un mari aimant, d'une petite maison. Sans concession nous entrons dans la vie nocturne de Cordoba. Camila Villara sait de quoi elle parle puisqu'elle a du se prostituer avant de pouvoir se réinsérer.

La particularité du roman est d'y inclure une dose de fantastique : la Tante Incarna qui s'est injectée de l'huile de moteur pour avoir des seins a 178 ans. Cent soixante dix huit ans qui retracent aussi l'histoire de l'Argentine, les périodes de guerre, la torture des juntes militaires. Il y a Maria La Muette, une trans timide qui se transforme petit à petit en oiseau, jusqu'à devenir un tout petit oiseau ou l'étrange Natali, qui les nuits de pleine lune, devient loup-garou en demandant à ses copines de l'attacher. Et surtout le geste fou d'Encarna, qui trouve un bébé dans un fossé et décide de le garder et de l'élever ce qui est formellement interdit par la loi. Cet enfant vit en osmose avec elle et la compagnie de ses femmes. Et que penser des ces « hommes sans têtes » des hommes gentils et protecteurs, dont on ignore l'origine mais qui sont considérés comme des vétérans de guerre et très respectés ? Et cette meute de chiennes sauvages qui protègent instinctivement les trans dans le Parc où elle sortent la nuit puis campent devant la maison d'Encarna pour la protéger ?

Nous assistons aussi à tous les déboires : les clients violents, les flics véreux qui ne pensent qu'à cogner durement, les amours impossibles, l'envie d'être une femme. Mais l'argent gagné est vite dépensé en maquillage, habits, payer la pension minable, et surtout les drogues et alcools nécessaires à supporter cette vie. Aucune de ses femmes ne peut – ni ne sait – qu'il existe des traitements hormonaux et des opérations très onéreuses, souvent pratiquée au Brésil voisin. Elles se font injecter de la silicone par Machi, la guérisseuse mystique qui semble jouir d'une aura particulière mais restent des individus mi-femme/mi homme sans jamais pouvoir accéder au Graal tant espéré : avoir leur corps de femme même si il restera stérile.

Le récit est structuré entre la vie personnelle de Camila, ses doutes, sa peur, son audace, sa rage intérieure et celles des autres membres de ce clan particulier, entre fêtes, peur du sida, décès des amies de cette vie qui n'en est pas une.

Méprisées par le reste de la société, rejetées par leurs familles, battues parfois à mort, traquées par la police ou les voisins, mais qu'on adore la nuit pour une expérience sexuelle et parfois régulière. Ces braves gens de la société condamnent le jour ce qu'ils font la nuit.

Ce premier roman, sans fioritures qui joue habilement du fantastique comme une chose admise, est bouleversant par son humanité profonde. Avec ses femmes inachevées on partage la colère, les rires, les peurs, les fêtes. La simplicité des mots, la dose d'onirisme, la fulgurante force de survie dans un univers noir en font de ce roman une lecture qui ne se laissera pas oublier.

Enfin mention spéciale pour cette jeune générations d'écrivaines argentines (Mariana Hernandez, Mercédès Soda, Maria Moreno, Selva Almana, Ariana Harwicz, Samanta Schweblin) qui remettent les femmes au centre des débats ou convoquent l'histoire tourmentée de ce pays métissé, divers comportant 16 ressortissants de pays comme l'Italie, l’Espagne, mais aussi la Chine, le Liban sans parler des 56% d'habitants qui sont amérindiens (16 tribus recensées).


Extraits :

  • Elle m'a montré son flanc gauche, d'où sortaient de minuscules plumes grises, comme on voit sur les poules cendrées.
    Elle pleurait et semblait inconsolable, et moi, la seule chose qui m'est venue à l'idée, ça a été de passer la main sur ses plumes, pensant qu'elle les avait collées avec de la glu. Mais non.
    Pour me prouver que les plumes sortaient bien de son corps, elle en a arraché une et l'a mise devant mes yeux : une larme de sang est apparue à l'endroit d'où elle l'avait enlevée. J'ai pensé qu'elle allait devenir une sainte; là devant moi, que tel était son destin.

  • J'ai passé beaucoup de nuits à prier et prier encore pour qu'au réveil la vie soit différente, pour que le lendemain soit un autre jour. Au début, je prie pour changer, pour être comme ils veulent que je sois. Mais à mesure que je plonge dans cette foi chaque jour plus intense, je commence à prier pour me réveiller, le lendemain, transformée en la femme que je veux être. Transformée en la femme que je sens à l'intérieur de moi, de manière tellement claire que je passe des heures à prier pour elle. Quand je tombe amoureuse de mes camarades d'école, je prie pour qu'ils me voient comme une petite fille. Quand je commence à m'épanouir, je prie pour que, durant la nuit, il me pousse des seins, pour que mes parents me pardonnent, pour qu'un vagin apparaisse entre mes jambes.Pourtant, non. Entre les jambes, j'ai un couteau.

  • Ce que la nature ne te donne pas, l’enfer te le prête.

  • Baisse la tête quand tu auras envie de disparaître, mais garde la tête haute le reste de l'année, ma chérie

  • Mais la vie ne pourrait pas fonctionner sans nous, là, expulsées de tout. L'économie s'effondrerait, l'existence sauvage dévorerait toutes les normes si les putes ne donnaient pas de l'amour charnel. Sans les prostituées, ce monde sombrerait dans la noirceur de l'univers.

  • Dehors, dans la cour, avec les larmes de nos robes que nous avons essorées, ajoutées à celles que nous continuions à verser pour lui, nous avons rempli une piscine en plastique et pris un long et paisible bain, en silence, entièrement nues, tandis que l'après-midi rougissait et que notre douleur le rendait plus rouge encore.

  • Chaque crasse subie est comme un mal de tête qui dure plusieurs jours. Une migraine puissante que rien ne peut apaiser. Les insultes, les moqueries à longueur de journée. Le manque d’amour, le manque de respect tout le temps. Les clients qui te roulent dans la farine, les arnaques, les mecs qui t’exploitent, la soumission, cette bêtise de nous croire des objets de désir, la solitude, le sida, les talons de chaussure qui cassent, les nouvelles des filles qui meurent, de celles qu’on assassine… Les coups, surtout les coups que nous inflige le monde, dans l’obscurité au moment où on s’y attend le moins. Les coups qui arrivaient immédiatement après la baise. Nous avions toutes connu ça. 

  • Qu’est-ce qu’ils savent des heures perdues à tenter de maîtriser l’art difficile de la transparence et de l’éblouissement. “Nous sommes comme un après-midi sans lunettes de soleil”, disait Tante Encarna. “Notre lumière aveugle, elle offusque ceux qui nous regardent et elle leur fait peur.

  • En attendant, nous étions des Indiennes maquillées pour aller à la guerre, des fauves prêtes à chasser, la nuit, ceux qui étaient assez imprudents pour s'aventurer dans la gueule du Parc. Et nous étions toujours fâchées, rudes, même pour la tendresse, imprévisibles, folles, rancunières, fielleuses. Et puis, il y avait cette envie perpétuelle de mettre le feu à tout : à nos parents, à nos amis comme à nos ennemis, aux maisons de la classe moyenne avec leur confort et leurs routines, aux jeunes de bonne famille qui avaient toujours la même tête, aux vieilles grenouilles de bénitier qui nous méprisaient tant, à nos masques qui coulaient, à notre propre rage peinte sur la peau, la rage contre ce monde qui ne voulait rien entendre, qui se payait sa bonne santé sur notre dos, et allait jusqu'à nous sucer la vie avec tout cet argent qu'ils avaient et que nous n'avions pas.

  • Nous ne connaissions à Tante Encarna qu'un seul amour : une romance longue et tranquille avec un homme sans tête. À l'époque, beaucoup de réfugiés avaient débarqué dans la ville, fuyant les guerres qu'on livrait alors en Afrique. Ils étaient arrivés dans notre pays avec le sable du désert encore collé à leurs chaussures et on disait à leur propos qu'ils avaient perdu la tête au combat. Les femmes en sont devenues folles car leur tendresse, leur sensualité et leur disposition au jeu étaient légendaires. Ils avaient connu beaucoup de pénuries durant la guerre, presque les mêmes que les trans dans la rue, ce qui avait fait d'eux à la fois des objets de désir et des héros de guerre. Les Hommes Sans Tête avaient suivi des cours accélérés d'espagnol pour pouvoir parler notre langue, c'est ainsi que désormais ils pensaient avec tout le corps et ne se souvenaient que de ce qu'ils avaient ressenti dans leur peau.

  • No las echo a la calle porque no quiero que mi hijo crea que su madre devuelve mierda cuando recibe mierda. Quiero que él aprenda a devolver flores aunque reciba mierda, quiero que sepa que de la mierda nacen flores. Por eso no las echo a la calle, porque comprendo el dolor de esta perra muerta, aquí entre nosotras, esta vagabunda a la que supimos considerar nuestra amiga. No será a través de su madre que este niño conozca las miserias del ser humano. Hay una perra muerta en mi patio. Era nuestra hermana. Todas somos de su misma cepa y todas vamos a morir algún día como ella. El funeral es al fondo; pasen.

  • La policía va a hacer rugir sus sirenas, va a usar sus armas contra las travestis, van a gritar los noticieros, van a prenderse fuego las redacciones, va a clamar la sociedad, siempre dispuesta al linchamiento. La infancia y las travestis son incompatibles. La imagen de una travesti con un niño en brazos es pecado para esa gentuza. Los idiotas dirán que es mejor ocultarlas de sus hijos, que no vean hasta qué punto puede degenerarse un ser humano. A pesar de saber todo eso, las travestis están ahí acompañando el dilirio de La Tía Encarna.
    Eso que sucede en esa casa es complicidad de huérfanas.



Biographie

Née en 1982 à La Farda (Argentine), Camila Sosa Villada est une actrice de théâtre, de cinéma et de télévision, chanteuse et écrivaine transgenre. Elle a fait pendant trois ans des études en communication sociale et pendant quatre ans des études théâtrales à l'Université nationale de Córdoba.
Elle a travaillé comme prostituée, vendeuse de rue et femme de chambre. En 2009, elle a créé son premier spectacle, "Carnes tolendas, retrato escénico de un travesti".
"Les Vilaines" ("Las malas", 2019), en cours de traduction dans cinq langues, est son premier roman.
En savoir plus :


En savoir Plus :

Sur le roman

Dans l'univers du roman 

Sur Cordoba

Sur les transgenres en Argentine

Depuis 2021, l'Argentine a adopté une loi permettant aux transgenres d'avoir des emplois et en imposant des quotas aux entreprises. L'espérance de vie des transgenres est de 40 ans. Encore stigmatisées, leurs seules sources de revenus sont la prostitution soit 80% de la population trans. 70% des femmes transgenres se voient refuser un emploi et même un simple entretien d'embauche. Certains provinces, plus conservatrices, ont du mal a appliquer cette loi, obtenue après un combat des plusieurs années par les organisations LGBT locales.

Photos du quotidiens des transgenres : https://www.konbini.com/arts/quotien-transgenre-argentine/ et https://thenewpress.com/books/revealing-selves.

Immersion dans ce monde : https://www.sudouest.fr/premium/formats-longs/immersion-en-argentine-pays-precurseur-pour-les-transgenres-10815209.php

Photos : https://www.blind-magazine.com/fr/stories/transgenres-en-argentine-des-photos-pour-survivre/


Sur la transidentité

Il est encore très difficile aujourd'hui de changer de genre en France et de se faire accepter par la communauté. 70% pays criminalisent encore l'homosexualité. L'article de la Banque Mondiale ci-dessus fait un point très précis sur la situation et l'évolution des personnes LGBT.


Play List