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vendredi 16 août 2024

Patricia GRACE – Potiki – Editions « Au vent des Iles » - 2021

 

 

L'histoire

Nouvelle-Zélande, de nos jours, un petit village maori est implanté entre une plage et des collines. Y vivent notamment Roimata et son mari Hemi, leurs 3 enfants James, Tangimaana leur fille, le petit dernier Manu et l'enfant probablement née d'un viol commis sur Mary, la sœur de Hemi, handicapée mentale mais au grand-coeur, le petit Tokowaru qui en plus est difforme. Mais toute la famille et le clan qu habite ce bord de mer tranquille est soudée. L'entraide, la croyance à l'âme des esprits, la langue et les coutumes maories sont respectées et notamment la maison communale où on prend parfois les repas ensemble tout comme les décisions.

Mais cet endroit idéal attire très vite un promoteur près à tout pour expulser ces « gens-là » et construire un palace et un endroit de rêve pour touristes.


Mon avis

Les Éditions « Au vent des îles » proposent un catalogue d'auteurs et d'autrices vivant sur des îles. Que ce soit en Polynésie, en Océanie, dans les îles atlantiques, le choix est vaste et leur catalogue s'enrichit toujours. Je n'ai jamais été déçue par un de leur livre. Comme Celestine Hitiura Vaite et ses chroniques de Tahiti.


Ici, nous passons en Nouvelle-Zélande, dans un village maori, une petite communauté qui vit en harmonie avec ses croyances et sa culture. Y viennent aussi des pêcheurs amicaux ou quelques rares touristes qui sont bien accueillis. Des 4 enfants du couple, seule Tangi la fille est destinée à faire des études supérieures, elle veut devenir avocate. Hemi trouve des emplois en ville, James s'occupe du jardin. Le petit Manu, pourtant très intelligent ne va pas à l'école où son statut de maori lui fait subir des discriminations. Roimata, qui a un diplôme d'institutrice, instruit les enfants du village. On vit de peu, mais on vit dans l'amour, dans le respect que l'on doit aux ancêtres et à la Terre nourricière dont personne n'abuse des ressources.

Mais voilà, l'endroit est charmant et un groupe de promoteurs s'intéresse à ce lieu peu connu. Déjà par le passé, pendant la 2ème guerre mondiale, un village maori avait été rasé (et les habitants relogés dans des hlm) pour construire une piste d'atterrissage pour les avions, puis un terrain de sport. La lutte pour récupérer les terres n'avait pas abouti à la restitution totale.

Les promoteurs font des offres alléchantes qui sont toutes déclinées par le village. Il y ont leur maison commune très importante pour la communauté, le cimetière qui est une terre sacrée et ils vivent là depuis toujours.

Les menaces arrivent alors : un incendie qui se déclare dans un champs, puis le mari de Roimata est tué lors d'insurrections entre les partisans pour le maintien du village, soutenus par les écologistes et une large partie de l'opinion publique et les forces de l'ordre, alors qu'une route commence à être construite contre l'avis des villageois. L'histoire pourrait apparaître simple : ethnie maorie ostracisée contre le pouvoir des blancs, mais c'est sans oublier le talent de conteuse et la poésie qui émane de ce livre hors-normes, parce qu'une pincée de magie vient illuminer le tout. Celle d'une bonne étoile qui brille et qui permet à un peuple de ne pas se perdre, de ne pas oublier ses racines, sa langue, ses coutumes et ses valeurs simples mais belles.

Il aura fallu deux traductrices pour restituer le texte de Patricia Grace qui utilise le maori et l'anglais, mais qui livre ici un roman choral. Car dans la grande ligne du roman s'insèrent les récits individuels des principaux protagonistes, des chants traditionnels, des légendes et contes. D'ailleurs le livre en lui-même est un conte philosophique, donc plusieurs phrases sont des méditations, des « mantras » je dirais pour nous faire réfléchir à nos vraies valeurs, le poids de notre vie, notre destin, et surtout retrouver une connexion qui ne soit pas d'opportunité avec notre mère nourricière, notre planète Terre qui si on sait y accorder un regard bienveillant nous offre tant et tant de beauté.

Un livre philosophique et une très belle couverture signée d'un artiste local qui en fait un très bel ouvrage. Un glossaire en fin de livre nous aide à comprendre les termes maoris utilisés. A noter que le livre était déjà paru en 1986, mais les éditions « Au vent des Iles » ont demandé une traduction plus juste pour nous permettre de mieux entrer dans l'univers de l'autrice.


Extraits

  • Au fil des ans, ils avaient dû faire attention et être prudents. La famille avait reçu des demandes de vente de terrains à l'arrière, et on avait fait pression sur eux pour qu'ils ouvrent la route le long de la plage. Mais ils avaient tous résisté de pied ferme pendant pendant plusieurs années. Tant mieux.
    Désormais les gens se tournaient davantage vers leurs terres. Pas seulement leurs terres, mais aussi ce qui leur était propre. Ils devaient le faire s'ils ne voulaient pas être effacés de la surface du globe. Il y avait plus de détermination, maintenant, une détermination qui avait créé l'espoir, et l'espoir à son tour avait créé la confiance et l'énergie. Les choses bougeaient, à tel point que des gens se battaient pour conserver une langue qui risquait de se perdre, et que d'autres luttaient pour récupérer des terres qui leur avaient été retirées des années auparavant. Les gens de Te Ope en étaient un exemple et cela se présentait bien pour eux dorénavant.

  • C'était une vieille histoire, une histoire ancienne, sauf que maintenant elle avait une nouvelle phase, une vieille histoire qui commence avec la graine qui est un arbre. Mais ce n'était pas là le véritable début. L'histoire venait, comme toutes les histoires, d'avant le temps du souvenir qui se trouve au temps où il n'y avait que l'obscurité généreuse et aimante. Rien ne s'y faisait voir ni entendre, et il n'y avait aucun mouvement. Il n'y avait rien de vivant, seulement le potentiel _ qui est devenu la conception. C'est une histoire qui s'est ouverte et qui a planté sa graine dans le temps du souvenir. Elle est devenue une histoire du peuple exprimée par le bois, peuple et bois ayant été engendrés par le ciel et la terre de sorte que bois et peuple ne font qu'un, le peuple étant le whãnau* de l'arbre.

  • Et pourtant, parce que c'est un vide, un espace neutre - ni terre ni mer -, la liberté est là, sur le rivage, et le repos. La liberté est là, de chercher dans le vide, dans le tas de mauvaises herbes, parmi les morceaux de vieux bois, le coquillage vide, le crâne de poisson, en quête de la particule du commencement - ou de la fin qui est le commencement. L'espoir et le désir peuvent s'y attarder, les pensées et les sentiments se déplacer avec les grains de sable tamisés par l'eau et le vent. Un soir, j'y ai posé mon sac et je me suis reposée, ouvrant la voie au vide, ce vide qui peut évoluer en étincelle, en petit mouvement. J'ai sorti de mon sac des vêtements chauds et j'ai attendu toute la nuit le matin qui allait devenir un recommencement.

  • Il y avait dans la maison de réunion un silence de bois.
    C'est le silence des arbres qui ont été apportés à l'intérieur, hors du vent, et dont les branches fraîchement révélées s'étendent, non pas vers le ciel, mais vers les gens. C'est l'altérité calme et immobile des arbres perçue par celui qui sculpte, qui façonne, qui fait. C'est un silence de veille, car les arbres aux nouvelles branches ont été dotés d'yeux pour voir. C'est un silence d'attente, de cette attente toujours patiente que possède le bois, une patience qui n'a pas changé depuis l'autre vie de l'arbre. Mais ce silence de l'arbre n'est qu'un silence extérieur, car dans cette altérité il y a une résonance, un tintement, un battement, un épanchement, plus grands que ce que l'arbre a jamais connu auparavant.

  • La chair de l'anguille était dorée et sentait la mer et les arbres. Nous voulions en manger tout de suite, mais Hemi était un peu en colère contre nous et nous a dit qu'on ne mangeait pas de nourriture avant qu'elle n'ai été partagée, surtout si elle venait de la mer. « Notre famille est nombreuse, a-t-il dit, il faut toujours se le rappeler. »

  • Je vous dis que si nous vous vendons, nous serons poussière. Dans le vent. Je dois dire que j'ai du mal à raisonner...(Nous l'avons remarqué). Un souffle de vent et c'est tout. Et qui est le premier à pointer du doigt notre peuple quand il est brisé et sans espoir ? Quand tout le monde est bouleversé...

  • Mary aussi nous racontait ses hstoires, qui n'étaient pas toujours exactement les mêmes si on écoutait très attentivement, des histoires d'homme-bavard, d'épouse-colère,, d'homme rusé et de fille chanteuse, d'homme-joli et de mère-battante, et personne pour l'homme-amour avec son grand, grand marteau.

  • Car bientôt il n'y aurait plus de poissons, seulement des poissons de compagnie que l'on allait voir dans des tunnels souterrains éclairés à l'heure du epas des requins, ou quand on le voulait. À condition de payer. Eh bien, nous voulions que les poissons soient dans la mer comme des poissons ordinaires, que les raies pastenagues errent le soir comme elles le font toujours. Nous voulions que nos yeux connaissent l'endroit où elles rencontreraient la marée, qu'elle soit basse ou haute.

  • Le jour se transformait en nuit, et la nuit était comme un papier de chocolat que tu as lissé avec l'ongle de ton pouce. Je ne me suis pas senti petit cette nuit-là, comme la mer peut parfois te faire sentir petit.

  • Du centre,
    Du vide,
    Du non-vu,
    Du non-entendu,

    Il vient
    Un geste,
    Un mouvement,
    Un rampement,

    Il vient
    Un déploiement,
    Un bondissement,
    Vers un cercle extérieur,

    Il vient
    Une inspiration
    Un souffle -
    Tihei Mauriora (Litt « éternue, âme vivante » ; expression utilisée pour célébrer la vie)



Biographie

Née en 1937 à Welligton, Patricia Grace est romancière et nouvelliste, elle est l’une des voix contemporaines les plus respectées de la Nouvelle-Zélande. Elle fut, dans les années 70, l’une des instigatrices du débat idéologique qui anima l’arène politique, artistique et littéraire de son pays. Accompagnée d’artistes et d’écrivains, elle revendiqua à cette époque le caractère légitime et nécessaire de l’empreinte créatrice maorie au sein d’une littérature nationale émergente. Elle signa « Waiariki » en 1975, ouvrage qui fit date puisqu’il marquait la toute première publication par une femme d’origine maorie d’un recueil de nouvelles. Sans nostalgie ni sentimentalisme, elle s’attache à brosser le portrait d’une grande variété de personnages fictifs issus d’une société qu’elle connaît de façon intime et dont la langue et la culture furent longtemps ignorées. Patricia Grace décroche le Prix Neustadt, que l’on surnomme le petit Nobel… Reconnaissance internationale pour cette écrivaine maorie, fer de lance des littératures du Pacifique.
Voir ici : https://fr.wikipedia.org/wiki/Patricia_Grace


dimanche 31 mars 2024

Marie CHARREL – La fille de Lake Placide – Éditions les Pérégrines - 2024

 


L'histoire

En 2019, la chanteuse Lana Del Rey vient passer quelques jours dans le ranch où vit Joan Baez. L'égérie du folk, qui a renoncé à sa carrière musicale, vit à la campagne, dans un domaine où vivent en liberté des animaux (poules, chiens, chats, chevaux), en compagnie de son fils Gabriel (batteur), de sa petite fille Jasmine et de sa bonne Hannah. Joan se met à la peinture et fait surtout des portraits de ses amis.


Mon avis

Marie Charrel s'inspire de faits réels pour développer une amitié entre la jeune chanteuse Lana Del Rey (pop mélancolique) et la grande dame du folk Joan Baez. Effectivement les deux femmes se sont bien rencontrées, mais de façon plus furtives que dans le roman. Joan a bien peint un portrait de Lana et celles-ci ont chanté ensemble lors d'un concert à Berkeley, mais leurs relations ne sont pas aussi intimes que la fiction bâtie.

Deux femmes qui tout oppose et que tout unis. Le roman fait largement place à la biographie de Lana Del Rey, de son vraie nom Élisabeth Grant. Une gamine déjà torturée et en proie à des angoisses existentielles. Alcoolique, elle est envoyée en pensionnat à Londres, se désintoxique de l'alcool. Pour la distraire, son oncle lui apprend à jouer de la guitare. Celle qui n'est pas encore devenue Lana Del Rey écrit des poésies un peu désillusionnées. Elle va les mettre en musique, signée d'abord par un petit label, puis surtout s'expose sur Youtube avec un titre « Vicious games » qui fait le buzz. Elle enregistre son premier album qui est un succès critiques. Mais sa musique indéfinissable, mélange de folk, pop romantique, rap servis par une voix grave n'est pas bien comprise. Après les premières bonnes critiques, la presse se retourne contre elle : est-elle un produit formaté de plus des majors américaines ? On lui reproche aussi ses lèvres trop épaisses et retouchées par la chirurgie esthétique, un coté sexy vulgaire. Lana a du mal à trouver son style, aussi bien physique que musical. Elle est mal dans sa peau, mais écrit toujours sur ces carnets noirs. Grad admiratrice de Joan Baez, elle va séjourner quelques jours dans sa ferme dans la campagne californienne. Deux univers se croisent : une égérie qui vit simplement, qui a délaissé la guitare pour le pinceaux, mais qui reste une femme de convictions. En lisant le recueil de poésie que Lana lui a laissé, elle découvre que la jeune femme est douée et que sa poésie dénonce à sa façon les maux de notre siècle : urbanisation, consumérisme, réchauffement climatique, et qu'il est déjà trop tard. A l'inverse de Joan, Lana ne milite pas, elle n'est qu'une artiste pour transmettre. Pourtant une amitié va naître, tout d'abord à travers la musique. Leurs voix s'accordent parfaitement, et elles partagent un charisme, fait de pudeurs, et de non dit.

L'écriture simple de M. Charrel nous berce et efface un peu la mélancolie de Lana. Pudeur et retenue. Elle a su, sans aucun doute, se montrer à la hauteur de ces deux icônes de la musique, dressant deux superbes portraits de femmes, dans une atmosphère à la fois envoûtante et mélancolique qu'il m'a été difficile de quitter… Un roman qui se déguste, se savoure accompagné d'un fond sonore tout trouvé.

La structure narrative alterne le présent et les pensées de Joan Baez, et la biographie de Lana Del Rey qui depuis a montré qu'elle n'était pas une chanteuse de passage, mais bien une artiste unique, inclassable musicalement, mais aussi une poétesse. Un très joli livre, sur la sororité et le pouvoir des mots. A noter en fin de livres, les citations dont l'autrice s'inspire, ainsi que les biographies consultées.


Extraits

  • Elle s’inscrit à l’université Fordham pour la rentrée prochaine. Dominante philosophie et métaphysique. Elle espère y trouver les réponses aux questions qui la hantent depuis Lake Placid – pourquoi sommes-nous là, pourquoi vivons-nous ? Ses études lui offriront-elles les réponses qu’elle n’a pas trouvées dans les livres ni dans l’alcool ?

  • Elle se jette sur le poste de radio de sa chambre, tourne le bouton en quête d’une station rap et l’écoute jusqu’à ce que l’aube cogne derrière ses fenêtres. Les nouveaux titres d’Eminem y tournent en boucle. Chaque fois, elle est traversée par la même intuition, la conviction d’avoir compris quelque chose d’essentiel sur le pouvoir des mots.

  • Peindre est une affaire d'ombre et derrière chacun de ses sourires la nuit est aux aguets. Cette fille-là vibre d'une mélancolie douloureuse et d'une sérénité douce à la fois, équilibre instable offrant une matière folle à l'artiste. Capter ce vertige sera sa quête. Par où commencer ? Chaque oeuvre est un nouveau monde à bâtir. Un défi exigeant de ne jamais rien tenir pour acquis.

  • Elle a toujours eu la conviction que le rôle de la musique était d’éveiller les consciences. Celle de Lana joue un rôle différent. Elle plonge dans l’ombre de la mélancolie et la cisèle pour y laisser passer la lumière. Elle ne pousse pas à la révolte : elle guérit.

  • Une telle créature doit se battre deux fois plus qu'un homme pour asseoir sa crédibilité d'artiste.

  • Si elles partagent la même sophistication, la voix de la jeune femme, plus à l'aise dans les graves, n'a pas grand-chose à voir avec celle de Joan à son âge. Son soprano avait la pureté des cascades et la clarté du printemps, sous laquelle frissonnait une onde tragique. Un journaliste qu'elle appréciait pour son honnêteté avait écrit que sa voix " contenait les échos de femmes noires pleurant dans la nuit, de chanteurs de madrigaux jouant calmement à la cour, de gitans tristes essayant de charmer la mort pour qu'elle quitte leurs grottes espagnoles ". Il y avait en elle plus de douleurs et de fantômes que son jeune âge ne le laissait paraître. Ils nourrissaient sa révolte.

  • C'est sans doute une question de génération, songe-t-elle. Celle de Baez a pris part à l'éclosion des libertés individuelles dans l'après-guerre et a cru au progrès. La sienne sait que le plus important des combats, celui de la sauvegarde de la planète, est déjà perdu. Lana est mélancolique et désabusée parce qu'elle a conscience de vivre dans des ruines. Voilà pourquoi son engagement va d'abord et avant tout à la poésie. Elle seule peut aider à mieux supporter le monde.

  • -Il y a ce truc de l'époque, dit-elle, sans être capable d'xpliquer ce qu'elle a en tête. La nuit elle passe des heures sur Internet, lit la presse, écume les réseaux sociaux. - Ce truc ? - Cette qualité étrange qu'a ma génération, désespérée et furieusement consciente à la fois. Celle de Facebook, de l'addiction aux séries, et aux jeux vidéos. Celle qui sait qu'elle ne connaîtra pas l'âge d'or mais ne rennoncera pas pour antant à réclamer son dû. Inconsolable, violente, gavée de références pop, comme un film de Tarantino. J'aimerais qu'il y ait de ça dans ma musique. Cette folie. - Alors, mets-là."

  • Joan aurait sans doute pris son œuvre pour de la prose un peu sombre de post-adolescente. Mais en s'y immergeant sans réserve, elle a compris que sa mélancolie trace aussi un chemin de lumière. Une quête relevant de l'invisible et du sublime. Celle que seul le pouvoir immense de la poésie permet.

  • Joan voit dans les textes de Lana tout ce qu'elle-même ressent à l'égard de son pays: la nostalgie d'une hypothétique époque éclatante doublée d'une lucidité sur les forces obscures couvant sous le vernis factice du made in USA. Elle admire le talent avec lequel la chanteuse se glisse dans le rêve américain pour mieux le faire exploser, sans se contenter de poser un constat désabusé, comme tant d'autres l'ont fait dans les seventies, lorsqu'elle-même arpentait les scènes folk.

  • Cette voix. Une justesse absolue, quelque chose de la pureté. Un baiser. Une caresse d'or.Un trésor échappant aux règles du temps, une merveille d'ici et d'ailleurs, hantée par le souffle de mille et une autres femmes, toutes celles qui ontaimé-vibré-pleuré-souffert-chuté-rebondi-brillé-volé avant elle: la voix de Lana est tout cela. Une cascade de diamants sous un clair de lune, d'une profondeur au-delà du dicible. La douceur de la soie. Le vertige d'un saut dans le vide et le réconfort d'une soirée au coin du feu.

  • Elle a tant à faire avant de se choisir un refuge: pousser son exploration plus loin encore, suivre ce mystérieux instinct qui la conduit toujours du côté de l'étrange. Vivre, palpiter, s'en-sauvager, afin de pouvoir coucher tout cela sur le papier. Se remplir du monde pour en faire poésie.

  • Elle a toujours eu la conviction que le rôle de la musique était d’éveiller les consciences. Celle de Lana joue un rôle différent. Elle plonge dans l’ombre de la mélancolie et la cisèle pour y laisser passer la lumière. Elle ne pousse pas à la révolte : elle guérit.



Biographie

Journaliste au journal Le Monde, Marie Charrel a grandi à Annecy. Diplômée de l’IPJ, elle a déjà remporté quatre prix décernés par la profession : les prix Prisma, Bayard, Ajis, et le prix du meilleur article financier.
En 2010, Plon publie son premier roman "Une fois ne compte pas". Le roman reçoit un accueil enthousiaste de la critique. En 2013, elle rejoint Le Monde pour suivre l'économie internationale.
En 2014, Plon publie "L'enfant tombée des rêves". En 2016, Les Editions Rue Fromentin publie "Les enfants indociles". Suivront les publications de "Je suis ici pour vaincre la nuit" en 2017 aux Editions Fleuve, "Une nuit avec Jean Seberg" en 2018, également chez Fleuve. Son dernier roman, "Les danseurs de l'aube", est paru en janvier 2021 aux Editions de l'Observatoire. Le livre a été finaliste pour le prix de l'Instant et a figuré dans la première sélection du prix de la Maison de la Presse.

La même année, Marie Charrel publie un premier essai "Qui a Peur des Vieilles ?" aux Éditions Les Pérégrines. Cet essai interroge sur la place des femmes de plus de 50 ans dans notre société occidentale.
En janvier 2023, elle publie Les Mangeurs de Nuit aux éditions de l'Observatoire. Ce roman empreint de mythes et légendes, qui se déroule dans les grands espaces de Colombie Britannique, évoque la rencontre de Jack, un compteur de saumons, et Hannah, une fille d'immigrés japonais, au cœur de la forêt pluviale, où ils s'apprivoisent doucement. Elle reçoit plusieurs prix littéraires avec cet ouvrage : Ouest-France - Etonnants Voyageurs, Prix Cazes- Lipp, Prix Page des Libraires - France bleu, Prix du livre Cogedim Club, Prix "Entre lignes" du Pays de Gex.

Nota
 : les éditons Les Pérégrines et sa sous-catégories, les audacieuses sont des éditions dédiées aux écrivaines, et aux jeunes autrices.

mardi 4 juillet 2023

MAUD SIMMONOT – L'enfant céleste – Éditions de l'Observatoire – 2020 -

 

L'histoire

Celian, 7 ans s'ennuie à l'école et décroche. Sa mère Mary vit de son coté une difficile rupture sentimentale. Réalisant que ni elle, ni son fils ne vont bien, elle décide de le déscolariser et de l'emmener pour un voyage de quelques mois sur l'île de Ven au large de la Suède dans l’océan arctique. Une île mythique pour y avoir hébergé en son temps, l'astronome Tycho Brahe . Un voyage réconciliateur.


Mon avis

Si vous aimez les contes pour grands enfants, avec un zeste d'érudition ce livre est pour vous. En plus sa couverture est magnifique, ce qui en fait aussi un bel ouvrage.

C'est un récit à 2 voix. Celle du petit Celian, un enfant curieux de nature, mais qui s'ennuie à l'école et qui est traité de paresseux par une maîtresse aussi peu aimable que sachant s'y prendre avec les enfants différents (il est probable que Celian soit un enfant surdoué). Non pas que Celian souffre d'une quelconque maladie, mais l'école l'ennuie profondément et ce qu'il aime c'est découvrir la nature. Il se plaît chez sa grand-mère dans le Morvan où il peut cavaler à sa guise. Mary, sa mère, se remet difficilement d'une rupture amoureuse. Décidée à reprendre en main son destin et l'avenir de son fils,, cette femme passionnée d'astronomie, ce qu'elle partage avec Celian, elle décide de partir en Suède. Plus précisément sur l’île de Ven, où Tycho Brahe, astronome au destin étrange peut y installer un laboratoire et une maison.

C'est non seulement l'occasion pour la mère et le fils de partir sur les traces d'un des savants les plus étranges du xvième siècle. Il va cartographier pour la première fois l'Univers, et positionner Mars. Pourtant Brahe niera les observations de Copernic, mais posera les bases de l'astronomie moderne, relayé par son ami et disciple Kepler. Ayant beaucoup étudié en Allemagne, Brahe se voit allouer une importante dotation par le roi de Danemark qui lui cède l’île de Ven où il construira un laboratoire d'analyse et un palais nommé Uraniborg, somptueusement décoré, mais aussi comportant une bibliothèque importante et des instruments de mesures créés par l'astronome. L’île de Ven fut un temps considéré comme un centre universitaire important dans la recherche astronomique et scientifique de l'époque. Il cartographiera de manière très précise l'Univers, repérera une super nova et une comète. Ses travaux seront publiés par Kepler. Malheureusement, après être tombé en disgrâce auprès du royaume danois, Brahe retourne à Prague où il meurt dans des circonstances non-expliquées (empoisonnement ou calculs rénaux). C'est Kepler son disciple et ami qui prolongera ses travaux et posera les bases de l'astronomie moderne. Kepler suit les idées de Copernic et les cartographies de Brahe pour calculer la rotation des planètes. Il délaissera aussi les sextants et autres objets pour créer des outils d’observation comme les lunettes optiques, ancêtres de nos télescopes. On considère aussi que le personnage de Tycho Brahe aurait pu inspirer Hamlet à Shakespeare, selon ce qu’affirme l'écrivaine.

Mais pour en revenir au roman, il s'agit non seulement de la découverte d'une île et de ses habitants mais aussi de trouver des vocations. Pour Celian, passionné par la nature et les animaux ce sera photographe animalier. Pour Mary, réconciliée avec l'amour, ce sera l'écriture. La très jolie écriture, l'atmosphère un peu mystérieuse et enchanteresse de ce petit livre nous s offre une pause, sur une île lointaine, en compagnie de personnages simples et sympathiques ou érudits qui vont combler les lacunes de la mère et du fils. Voilà de quoi vous intéresser à l'astronomie, à Shakespeare, mais aussi à renouer avec Borges, Rainer Marie Rilke et autres auteurs célèbres. Maud Simmonot cite ses sources en fin de livres.

On appréciera l'écriture délicate, poétique, les émotions comme l'abandon, la différence, la solitude mais aussi la quête de quiétude et la sensibilité à fleur de peau de Mary.


Extraits :

  • Le temps est différent ici, il glisse. Dans le hall de la pension, il y a une horloge en bois. Je touche le balancier en cachette à chaque fois que je passe devant. ça me rappelle une histoire de Maman sur une horloge magique qui sonne une treizième heure après minuit...

  • Depuis que nous sommes sur l'île je découvre la patience de mon fils, capable de rester des heures appuyés sur les coudes pour tenir ses jumelles, et tout ça parce qu'il espère l'apparition d'un animal dont rien ne garantir la venue. Cela fait plusieurs jours qu'il a ainsi repéré le manège d'un oiseau inconnu, volant des brindilles dans un champ voisin. Cette fois-ci il voudrait le prendre en photo pour l'identifier, si nous avons la chance de le voir réapparaître. Quand nous nous arrêtons, il murmure :" Des tas d'animaux nous regardent en ce moment-même."

  • Posée là toute la journée derrière la fenêtre de ma chambre en compagnie d'un vieux chat, le regard perdu au-delà des collines bleues de mon enfance, je ne ressentais que l'appel du vide et une extrême fatigue. Mon existence était une eau qui coule entre les mains. Je désirais dormir, oublier et être oubliée. Ne plus jamais avoir mal...

  • J’aurais dû m’y attendre, je connaissais le discours freudien - « votre expérience amoureuse désastreuse s’explique par une enfance dysfonctionnelle, une psyché insuffisamment consciente d’elle-même... », cette obsession à vouloir dénicher une origine dans le passé, comme si en plus de sa peine il fallait encore chercher en quoi on était responsable de son malheur.

  • La maison, construite sur une lande entre la mer et la forêt, est encore plus belle que nous l’avions espéré. Une grande bâtisse en bois, deux étages au plafond bas dont les pièces déclinent des camaïeux de gris et de verts. Des tonalités douces, assourdies, reposantes.

  • Ce que je ne lui dirai pas, pas tant qu’il sera enfant, c’est combien je peux le comprendre et me retrouver en lui. Moi à qui on reprochait d’être trop exaltée, trop sensible, et d’absorber comme une éponge les émotions, les bruits, les variations de la lumière. Je connais cette démarcation invisible qui sépare toujours des autres

  • Si pour les sciences modernes la construction d’Uraniborg a été d’une importance capitale, pour les paysans et les pêcheurs de Ven l’arrivée de l’astronome a signifié le début de vingt années de bagne.

  • « Transparent », « cristal », « céleste », l’harmonie de ces mots à chaque fois me frappe. On peut concevoir que pour les observateurs de l’Antiquité, les étoiles devaient forcément résider dans un monde parfait et éternel.

  • Quelles qu’aient été la complexité de Brahe et les brumes recouvrant son halo glorieux, il restera cet homme qui un jour a demandé une île en cadeau pour mener la vie qu’il voulait.

  • L'aventure,plus qu'une interruption du cour des évènements ou un voyage vers un ailleurs inconnu et exaltant,est surtout une disposition à être dans le temps.

  • Voir l'invisible... J'ai passé des années à rêver à la destinée dramatique de Tycho Brahe, des journées entières à pédaler à la recherche de ces trésors et de ces débris que laissent derrière eux les hommes, de sorte que son nom sera toujours lié à l'esprit des lieux, aux forêts s'étendant à perte de vue dans la lumière de Ven, et à cet été en compagnie de Célian. Mais c'est en le regardant à l'affût, lisant l'immobilité apparente du paysage comme je serais incapable de le faire, que j'ai enfin saisi ce qui m'avait fascinée dans l'histoire de Tycho Brahe, plus encore que l'incroyable château, le nez en or ou ses découvertes scientifiques: il a su voir dans le Ciel ce que personne n'avait vu. Et je l'imagine à nouveau, ce grand Danois de trente ans réfugié en haut d’une tour, une chevêchette sur l'épaule, observant une étoile bleutée que nul n'avait jamais remarquée, calculant son emplacement exact avant de l'inscrire sur le globe céleste auquel il dédierait sa vie. Avec son visage défiguré et cette brèche en lui tout aussi béante, mieux que personne il savait que «ce sont les étoiles, les étoiles tout là-haut qui gouvernent notre existence.

  • Célian, allongé sur le dos à côté de moi, semble absorbé par la Voie Lactée. J'évoque ces mondes flottants qui gravitent en silence, le mouvement à la fois apparent et inimaginable de cette nuit infinie, son architecture secrète, et ces astres morts dont l brillance nous éblouit encore. Il me répond que ce qui le fascine le plus ce ne sont pas les étoiles scintillantes mais le noir entre lumières.


Biographie

Née en 1979 en Bourgogne, Maud Simmonot fut d'abord une éditrice pour Gallimard. Ayant fait des études littérraires, elle a vécu plusieurs années à Oslo. Elle s'est mise à l'écriture en 2017.

Son premier roman « L'enfant céleste » paru en 2020 a reçu d'excellentes critiques. Depuis 2023, elle travaille pour les Editions du Seuil

En savoir plus : https://fr.wikipedia.org/wiki/Maud_Simonnot

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Je vous conseille de lire l'article de Wiki sur Tycho Brahe : https://fr.wikipedia.org/wiki/Tycho_Brahe

Mais aussi

https://fr.wikipedia.org/wiki/Ven_(%C3%AEle)

https://www.liberation.fr/societe/2010/11/15/etre-ou-ne-pas-etre-empoisonne_693570/



samedi 17 juin 2023

RON RASH – Par le vent pleuré – Seuil 2021

 

L'histoire

Été 1969, Silva, petit village à l’ombre des Appalaches en Caroline du Nord.

Tous les dimanches Bill 21 ans et son frère 16 ans vont pécher la truite dans un coin de la rivière isolé. Ils rencontrent une adolescente Ligeia, placée chez son oncle pour divers problèmes dont des addictions à la drogue. Peu farouche, elle couche avec les deux frères et accroche surtout avec Eugène, plus fragile, qui va voler des médicaments (opiacés, valium et autres) dans la pharmacie de son grand-père. Il lui apporte aussi de l'alcool, bières, vins, whisky. Puis un jour l'adolescente, déjà connue pour des fugues disparaît, ce qui n'étonne personne, la gamine était connue pour fugues, et delits mineurs.

Mais 40 ans plus tard, des ossements sont retrouvés lors d'un glissement de terrain. Il s'agit bien de Ligeia, et l'autopsie révèle qu'elle a été égorgée. Eugène se pose des questions.


Mon avis

Ron Rash connu pour ses romans et poèmes écrit sur sa Caroline du Nord, notamment dans les zones montagneuses où se terminent la chaîne des Appalaches. Un excellent roman, court et qui nous replonge dans les années du flower power aux USA.

A Silva, on écoute encore de la country et le mouvement hippie est inconnu. C'est ce que va apporter Ligeia, qui entraîne avec elle, le cadet de la famille Matney. Cette famille dysfonctionnelle est menée à la baguette par le grand-père, le seul médecin généraliste de la ville, homme respecté et craint qui mène la vie dure à ses deux petits fils, le père étant mort et la mère effacée. Il décide de tout, notamment de ses petits fils. Le brillant et raisonnable Bill sera chirurgien, et le cadet plus rêveur fera au mieux un bon enseignant, au pire un instituteur. Pour leur argent de poche, les deux frères si différents doivent nettoyer le cabinet de soin et n'ont que le dimanche, après la messe et le repas pour se distraire.

Dans le petit bras de rivière un peu isolé où ils aiment pêcher, il rencontrent la sensuelle Ligeia, qui vient de Floride. Elle amène un vent de fraîcheur et de liberté dans les existences bien chronométrées des deux garçons. Elle connaît les musiques qui sont à la mode, se vante d'avoir vécu dans une communauté hippie, et séduit surtout Eugène, totalement fascinée par cette « sirène «  si libre, aimant faire l'amour, mais exigeant toujours un peu plus de cadeaux. Si Bill qui est fiancé comprend que cette histoire ne peut pas durer et que cette fille cache plus de problèmes qu'un joli minois, Eugène lui satisfait tout ses caprices : de la bière ou du vin, on passe au whisky et parce qu'elle est supposée rester scolarisée à Sylva, elle retrouve des amis dealers et initie aussi le petit à fumer de l'herbe. Elle parle tout le temps de partir en Floride ou à San Franscico, et un jour, après un « incident » qui semble vite réglé elle disparaît.

En 40 ans, les choses ont bien changé à Silva. Bill a épousé sa fiancée et est devenu un brillant chirurgien reconnu comme l'un des meilleurs. Eugène qui se rêvait romancier est resté alcoolique. Après un accident où il a mis en danger les jours de sa propre fille, alors qu'il avait trop bu, sa femme le quitte et sa fille sauvée de justesse ne veut plus le voir. Il erre dans la maison familiale, continue à boire, ne fait rien de ses journées. Quand le chérif vient lui poser quelques questions sur Ligeia, il s'inquiète et pense que son frère n'est peut-être pas étranger au meurtre. Il veut savoir la vérité. Finalement Bill lui raconte ce qui s'est vraiment passé, ce qu'il a vu, et qui lui aussi le hante. On mesure alors tout l'amour qui lie l’aîné à son cadet, un amour dont Eugène, trop perturbé n'a pas conscience.

Pour cette histoire, Rash se serait inspiré d'un fait divers. Il raconte avec simplicité et poésie cette étrange histoire, celle qui inspire tous ses livres, celle de l'Amérique très rurale, et des destins brisés.



Extraits :

  • J’avais prévu de rédiger mon mémoire sur [Thomas] Wolfe. Ma directrice de maîtrise m’en a dissuadé. « Wolfe est quasiment oublié de nos jours », a-t-elle objecté, ce qui me semblait une raison de plus pour le faire, afin qu’il ne soit pas oublié, ou seulement, comme l’avait écrit Wolfe lui-même, « par le vent pleuré ». 

  • Nos salaires étaient équivalents à ceux que nous aurions touchés pour des emplois plus pénibles si nous avions bossé dans une équipe municipale d’entretien des espaces verts ou à la scierie locale. Que Grand-père nous ait engagés, Bill et moi, semblait une façon de réaffirmer ce qu’il avait déclaré à notre mère quand l’accident de chasse l’avait laissée veuve – qu’il prendrait soin d’elle et de nous deux. Grand-père était propriétaire de la maison où nous vivions, qu’il nous autorisait à habiter sans acquitter de loyer, toutes taxes et charges payées.

  • - Allez, Eugene, a-t-il repris avec un petit rire. Ne me dis pas que tu n'as jamais bu quelques bières en cachette. - Non, jamais. - Même pas une ? - Non. - Mais alors, qu'est-ce que tu fous toute la journée ? s'est-il enquis, incrédule. Tu ne peux pas passer ton temps à lire et à écrire ! Tu ne joues pas au base-ball, tu ne sors pas avec des filles, et tu ne vas pas au ciné. Au moins, je me disais que tu devais picoler. A-t-on jamais vu un écrivain qui ne picole pas ?

  • Chaque printemps les fortes pluies arrivent, et la rivière monte, et son cours s'accélère, et la berge se désagrège toujours davantage, brunissant l'onde de son limon, mettant au jour une nouvelle couche de terre sombre.

  • Il y a certains choix que l'on fait et dont on a connaissance, pour toujours, jusqu'à son dernier soupir – il ne s'agit là, évidemment, que des mauvais choix.

  • Maintenant l'hiver est là. La terre autour de Panther Creek est enfouie sous trente centimètres de neige, la rivière vitrée par le gel. Il ne reste plus de feuilles pour donner une voix au vent.

  • Je me souviens de longues soirées d'été, heures de méditation et de contemplation, seul sur la plage, comme une chose échouée, quelque part entre Mingan et Longue-Pointe-de-Mingan. J'écoutais la tranquillité du monde, assis sur le sable fin.

  • Ma petite amie, voilà comment je pensais à elle. Parfois, devant la glace, je le disais tout haut, et quand j'écoutais la radio les chansons d'amour me laissaient penser que j'étais peut-être amoureux. "C'est gentil" disait-elle chaque fois, mais à part le collier elle n'a jamais rien porté de ce que je lui ai offert. Elle disait qu'elle cachait mes petits présents dans sa valise pour que son oncle et sa tante ne se demandent pas d'où ils venaient.

  • Á San Francisco, le Summer of Love, l’été de l’amour, a eu lieu en 1967, mais il a fallu deux ans pour qu’il atteigne le petit monde provincial des Appalaches. Sur l’autoroute en février, on a aperçu un hippie au volant d’un minibus bariolé, un évènement dument signalé dans le Sylva Herald. Sinon, la contre-culture était quelque chose qu’on ne voyait qu’à la télévision, tout aussi exotique qu’un pingouin ou un palmier nain.

  • Il n'y a pas de photo de mon grand-père sur la cheminée, et il n'y en a jamais eu - une des rares occasions données à ma mère de tenir sa présence à l'écart de notre existence .

  • Et donne-moi une fin heureuse, a ajouté Ligeia, dont le sourire s'est évanoui, parce que dans la vraie vie ça ne risque pas d'arriver.

  • Votre moitié vous croit meilleur que vous ne l'êtes, et pendant un moment, à vrai dire, vous partagez cette opinion. Mais un beau jour vous cessez d'y croire, et bientôt votre épouse aussi, c'est alors que vous lui rappellerez où elle vous a rencontré, et le verre de whiskey qui était posé entre vous sur le comptoir, et elle dira : "Oui, je t'ai rencontré dans un bar. J'ignorais simplement que ta vie se déroulerait comme si tu n'en étais jamais sorti."

  • Je me suis mis à genoux derrière elle. En nouant les cordons verts, j’ai pensé : Je sais maintenant de quoi parlent toutes ces chansons, ce dont elles parlent je l’ai fait. Ligeia s’était rallongée et elle a fermé les yeux. Je l’ai imitée, mais moi j’ai gardé les miens ouverts ; la bière et le sexe, la chaleur de l’après-midi et le murmure de la rivière avaient provoqué en moi un sentiment de satiété rêveuse. Je n’étais plus celui que j’avais été, et cette personne-là, ce garçon-là, je ne le serais plus jamais.

  • C'est là que les romans se trompent si souvent, se trompent sciemment, a-t-elle remarqué lorsqu'elle a rouvert les yeux. On fait certains choix et l'on s'éteint sans avoir jamais pu vérifier s'ils étaient bons ou mauvais.


Biographie

Né en 1943 en Caroline du Nord, Ron Rash est un écrivain, poète et nouvelliste, auteur de romans policiers. Il étudie à l'Université Gardner-Webb et à l'Université de Clemson, où il obtient respectivement un B.A. et un M.A. en littérature anglaise. Il devient ensuite professeur de littérature anglaise.
Il est titulaire de la chaire John Parris d’Appalachian Studies à la West Carolina University (WCU). Il enseigne l’écriture de nouvelles. Sa carrière d'écrivain s'amorce en 1994 avec la publication d'un premier recueil de nouvelles, puis d'un recueil de poésie en 1998.
Il a écrit des recueils de poèmes, des recueils de nouvelles, et des romans, dont un pour enfants, tous lauréats de plusieurs prix littéraires. Ron Rash vit actuellement à Asheville en Caroline du Nord. Il est particulièrement engagé dans la défense de l'environnement et la protection de l'eau, prend des positions et publie régulièrement des tribunes sur ces sujets.

 

Le Film Serena

Au lieu de vous mettre des liens, je vous propose ma critique du très beau film tiré du livre Serena de Ron Rash, mis en scène par Suzanne Bier avec Bradley Cooper et Jennifer Lawrence dans le rôle titre.

Georges Pemberton épouse sur un coup de tête la somptueuse et mystérieuse Serena rencontrée à Boston et l'emmène en Caroline du Nord, où il exploite du bois. Nous sommes en 1930, la Grande dépression frappe et la main d’œuvre bon marché afflue pour l’abatage des arbres. Serena s'y connaît aussi en exploitation forestière. Elle fait venir un vautour dressé pour chasser les serpents venimeux et sauve la vie à un des hommes de main de Georges qui lui témoignera une admiration et une soumission totales. Car on meurt beaucoup dans le travail difficile de l'abattage des arbres. De plus, pour limiter l'exploitation, le gouvernement veut instaurer une réserve naturelle et protégée. Pour maintenir ses intérêts, lors d'une partie de chasse Georges abat un représentant de l’état mais ne sera pas inquiété malgré les soupçons du shérif, ses hommes témoignant pour lui.

Serena, admirée et respectée perd l'enfant qu'elle portait et apprend qu'elle ne peut plus en avoir. Elle découvre que Georges a eu un fils illégitime avec une cuisinière de la petite communauté et cherche par tous les moyens à le faire supprimer, entrant de plus en plus dans la folie. Georges s'en rend compte et réussit à mettre à l'abri la femme et l'enfant.

Mais Georges est impliqué aussi dans une double comptabilité, et sait que la police va l'arrêter. Il remet ses livres comptables au shérif et lui promet de venir se rendre le lendemain. Le temps de réaliser son rêve : abattre un puma. Mais c'est le puma sauvage qui le tue. Comprenant qu'elle est ruinée, que son mari ne l'aime plus, Serena se donne la mort en mettant le feu à la maison.

Le film est hélas sorti au mauvais moment, de gros films étant à l'affiche. Mais je ne remettrais pas en cause l'interprétation sublime de J. Lawrence, qui s'empare de ce personnage, et laisse monter la folie qui la mènera à la catastrophe. Pour le film, Bier a fait reconstruire un vrai petit village en Caroline du Nord, avec sa voie ferrée, son église, ses forêts, et la maison des Pemberton tout au bout de main-street, grande mais sans tape à l’œil ostentatoire. Elle a décidé aussi d'y tourner les scènes d'intérieures. Sa palette de couleurs sourdes, des bruns, des gris, des verts passés contrastent avec l'élégance de Serena qui seule porte des couleurs chatoyantes et luxueuses, signe de richesse autorisé. Bradley Cooper qui peut rentrer dans plein de registres facilement et qui avait déjà tourné avec Lawrence dans Happiness Thérapy, se fond dans ce personnage finalement fade de petit seigneur local. Il marche avec un temps de retard par rapport à son ambitieuse femme, il ne sait pas la consoler de la perte de l'enfant tant désiré, sinon en lui offrant bijoux et robes. Les rôles secondaires sont aussi parfait et les décors grandioses. Dommage que ce drame ayant eu des problèmes de financement et n'ayant pu concourir aux Oscars ait été un peu oublié. C'est un vrai film d'autrice, sans temps mort et toujours en tension.


 

 

vendredi 25 novembre 2022

Emily DICKINSON – la poète recluse

 


Extraits d’œuvres

  • L'espoir est une étrange chose à plume qui se pense dans notre âme, hante des chansons sans paroles, et ne s'arrête jamais.

  • Pour être hanté, nul besoin de chambre, nul besoin de maison, le cerveau regorge de corridors plus tortueux les uns que les autres.

  • Pour faire une prairie

  • il faut un trèfle et une seule abeille, Un seul trèfle, et une abeille, Et la rêverie. La rêverie seule fera l'affaire, Si on manque d'abeilles. Pour faire une prairie il faut un trèfle et une seule abeille, Un seul trèfle, et une abeille, Et la rêverie. La rêverie seule fera l'affaire, Si on manque d'abeilles.

  • Parfois avec le Cœur
    Peu souvent avec l'âme
    Plus rarement avec force
    Peu - aiment vraiment
    Sometimes with the Heart
    Seldom with the soul
    Scarcer once with the might
    Few - love at all

  • On ne sait jamais qu'on part - quand on part - On plaisante, on ferme la porte
    Le destin qui suit derrière nous la verrouille - Et jamais plus on n'aborde.
    We never know we go - when we are going -We jest and shut the door - Fate following behind us bolts it- And we accost no more.

  • Ce monde n'est pas Conclusion
    Un ordre existe au-delà -
    Invisible, comme la musique -
    Mais réel, comme le Son -
    Il attire, et il égare -

  • L'Espoir est la chose emplumée-
    Qui perche dans l'âme-
    Et chante la mélodie sans les paroles-
    Et ne s'arrête-jamais-
    C'est dans la tempête- que son chant est- le plus suave-
    Et bien mauvais serait l'orage-
    Qui pourrait intimider le petit oiseau
    Qui a réchauffé tant de gens-
    Je l'ai entendu dans les contrées les plus glaciales-
    Et sur les mers les plus insolites-
    Pourtant- jamais- même dans la pire extrémité,
    Il ne m'a demandé- une miette.

  • Je me cache dans ma fleur
    Pour, me fanant dans ton Urne,
    T’inspirer à ton insu - un sentiment
    De quasi-solitude. Se charger à l'extrême comme le tonnerre
    Et puis , alors que toute chose - Se terre , éclater grandiose - Voilà ce que serait la poésie.

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  • Ma barque s'est-elle brisée en mer,
    Crie-t-elle sa peur sous le vent, 
    Ou docile a-t-elle hissé sa voile,
    Pour des iles enchantées ;

    À quel mystique mouillage
    Est-elle aujourd'hui retenue, -
    Ça c'est affaire de regard
    Là-bas au loin sur la baie. (traduction de René Char)


    Whether my bark went down at sea -
    Whether she met with gales -
    Whether to isles enchanted
    She bent her docile sails -

    By what mystic mooring
    She is held today -
    This is the errand of the eye
    Out upon the Bay.


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Un oiseau
Un oiseau passe sur le sentier...
Ses yeux ressemblaient, pensai-je, à des perles qui ont peur
Il remua sa tête de velours
Comme un être en danger, avec précaution.
Je lui offris une miette:
Il déplia ses ailes
Et s'en alla chez lui, voguant plus doucement
Que des rames qui fendent l'océan...

Sur le cours fantasque du Temps
Sans une rame
Nous sommes contraints de voguer
Notre Port un secret
Notre sort une Bourrasque
Quel capitaine voudrait
Courir le risque
Quel boucanier naviguer
Sans garantie contre le Vent
Ou horaire de la Marée
(" Car l'adieu, c'est la nuit")


J’aime un regard d’Agonie…
J’aime un regard d’Agonie,
Car je sais qu’il est vrai –
On ne singe pas la Convulsion,
On ne feint pas, des Affres –
L’œil se fige d’un coup – et c’est la Mort –
Impossible de simuler
Les Perles sur le Front
Par la fruste Angoisse enfilées.

ls sont tombés comme des Flocons -
Ils sont tombés comme des Étoiles -
Comme les Pétales d'une Rose
Quand soudain au beau milieu de Juin
Passe un vent - pourvu de doigts -


Ce n'était pas la mort, car j'étais debout,
Et tous les morts sont couchés.
Ce n'était pas la nuit, car les carillons
Déchaînaient leur voix pour midi.

Ce n'était pas le gel, car sur ma peau
Des siroccos semblaient serpenter;
Ni le feu - car mes pieds de marbre
Auraient glacé un sanctuaire.

Il y avait de tout cela, pourtant:
Les formes que j'ai vues
Alignées pour les funérailles
Me rappelaient la mienne,

Comme si l'on avait raboté ma vie
Pour l'insérer dans un chassis -
J'avais perdu la clef du souffle -
C'était un peu comme à minuit,

Quand tout ce qui battait s'est tu,
Quand bée le vide alentour,
Quand le gel sinistre, aux matins d'octobre,
Abolit les pulsations du sol.

C'était avant tout un chaos - infini - glacé -
Sans une chance - sans un espar -
Sans le signe d'une terre,
Pour justifier le désespoir.


La Nuit est mon Jour préféré - j'aime tant le silence - et je ne parle pas d'une simple trêve (cessation) du Bruit - mais de ceux qui parlent de rien à longueur de journée et prennent cela pour de l'allégresse...

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Biographie

Née le 10/12/1830 dans le Massachusetts et décédée le le 15/05/1886, Emily Elizabeth Dickinson est une poétesse américaine.
Considérée aujourd’hui comme l’un des plus grands poètes américains, Emily Elizabeth Dickinson n’eut pas droit à la reconnaissance littéraire de son vivant. Presque absente de la scène littéraire, elle fut également peu présente dans le théâtre de la vie.

Son champ d’expérience fut limité, puisqu’elle ne s’éloigna d’Amherst que pour passer une année au collège de Mount Holyoke à South Hadley ou lors de rares séjours, à Washington ou à Boston.
Il semble donc qu’elle n’ait guère quitté le cercle de cette petite communauté puritaine de Nouvelle-Angleterre, ni franchi le seuil de la maison familiale où elle disait tant se plaire – entre son père juriste et homme politique, admiré et craint, et sa mère plus effacée ; entre sa sœur Lavinia, qui ne partit jamais non plus et son frère Austin, installé dans la maison voisine avec sa femme Susan, amie de cœur de la poétesse. Le choix d’un certain retrait du monde livre un signe essentiel : la mise à distance, l’ironie.

Mais, à certains égards, ce retrait fut peut-être moins absolu qu’il n’y paraît : tout en se dérobant au monde, au mariage, elle adressa des lettres passionnées à divers correspondants masculins. La fin de sa vie fut marquée par des deuils répétés (son père en 1874, sa mère en 1882, son neveu Gilbert, mort à l’âge de huit ans en 1883, le juge Otis P. Lord (qu'elle devait épouser) en 1884).

Secrète et expansive, grave et moqueuse, discrète mais audacieusement libre, sa personnalité est aussi complexe que l’espace réel de son expérience fut restreint.
Depuis l'âge de vingt ans jusqu'à sa mort à cinquante-six ans, Emily Dickinson a écrit 1775 poèmes. Elle est enterrée dans un cercueil blanc dans le carré familial à l’ouest du Cimetière sur Triangle Street. Au cours de la cérémonie funéraire, Higginson lit « No Coward Soul Is Mine » (Mon âme n’est pas lâche), le poème d’Emily Brontë que préférait Emily Dickinson.

Voir aussi :

En savoir Plus


Vidéos


Poèmes en pdf


Une petite play-list

Poèmes en lignes


Quelques photos

-  https://fr.wikipedia.org/wiki/Amherst_(Massachusetts)

- https://www.amherstdowntown.com/ 

Amherst Main Stret

Amherts Church

Tombeau d'Emily Diclinson

Maison d'Emily devenue son musée

Maison d'Emily

Maison d'Emily dans les années 1900


 



dimanche 30 octobre 2022

JULIEN M. - L'étonnant voyageur qui n'aimait pas les mots

 


Hiver 2008, Paris.

Je ne me souviens plus du livre en question, mais, alors que je le tenais ouvert dans ma main forte, totalement pris dans sa lecture, mon regard sembla se dérégler : d'un coup, je voyais flou. 

Je me secouais la tête comme pour débarrasser mon objectif de sa poussière, puis reposais mes yeux
sur la page : rebelote, les mots bavaient, fuyaient, se déformaient. Je fermais les yeux plusieurs fois avec vigueur, me massais les paupières, puis posais mon regard hors de la page : le lit, le papier peint, le micro-ondes, tout était clair, net, précis, les lignes, droites, et les angles, assurés. Alors que je reposai les yeux sur la page, je commençais à paniquer : les mots dansaient, les phrases ondulaient, et cette suite ininterrompue de signes ordonnés m'apparaissait alors comme un pâté ductile de tâches d'encre grossières et indéchiffrables. 

Le texte était toujours le même : c'étaient mes yeux, qui se refusaient dorénavant à le lire.

Qu'est-ce que je cherchais dans ces lignes ? Qu'est-ce que cette suite de signes, ces pattes de mouches agglutinées, avaient bien à m'apprendre ? Rien de ce qu'on avait appelé « vie » ne pourrait plus s'y trouver : on m'avait fait croire que l'imprimé contenait l'impression, mais aujourd'hui mes impressions avaient violemment pris possession de mon corps, et il me semblait tout à fait impossible de les enfermer à nouveau dans le livre : elles s'étaient libérées, à jamais. Sur la page, ce n'étaient plus des signes noirs sur fond blanc, mais du blanc, du vide, de l'espace, imprimé sur fond noir ; pourchassé par des lignes et des lettres désireuses de l'enfermer dans leurs courbes et leurs crochets. 

Pour la première fois je distinguais l'espace entre les mots et le silence entre les sons. Le mot, la phrase, la page, le livre, n'étaient que limitations. J'étouffais, je paniquais, devant le vide à perte de vue de cette crevasse qui s'ouvrait sous mes pieds. Ma main se mit à trembler, et mes doigts, hagards, s'écartèrent, et laissèrent le livre tomber au sol.

C'était le jour décisif, où je n'avais plus d'autre choix, que de vivre ma vie hors du mot, de la page, du livre. C'était le jour où je n'étais plus un intellectuel. Et cette brutale ex-communication des peuples du Livre n'était que le début de mes (nouvelles) peines, car je n'allais pas tarder à sombrer dans la terreur : comment dorénavant interpréter le vivant ? Qui étaient à présent mes alliés, mes ennemis, mes frères ? Quel nouvel alphabet remplacerait l'ancien pour m'aider à décrypter le réel ?

J'étais dans l'antichambre du langage, un entre-deux infernal dans lequel tout me paraissait insaisissable, étranger, hostile, car plus rien n'avait de nom, et je n'avais pas été éduqué pour faire face à une réalité nue : la nudité, de chair comme de langage, était, chez mes instructeurs, chez les tenants des sagesses officielles, au mieux un tabou. 

Je criais en dedans de moi toute ma peur, de me trouver brutalement expulsé de ma bulle amniotique, tout forcé de respirer, digérer, regarder par moi-même. Des mots des autres, je n'arrivais plus qu'à ressentir les intentions. J'étais enfin de nouveau né.
 
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