lundi 30 octobre 2023

CAMERON MC CABE – Coupez ! - Éditions Sonatine 2018

 


L'histoire

Cameron Mc Cabe est monteur de cinéma dans les années 30, pour des studios anglais. Alors qu'il travaille sur le montage d'un film mélodramatique, le producteur vient lui demander de couper toutes les scènes où une jeune starlette Estrella joue. Ne comprenant pas bien la décision du producteur, Mc Cabe va découvrir que la jeune actrice prometteuse est morte. En fait il s'agit d'un suicide. Mais le meurtre de l'acteur principal Jensen vient rebattre les cartes et le teigneux inspecteur de Scotland Yard soupçonne très vite Mc Cabe d'être le criminel. Entre les deux hommes un jeu macabre s'insinue...


Mon avis

Voilà un polar inclassable et totalement atypique, tant par son contenu que par la personnalité de son auteur.

Dans une première partie, Cameron Mc Cabe, écossais qui a vécut aux USA, travaille comme monteur pour des studios de cinéma à Londres, en 1930. Lorsque le producteur du film lui demande de couper toutes les scènes où figure la jeune actrice Estella Lamarre, celui se pose des questions. D'autant que la starlette montante était promise à une belle carrière. L'enquête démontre vite qu'il s'agit d'un suicide, elle aurait été rejetée par l'acteur principal du film, Jensen, qui lui préfère la vedette du film, la Star Maria Ray que Mc Cabe aime aussi.

Mais quand Jensen est assassiné, empoisonné puis tué par un coup de revolver, l'inspecteur de Scotland Yard suspecte assez vite le monteur. Qui de son coté mène aussi une enquête pour comprendre la vérité. Finalement inculpé, et sans avocat, il arrive à se faire acquitter en retournant les preuves peu convaincantes il faut dire de l'accusation. Il en fera un livre qui aurait un certain succès.

Dans un long épilogue, un vieux détective qui n’apparaît que deux ou trois fois dans le récit de Mc Cabe vient brouiller un peu plus les pistes. Si il se livre à une analyse très précise du roman, tout en y apportant ses propres critiques, il laisse entrevoir un autre meurtrier.

Véritable ovni dans le polar, le roman Coupez ! N'est pas de lecture facile, surtout dans l'épilogue. Mais plus incroyable encore, Cameron Mc Cabe n'est pas du tout un auteur mais le pseudonyme d'un certain Ernest Bornemann, qui a écrit d'autres livres toujours sous pseudonyme. Son identité n'a été révélée qu'en lors d'une réédition dans les années 1970.

Paru pour la première fois en 1937, la seconde partie du roman, le fameux épilogue, est de loin la partie la plus intéressante. Il raconte aussi l'auteur qui a dut fuir l’Allemagne face à la montée du nazisme, et une vie qui elle-même est un roman.

Polar qui ouvre la porte aux polars psychologiques, mais aussi à ces polars qui ne sont qu'un prétexte pour dénoncer une injustice, un drame politique ou social, cet ouvrage rédigé d'une main de maître, va en surprendre plus d'un. D'une part parce que le vrai coupable est révélé par les investigations du vieux détective, et encore est-on sûr qu'il est le bon. Car sur la liste des potentiels assassins il sont au moins 5 à avoir eu des raisons de supprimer l'acteur. Ainsi Bornemann, nous propose à notre tour d'être détective, en semant ici ou là des indices. Mais sans en faire non plus un jeu à part entière.

Sur le style, l'auteur dans la première partie a très bien saisi l'ambiance du Londres des années 30, avec son parfum Hollywood, ses clubs de jazz, sa vie nocturne agitée ou tranquille selon les lieux de la capitale britannique. C'est le monde du cinéma Ambiance hitchcockienne, avec sa femme fatale, les quartiers chics où fleurissent les bars de renom, le petit monde du cinéma un peu imbu de lui-même. Tout cela pour démonter dans l’épilogue la société qui se construit, l'avènement du capitalisme, qui laisse de coté les pauvres, le début du conditionnement de la société aux médias de masse, et tout ce que nous connaissons depuis.

En cela l'auteur fait un excellent travail d'anticipation, en renvoyant chaque protagoniste à son rôle presque assigné par la société.

Si vous aimez les polars à l'ancienne comme on dit mais avec un coté totalement ubuesque, ce livre est pour vous.


Extraits :

  • J'entendis les tramways dans King's Cross Street, un drôle de coup de klaxon d'un bus de passage et un camion si lourd qu'il fit trembler les murs. Puis une faible mélopée s'éleva du plateau B. Ils étaient encore en train de faire des raccords pour la scène du night-club de Black and White Blues. Et je percevais les bruits du plateau A, aussi. Robert Seaman tournait Conversation after Midnight.

  • Le point culminant de toute comédie burlesque est le bris d'un objet - le bris de vaisselle est toujours très efficace mais le bris du crâne, ça c'est du solide.


BIOGRAPHIE

Ernst Wilhelm Julius Bornemann dit Ernest Bornemann, parfois écrit Borneman, est un écrivain de roman policier, un scénariste, un anthropologue, un ethnomusicologue, un musicien de jazz, un critique de jazz, un psychanalyste, un sexologue et un militant socialiste allemand.

Il fait des études à l'université de Berlin de 1931 à 1933. Membre du Parti communiste d'Allemagne, il fuit l'Allemagne après l'arrivée au pouvoir des nazis en 1933. Il obtient l'asile politique en Angleterre. Il apprend l'anglais et poursuit ses études à l'Université de Londres jusqu'en 1935, puis à l'Université de Cambridge pendant deux ans.

Dès 1937, il publie son premier roman policier "Coupez!" (The Face on the Cutting-Room Floor) signé Cameron McCabe. À Londres, il rencontre l'ethnologue et psychanalyste américain Géza Róheim et, sous son influence, s'intéresse à l'anthropologie. Passionné de jazz, il publie en 1940 une encyclopédie "Swing Music. An Encyclopaedia of Jazz".
La même année, il est déporté au Canada dans un camp réservé aux citoyens d'un pays ennemi. Il est libéré et travaille pour la BBC et pour l'Office national du film du Canada. En 1947, il est responsable du département cinématographique de l'UNESCO à Paris.
En 1948, il fait paraître "Tremolo", roman dont le héros est un joueur amateur de clarinette, passionnée de jazz.

En 1960, il travaille en Allemagne de l'Ouest à la création d'une station de télévision nationale. En 1976, il obtient un doctorat pour une étude approfondie de l'origine et l'avenir de patriarcat, "Das Patriarcat".
De 1982 à 1986, il est président de la Deutsche Gesellschaft für Sozialwissenschaftliche Sexualforschung (DGSS). En 1990, il reçoit la Magnus-Hirschfeld-Medaille.
Durant les dernières décennies de sa vie, il vit à Scharten en Haute-Autriche, où il se suicide à l'âge de 80 ans.



Joséphine TASSY – l'Indésir – Éditions L'iconoclaste - 2023


 

L'histoire

Nuria apprend en pleine nuit où elle a fait la fête la mort de sa mère. Cette femme qu'elle n'aime pas et qui ne l'a jamais aimée non plus. Elle se dit qu'elle s'en fiche et assiste à l'enterrement, sans émotions. Mais à travers diverses rencontres, elle va finalement se faire un portrait de cette mère si étrangement absente et si tellement présente.


Mon avis

Parler de l'indésir pour cette jeune autrice de 28 ans est une façon de démystifier l'amour maternel. Sa mère, femme blanche, capricieuse, parfois alcoolique, changeant souvent de partenaire ne l'aime pas. Elle n'a aucun geste maternel vis-à vis de cette enfant élevée par son père, un homme noir et sa grand-mère .

Supposée étudiante, elle vit dans un minuscule studio à Paris, sort beaucoup, n'a pas de petit ami régulier. A l'annonce de la mort de sa mère, cela semble totalement lui être indifférent. Elle se rend aux obsèques plus par « devoir » que par désir, en compagnie d'un jeune homme qu'elle a rencontré la veille et qui va la suivre dans ses pérégrinations. Car si elle veut oublier cette mère que finalement elle ne connaît pas, tout un tas de témoins et d'amis de cette femme vont se mettre sur son chemin, avec chacun leur vision de la mère. Un ange pour certains, une femme pas commode pour d'autres, une femme incapable d'aimer selon sa grand-mère Maja qui vit dans le Sud-Est de la France.

Petit à petit, Nuria va se remettre en question, toujours accompagné d'Abel, ce garde-fou nécessaire.

Mais ce qui surprend le plus dans ce roman c'est l'écriture. Avec brio, comme l'on souligné les critiques de presse, elle peut passer d'un style épuré et froid à des fulgurances lyriques et poétiques. Elle joue aussi avec la typologie, utilisant le « en italique », ce que le grand écrivain argentin Cortazar avait déjà utilisé, (des sous-textes en caractères plus petits pour témoigner de ce que le personnage pense vraiment). Mais sans se revendiquer d'un courant comme Oulipo (qui use des jeux de mots, de l'écriture automatique, de toutes les possibilités du langage), l'autrice invente son mode d'écriture, comme elle incline son héroïne a changer sa perception des choses. En découvrant sa mère, elle même se découvre, sa fausse carapace d'indifférence craque doucement, pour en revenir à non pas ce que l'on doit être, mais ce qu'on est vraiment.

Filiation, ce qui relève de l'inné notre hérédité et de l'acquis ici se fondent dans un récit parfois dérangeant. Et pose la question la plus taboue qui soit : une mère est-elle capable d'indésir pour son propre enfant ? On ne parle pas ici de grossesses de filles trop jeunes, de viol, de traumatisme. Ou de syndrome post-partum. On parle des femmes qui ont un enfant et qui n'arrivent pas à l'aimer.

Le seul défaut que je trouverais à ce roman est de ne pas avoir su rendre l’héroïne totalement sympathique. Choix voulu par l'autrice ? Après tout ce n'est que son premier roman.



Extraits :

  • Je souris de réapprendre en regardant ces deux couillons qu’ être enfant, être parent, ce n'est pas une histoire de goûters en rentrant de l'école, de souvenirs à la plage en été, de mots d'amour, ce n'est même pas une histoire de claques qui échappent, de devoirs pas finis, de déjeuners trop longs où tout le monde s'ennuie. Je souris d'eux qui m'apprennent par accident qu'aimer c'est s'en vouloir, et encore en vouloir

  • Autant de monde que ce matin au Père-Lachaise. Indescriptible parce qu'incroyable, cette foule. Tous ces gens. Des dizaines. Comment ? Comment tous ces gens ont pu l'aimer? Je suis pas jalouse, sidérée seulement. Je ne comprends pas qu'elle ait su se faire aimer de tant de gens, et qu'elle n'ait jamais essayé de se faire aimer de moi.

  • Ce matin, je me suis réveillée, et j'ai vu mes vêtements éparpillés, au bout de mon lit, la fenêtre où hier le téléphone a sonné, c'était en pleine nuit, je regardais les lampadaires et je ne les voyais pas, j'étais nue, mais les voisins ne le savaient pas, j'avais éteint la lumière. J'avais la peau chaude et moite d'avoir dansé, j'ai répondu au téléphone et Jeanne m'a dit Maman est morte.

  • Constance envie à ma mère l'enfant qu'elle aurait su aimer, et son pouvoir sur les hommes, sur les femmes aussi. Elle lui envie des choses qu'elle aurait pu avoir, si elle avait voulu. Constance, t'avais qu'à m'aimer, moi, et t'avais qu'à séduire, c'est pas bien compliqué. Tu es jalouse d'une vie que tu aurais pu avoir, si tu l'avais choisie. Faut se méfier des désirs ignorés. Ils reviennent te foutre des claques déguisées en rancœur.

  • On se souvient des bons moments en images, des idées générales, un sentiment diffus de joie, mais seuls les mauvais moments gardent la précision des paroles dites, des gestes donnés.

  • Je crois qu’il est plus simple d’aimer une femme aujourd’hui. Je ne crois pas qu’il soit plus simple d’aimer être seule.

  • Dans le microclimat de nos sentiments post-mortem, il fait un temps d'après l'orage.

  • Ça fait longtemps que j'ai compris que le pouvoir, c'est pas les jolies filles qui le possèdent. C’est ceux qui leur imposent d’être les plus belles pour seulement exister.

  • Aimer c’est s’en vouloir, et encore en vouloir.

  • Trop de monde. C'est le plaisir de la boîte, ce trop. Trop chaud, trop petit, trop noir, trop fort. La boîte te prend le corps et te le secoue, jusqu'à ce que tu te résignes à ne pas être bien, à ne pas être toi. Tu n'as plus que le choix de devenir quelqu'un d'autre.

  • bats-toi pour ton désir
    attise-le comme un feu qui réchauffe et ne brûle pas
    attise-le comme le feu du jaune de tes yeux

  • Tu es jalouse d'une vie que tu aurais pu avoir, si tu l'avais choisie. Faut se méfier des dé- sirs ignorés. Ils reviennent te foutre des claques déguisés en rancœur.

  • j'oublie que ma mère est morte et je suis de bonne humeur. On l'enterre tout à l'heure. C'est pour ça que Jeanne, (la grand-mère) qui se couche avec les poules, m'a prévenu si tard. Elle venait elle-même de l'apprendre. C'est terrible de se sentir bien le jour de l'enterrement de sa mère.


BIOGRAPHIE

Parisienne d’origine marseillaise et martiniquaise, elle voyage, aime étudier selon ses envies, aussi bien les politiques publiques que le swahili, l’histoire de l’art, la finance, les sciences cognitives. Elle est aujourd’hui chercheuse en économie du développement. On sent dans L’indésir l’influence des lectures, les nouvelles de Salinger, le roman philosophique avec Hermann Hesse, le théâtre de Tennessee Williams et la poésie amoureuse d’Aragon.

Son insta : https://www.instagram.com/josephinesultane/?hl=fr




mardi 24 octobre 2023

E. LILY YU – L'odyssée de Firuzeh – Éditions de l'Observatoire - 2023


 

L'histoire

Omid (surnommé affectueusement Atay), sa femme Abay, leur fille de 8 ans Firuzeh et son petit frère Nour, se préparent à quitter Kaboul, devenu trop dangereux avec la guerre entre Talibans et Américains. Ils ont vendu tous leurs biens pour payer le passeur et se rendre en Australie, où il existe déjà une communauté afghane de réfugiés. Mais le long voyage ne se passe pas comme il le devrait, avec un passage horrible dans un camps hostile de réfugiés et la menace d'expulsion . Mais Firuzeh a de la ressource et un peu de magie vient ponctuer ce récit difficile.


Mon avis

On dit beaucoup de choses sur les migrants, mais connaît-ton vraiment leur réalité. Il aura fallu 9 ans de recherches, de visite de camps, de discussions à la journaliste américaine Lily Yu pour écrire ce roman, totalement captivant.

Omid et Bahar sont des petites gens vivant à Kaboul. Omid tient un garage, Bahar veille sur ses deux enfants, en faisant quelques travaux ménagers. Les enfants vont à l'école. Mais voilà, les Talibans sont entrés dans Kaboul et il n'est pas question de vivre sous ce régime dictatorial pour Omid et sa famille. Il vend tout ce qu'il a pour payer un passeur. Discrètement une nuit, ils partent serrés les uns contre les autres pour Peshawar, au Pakistan voisin, où ils sont hébergés quelques jours avec une autre famille afghane sur le départ. Firuzeh et Nasima (la fille de l'autre couple) deviennent amies et complices. Les voilà ensemble dans l'avion pour Jakarta, une première escale, avec des faux-papiers – qui ne tromperont personne - et des billets d'avions.

Quelques jours à Jakarta dans une pension maussade et sale et ils doivent embarquer dans un navire direction l'Australie. En fait pas exactement un navire mais plutôt un bateau de pèche, instable, où ils sont serrés comme des sardines. Une grosse tempête manque de faire chavirer le bateau et Nazima se noie. L'embarcation est finalement sauvée par un navire australien. Mais de de Perth, de Sidney ou de Melbourne en vue. Ils sont conduits dans un camps de réfugiés sur l’île de Nauru, autrement dit un enfer. Les tentes en toiles sous le vent et la pluie, des lits militaires, des repas de riz, poulet, pain et des coups de matraque pleuvent entre les injures. Seule Firuzeh comprend l'anglais. Le temps passe et la seule solution est d'aller à l'infirmerie, où l'on distribue des somnifères qui endorment les adultes désœuvrées. Si le turbulent petit Nour se fait des amis, quand il ne se dispute pas avec sa sœur (de façon très drôle d'ailleurs), Firuzeh parle avec Nasima ou son fantôme qui la conseille, et rencontre Farah, une jeune femme qui lui donne des sucreries et du coca-cola – on comprend vite que Farah qui semble avoir de l'argent pour s'acheter ce qu'elle veut se prostitue auprès des gardes. Les parents de Nazima ont eu leur titre de séjour et s'envolent pour Perth. La famille de Firuzeh elle reçoit une lettre : 2 000 dollars pour rentrer dans son pays ou rester dans ce camps, dans la promiscuité, la saleté (une douche pas semaine, dans des sanitaires qui empestent), la nourriture infecte, les vents et les moissons.

Puis un jour, arrive une lettre : la famille de Nasima n'a pas oublié ses amis et a réussi à faire appel. Ils arrivent alors dans le froid glacial de Melbourne pour recommencer une vie. Mais quand on ne parle pas la langue, quand trouver du travail pour qui n'a qu'un titre de séjour renouvelable ou pas tous les 2 ans), c'est difficile. D'autant que les enfants sont conquis par le mode de vie occidental. Alors que les parents économisent dollars après dollars, et malgré l'aide d'une association caritative, le fossé se creuse entre les traditions afghane (toujours recevoir un ou une invité avec un thé chaud et des pâtisseries qui coûtent cher, au grand dam du père), les enfants rêvent de cette vie occidentale où on va au cinéma, où les filles se maquillent, comme les copines de Firuzeh, Shirin qui vient d'Iran ou une autre adolescente afghane. Et puis le visa n'est pas renouvelé, alors que les 2 parents travaillent durs, que les enfants – malgré beaucoup de difficultés scolaires, tentent d'y arriver... Mais il y a Nasima qui conseille Firuzeh, et malgré l'adversité, finalement il resteront ici, et les autres dans l’infini océan.

Ce roman, surtout vu par Firuzeh est magnifique parce qu’il y raconte une réalité que l'on ne connaît pas, mais sans sombrer dans le pathétique. Pour cela, l'autrice insère les inénarrables chamailleries entre le frère et la sœur (qui pourtant s'aiment évidemment), les contres que racontent Abay, et l'amie imaginaire Nasima, la petite voix de la raison qui guide la jeune fille tout au long du livre, à se demander si son fantôme n'est pas réel. Cela donne un charme envoûtant à ce livre, qui ainsi combat la dureté. Les amitiés fortes qui se nouent, la solidarité grâce à une association caritative, la force de Firuzeh qui observe beaucoup mais refuse de se laisser abattre, la poésie, l'humour impayable de Nour, le choc des cultures font de ce livre un incontournable, en écho avec l'actualité. Des gens qui doivent abandonner tout, sans sacrifier à leur valeur de politesse, des gens qui ont enfin des noms, une histoire derrière eux, tout cela vous attrape aux tripes, laisse aussi vous échapper un sourire et nous rappelle à notre éternel devoir de bienveillance.




Extraits :

  • Tu sais comment on combat un cauchemar ? Est-ce que tu sais seulement de quoi est fait un cauchemar ? Non. Tu assembles des bouts d'histoires pour te créer un chez-toi ou une famille. Certains bouts, on te les donne, d'autres, tu les fabriques toi-même en vivant ta vie. Un cauchemar, c'est quand les bouts les plus moches et les plus féroces s'agglutinent ensemble, et partent chasser d'autres histoires pour les dévorer. Firuzeh dit : Tu ne peux pas te battre contre une histoire. Bien sûr que si. Il suffit de casser un cauchemar en petits bouts d'histoires dont il est constitué, et boum, plus de cauchemar.Et donc ?Tu vis dans un cauchemar. Tu devrais le mettre en pièces. Tu es cinglée.(réponse de Firuzeh à Nasima)

  • Mais où irons-nous ? fit Omid, les yeux écarquillés. Jadis, il n'avait été qu'un petit garçon aux genoux croûtés, pas plus lourd qu'un sac de blé. Jadis, Hassan l'avait porté sur ses épaules. Je n'en sais rien, répondit Hassan. N'importe où, Là où vont ceux qui quittent l'Afghanistan. C'est un pays d'exilés, un pays d'hirondelles migratrices. Toutes finissent par trouver un lieu où se poser. Toi aussi, tu trouveras.

  • Alors pourquoi ta famille à toi a quitté l’Afghanistan ? Ils refusent de me le dire.Ils refusent de te le dire ? Abay dit que je n’ai pas besoin de le savoir. Mais bien sûr que si ! On a besoin de raisons autant qu’on a besoin d’eau et d’air. Je serai la meilleure amie que tu aies jamais eue. Je te la trouverai, ta raison.

  • Firuzeh dit : Atay est un héros. Il transperce les lions et les dragons de sa lance. Il vaincra le div maléfique du ministère de l'Immigration, et lui coupera la tête.
    Assez, dit Atay posément. Votre mère a raison. Firuzeh insista. Elle raconterait cette histoire comme il le faudrait. Tu iras sur ton cheval tacheté - enfin, dans ta voiture - jusqu'au bureau du ministère, et tu brandiras la vérité contre eux, telle une épée. Vous ne voyez pas ce qui se passe vraiment en Afghanistan ? Nous ne pouvons pas y retourner : nous nous ferions tous tuer. Et la vérité leur transpercera le cœur.

  • Ne les laisse pas te briser ou te rendre plus dure. Ce monde est sans pitié, il n’a pas été conçu pour toi.

  • A-t-il quelque chose de juste ce monde ? rétorqua Abay. Ou est-ce que tout nous enseigne à nous soumettre à Dieu ?

  • L’ennui, déclara Nasima, c’est pire que les requins. Ils avaient vu les ailerons au loin la veille, mais à présent la mer n’avait plus à leur montrer que des bouteilles en plastique, des paquets de chips et des entrelacs d’algues.
    Firuzeh rétorqua qu’elle préférait l’ennui.

  • Les histoires vont là où les gens vont, dit Nasima. Elles résident dans les rêves, les récits, les souvenirs. Cela fait plus d’un siècle que les djinns se sont établis ici. Ils sont venus avec les premiers Afghans, l’endroit leur a plu, et ils sont restés.

  • Et pourtant, on est toujours ici, à attendre. Chacun de nous attendait quelque chose, et c’était cela qui nous faisait tenir. À présent, on n’a plus rien à attendre. À présent chaque minute de nos vies est un gâchis. Le temps nous cisaille les nerfs. Et ça fait mal. Très mal.

  • Comme quand j’étais en vie. Je n’étais qu’un espace en forme de fille dans l’univers. Quelque chose à nourrir. Auquel on met des chaussures et des robes. Qu’on élève comme il faut, comme un mouton, afin de pouvoir l’amener un jour au marché. Mais quelque chose qu’on ne voit pas, pas vraiment. Personne ne voit jamais vraiment sa fille. Pas comme on voit ses fils. Qui eux valent quelque chose. Qui eux travailleront un jour.

  • Merci", dit Grace aux photos. D'être montés à bord de ces bateaux. D'avoir lutté. D'avoir menti. De ne pas avoir lâché. D'avoir vécu. D'avoir trouvé la mort. D'avoir travaillé treize ou quatorze heures par jour dans une supérette à Footscray avant de déménager dans les collines. Pour les appels téléphoniques longue distance et les visites occasionnelles, pleines de gêne réciproque, lors desquelles Grace devenait soudain la parente riche et choyée, avec sa peau vierge de cicatrices, ses blessures invisibles. Merci, c'était bien trop peu.

  • Un rêve fracturé. Des bruits de pas creux sur un long quai, l’eau clapotant en contrebas. Les vibrations et les grondements familiers d’un moteur d’autocar. Des clôtures argentées s’ouvrant à leur passage pour les avaler. Firuzeh battit des paupières pour ouvrir les yeux, elle vit, et elle oublia.

BIOGRAPHIE

Autrice américaine, E. Lily Yu a écrit des nouvelles plusieurs fois récompensées.
En 2021, paraît son premier roman "On fragile waves" traduit par "L’Odyssée de Firuzeh", après neuf ans de recherche. Elle travaille actuellement à un second roman "Jewel box" à paraître en 2023 aux États-Unis.

Son site : https://elilyyu.com/


Je vous conseille aussi cet article qui vous permettra de comprendre aussi ce qui se passe dans le pacifique. https://fr.wikipedia.org/wiki/Solution_du_Pacifique



jeudi 19 octobre 2023

Catriona WARD – la dernière maison avant les bois – Éditions Sonatine 2023


L'histoire

Ted Bannermann vit dans la dernière maison de l'impasse de Needless Street à Portland. Cet homme d'une quarantaine d'année vit seul, avec sa chatte Olivia, et des temps en temps la visite de sa fille à peine adolescente Lauren, franchement insupportable. Ted ne travaille pas, en raison de problèmes de santé. Il vit la plupart du temps chez lui, et sort juste pour le nécessaire, ou va se promener dans les bois.

Il se souvient aussi qu'il y a 11 ans, une petite fille a disparu dans les bois, que son corps n'a jamais été retrouvé et Ted a très peur que le « Meurtrier » comme il l'appelle ne revienne tuer un autre enfant. Mais c'est l'installation d'une nouvelle voisine Dee qui va changer et bouleverser le destin de Ted.



Mon avis

Voilà un polar pas banal du tout, comme vous n'en n'avez probablement jamais lu.

Dans ce roman choral, vous allez de surprises en surprise. Il y a Ted qui parle de son quotidien bien monotone, mais aussi Olivia, la chatte qui observe tout et qui sait se comporter en félin royal, en allant consoler son maître, et qui se lie d'amitié avec un autre chat, nommé Nocturne qui partage discrètement sa chasse avec elle. Lauren, qui rend visite en général le week-end à son père est toujours maussade, jamais contente, et la papa prend bien conscience que ce n'est pas facile d'éduquer une pré-adolescente, qui risque bien de lui causer du souci plus tard. Et puis il y a Dee, une femme qui a perdu sa petite sœur Lulu, ainsi que sa famille. Lulu, qui avait 9 ans était la petite chouchoute de la famille, au grand désarroi de Dee, toujours punie. La police a eu beau chercher, l'enquête ne mène à rien, et Dee veut savoir ce qui est devenue de sa sœur. Dee a tout perdu dans cette épreuve : sa mère, ivre de chagrin a fini par quitter le domicile conjugal, son père a sombré dans l'alcoolisme et la dépression et est finalement mort d'un AVC . Dee qui rêvait d'être danseuse classique n'a pas pu se payer des études et a vécu de petits boulots. Hors Dee a entendu parler de Ted, qui a l'époque avait été interrogé par la police, mais rien de suspect n'avait été trouvé et aucune charge retenue contre lui. Mais pour Dee cela reste une piste à suivre, et elle va s'installer dans la voisine voisine de Ted.

Nous avons donc : un chat qui parle et qui lit la bible en cachette, un homme pas très beau, qui ne prend pas plus soin de lui que de sa maison, et qui semble très attaché au souvenir de sa mère, une petite boite à musique cassée dont la ballerine ne tourne plus, un vieux magnétophone où la mère de Ted prenait des notes pour ses recherches. Ted qui aime manger, souvent des choses incongrues, décide de s'en servir pour mémoriser ses recettes de cuisine.

Mais alors qui a commis ce crime odieux et pourquoi ? Je ne peux pas spolier le livre, ce serait vous ôter toute envie de le lire. Mais pour brouiller les pistes, déstabiliser le lecteur, l'autrice sait y faire. Qui est au fond Ted, qui vit isolé dans une maison dont les fenètres sont remplacées par des panneaux de bois (posés il y a 11 ans quand il était suspecté par la police, puis innocenté, il était au super marché à l'heure des faits, mais la mentalité des citoyens est ce qu'elle est, et des faux justiciers lui ont défoncés les fenêtres. Si tout cela est passé, Ted n'a pas songé à remettre des fenêtres en verre, juste quelque petits trous dans les bois. Puis il y a eu des oiseaux morts trouvés dans son jardin, piégés à la glu, que Ted a eu le supplice de devoir enterrer, car les oiseaux et la nature il aime cela, mais sans trop s'aventurer dans ces bois maléfiques semble-t-il.. Et quels sont ses rendez-vous où il est absent plusieurs heures chaque semaine ?

Caroline Ward tisse sa toile comme une araignée littéraire, avec des rebondissements, et une psychologie fouillée des personnages. Souvent bien des polars nous laissent deviner le coupable à mi-lecture ou assez facilement. Là, c'est un labyrinthe méticuleux, dans une ambiance de plus en plus stressante qui va vous tenir en haleine.

Et surtout ce roman a aussi une vocation, mais cela vous le lirez dans la postface.Addictif à souhait, on a beau jouer les détectives, on aura bien du mal à se douter de la fin. Encore une belle publication des Éditions Sonatine, toujours à la recherche de l'original.


Extraits :

  • Je vais te confier un secret, chaton. Tout le monde se sent comme ça par moment. Parfois, les choses vont mal et on a l'impression que rien ne pourra s'arranger, que l'avenir est bouché, comme le ciel un jour de pluie. Mais tu sais, la vie ça change à toute vitesse. Les choses bougent tout le temps, les bonnes comme les mauvaises, et le ciel finira par se dégager. Je te le promets. e crois que les enfants ressentent la douleur plus fort que les adultes, parce qu'ils ne savent pas encore jusqu'à quelle intensité elle peut monter.

  • Il y a une forte odeur de nettoyant ménager qui fait penser à une prairie en fleurs, en version chimique. J'imagine que dans le futur, on atteindra un moment où plus personne ne connaîtra le parfum d'une vraie prairie. Mais bon, si ça se trouve, d'ici là, les vraies prairies auront disparu et les fleurs seront fabriquées en laboratoire. Du coup, les ingénieurs feront en sorte que les fleurs aient une odeur de nettoyant ménager, parce qu'ils penseront que c'est ça, la véritable odeur des fleurs.

  • comme les fois d'avant, je ne me sens pas fier d'utiliser une photo de profil qui n'est pas la mienne, mais je sais que sans ça, personne n'accepterait de me rencontrer…

  • Les dieux sont plus proches qu'on pourrait le croire. Ils vivent au milieu des arbres, derrière un voile si fin qu'un simple coup d'ongle suffirait à le déchirer.

  • J’ai deux critères pour juger les gens ; comment ils traitent les animaux et ce qu’ils aiment manger. Ceux qui adorent la salade ont forcément mauvais fond. A l’inverse, ceux qui ont un faible pour le fromage ont tendance à m’inspirer confiance.

  • Pendant des semaines, j'emmagasine mes pensées les plus inintéressantes pour les raconter à l'homme-scarabée [son psy]. C'est du boulot, parfois, de trouver assez d'idées pour tenir une heure.

  • D'une manière générale, les animaux de compagnie valent mieux que leurs propriétaires. J'ai de la peine pour tous ces chiens, chats, lapins et souris forcés non seulement de vivre avec des gens, mais pire encore, de les aimer.

  • Les deux sœurs avaient les mêmes yeux que leur mère : les mêmes grands iris marron teintés de vert foncé, les mêmes longs cils noirs. Sauf que ce n'était pas cette ressemblance que voyait Dee chaque fois qu'elle croisait le regard de Lulu, mais le fait que sa sœur était la préférée de ses parents.

  • Quand on est arrivé à la maison, maman m’a fait couler un bain, puis elle m’a déshabillé et m’a examiné sous toutes les coutures. Elle a trouvé une coupure sur mon mollet qui saignait. Alors elle a sorti sa trousse d’infirmière et elle m’a fait deux points de suture pour refermer la plaie. Elle me cassait, puis elle me réparait, et ensuite elle recommençait – c’était comme ça, avec ma mère.

  • On ne peut pas deviner comment sont les gens juste à partir de ce qu'ils font. On peut très bien faire quelque chose de mal sans être quelqu'un de mauvais. Et à l'inverse, ça doit aussi arriver que des gens mauvais fassent quelque chose de bien une fois de temps en temps. Ce que je veux dire, c'est qu'on ne peut jamais savoir.

  • Dans notre vie de tous les jours, il est parfois difficile de dire à nos proches ce qu'on pense ou ce qu'on ressent. Et quand on garde des secrets, on finit souvent par se sentir très seul.

  • Le regard des autres transforme ma maison en un endroit que je ne reconnais pas.

  • Je voudrais que les gens sachent que tout ça, c'est uniquement une question de bienveillance. Nous sommes apparus pour protéger l'enfant. C'est ça qui compte.

  • C’est le jour où j’ai découvert ma raison d’être. Tous les chats en ont une, de la même manière que tous les chats peuvent devenir invisibles ou lire dans les pensées. (Sur ce dernier point, on est vraiment très forts.) 

     

BIOGRAPHIE

Catriona Ward est née à Washington, DC. Sa famille a beaucoup déménagé et elle a grandi notamment aux États-Unis, au Kenya, à Madagascar, au Yémen et au Maroc. Elle écrit des romans et des nouvelles, et des critiques pour diverses publications

En anglais : https://en.wikipedia.org/wiki/Catriona_Ward

Son site : https://us.macmillan.com/author/catrionaward

Son insta : https://www.instagram.com/catward66/?hl=fr


 

Dimitri ROUCHON- BORIE – Le chien des étoiles – Le tripode -2023


L'histoire

Après une opération à la tête, Gio rentre dans sa famille gitane qui crie vengeance et se prépare activement à aller massacre les cousins qui ont attaqué le jeune homme. Mais Gio ne veut plus de cette vie de misère, de ces attaques entre clans rivaux. Alors il part en emmenant avec lui, le petit Papillon, un garçon de 11 ans, sourd et muet, et Dolorès, 16 ans qui est prostituée par et pour les hommes du clan. Un road movie, ponctué de moments poétiques mais tristes qui en fait l'un des meilleurs romans de la rentrée.



Mon avis

Dimitri Rouchon-Borie est un surdoué de la littérature française, il faut le souligner. Il se lance ici dans un road-movie en compagnie de trois personnages marginaux ; Tout d'abord Gio, un colosse qui malgré une grosse cicatrice sur le crâne est bon avec les bons mais sait aussi se défendre. Le petit Papillon qui si il ne parle pas comprend des choses, et se montre

particulièrement malin pour sortir d'impasses où le trio se met souvent. Enfin Dolorès, une trop jolie adolescente, le plus souvent silencieuse. On ne sait pas de quel clan elle vient, mais en tout cas, elle sert de prostituée au propre père de Gio et à d'autres hommes du village, sait à peine lire et est persuadée que son destin est de servir les besoins des hommes, ce qui Gio va lui interdire. Le garçon ne supporte plus ce mode de vie gitan, avec le crucifix au dessus du lit, les femmes confites en dévotion et surtout qui s'occupent de tâches ménagères mais n'hésitent pas, pour les plus jeunes à participer à des expéditions punitives, tant l'honneur du clan est important. Gio ne croit pas spécialement en Dieu, mais à la mère Nature et au ciel, dont il aimerait tellement connaître le nom des constellations et des étoiles. On se doute bien que l'éducation qu'il a reçu a été minimale, comme tous les enfants, qui une fois l'essentiel acquis sont mis à travailler pour le clan : récupération, ferrailleurs, mais aussi un petit potager où poussent difficilement, entre vapeurs d'essence et circulation, quelques pommes de terre. Les mobile-homes sont rafistolés, le père et chef du clan prend son petit déjeuner au vin rouge qui pique. Ce n'est pas heureusement une généralité, les gens du voyage ne sont pas tous des brutes avinés, mais ont le sens de l'honneur.

Sur un long chemin, souvent semé d'embûches fatales, l'auteur nous livre une magistrale démonstration de la pauvreté, de l'errance, quand les racines sont floues, de la banalisation des violences sexuelles et d'un monde où les pauvres, les gens différents ne comptent pas.

Ici nous n'avons ni repère temporel, on parle de chevaux, puis d'un shérif, qui ferait penser aux États-Unis au début du 19ème siècle, de routes commencées et pas finies. On ne sait pas où et quand cette étrange histoire a eu lieu et si l'auteur n'est pas en train de nous donner un conte universel, une leçon sur nos capacités au bien vivre ensemble. La violence, la trahison, la dureté sont compensées par des pages de poésie pure, qui se réfèrent à la nature, les bois, et le ciel qui Gio rêve d'atteindre. Après il y a les rencontres amicales, les rencontres brutales, mais Gio se doit avant tout, avant d'oser rêver à ce ciel immense, protéger ses petits compagnons qu'une forte amitié lie à jamais, ici et au-delà des mots.

Un style aussi, qui oscille entre humour et tendresse, bref toute une gamme d'émotions pour un seul livre c'est déjà une belle réussite. Il vous juste vous laisser glisser dans l'histoire, suivre Gio et les siens, et ensuite prendre le temps de la réflexion qui sera propre à chacun, selon son caractère, son ressenti, et c'est une magie de plus qui s'opère. On en sort à la fois bouleversé mais sans nostalgie, heureux de cette trouvaille littéraire, composée de chapitre qui commencent tous par le mot comme : comme on se retrouve, comme on part, comme on s'échappe etc... Mais la plume magique de l'auteur, entre humour et un style bien à lui, poésie, magie et échappées surréelles nous entraîne dans la joie d'un excellent ouvrage qui touche le cœur et les tripes.


Extraits :

  • Il devine, dans les poches, des mouchoirs à carreaux et des petits couteaux pour blesser le pain et le fromage.

  • Gio est aux chevaux .Tout dort encore,parce que la nuit commence à peine à s'estomper.Le ciel joue sa guerre quotidienne et ça fait des ravages dans les nuages.Papillon est quand même venu avec lui pour observer comment on s'y prend,et le gamin ,sur une botte de paille ,se raconte des histoires.Les bêtes ont reconnu Gio quand il s'est approché. Gio les à salué selon le rituel et il a aussi senti qu'il y avait des choses possibles avec le vieil arbre,quand un frémissement a secoué son feuillage .Gio ne connaît toujours pas bien la ville ,il ne l'a goûté qu'à l'hôpital. Et il sait qu'ici ,il sera privé de certaines choses qui comptent .C'est comme ça et il ne peut pas retourner là d'où il vient .Mais quand ce sera plus clair pour tout le monde ,il pourra peut-être dégoter un champ à l'écart et s'y poser et faire venir Dolorès et Papillon et vivre tranquille avec eux ,et leur apprendre le ciel et le voyage dans les étoiles.

  • Comme on se retrouve
    --Regardez - moi cette Gueule de crasse qu'est de retour! Le père s'avance ,son visage se fend d'un sourire .Il range son canif ,jette le bout de bois qu'il était en train d'épointer,écarte les bras. --Ça ,c'est de la carne de mon sang ça s'en va pas,pour de bon à la première misère. Nom de nom mon fils,t'es beau comme si t'étais plus neuf qu'avant! Il attrape Gio et le serre contre lui. --Fais voir ton pansement, où c'est qu'ils t'ont esquinté, qu'il dit ,solennellement ,en prenant du recul.

  • Les cimes souples des pins s’agitent, bras de vieillards tendus vers un butin trop beau pour eux.

  • C'est comme aller causer au destin, alors choisis bien ton verbe.

  • Le bruit se met à courir que le géant qui cogne gribouille des choses étranges à la craie dans la cabane du Cubain, et les gens commencent à en faire une conversation et ça donne des histoires plus grosses que les dirigeables qui traversent l’Atlantique.

  • Le problème c’est que tu te sens flattée dès qu’un homme te regarde, parce que c’est toujours bon à prendre, mais ça te guérira jamais de la solitude, la vraie solitude. Celle qui te pousse à chercher un peu d’attention, quitte à faire des choses qui te font pas envie…

  • Gio se lève et il met la gamine debout et il appelle Papillon qui réagit avec sa béatitude nouvelle, et il les attrape chacun par la main et il s'agenouille, tandis que les deux autres restent debout. Il contemple leurs visages et il y a cette voix de la nuit qui reste présente en lui et qui lui dit où voir, et ce qu'il voit, c'est la beauté de ces deux gamins, et le fait qu'il faut les protéger de tout, même quand il n'aura pas la force de le faire.

  • Le géant rue et exulte et râle et il frappe et frappe encore, mais Gio a l’esprit de la chouette, et il plane en silence au-dessus de l’arène, et il encaisse des coups, et il déploie ses ailes car il ne sent rien, il ne demande rien, rien d’autre que de continuer à encaisser parce qu’il s’en fiche et dans ce moment il n’y a rien d’autres à sauver, rien à réclamer, rien à dire. Et les coups lui font une sensation ici ou là et il en redemande et il se met à crier ramène-moi, ramène-moi, parce qu’il aimerait qu’un bon coup finisse par annuler celui qu’il a pris en trop, et il commence à en vouloir à Isaac de na pas être foutu d’aller lui cogner la vie, loin en lui, si loin que ça ferait vibrer de nouveau toute la substance, et qu’il cesserait d’être un sauvage à demi mort, ou à moitié vivant, et il ne serait plus l’homme de la nuit, mais celui qui a été rendu au jour par un coup de poing.

  • Gio se lève et va observer les étoiles. Le ciel a trop de nuages, et même la lune peine à projeter une lumière diffuse. Il boit en silence, puis retourne près du chien et montre un détail de la fresque.
    — Là c’est Dolorès. Je peux pas t’expliquer Dolorès. Au départ, elle avait pas de nom, ni de parole, la gamine. Quand je l’ai rencontrée la première fois elle était en train de branler le Père. Tu sais je rentrais de l’hôpital et j’en étais sorti pas bien malin. La gamine, elle ondulait, et elle était belle, mais avec moi, comment te dire, ça marchait pas. Je voulais pas être un homme, je voulais être une chouette, je voulais me fondre dans la nuit. Ça m’a pris à l’hôpital cette histoire, c’est plus fort que juste de la survie. C’est rejoindre le vrai monde, tu vois ?
    Le chien écarte ses mâchoires. Puis la chouette disparaît et Gio continue à voler loin, plus haut et il est en joie, car il ne pensait pas qu’on pouvait aller si haut, si loin, et il y a toujours de plus en plus d’étoiles. Et puis Camarade a commencé à se débattre il n’en pouvait plus d’être porté mais Gio a tellement peur qu’il tombe mais le chien bouge et il est remuant alors il s’échappe, et il vole lui aussi.

  • Les jours d'après, il avait imaginé un fil pour le relier au ciel. Chaque soir, il vérifiait que le fil tenait, que les nurses ne l'avaient pas coupé avec les ciseaux à pansement, ou avec leur mauvaise humeur. Quand elles le laissaient tranquille, il y grimpait.


Biographie

Dimitri Rouchon-Borie est né en 1977 à Nantes. Il est journaliste spécialisé dans la chronique judiciaire et le fait divers. Il est l'auteur de Au tribunal, chroniques judiciaires (Manufacture des livres, 2018). Le Démon de la Colline aux Loups est son premier roman, pour lequel il a remporté pas moins de 12 prix littéraires

En savoir plus : https://fr.wikipedia.org/wiki/Dimitri_Rouchon-Borie

reportage ici : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/une-journee-particuliere/dimitri-rouchon-borie-ecrivain-je-m-interesse-a-la-collusion-entre-la-sauvagerie-et-l-ordinaire-6337334



 

mardi 17 octobre 2023

THUAN – le parc aux roseaux – Actes Sud 2023

 


L'histoire

Une jeune vietnamienne rentre dans son pays à la fin des années 2000 après 10 ans passés à Paris pour étudier et faire une thèse de littérature qui ne la passionne pas et qu'elle n'achève pas. Elle confronte son regard occidentalisé à ce qu'est devenue son pays.


Mon avis

C'est un livre à la narration étrange que je vous propose de découvrir. Ici, la structure du roman est bouleversée par des allers-retours entre le passé parisien de la narratrice, ses rêves qui ont une allure de réalité, et son retour dans un Vietnam occidentalisé qu'elle ne reconnaît pas.

Sans brouiller la lecture, qui peut sembler déconcertante, cet ouvrage nous interroge sur l'identité propre, quand on a passé un certain temps dans un pays étranger – où l'on est, ne serait-ce par son physique – une étrangère et un retour au pays. Surveillée par son père, qui considère la littérature comme le plus noble des arts, elle est accueillie par sa sœur, qui a fait fortune dans l'immobilier, et qui lui offre un superbe appartement à Saigon (Ho Chi Min Ville actuellement), lui trouve un poste d'enseignante de français dans l'école qu'elle dirige. Il faut connaître l'histoire du Vietnam, qui sort progressivement d'un régime communiste dur (le Vietnam se veut un régime socialiste, toujours dirigé par le Parti Communiste), mais qui tend à s'ouvrir à l'économie de marché. Avec des passe-droits, sa sœur, mariée à un cadre du régime peut aller n'importe où avec n'importe qui. Son père lui accueille sa fille très content de la revoir mais lui demande de finir sa thèse. Il l'appelait déjà 2 à 3 fois par jour quand elle était à Paris pour suivre ses études. Et là Thuan démontre très bien l'oppression que subissent les femmes vietnamiennes. Soumises aux hommes, quand elles ne sont pas battues ou trompées par leur conjoint, elles se doivent d'être effacées et supposées tenir leur foyer, ne pas faire trop de vague. Même à Paris, les asiatiques sont considérées comme dociles (son amie Na , étudiante, qui attendait un bus se fait prendre pour une prostituée) et fragiles.

Terrible dénonciation du sort des femmes vietnamiennes que ce soit ici ou la. La narratrice (dont on ignore le nom) est célibataire et entend bien le rester. Elle a bien eu un amoureux, un certain P, qui a du se marier depuis, qui ne la considérait pas comme « son égale ». La trouvait-il trop dépendante de son père, de cette surveillance à distance. Son père ignore tout de sa vie parisienne, uniquement ce qu'elle veut bien lui raconter. A coté de cela, les femmes fortes et protégées du régime vivent dans un luxe fou, comme sa sœur, pourtant en instance de divorce, mais qui garde sa place de femme bien en vue.

Et puis il y a le français, la langue qui s'efface au profit de l'anglais, même le russe est oublié, rappelant des temps trop durs. La narratrice après quelques temps passé dans son pays qu'elle ne reconnaît plus, décide finalement de repartir à Paris, pour y vivre son destin. Lequel, on ne le saura pas.

Ce livre est interdit de publication à Ho-Chi Min, c'est dire si il dérange. Pourtant il circule quand même et fait l'objet de nombreuses études sut le style narratif de l'autrice.

Je vous conseille avant tout de vous renseigner sur l'histoire du Vietnam , qui vous permettra une meilleure compréhension du livre : https://fr.wikipedia.org/wiki/Vi%C3%AAt_Nam.




Extraits :

  • Malgré la guerre, la famine, l’embargo, les persécutions, la corruption, les Vietnamiens sourient immanquablement en toute circonstance, d’un sourire triomphant, comme ils disent. Les larmes ne sont réservées qu’à deux occasions : les funérailles et les chagrins d’amour. Les Français ne pleurent pas aux enterrements, rarement lors des ruptures, mais ils vont se pendre dans la forêt ou se jettent du haut d’une falaise pour la simple raison que les feuilles d’automne sont trop jaunes, que la mer est trop bleue ou que les oiseaux sont trop insouciants. Les Vietnamiens, eux, se suicident lorsqu’ils perdent un pari mais sûrement pas à cause de la solitude qu’ils évoquent comme les Français parleraient de voyages. Ils sont fascinés par les chansons qui exaltent la solitude. Chaque soir, des hommes rassemblés autour d’une bière devant un écran de karaoké, la cuisse d’une hôtesse sous une main et un micro dans l’autre, chantent en chœur "Parce que je suis seul, aimer c’est aussi être seul".

  • Mon père, quant à lui, oscille toujours entre la France et le Vietnam, entre pessimisme et optimisme, comme si c’était là son moyen de subsistance depuis son retour au pays. En lui, l’espoir et la déception se heurtent à chaque seconde. Il parle d’un ton exalté avant d’afficher aussitôt un sourire forcé. Peut-être aimerait-il pouvoir tout oublier et se joindre à cet optimisme collectif, mais il est aussitôt rattrapé par le pessimisme hérité de ses années françaises et par le regret, conséquence d’un excès de naïveté qui a changé le cours de sa vie.

  • P m’enlaça et me demanda si j’allais bien et comment j’avais fait pour le trouver ici. Je ne lui répondis pas. Les larmes inondaient mes paupières, coulaient sur mes joues et mes lèvres. Incapable de les sécher, je les avalai. Elles m’empêchaient de lui dire quoi que ce soit. Je le regardais sans sourciller. J’avais le nez bouché. La bouche sèche. Comme si j'étais muette, je fis signe à P de me suivre: mon appartement n'était qu'à une centaine de mètres. Il secoua la tête. Ses cheveux blancs à la lumière du soleil ressemblaient à des filaments de nylon. Son teint était hâlé. Les rides de son visage étaient plus marqués. Ses yeux étaient décolorés. Il était comme le film en négatif de lui-même lors de notre dernière rencontre au parc aux roseaux.

  • Si le pessimisme est la maladie chronique des Français, l’optimisme est le plus grand point commun des Vietnamiens .Ils ont sont si fiers qu’ils ont mis au point pour l’espèce humaine un nouveau concept qu’ils ont baptisé « optimisme révolutionnaire », mais qu’au final eux seuls comprennent et célèbrent à l’unisson .

  • Dans un de ces rêves, P est à bord d'un train, un train très étrange, qui avance sans locomotive, ni conducteur, et je cours derrière en criant son nom, tout comme aujourd’hui j’ai couru dans la ruelle, avec ce courant d’air chaud qui soufflait dans mes oreilles, avec le sentiment que mon cœur bondissait hors de ma poitrine.

  • Si en France les livres nous enseignent : "Je pense donc je suis", au Vietnam la vie nous apprend : "Je calcule pour ne pas mourir"

  • Ici, dire des vérités coûte souvent bien plus cher que les nids d'hirondelle.

  • Pour eux la seule différence entre Dumas et Duras résidait dans la lettre du milieu.

  • Pendant que tu étudiais la littérature à Paris, je me suis amusé: j'ai appris à investir à Saigon.

  • Depuis mon retour, je réalisais que Saigon était devenu un paradis de la chirurgie esthétique. Les femmes n’avaient besoin que de quelques heures pour ressortir de l'institut de beauté avec une arête nasale, de grands yeux à doubles paupières, la peau blanchie et une opulente poitrine, "comme les Européennes


Biographie

Après son baccalauréat à Hanoï, Thuân a suivi des études littéraires à Moscou avant de s’installer à Paris en 1992. Distinguée par le prix de l’Union des écrivains du Vietnam en 2008 et la bourse de la création du Centre national du livre en France en 2013 et en 2020, elle est la traductrice en vietnamien de Houellebecq, Modiano et Sartre, et l’autrice de huit romans dont la plupart ont été traduits en français, notamment chez Riveneuve et au Seuil. "Un avril bien tranquille à Saigon" paru chez Riveneuve en 2017 a été interdit par la censure vietnamienne en 2015. Auparavant, Thuân avait fait paraître chez Riveneuve, en traduction, L’ascenseur de Saigon (2013), T. a disparu (2012), Paris 11 août (2014). Elle a reçu pour son roman "Chinatown" (éditions du Seuil, 2009) le English PEN Translates Award (2020).
Auteure majeure de la littérature contemporaine du Vietnam, Thuân fait partie de la nouvelle génération des écrivains vietnamiens qui voyagent et partagent leur vie entre plusieurs pays. Ses romans font l’objet de nombreuses recherches dans les universités vietnamiennes pour son écriture novatrice, parfois dérangeante par son humour.

Elle vit depuis plus de vint ans à Paris.

Voir ici : https://fr.wikipedia.org/wiki/Thu%C3%A2n

son site : https://thuan.fr/



lundi 16 octobre 2023

Dominique BONA – Berthe Morisot, le secret de la femme en noir – Livre de poche – 2002

 

L'histoire

Une biographie de Berthe Morisot, où l'autrice a puisé dans des archives inédites, pour mieux cerner cette femme peintre, l'une des rares du 197me siècle, dont la peinture résolument moderne anticipe déjà l'abstraction.


Mon avis

Une très sérieuse biographie de Berthe Morisot, très facile à lire, et fourmillant de détails sur la vie de cette femme peu connue du grand public, et l'une des rares femmes peintres au 19ème siècle.

Berthe Morisot, tout comme son ami (et peut-être un peu plus Édouard Manet) viennent tous les deux d'une famille bourgeoise et aisée. Berthe est la dernière des filles (Yves l'aînée se mariera tôt et quittera le foyer familial), collée à sa sœur Edma dont on dit qu'elle aurait aussi fait une excellente peintre. Mais Edma se marie et va vivre en Bretagne, tout en continuant de correspondre avec sa sœur.

Très jeune, brune aux cheveux indisciplinés, avec des yeux noirs, Berthe ne ressemble pas à ses sœurs blondes et plus rondes. Elle se révèle colérique, et refuse de manger quand on lui refuse quelque chose. Leur mère, une femme au franc parler, mais grande amatrice d'art les initie à ma musique (seule Yves sera une bonne pianiste) mais aussi au dessin et à l'aquarelle. Berthe découvre alors sa voix : elle veut être et sera peintre. Mais en l'école des Beaux-Arts, très académique n'ouvrira ses portes aux femmes qu'en 1879, et Berthe née en 1841 ne peut y entrer. Sa mère lui fait donner des cours auprès d'un enseignement privé, une année de dessin avant de passer à la couleur. Très vite Berthe et Edma vont copier au Louvre les grands maîtres dont les italiens mais aussi Ingres. C'est là qu'elle rencontre un jeune peintre, Édouard Manet, qui fera scandale avec son Olympia et son Déjeuner sur l'herbe, qui seront refusés aux salons annuels des Peintres. Elle se lit aussi d'amitiés avec Fanton-Latour, et Puvis de Chavannes. Elle va étudier auprès du peintre Corot qui aime la nature et peindre sur le motif, ce qui n'est pas du tout académique.

Édouard Manet fera 11 fois le portrait de la jeune fille, homme jovial, mais aussi hommes à femmes. Que c'est-il passé entre eux ? On ne sait pas, mais Manet épouse à la surprise générale Suzanne, tout en ayant un nombre incalculable de maîtresse. Jugée charmante mais réservée, Berthe elle n'a pas du tout l'intention de se marier. Elle veut peindre et n'ai jamais satisfaite de son travail. Elle déchire ses œuvres, et est parfois invivable pour sa famille, qui la presse de se marier. Elle finira par épouser à 33 ans le frère d’Édouard Manet, Eugène qui lui donnera une fille Julie. Henri est aussi peintre à ses heures, il vit des rentes d'appartements que possède sa famille, et si il a tendance à se plaindre, il n'en sera pas moins un compagnon aimant et attentif auprès de sa femme et de sa fille chérie. Il mourra en 1892 d'une terrible maladie.

Berthe fréquente l'avant-garde de la peinture, celle des impressionnistes, et celle qui se fait refuser de salons officiels. Elle noue une amitié très forte avec Stéphane Mallarmé qui lui envoie des charmants poèmes. Mais aussi ses autres amis sont Edgar Degas, qui opte pour une chemin personnel mais prodigue de judicieux conseils à Berthe dont la peinture s’allège de plus en plus. Elle utilise l'huile comme l’aquarelle, en touche très fines et délicates. Monet et Renoir font aussi partie de ses meilleurs amis. Avec le gentil Pissaro, ils forment le groupe des « Peintres Indépendants » ou plutôt impressionnistes. Tous traquent la lumière, et Monet est sûrement le plus doué. Mais Berthe n'est pas en reste. Elle peindra la première un nénuphar blanc qui précédera la série des nymphéas que la peintre ne verra jamais, elle décède d'une mauvaise pneumonie en 1895. Ce seront d’ailleurs Mallarmé, Renoir et Monet qui auront un tutorat sur la jeune Julie, la sœur Edma étant là pour le quotidien. Jamais ils n'abandonneront la fille de leur amie, qu'ils appellent Madame Manet et avec laquelle ils échangent idées, bons repas et invitations chez les uns et les autres. Avec aussi des disputes mémorables notamment entre Renoir et Degas, qui est raconté ici avec beaucoup d'humour.

Impressionniste, Berthe aime aussi peindre des scènes familiales, rien ne la rassure plus que d'avoir sa petite famille autour d'elle, et des jeunes filles pré-pubères, souvent des portraits de sa fille, de ses cousines ou amies. Mais elle allège de plus en plus sa touche, fait de nombreuses aquarelles et dessins préparatoires. Elle frôle même l’abstraction en noyant parfois son sujet principal dans la nature. En cela, elle est à l'avant-garde de tout ce que va venir. D'ailleurs Monet, qui a une profonde amitié pour Berthe dira qu'elle fut une source d'inspiration par sa peinture.

Femme renfermée, lucide, parfois fortement dépressive, elle peut paraître hautaine ce qui masque en fait une profonde timidité et un malaise qu'elle a toujours ressenti. Fragile et forte, elle restera à ce jour la seule femme à avoir franchi les limités du figuratif, un exploit pour son époque.

Très documenté, apportant un regard nouveau sur l’œuvre de l'artiste, ce livre se lit facilement, et donne un autre éclairage en s'attardant sur la personnalité complexe de l'artiste, son désir de créer à tout prix, sans jamais céder à la mode (académique), et restant fidèle à ces amis.


Extraits :

  • Berthe se caparaçonne et résiste aux pressions. À celles, d’abord, qu’exercent sur elle ses parents, sa mère en particulier. Ils ne rêvent que de la marier et, sans lui interdire de peindre, en assistant ses travaux, ils trouvent des prétextes pour tenter de la distraire, sinon la détourner tout à fait de l’art. Dans son milieu, on n’aime pas que les filles travaillent, et l’on ne reconnaît de féminité que dans le dilettantisme… et la maternité – la seule occupation à laquelle il soit décent de se donner à fond.

  • Manet n’est guère habitué à voir des femmes peindre. Il vit au milieu d’un cercle d’artistes, tous des hommes, où les femmes sont des modèles, des amies, des compagnes – jamais des alter ego. Il ne manifeste d’abord qu’un intérêt mineur pour le travail de Berthe, il ne paraît pas captivé par sa peinture. Sans être du tout misogyne – il aime passionnément les femmes –, il souffre d’un a priori les concernant. Il est probable qu’il ne les croit pas capables, à supposer qu’elles puissent avoir une âme d’artiste, de la volonté et de la force nécessaires à la création, sinon à la carrière. Il connaît toutes les difficultés du long chemin qui conduit à l’art, il ne conçoit pas qu’une femme se lance dans un pareil combat. Il aura cette phrase, assez méprisante, dans une lettre qu’il écrit, quelques mois après la rencontre, à Fanton-Latour : « Je suis de votre avis, les deux sœurs Morisot sont charmantes. C’est fâcheux qu’elles ne soient pas des hommes. Cependant, elles pourraient, comme femmes, servir la cause de la peinture en épousant chacune un académicien, et en mettant la discorde dans le camp de ces gâteux. »

  • Ce qu’elle peint, c’est un monde idéal. Un monde dont elle rêve. Un monde serein et doux, préservé des duretés de la vie. Un monde féminin et comme à fleur de peau, concentré dans le bonheur des instants, dans le mirage d’une éphémère plénitude. Berthe Morisot ne peint pas ce qu’elle est, cette femme passionnée et combative, tendue vers un improbable et douloureux accomplissement. Elle peint ce qu’elle voudrait être : la femme paisible et détachée de tout, capable de se fondre dans le sourire d’un enfant, ou dans la caresse d’un rayon de lumière. Capable d’union, d’extase.

  • Par les couleurs et par le coup de pinceau, bien des Morisot des années 1880-1890, ceux qui représentent des cygnes blancs glissant à la surface d’un lac, ou les effets du vent dans une futaie au bord de l’eau, annoncent les dernières toiles de Monet - ces Nymphéas qu’il ne commencera à peindre qu’après sa mort mais dont elle aura elle-même, dans ses pastels et ses aquarelles, pressenti ou préfiguré les sensuelles abstractions. Le premier nénuphar, c’est elle : « un nénuphar blanc », aujourd’hui disparu, mais dont Stéphane Mallarmé et Claude Monet ont eu entre les mains un exemplaire. Un nénuphar au crayon de couleur, suggéré en quelques volutes à peine, simples et douces. Elle l’avait imaginé pour illustrer un poème en prose de son ami Mallarmé, ainsi intitulé dans le recueil du Tiroir de laque ; or, ce dernier a toujours raconté combien ce dessin avait fasciné Monet.

  • Les spécialistes donnent souvent Claude Monet comme figure de proue de l'Impressionnisme. Non seulement parce que son tableau "Impression, soleil levant", à la première Exposition, fut, par accident, éponyme du mouvement. Mais parce que sa manière de peindre, par touches allusives, incarne le mieux la rupture de ces artistes : leur volonté de voir et de dire autrement. Si Manet conserve un culte pour le dessin classique et une volonté de respecter les Anciens, Monet innove, Monet bouscule les idées reçues, Monet est révolutionnaire. Ces deux presque homonymes, qui appartiennent à la même confrérie et sont amis de longue date, s'opposent dans leur art aussi radicalement que leurs vies, leurs sentiments les rapprochent. Manet aime le noir, Monet surtout les couleurs vives ou tendres. Manet peint lisse et fort, Monet tremblé ou irisé. Manet exprime une vision simple et puissante. Chez Monet, elle est multiple et plutôt suggérée. Manet, quoique ses contemporains en aient dit, est encore un classique. Il aime et copie des maîtres - Goya, Velasquez, Le Titien - , dont ses toiles portent toujours l'influence : il a le génie du regard et celui de l'interprétation. Tout ce qu'il peint est original et révèle un don magistral de la représentation. Monet navigue vers l'inconnu. Le sujet qui l'inspire a moins d'importance que ce qu'il ressent. L'extérieur n'est qu'un prétexte à un envol vers l'imaginaire ou vers les tréfonds intérieurs. Homme, femme, jardin, nénuphar ou cathédrale sont des débauches de couleurs, des vibrations mystérieuses, des coulées vertes ou bleutées d'émotions. Manet incarne. Monet désincarne. Le premier construit. Le second envoûte. L'un est architecte ou sculpteur. Le second, magicien de la couleur.

  • Quolibets, insultes pleuvent lors de la deuxième exposition du 30 mars au 30 avril 1876 du nouveau groupe des peintres avant-gardistes.
    Albert Wolf dans Le Figaro écrit un article particulièrement méchant :
    « La rue Le Peletier a eu du malheur. Après l’incendie de l’Opéra, voici un nouveau désastre qui s’abat sur le quartier. On vient d’ouvrir chez Durand-Ruel une exposition, qu’on dit être de peinture. Le passant inoffensif, attiré par les drapeaux qui décorent la façade, entre, et à ses yeux épouvantés s’offre un spectacle cruel. Cinq ou six aliénés, dont une femme (il s’agit de Berthe Morisot !), un groupe de malheureux atteints de la folie de l’ambition, s’y sont donnés rendez-vous pour exposer leurs œuvres. Il y a des gens qui pouffent de rire devant ces choses. Moi, j’en ai le cœur serré. Ces soi-disant artistes s’intitulent les intransigeants ; ils prennent des toiles, de la couleur et des brosses, jettent au hasard quelques tons et signent le tout. C’est comme si les pensionnaires de Charenton ramassaient les cailloux du chemin, croyant trouver des diamants. »

  • Monet racontera un jour à Berthe, devenue son amie, ce que lui confiait Boudin : "Nager en plein ciel, suspendre ces masses, au fond bien lointaine dans la brume grise, faire éclater l'azur".

  • Il y a de la fierté dans ce visage de femme qui ne sourit pas, dans ce port de tête altier, dans ce regard calme et sur. Une fierté que le bouquet de violettes pourrait démentir, mais il sied à son air à la fois sincère et farouche.

  • Lorsqu’elle se plaint de « ne pas bien travailler », elle est sincère et en cela d’autant plus touchante. Il ne faut voir dans les jugements drastiques qu’elle porte sur sa peinture aucune fausse modestie, mais une conscience claire de cet écart terrible qui existe entre son rêve ou sa volonté et l’image que lui renvoie la toile. Elle croit à une Vérité, à un sens supérieur de l’Art. Aussi comme artiste ne professe-t-elle aucune certitude. Le doute du créateur l’habite du premier jusqu’au dernier jour.

  • Pas plus qu'avec l'art officiel, Berthe ou Mary ne transigeront avec le monde viril, son inspiration, son ambition, ses joutes. Malgré leur communauté de sujets - l'enfant, la femme, la famille -, leur pinceau, propre à chacune d'elles, ne permet pas plus de les confondre que celui de Renoir avec ceux de Monet ou de Degas. Le pinceau de Mary Cassatt cerne davantage, pousse le sujet vers l'avant et exprime une prédilection pour le blanc. Berthe Morisot est plus colorée, plus rapide : sa manière de peindre qui se pose à peine sur la toile, reste unique. Légère, elle évolue vers toujours plus de liberté et plus de lumière. Un jour, le trait ne sera plus que suggestion pure.

  • Contrairement à la légende qui veut que les artistes aient un passé maudit, de solitude ou de désamour, Berthe n’aura jamais connu que l’excès d’amour. Très tôt plongée dans un univers de douceur et de complicité, elle en devine la force et aussi la rareté. Son drame, elle le porte en elle : une espèce de difficulté à vivre, confrontée à ses propres démons, dans l’exigence, dans la passion. Toute sa vie, dans des couleurs délicates est d’un pinceau léger, elle peindra ce qu’elle a toujours connu : le bonheur familial, l’amour d’une mère, l’innocence candide des jeunes filles – la fragilité d’un monde qui ressemble à un paradis perdu.

  • Mieux vaut brûler les lettres d'amour, a-t-elle dit un jour à son amie Louise.

  • Berthe, de son côté, n'a-t-elle jamais écrit à Edouard Manet ? Cela paraît tout aussi impossible que cette absence de vraies lettres de lui à elle. Alors, où sont les lettres ? Perdues ? Cachées ? Détruites ? Tandis que la peinture parle, que les tableaux de Manet n'en finissent pas de raconter une histoire, les mots ont disparu. Il n'existe, à notre connaissance, aucune trace écrite de leur aventure.

  • Pourtant, une fois n'est pas coutume, le plus beau portrait de Berthe et de sa fille, ce n'est pas Berthe qui l'a peint. Ce n'est peut-être même pas Renoir, avec son pinceau si sûr, ses couleurs vives et franches. Mais c'est Eugène Manet. Sur un fond bleu turquoise comme la mer, dans une atmosphère foetale, il a simplement tracé, au pastel, leurs deux têtes chéries. Julie doit avoir un an ou deux. On devine qu'elle est dans les bras de sa mère. Berthe, penchée en arrière, la contemple avec adoration. Julie ne sourit pas, elle ne sourit jamais sur aucun de ses portraits. Eugène a uni les deux têtes dans une sorte de nuage - des traits de crayon blanc, qui ajoutent à la transparence mais aussi une unité. On dirait les deux têtes d'un même corps. C'est une modeste étude. Elle a beaucoup de grâce et, surtout, elle diffuse une immense tendresse. Elle pourrait s'appeler "Un amour de mère". Eugène a été exceptionnellement inspiré. Sa manière évoque à s'y méprendre le style de son épouse. Comme Julie, il imite son trait de pinceau, il peint dans ses couleurs. Mimétisme de l'amour : il s'essaie même à son art de l'esquisse et à ses tranparences.

  • Manet incarne, Monet désincarne. Le premier construit, le second envoûte. L’un est architecte ou sculpteur. Le second, magicien de la couleur.


Biographie

Née en 1953 à Perpignan, , Dominique Bona, née Dominique Henriette Marie Conte, est une femme de lettres française. Fille de l'historien et homme politique Arthur Conte (1920-2013), elle est la sœur de l'éditeur Pierre Conte.
Titulaire d'une maîtrise à la Sorbonne sur "Les fées et les sorcières dans la littérature des XIIe et XIIIe siècles", elle est agrégée de lettres modernes en 1975. Elle fut assistante à France Culture et à France Inter de 1976 à 1980, journaliste et critique littéraire au Quotidien de Paris de 1980 à 1985, au Figaro littéraire de 1985 à 2004, puis à Version Femina, depuis 2004. Elle est également membre du jury du prix Renaudot depuis 1999.
Auteur de plusieurs ouvrages romanesques tels que "Les Heures volées" (1981), "Malika" (1992), Prix Interallié ou "Le Manuscrit de Port-Ebène" (1998), Prix Renaudot, l'écrivain se distingue par ailleurs dans l'art de la biographie.
Ainsi, on lui doit, entre autres, un livre sur la relation entre le frère et la sœur Claudel intitulé "Camille et Paul" (2006) ainsi qu'un texte sur l'écrivain Stephen Zweig (1996).
Elle reçoit le Grand Prix de la biographie de l’Académie française pour "Romain Gary", en 1987 et la bourse Goncourt de la biographie pour "Berthe Morisot", en 2000. Elle est lauréat du Prix de la Fondation Prince Pierre de Monaco, en 2010.
Elle a été élue à l'Académie Française le 18 avril 2013, au fauteuil de Michel Mohrt, elle devient la huitième femme immortelle depuis la création de l'Académie en 1635 face au journaliste Philippe Meyer. Elle est au moment de son élection la benjamine des Immortels.

lundi 9 octobre 2023

CHARMAINE WILKERSON – Les parts oubliées – Buchet -Castel 2023

 

L'histoire

A la mort de leur mère, Byron le grand spécialiste des cartographies océanes et sa cadette Benny, qui vivote après avoir quitté le domicile familial à 17 ans sont convoqués par le notaire. Celui-doit doit leur remettre une lettre de leur mère à chacun, et surtout révéler sa vie sur une enregistrement de 8 heures. Puis partager le fameux gâteau noir des Antilles qu'elle a gardé pour eux au congélateur. Et des révélations, elle en a faire cette femmes qui a traversé 3 océans avec ses drames et ses joies.



Mon avis

Enfin un vrai bon roman, le tout premier de la journaliste Charmaine Wilkerson, qui a puisé dans ses souvenirs, sa vie en Jamaïque pour écrire un roman intemporel sur l'identité profonde.

Structuré en 4 parties, donnant tour à tour la parole aux principaux protagonistes, avec des sauts dans le temps, de 1965 à nos jours, la lecture est simple, sans effets de style. En anglais le livre se nomme « Black Cake », un gâteau antillais qui contient beaucoup de fruits macérés dans un mélange rhum/porto et que l'on sert, recouvert d'un glaçage en pâte d'amandes à Noël, et qui demande une préparation minutieuse. La recette ne sera pas donnée, à nous de la trouver sur le net ou ailleurs.

Des cours chapitres, ce que l'autrice appelle « Flash Fiction ». Comme un puzzle, nous suivons non seulement les vies de Byron et Benny, fâchés pour des choses non-dites, mais aussi le passé de leur mère, des Antilles à l'Angleterre à la Californie du Sud où la famille s'est posée et où sont nés les enfants

Voilà un beau portrait de femme que nous livre l'autrice, une femme qui a passé la moitié de sa vie à fuir et l’autre moitié à rechercher une autre part d'elle-même. On y sent tout l'amour inconditionnel pour ses enfants même si elle n'a pas toujours su les comprendre, parce que c'était comme cela à l'époque. Pour des familles noires, encore discriminées, la solution passait par l’éducation et des études supérieures. Si Byron est célèbre pour ses travaux, sa sœur voudra bien ouvrir un café artistique, mais vivote de petits jobs en petits jobs. Elle a rompu avec sa famille qui n'a pas accepté qu'elle abandonne ses études à la fac (on aura l'explication dans le roman) et n'est pas venue à la mort de son père (là aussi, il y a une raison).On notera aussi les résonnances des prénoms Benny/Bunny (la meilleure amie de sa mère), Mabel (diminutif de Margaritta, le prénom de la mère d'Eleanor), Lynette (la femme de Byron) et Lin (le père d'Eleonor).

Charmaine dénonce les violences conjugales, et les viols que subissent les femmes, la stigmatisation de l'homosexualité féminine, et anticipe le mouvement Black Lives Matters. Mais rien n'est sombre dans ce roman où la mer et la natation sont omniprésentes, et l'amitié solide entre amies.

Mais cela pourrait se passer ailleurs, n'importe où dans le monde. D'où venons-nous ? Quelles sont nos origines ? Quelle est notre histoire familiale et notre filiation qu'elle soit généalogique ou intellectuelle ? Le sort des femmes bien sûr, entre violences, maladies mais aussi sororité, est aussi un thème très actuel, tous comme les conflits qui opposent, les mensonges par omission et protection d'autrui. Passés à la loupe par la fine psychologie de l'autrice, nous nous retrouverons toutes et tous dans ce grand roman, qui va aussi nous donner envie d'aller cuisiner le gâteau familial quel qu’ils soit.


Extraits :

  • Byron se décala pour révéler ce qu'il avait écrit sur le tableau: surfez la vague.
    -Voilà ce que j'aimerais vous dire. Dans la vie, il faut prendre la vague et la chevaucher. Alors, que faire s'il n'y a pas de bonnes vagues dans votre coin? Eh bien, il faut aller la chercher. Et ne jamais cesser de la chercher, d'accord? Une solution, c'est de poursuivre ses études. Ne sous-estimez pas l'importance d'une bonne éducation. Parce que vous ne pourrez pas gagner...
    Byron enroula ses deux mains autour de ses oreilles et se pencha vers l'assistance.
    -...si vous ne jouez pas! répondirent-ils. serrer contre elle , la consoler, lui dire que pour elle aussi, l'enfer était fini.

  • Note de l'autrice] : La plupart des personnages des Parts oubliées sont des gens qui ne rentrent pas tout à fait dans les cases que les autres leur ont fabriquées. Ils se battent afin de réduire les stéréotypes et le gouffre entre leurs intérêts et ambitions et les vies que les autres s’attendent à ce qu’ils mènent, en fonction de leur genre, culture ou classe sociale. Leurs difficultés sont à la fois universelles et rattachées à l’époque et à l’endroit où ils vivent.

  • t puis j’avais honte. Ce qui m’était arrivé m’avait complètement prise par surprise. Je pensais travailler dans une entreprise respectable, avec un employeur généreux. Je pensais être en sécurité. Après, je n’ai cessé de penser : qu’est-ce que j’ai fait de mal ? Qu’est-ce que j’ai fait pour que ça me tombe dessus ? Mais ces questions n’avaient aucune raison d’être. Quand il s’agit de subir des violences, ces questions n’ont jamais aucune raison d’être. Mais on se les pose quand même, et elles nous entraînent vers le fond. Elles peuvent même nous écraser. Heureusement, j’ai vite compris qu’il fallait tout simplement que je quitte cet emploi.

  • souvent, il suffisait d’un regard pour qu’elle comprenne qu’elle s’était trop éloignée de la case où on l’avait placée. Comme ce regard lancé par cette fille blanche avec qui elle avait sympathisé alors qu’elle sortait d’un salon de coiffure pour femmes noires. Ou ce regard échangé un après-midi avec une colocataire noire alors qu’elle entrait dans la salle commune en riant avec deux filles blanches. Ou bien ces regards appuyés à plusieurs marches de fiertés, mais sans que personne vienne jamais lui parler. Pour autant, les regards, ce sont des choses glissantes qui nous échappent. Un bon coup de pied dans la figure, c’est plus concret.

  • Byron entend sa mère reprendre son souffle et il serre les poings. B & B, je voulais m’asseoir avec vous et tout vous expliquer, mais je n’ai plus assez de temps et je ne peux pas partir sans vous révéler comment tout ça est arrivé.– Tout « ça » quoi ? demande Benny. Mr Mitch appuie sur une touche de son clavier, interrompt l’enregistrement. Byron secoue la tête. Il ne leur est jamais rien arrivé, rien du tout. Ce qui, pour une famille noire en Amérique, est très significatif. Avant la mort de leurs parents, le seul drame familial datait du jour où Benny avait fait peur à Ma et Pa en voulant à tout prix leur détailler sa vie amoureuse.

  • Quand les gens ne comprenaient pas quelque chose, ils se sentaient souvent menacés. Quand les gens se sentaient menacés, ils devenaient violents.

  • – Allez-vous laisser les idées que les autres ont de vous et de ce que vous devez faire vous barrer la route ?
    Il sourit, repensant à ce que sa mère lui disait quand il était à l’école.
    – Je ne vais pas vous mentir, il y aura de nombreux obstacles à affronter, entre autres financiers ou discriminatoires. Ceux de la génération d’avant vous travaillent sur ces problèmes, on est nombreux à essayer. Mais si vous vous posez la question du financement, c’est que vous pensez déjà à vous lancer, et ça, c’est le meilleur service que vous puissiez vous rendre.

  • Benny se demande à présent si ces périodes de déprime étaient inscrites dans son anatomie ou si elles résultaient des difficultés traversées. Sa mère avait dû parfois éprouver le sentiment que son passé et tous les efforts déployés pour le cacher étaient trop lourds à porter. Quelle était l’étendue de ce qu’elle avait tu ? Et que lui restait-il à révéler ?

  • Et la vie d'une personne, comment la cartographier ? Les frontières que les gens érigent entre eux et les autres. Les cicatrices laissées sur les parois du cœur.

  • Ils restent tous les trois silencieux pendant un moment et pensent à ces petites choses profondes dont on hérite. À la façon dont les histoires tues façonnent la vie des gens, aussi bien quand elles restent cachées que lorsqu'elles sont révélées.

  • Mais j’ai aussi l’impression que vous êtes moins bien encadrés, malgré tous ces tutos sur Internet. On dirait qu’il y a désormais tellement de choix qu’on ne peut plus savoir lequel est le bon. Et les préjugés sont encore tenaces. Peut-être moins solides, dans certains cas, mais toujours là.

  • Mélangez, incorporez, versez. Ce n'est que maintenant que Benny se rend compte que la recette ne contient aucun nombre, ne précise aucune quantité. Est-ce que ça a toujours été le cas ? Pourtant, c'est bien le même papier que dans son enfance, elle en est sûre. Benny voit, à présent, que la recette de sa mère n'a jamais été une suite d'instructions précises, mais plutôt une liste d'indices sur la façon de procéder. Ce que Benny a appris de sa mère lui a été transmis par le geste, par la parole, par leur proximité. Ce que Benny a appris de sa mère, c'est à faire confiance à son intuition et à partir de là.

  • Byron estime que la voie royale du militantisme, c'est de grimper l'échelle sociale, d'accumuler des biens, d'exercer son influence au cœur du pouvoir. Mais Lynette lui explique que ce n'est pas tant une manifestation qu'une veillée, pour tous ceux qui n'ont pas eu la chance de Jackson. Pour tous ces gens qui n'ont pas survécu à une arrestation de routine. Pour tous ceux qui sont encore en deuil. Dont nous, dit Lynette. On doit se donner l'autorisation de faire notre deuil, de s'éclaircir les idées, continue-t-elle, pour pouvoir ensuite retourner dans les mairies, les tribunaux, les conseils d'administration et les salles de classe, et provoquer des changements.

  • Covey et Elly estimaient qu’elles appartenaient avant tout aux collines, grottes et littoraux de l’île où elles avaient grandi, mais aussi qu’elles faisaient partie de la culture qui avait influencé tant d’aspects de leur vie quotidienne. Partir s’installer en Grande-Bretagne, c’était censé être comme venir vivre chez un parent – un refuge pour deux jeunes femmes qui avaient tout perdu.

  • ne va pas penser que prendre la fuite, t'éloigner des autres, suffit pour réussir sa vie. Ça ne doit pas être une solution de facilité en cas d'ennuis. J'ai vécu assez longtemps pour savoir que ma vie a été autant déterminée par la méchanceté des gens que par leur gentillesse, leur attention et leur écoute. Et c'est en ça que ton père et moi t'avons failli. Tu n'as pas trouvé suffisamment de cette bienveillance dans notre maison pour oser y rester.

  • Avec le temps, Eleanor Bennett n'a cessé de renoncer à des morceaux d'elle-même, si bien qu'à la fin il ne restait plus grand-chose. Famille, pays, nom, même un enfant. Et elle ne s'était pas sentie en mesure de nommer ces pertes. Benny et Byron n'auraient jamais été en mesure de combler les trous persistants, si? Benny et Byron n'avaient jamais suffi.

  • Ne pas avoir de réponse, c'était normal. Voilà ce qu'ils étaient, une famille afro-américaine d'origine caribéenne, un clan d'histoires oubliées et de cultures aux contours vagues.

  • what did Etta Pringle say about the swimming? What did she say was the right frame of mind?’‘She said that you had to love the sea more than you feared it. You had to love the swimming so much that you would do anything to keep on going.’ ….. ‘Just like life, you know?’


Biographie

Née à Newy-York, , Charmaine Wilkerson est une autrice américaine originaire de New York, qui a vécu en Jamaïque et écrit désormais la plupart de ses œuvres en Italie. Diplômée du Barnard College et de l’université de Stanford, elle est une ancienne journaliste dont les nouvelles primées ont été publiées dans divers magazines et anthologies. Les Parts oubliées, son premier roman, est un best-seller du New York Times.
Avec son premier roman, Wilkerson a voulu transmettre l'importance et la capacité de transférer la culture et les histoires à travers la nourriture. Le gâteau noir est un aliment caribéen que la propre mère de Wilkerson a préparé, bien qu'ils l'aient appelé pudding au rhum. Wilkerson elle-même prépare le dessert une fois par an.

Son site : https://charmspen.com/

en anglais : https://en.wikipedia.org/wiki/Charmaine_Wilkerson