L'histoire
Une biographie de Berthe
Morisot, où l'autrice a puisé dans des archives inédites, pour
mieux cerner cette femme peintre, l'une des rares du 197me siècle,
dont la peinture résolument moderne anticipe déjà l'abstraction.
Mon
avis
Une très sérieuse
biographie de Berthe Morisot, très facile à lire, et fourmillant de
détails sur la vie de cette femme peu connue du grand public, et
l'une des rares femmes peintres au 19ème siècle.
Berthe Morisot, tout comme
son ami (et peut-être un peu plus Édouard Manet) viennent tous les
deux d'une famille bourgeoise et aisée. Berthe est la dernière des
filles (Yves l'aînée se mariera tôt et quittera le foyer
familial), collée à sa sœur Edma dont on dit qu'elle aurait aussi
fait une excellente peintre. Mais Edma se marie et va vivre en
Bretagne, tout en continuant de correspondre avec sa sœur.
Très jeune, brune aux
cheveux indisciplinés, avec des yeux noirs, Berthe ne ressemble pas
à ses sœurs blondes et plus rondes. Elle se révèle colérique, et
refuse de manger quand on lui refuse quelque chose. Leur mère, une
femme au franc parler, mais grande amatrice d'art les initie à ma
musique (seule Yves sera une bonne pianiste) mais aussi au dessin et
à l'aquarelle. Berthe découvre alors sa voix : elle veut être
et sera peintre. Mais en l'école des Beaux-Arts, très académique
n'ouvrira ses portes aux femmes qu'en 1879, et Berthe née en 1841 ne
peut y entrer. Sa mère lui fait donner des cours auprès d'un
enseignement privé, une année de dessin avant de passer à la
couleur. Très vite Berthe et Edma vont copier au Louvre les grands
maîtres dont les italiens mais aussi Ingres. C'est là qu'elle
rencontre un jeune peintre, Édouard Manet, qui fera scandale avec
son Olympia et son Déjeuner sur l'herbe, qui seront refusés aux
salons annuels des Peintres. Elle se lit aussi d'amitiés avec
Fanton-Latour, et Puvis de Chavannes. Elle va étudier auprès du
peintre Corot qui aime la nature et peindre sur le motif, ce qui
n'est pas du tout académique.
Édouard Manet fera 11
fois le portrait de la jeune fille, homme jovial, mais aussi hommes à
femmes. Que c'est-il passé entre eux ? On ne sait pas, mais
Manet épouse à la surprise générale Suzanne, tout en ayant un
nombre incalculable de maîtresse. Jugée charmante mais réservée,
Berthe elle n'a pas du tout l'intention de se marier. Elle veut
peindre et n'ai jamais satisfaite de son travail. Elle déchire ses
œuvres, et est parfois invivable pour sa famille, qui la presse de
se marier. Elle finira par épouser à 33 ans le frère d’Édouard
Manet, Eugène qui lui donnera une fille Julie. Henri est aussi
peintre à ses heures, il vit des rentes d'appartements que possède
sa famille, et si il a tendance à se plaindre, il n'en sera pas
moins un compagnon aimant et attentif auprès de sa femme et de sa
fille chérie. Il mourra en 1892 d'une terrible maladie.
Berthe fréquente
l'avant-garde de la peinture, celle des impressionnistes, et celle
qui se fait refuser de salons officiels. Elle noue une amitié très
forte avec Stéphane Mallarmé qui lui envoie des charmants poèmes.
Mais aussi ses autres amis sont Edgar Degas, qui opte pour une chemin
personnel mais prodigue de judicieux conseils à Berthe dont la
peinture s’allège de plus en plus. Elle utilise l'huile comme
l’aquarelle, en touche très fines et délicates. Monet et Renoir
font aussi partie de ses meilleurs amis. Avec le gentil Pissaro, ils
forment le groupe des « Peintres Indépendants » ou
plutôt impressionnistes. Tous traquent la lumière, et Monet est
sûrement le plus doué. Mais Berthe n'est pas en reste. Elle peindra
la première un nénuphar blanc qui précédera la série des
nymphéas que la peintre ne verra jamais, elle décède d'une
mauvaise pneumonie en 1895. Ce seront d’ailleurs Mallarmé, Renoir
et Monet qui auront un tutorat sur la jeune Julie, la sœur Edma
étant là pour le quotidien. Jamais ils n'abandonneront la fille de
leur amie, qu'ils appellent Madame Manet et avec laquelle ils
échangent idées, bons repas et invitations chez les uns et les
autres. Avec aussi des disputes mémorables notamment entre Renoir et
Degas, qui est raconté ici avec beaucoup d'humour.
Impressionniste, Berthe
aime aussi peindre des scènes familiales, rien ne la rassure plus
que d'avoir sa petite famille autour d'elle, et des jeunes filles
pré-pubères, souvent des portraits de sa fille, de ses cousines ou
amies. Mais elle allège de plus en plus sa touche, fait de
nombreuses aquarelles et dessins préparatoires. Elle frôle même
l’abstraction en noyant parfois son sujet principal dans la nature.
En cela, elle est à l'avant-garde de tout ce que va venir.
D'ailleurs Monet, qui a une profonde amitié pour Berthe dira qu'elle
fut une source d'inspiration par sa peinture.
Femme renfermée, lucide,
parfois fortement dépressive, elle peut paraître hautaine ce qui
masque en fait une profonde timidité et un malaise qu'elle a
toujours ressenti. Fragile et forte, elle restera à ce jour la seule
femme à avoir franchi les limités du figuratif, un exploit pour son
époque.
Très documenté,
apportant un regard nouveau sur l’œuvre de l'artiste, ce livre se
lit facilement, et donne un autre éclairage en s'attardant sur la
personnalité complexe de l'artiste, son désir de créer à tout
prix, sans jamais céder à la mode (académique), et restant fidèle
à ces amis.
Extraits :
Berthe se caparaçonne
et résiste aux pressions. À celles, d’abord, qu’exercent sur
elle ses parents, sa mère en particulier. Ils ne rêvent que de la
marier et, sans lui interdire de peindre, en assistant ses travaux,
ils trouvent des prétextes pour tenter de la distraire, sinon la
détourner tout à fait de l’art. Dans son milieu, on n’aime pas
que les filles travaillent, et l’on ne reconnaît de féminité
que dans le dilettantisme… et la maternité – la seule
occupation à laquelle il soit décent de se donner à fond.
Manet n’est guère
habitué à voir des femmes peindre. Il vit au milieu d’un cercle
d’artistes, tous des hommes, où les femmes sont des modèles, des
amies, des compagnes – jamais des alter ego. Il ne manifeste
d’abord qu’un intérêt mineur pour le travail de Berthe, il ne
paraît pas captivé par sa peinture. Sans être du tout misogyne –
il aime passionnément les femmes –, il souffre d’un a priori
les concernant. Il est probable qu’il ne les croit pas capables, à
supposer qu’elles puissent avoir une âme d’artiste, de la
volonté et de la force nécessaires à la création, sinon à la
carrière. Il connaît toutes les difficultés du long chemin qui
conduit à l’art, il ne conçoit pas qu’une femme se lance dans
un pareil combat. Il aura cette phrase, assez méprisante, dans une
lettre qu’il écrit, quelques mois après la rencontre, à
Fanton-Latour : « Je suis de votre avis, les deux sœurs
Morisot sont charmantes. C’est fâcheux qu’elles ne soient pas
des hommes. Cependant, elles pourraient, comme femmes, servir la
cause de la peinture en épousant chacune un académicien, et en
mettant la discorde dans le camp de ces gâteux. »
Ce qu’elle peint,
c’est un monde idéal. Un monde dont elle rêve. Un monde serein
et doux, préservé des duretés de la vie. Un monde féminin et
comme à fleur de peau, concentré dans le bonheur des instants,
dans le mirage d’une éphémère plénitude. Berthe Morisot ne
peint pas ce qu’elle est, cette femme passionnée et combative,
tendue vers un improbable et douloureux accomplissement. Elle peint
ce qu’elle voudrait être : la femme paisible et détachée de
tout, capable de se fondre dans le sourire d’un enfant, ou dans la
caresse d’un rayon de lumière. Capable d’union, d’extase.
Par les couleurs et
par le coup de pinceau, bien des Morisot des années 1880-1890, ceux
qui représentent des cygnes blancs glissant à la surface d’un
lac, ou les effets du vent dans une futaie au bord de l’eau,
annoncent les dernières toiles de Monet - ces Nymphéas qu’il ne
commencera à peindre qu’après sa mort mais dont elle aura
elle-même, dans ses pastels et ses aquarelles, pressenti ou
préfiguré les sensuelles abstractions. Le premier nénuphar, c’est
elle : « un nénuphar blanc », aujourd’hui disparu,
mais dont Stéphane Mallarmé et Claude Monet ont eu entre les mains
un exemplaire. Un nénuphar au crayon de couleur, suggéré en
quelques volutes à peine, simples et douces. Elle l’avait imaginé
pour illustrer un poème en prose de son ami Mallarmé, ainsi
intitulé dans le recueil du Tiroir de laque ; or, ce dernier a
toujours raconté combien ce dessin avait fasciné Monet.
Les spécialistes
donnent souvent Claude Monet comme figure de proue de
l'Impressionnisme. Non seulement parce que son tableau "Impression,
soleil levant", à la première Exposition, fut, par accident,
éponyme du mouvement. Mais parce que sa manière de peindre, par
touches allusives, incarne le mieux la rupture de ces artistes :
leur volonté de voir et de dire autrement. Si Manet conserve un
culte pour le dessin classique et une volonté de respecter les
Anciens, Monet innove, Monet bouscule les idées reçues, Monet est
révolutionnaire. Ces deux presque homonymes, qui appartiennent à
la même confrérie et sont amis de longue date, s'opposent dans
leur art aussi radicalement que leurs vies, leurs sentiments les
rapprochent. Manet aime le noir, Monet surtout les couleurs vives ou
tendres. Manet peint lisse et fort, Monet tremblé ou irisé. Manet
exprime une vision simple et puissante. Chez Monet, elle est
multiple et plutôt suggérée. Manet, quoique ses contemporains en
aient dit, est encore un classique. Il aime et copie des maîtres -
Goya, Velasquez, Le Titien - , dont ses toiles portent toujours
l'influence : il a le génie du regard et celui de l'interprétation.
Tout ce qu'il peint est original et révèle un don magistral de la
représentation. Monet navigue vers l'inconnu. Le sujet qui
l'inspire a moins d'importance que ce qu'il ressent. L'extérieur
n'est qu'un prétexte à un envol vers l'imaginaire ou vers les
tréfonds intérieurs. Homme, femme, jardin, nénuphar ou cathédrale
sont des débauches de couleurs, des vibrations mystérieuses, des
coulées vertes ou bleutées d'émotions. Manet incarne. Monet
désincarne. Le premier construit. Le second envoûte. L'un est
architecte ou sculpteur. Le second, magicien de la couleur.
Quolibets, insultes
pleuvent lors de la deuxième exposition du 30 mars au 30 avril 1876
du nouveau groupe des peintres avant-gardistes.
Albert Wolf dans
Le Figaro écrit un article particulièrement méchant :
« La
rue Le Peletier a eu du malheur. Après l’incendie de l’Opéra,
voici un nouveau désastre qui s’abat sur le quartier. On vient
d’ouvrir chez Durand-Ruel une exposition, qu’on dit être de
peinture. Le passant inoffensif, attiré par les drapeaux qui
décorent la façade, entre, et à ses yeux épouvantés s’offre
un spectacle cruel. Cinq ou six aliénés, dont une femme (il s’agit
de Berthe Morisot !), un groupe de malheureux atteints de la folie
de l’ambition, s’y sont donnés rendez-vous pour exposer leurs
œuvres. Il y a des gens qui pouffent de rire devant ces choses.
Moi, j’en ai le cœur serré. Ces soi-disant artistes s’intitulent
les intransigeants ; ils prennent des toiles, de la couleur et des
brosses, jettent au hasard quelques tons et signent le tout. C’est
comme si les pensionnaires de Charenton ramassaient les cailloux du
chemin, croyant trouver des diamants. »
Monet racontera un
jour à Berthe, devenue son amie, ce que lui confiait Boudin :
"Nager en plein ciel, suspendre ces masses, au fond bien
lointaine dans la brume grise, faire éclater l'azur".
Il y a de la fierté
dans ce visage de femme qui ne sourit pas, dans ce port de tête
altier, dans ce regard calme et sur. Une fierté que le bouquet de
violettes pourrait démentir, mais il sied à son air à la fois
sincère et farouche.
Lorsqu’elle se
plaint de « ne pas bien travailler », elle est sincère et en cela
d’autant plus touchante. Il ne faut voir dans les jugements
drastiques qu’elle porte sur sa peinture aucune fausse modestie,
mais une conscience claire de cet écart terrible qui existe entre
son rêve ou sa volonté et l’image que lui renvoie la toile. Elle
croit à une Vérité, à un sens supérieur de l’Art. Aussi comme
artiste ne professe-t-elle aucune certitude. Le doute du créateur
l’habite du premier jusqu’au dernier jour.
Pas plus qu'avec
l'art officiel, Berthe ou Mary ne transigeront avec le monde viril,
son inspiration, son ambition, ses joutes. Malgré leur communauté
de sujets - l'enfant, la femme, la famille -, leur pinceau, propre à
chacune d'elles, ne permet pas plus de les confondre que celui de
Renoir avec ceux de Monet ou de Degas. Le pinceau de Mary Cassatt
cerne davantage, pousse le sujet vers l'avant et exprime une
prédilection pour le blanc. Berthe Morisot est plus colorée, plus
rapide : sa manière de peindre qui se pose à peine sur la toile,
reste unique. Légère, elle évolue vers toujours plus de liberté
et plus de lumière. Un jour, le trait ne sera plus que suggestion
pure.
Contrairement à la
légende qui veut que les artistes aient un passé maudit, de
solitude ou de désamour, Berthe n’aura jamais connu que l’excès
d’amour. Très tôt plongée dans un univers de douceur et de
complicité, elle en devine la force et aussi la rareté. Son drame,
elle le porte en elle : une espèce de difficulté à vivre,
confrontée à ses propres démons, dans l’exigence, dans la
passion. Toute sa vie, dans des couleurs délicates est d’un
pinceau léger, elle peindra ce qu’elle a toujours connu : le
bonheur familial, l’amour d’une mère, l’innocence candide des
jeunes filles – la fragilité d’un monde qui ressemble à un
paradis perdu.
Mieux vaut brûler
les lettres d'amour, a-t-elle dit un jour à son amie Louise.
Berthe, de son côté,
n'a-t-elle jamais écrit à Edouard Manet ? Cela paraît tout aussi
impossible que cette absence de vraies lettres de lui à elle.
Alors, où sont les lettres ? Perdues ? Cachées ? Détruites ?
Tandis que la peinture parle, que les tableaux de Manet n'en
finissent pas de raconter une histoire, les mots ont disparu. Il
n'existe, à notre connaissance, aucune trace écrite de leur
aventure.
Pourtant, une fois
n'est pas coutume, le plus beau portrait de Berthe et de sa fille,
ce n'est pas Berthe qui l'a peint. Ce n'est peut-être même pas
Renoir, avec son pinceau si sûr, ses couleurs vives et franches.
Mais c'est Eugène Manet. Sur un fond bleu turquoise comme la mer,
dans une atmosphère foetale, il a simplement tracé, au pastel,
leurs deux têtes chéries. Julie doit avoir un an ou deux. On
devine qu'elle est dans les bras de sa mère. Berthe, penchée en
arrière, la contemple avec adoration. Julie ne sourit pas, elle ne
sourit jamais sur aucun de ses portraits. Eugène a uni les deux
têtes dans une sorte de nuage - des traits de crayon blanc, qui
ajoutent à la transparence mais aussi une unité. On dirait les
deux têtes d'un même corps. C'est une modeste étude. Elle a
beaucoup de grâce et, surtout, elle diffuse une immense tendresse.
Elle pourrait s'appeler "Un amour de mère". Eugène a été
exceptionnellement inspiré. Sa manière évoque à s'y méprendre
le style de son épouse. Comme Julie, il imite son trait de pinceau,
il peint dans ses couleurs. Mimétisme de l'amour : il s'essaie même
à son art de l'esquisse et à ses tranparences.
Manet incarne, Monet
désincarne. Le premier construit, le second envoûte. L’un est
architecte ou sculpteur. Le second, magicien de la couleur.
Biographie
Née en 1953 à Perpignan,
, Dominique Bona, née Dominique Henriette Marie Conte, est une femme
de lettres française. Fille de l'historien et homme politique Arthur
Conte (1920-2013), elle est la sœur de l'éditeur Pierre
Conte.
Titulaire d'une maîtrise à la Sorbonne sur "Les fées
et les sorcières dans la littérature des XIIe et XIIIe siècles",
elle est agrégée de lettres modernes en 1975. Elle fut assistante à
France Culture et à France Inter de 1976 à 1980, journaliste et
critique littéraire au Quotidien de Paris de 1980 à 1985, au Figaro
littéraire de 1985 à 2004, puis à Version Femina, depuis 2004.
Elle est également membre du jury du prix Renaudot depuis
1999.
Auteur de plusieurs ouvrages romanesques tels que "Les
Heures volées" (1981), "Malika" (1992), Prix
Interallié ou "Le Manuscrit de Port-Ebène" (1998), Prix
Renaudot, l'écrivain se distingue par ailleurs dans l'art de la
biographie.
Ainsi, on lui doit, entre autres, un livre sur la
relation entre le frère et la sœur Claudel intitulé "Camille
et Paul" (2006) ainsi qu'un texte sur l'écrivain Stephen Zweig
(1996).
Elle reçoit le Grand Prix de la biographie de l’Académie
française pour "Romain Gary", en 1987 et la bourse
Goncourt de la biographie pour "Berthe Morisot", en 2000.
Elle est lauréat du Prix de la Fondation Prince Pierre de Monaco, en
2010.
Elle a été élue à l'Académie Française le 18 avril
2013, au fauteuil de Michel Mohrt, elle devient la huitième femme
immortelle depuis la création de l'Académie en 1635 face au
journaliste Philippe Meyer. Elle est au moment de son élection la
benjamine des Immortels.