L'histoire
La famille Moore, paysans de père en fils, vit sur ses terres pas loin du village de Harlowe dans le Nord du New-Hampshire (USA). Grand-mère Ma qui a sont franc parler, cohabite avec son fils John, un homme taiseux, sa femme Mim, et leur petite fille de 4 ans Hildie. Sans être très riches, ils vivent de leurs récoltes et de leurs vaches laitières. Un jour, le sherif du village arrive accompagné d'un homme qui se prétend commissaire priseur et demande un objet pour une vente aux enchères afin d'engager un adjoint au shérif. Ils repassent la semaine suivante, puis la suivante et au fil des semaines la maison se vide de ses biens, des outils, nécessaires aux travaux agricoles, des vaches. Un projet circule même de créer des résidences secondaires de luxe notamment sur les terres des Moore. Mais quand l'exploitation va trop loin, ce n'est pas sans conséquences.
Mon avis
Il aura fallu 49 ans pour que soit traduit et sorti de l'oubli ce roman incroyable de l'écrivaine Joan Samson (1937-1976). qui pourtant fit parler de lui à sa sortie, un an avant la mort de la jeune autrice.
Il s'agit d'une histoire de spoliation, comme vous n'en n'avez jamais lu. La vie se passe tranquillement à Harlowe, village de cultivateurs et d'éleveurs. Mais c'est sans compter sur l'arrivée d'un certain Perly Dunsmore, qui se présente comme commissaire priseur et conseiller. L'homme a du charme et fait de l’œil à Mim, qui si elle se sent flattée dans un premier temps, le déteste, impuissante. Avec la complicité du shérif Gore, un homme qui ne brille pas par son intelligence, le pillage des habitants commence. Sous prétexte de vouloir doter la police locale d'adjoints, des ventes aux enchères sont organisées et les ruraux priés de donner quelque chose. Mais ce quelque chose devient de plus en plus énorme. De plus, par un étrange hasard, les récalcitrants ont des ennuis : blessures physiques ou accidents mortels. Les Moore, attachés à leurs terres se voient ainsi privés de tout : les jolis meubles hérités, les rares tapis, les vaches laitières, et vivent dans la peur qu'on leur vole leur enfant. Car, comble de l'ignominie, ce commissaire priseur qui se fait construire une maison magnifique sur la « Main Street », l'avenue principale, va mettre aux enchères des enfants : un bébé abandonné soit disant, qui est en fait le fruit de ces amours illicites avec une jeune fille de la région, et un enfant de 3 ans qui est un des derniers fils d'une famille spoliée. Les biens sont achetés par des habitants riches de Boston ou des jeunes familles cherchant une maison. Car le commissaire-priseur veut transformer Harlowe en station de vacances chic, profitant de sa situation près des montagnes, les White Mountains, prévoit des pistes de ski, et autres agréments pour les futurs acheteurs. Et bien évidemment sur les terres volées aux ruraux, qui reçoivent une maigre somme de dédommagement, quand ils ne se font pas expulsés pour des motifs idiots.
Moore qui a tout perdu, et qui voit sa famille dépérir, rongée par l'angoisse que leur jolie petite fille ne soit enlevée et vendue, reste figé dans son désespoir. Les autorités à Concord (la capitale du New Hampshire) sont inefficaces, le renvoyant de services administratifs en services administratifs. Alors il prend une grand décision au péril de sa vie. Ce geste libérateur va entraîner les habitants spoliés et permettre au village de se retrouver.
Incroyablement moderne, ce roman qui attaque de front le capitalisme effréné, la création de besoins aux dépens des autres est l'un des rares à raconter cette histoire qui s'inspire probablement de faits réels, poussés ici à l'extrême. L’écriture simple, sèche aussi de l'autrice fait monter le climat d'angoisse qui saisit la famille, la peur de la mère, la détermination de Ma a ne pas céder, et son fils qui semble plonger dans un état léthargique, jusqu'au sursaut, celui de perdre non seulement ses terres mais aussi sa fille adorée. Elle nous laisse, nous lecteurs, impuissants, tant on aurait envie de massacrer ce commissaire-priseur qui vient d'on ne sait où et qui fait main-basse sur une bourgade tranquille. Un formidable roman, où la psychologie des principaux personnages est très bien étudiée, sans aucune fausse note. Roman noir, tragique mais compensé par une fin heureuse, c'est un incontournable dans votre bibliothèque.
Extraits
Le feu s'élevait en un cône parfait comme suspendu à la fine volute de fumée qui montait en ligne droite vers le vaste ciel printanier. Mim et John tiraient du bois mort d'un tas près du mur de pierre et le jetaient dans les flammes, se reculant rapidement tandis que les feuilles sèches s'embrasaient dans un sifflement. Hildie, quatre ans, entendit le camion arriver avant même que leur vieux chien de berger ne dresse l'oreille. Elle trottina vers le bord du chemin et attendit fébrilement. C'était le pick-up de Gore. Il roulait à vive allure et s'enlisait profondément dans la boue en la faisant gicler de part et d'autre. John et Mim convergèrent derrière l'enfant, chacun passant en revue ce qui pouvait clocher pour que le shérif vienne jusqu'à la dernière ferme du bout de la route.
Il y avait la cadence discrète des horloges tictaquant les unes contre les autres - l’horloge coucou, l’horloge huit jours avec son ancolie peinte sur le verre, et l’horloge de parquet dans l’entrée. Les différents carillons et le gazouillis du coucou n’étaient plus synchronisés, et la maison était remplie de tic-tac aléatoires que les Moore entendaient à peine, un contrepoint au chant des oiseaux qui filtrait du dehors.
Mim, écoute-moi, dit-il en l’attirant sous les couvertures. Les choses sont ce qu’elles sont. Mais ils ne peuvent pas te prendre la chair de ta chair. Et ils ne peuvent pas prendre la terre, parce qu’on est dessus. – Des mots, John. Ca, ça ne les arrête pas. Qu’est-ce qu’ils ont fait tout cet été et cet automne ? – C’est encore l’Amérique. Ils peuvent pas. Il y a des limites. – Réfléchis. Toute la terre sous les grandes villes, c’étaient des fermes avant. Et d’une façon, je ne sais pas comment, ils ont fait partir les fermiers.
Les pendules parties, la vieille demeure des Moore était silencieuse, mais chaque mouvement semblait marquer un pas vers l’inexorable venue du jeudi. La liste habituelle des corvées automnales se dissolvait. Il n’y avait aucune vache à soigner, aucun dollar en trop pour acheter de la peinture, aucun outil pour couper du bois ou réparer des meubles. Même les innombrables babioles à dépoussiérer et à briquer avaient été emportées. Maintenant que le poste de télévision n’était plus là, les Moore maintenaient l’électricité coupée pour économiser de l’argent. Leurs routines prirent un rythme primaire qui aurait rapidement pu paraître commode, s’il n’avait pas été entièrement bouleversé par chaque visite du jeudi.
Je dis qu'on a compris foutrement trop bien depuis foutrement trop longtemps et qu'on est restés foutrement trop silencieux !
Souvenez-vous seulement de ceci, dit-il enfin d'une voix caverneuse qui tranchait nettement dans la confusion. Tout ce que j'ai fait, vous m'avez laissé le faire.
Vous êtes-vous posé la question, John, de savoir si vous étiez en position de nous empêcher d’entrer ?
Biographie
Joan Samson est une
écrivaine américaine. Née à Erie en Pensylvanie le 9/9/1937 et
décédée à Cambridge Massachusetts le 27/02/1976 ?
Elle a
fréquenté le Wellesley College de 1955 à 1957, ses années de
premier cycle étant interrompues par un mariage et son départ pour
Chicago avec son mari. Elle a terminé ses études à l’Université
de Chicago (B.A. 1959) et a enseigné à l’école primaire à
Chicago (1959-1960). Peu de temps après, son mariage s’est achevé.
Elle a ensuite enseigné à Newton, Massachusetts
(1960-1963). Elle a également enseigné à Londres, en Angleterre.
C’est là, que le 27 mai 1965, elle a épousé Warren C. Carberg,
Jr., administrateur de bibliothèque. Ils ont vécu quelques années
en Europe avant de retourner dans le Massachusetts. Ils ont eu deux
enfants, une fille et un fils.
Samson est retournée étudier à
l’Université Tufts (MA 1968), a enseigné dans une école de
campagne à Brookline, Massachusetts, en 1968-1969, et a travaillé
comme secrétaire de rédaction pour la revue "Daedalus" de
1973 à 1975.
En 1974, elle écrit un premier livre, "Watching
the New Baby". Basé sur la naissance de sa fille, c’est un
récit destiné aux futurs parents qui s’apprêtent à accueillir
un nouveau membre dans leur famille.
Elle décide, en 1975, bien
qu’elle ne se soit jamais essayée à la fiction (l’auteur de la
famille, c’est son mari, professeur de lettres), d’écrire une
nouvelle d’une dizaine de pages sur l’arrivée dans un village du
New Hampshire d’un étranger venu de la ville. L’idée lui serait
venue d’un cauchemar. Après avoir fait lire la nouvelle à son
mari, celui-ci l’encourage à en faire un roman, et c’est grâce
à Pat Myrer, agent littéraire de chez McIntosh and Otis avec qui
elle avait collaboré, que Joan Samson parvient rapidement à publier
son texte. Le livre, "The Auctioneer" ("Délivrez-nous
du bien"), parait en janvier 1976, et en peu de temps se hisse
sur la liste des meilleures ventes. Joan Samson meurt le 27 février
1976, à l'age de 38 ans, d’un cancer du cerveau quelques semaines
après la parution.