lundi 27 février 2023

JESMYN WARD – le chant des revenants – Poche 10/18 - 2019

 

L'histoire

Un jour de printemps déjà trop chaud, dans le bayou du Mississippi, Léonie quitte sa famille pour aller chercher son mari, Michael, qui va sortir de prison dans le Nord de l’État pour trafic de drogues. Elle emmène avec elle son fils Jojo 13 ans, et Kayla sa sœur de 3 ans et son amie passeuse de drogue Mystie. Elle est noire, son mari est blanc et leurs deux enfants métis très unis redoutent ce voyage avec cette mère peu affectueuse. Une sorte de road-movie où se mêlent trois voix dans une ambiance qui tient de l'onirisme.


Mon avis

Voila un roman présenté de façon originale par Jesmyn Ward. Elle donne la parole tour à tour à 3 ces trois personnages principaux.

Tour d'abord nous faisons connaissance avec Jojo, un tout jeune adolescent de 13 ans, élevé par son charismatique grand-père qui lui raconte ses souvenirs d'esclavage et lui apprend le métier de fermier, dans la modeste ferme familiale dans le bayou. Jojo est en conflit larvé avec sa mère qu'il remplace auprès de sa petite sœur Kaya 3 ans, qui est toujours sur ces épaules et dont il anticipe les besoins. Jojo n'aime pas plus son père Michael, un blanc cousin de l'homme qui a tué son oncle (affaire vite enterrée sous forme d'accident de chasse) et dont les parents sont des racistes patentés qui ne supportent pas l'amour entre leur fils, et une noire.

La mère Léonie n'est pas bien âgée, mais elle ne s'occupe pas de sa famille, ni de ses enfants, ni de sa mère qui souffre d'un cancer. Une mère guérisseuse qui a essayé d'apprendre les secrets de plantes à sa fille, mais sans succès. Léonie est trop égocentriste et surtout elle se drogue : cocaïne, méth, des drogues sévères, entraînée par son amie Mystie, et son mari qui fabrique de la meth et des acides. Léonie ne vit que pour son homme, cet homme avec lequel elle a fait des enfants pour le retenir, et qui ne vit que de ce désir là. Elle supporte à peine ses enfants qu'elle rudoie, puis a un moment de culpabilité, et sent sans se l'avouer que ses enfants la rejettent et même la déteste. Mais son destin est scellé par le désir et l'amour infini qu'elle porte à son homme, tout aussi indifférent ou maladroit vis-à vis de ses enfants.

Et puis il y a Ritchie. Enfin le fantôme de Ritchie que seul voit Jojo. Ritchie avait à peu près son âge quand il est mort mais il ne sait pas comment il est mort. Esclave lui aussi à la terrible ferme de Parchman, il est trop fragile pour les travaux. C'est le grand-père de Jojo qui a pris soin de lui, en essayant de le protéger de la brutalité des hommes. Alors Au retour du Pénitencier, Ritchie, le revenant, apparaît et discute avec Jojo qui ressemble tellement à son grand-père. Il veut comprendre les circonstances de sa mort, et apparaît parfois sous la forme d'un corbeau, d'un serpent, d'un garçon que seul Jojo peut voir.

A travers Ritchie, et son drame, c'est toute l'histoire du Mississippi et de l'esclavage qui est racontée sous forme de voix qui qu'entend Jojo, déjà très affairé avec sa petite sœur, qu'il surprotège. On dit qu'il y a un don de voyance dans la famille de Jojo, mais ni la grand-mère ni Léonie ne l'ont. Et si c'était la petite Kaya, cette jolie petite fille à la peau dorée qui l'avait ?

Un roman surprenant par sa forme qui vire à l'onirisme ou au fantastique, mais qui s'inspire en fait de certaines coutumes vaudoues que les noirs ont apportés avec eux. Bien sur les conditions terribles de l'esclavage, la rivalité entre les noirs, la cruauté des hommes, nous les connaissons déjà par d'autres romans. Mais il y a l'écriture de Ward, qui sait laisser des échappées poétiques, notamment sur la nature mystérieuse du Bayou, mais sans donner dans le « nature writing », et les dialogues parfois cinglants entre les protagonistes, et cet univers étrange qu'elle crée en nous plongeant dans la Grande Histoire et celle de ces héros. Nous ressentons l'atmosphère de ce sud trop chaud, trop humide, de ces routes où l'on ne croise jamais personne, comme un long chemin entre l'enfer et le paradis.


Extraits :

  • Grandir à la campagne, ça m'a appris des trucs. Ça m'a appris que, après le premier gros afflux de la vie, le temps grignote tout : il rouille les machines, vieillit les animaux qui pèlent et se déplument, flétrit les plantes. Je le remarque chez Papa à peu près une fois par an, il est de plus en plus maigre avec l'âge, ses tendons ressortent, chaque année plus durs et plus rigides. Ses pommettes indiennes, sévères. Mais depuis que Maman est malade, j'ai appris que la souffrance aussi est capable de faire ça. Elle peut dévorer une personne jusqu'à n'en laisser que les os, la peau et une fine pellicule de sang. (Jojo)

  • Quand j'avais treize ans, je savais beaucoup plus de trucs que lui. Je savais que les fers peuvent s'incruster dans la peau. Je savais que le cuir peut trancher dans la chair comme dans du beurre. Je savais que la faim peut faire mal, peut creuser le corps aussi facilement qu'une courge, et que voir ma famille mourir de faim creusait une autre partie de moi. Faisait rebondir mon cœur désespérément dans ma poitrine. (Ritchie)

  • Parce que je voulais sa bouche sur moi, parce que dès l'instant où je l'ai vu traverser la pelouse pour me rejoindre dans l'ombre du panneau de l'école, il m'a vue. Il a su voir au-delà de ma peau café sans lait, de mes yeux noirs, de mes lèvres prunes, et il m'a vue moi. Il a vu que j'étais une blessure ambulante, et il est venu me panser. (Léonie)

  • Elle venait de l’autre côté de l’océan, son arrière-grand-mère, et elle avait été kidnappée et vendue. Et elle avait raconté à ma grand-mère que, dans son village, on mangeait de la peur. Elle disait que la peur, ça changeait la nourriture en sable dans la bouche. (Jojo parlant de son papy)

  • Ce n’est pas bon d’utiliser la colère pour détruire. On prie pour que la colère se change en tempête qui fera jaillir la vérité 

  • Leur chant est omniprésent : leur bouche ne remue pas et pourtant ça émane d'eux. Une mélodie dans la lumière jaune. Ça émane de la terre noire, des arbres et du ciel toujours éclairé. Ça émane de l'eau. C'est le plus beau chant que j'ai entendu, mais je n'en comprends pas un mot. (Ritchie)

  • Après l'étendue d'eau il y a une terre. Elle est verte et vallonnée, couverte d'arbres, traversée de cours d'eau. Les rivières s'écoulent à l'envers: elles commencent dans la mer et finissent dans les terres. L'air est d'or: l'or du lever et du coucher du soleil, perpétuellement pêche. Il y a des maison sur les crêtes de montagnes, dans les vallées, sur les plages. Elles sont bleu vif et rouge foncé, rose nuage et violet abysse. (Ritchie)

  • Malgré la dureté de ses paroles, j'ai entrevu l'espoir sur son visage. Elle pensait que si elle m'apprenait tout ce qu'elle savait sur la guérison par les plantes, si elle me donnait une carte du monde tel qu'elle le connaissait, un monde organisé selon la volonté divine, où l'esprit est partout, alors je pourrais m'en sortir. Mais je lui en ai voulu à l'époque, je lui en ai voulu pour ses leçons et son espoir mal placé. Et, par la suite, parce qu'elle continuait à croire au bien dans un monde qui l'avait condamnée au cancer, qui l'avait essorée comme un torchon et qui la laissait se désintégrer. (Léonie)

  • Un an après la mort de Given, Maman a planté un arbre pour lui. "Un à chaque anniversaire, elle a dit, la voix brisée par le chagrin. Si je vis assez longtemps,il y aura une forêt ici. Une forêt de murmures. Elle parlera du vent, du pollen et des charançons."

  • Quand j'étais petit, à l'époque où j'appelais encore Léonie Maman, elle m'a dit que les mouches nous chient dessus dès qu'elles se posent. C'était l'époque où il y avait plus de bon que de mauvais, l'époque où elle me poussait sur la balançoire que Papy avait accroché à un des pacaniers du jardin, l'époque où elle s'asseyait près de moi sur le canapé pour qu'on regarde la télé ensemble et elle me caressait la tête. L'époque où elle était présente et pas absente. Avant qu'elle commence à sniffer des cachets broyés en poudre. Avant que toutes les petites méchancetés qu'elle m'a dite s'accumulent et se logent comme un petit caillou dans une écorchure au genou. A l'époque où j'appelais encore Michael Papa. C'était l'époque où il vivait avec nous avant qu'il reparte habiter avec Big Joseph. Avant que la police l'embarque il y a trois ans, juste avant la naissance de Kayla. (Jojo)

  • Je me suis penchée. J'ai aspiré. Une bonne brûlure a parcouru mes os, en ensuite j'ai oublié. Les chaussures que je n'ai pas achetées, le gâteau fondu, le coup de fil. Le bébé qui dort dans mon lit pendant que mon fils dort par terre, au cas où je rentrerais pas claire et où je l'obligerais à se mettre par terre. Plus rien à foutre. "L'extase." Je l'ai articulé lentement. J'ai fait sonner les syllabes. Et c'est là que Given est revenu. (Léonie)

  • On se range sur la bande de gravier devant la petite station-service, Leonie me passe les trente dollars que j’ai vu Misty lui donner ce matin en montant dans la voiture, et elle me regarde comme si elle n’avait pas entendu que j’ai soif.
    « Vingt-cinq pour l’essence. Prends-moi un Coca et rapporte-moi la monnaie. »
    J’insiste : « Je peux en avoir un aussi ? » J’imagine déjà la brûlure noire et sucrée. Je déglutis et ma gorge est râpeuse comme du Velcro. Je crois comprendre ce qu’a vécu l’homme parcheminé. « Rapporte-moi la monnaie. »

  • Quelque jours plus tard, j'ai compris ce qu'il essayait de dire, que devenir adulte, ça signifie apprendre à naviguer dans ce courant : apprendre quand se cramponner, quand jeter l'ancre, quand se laisser porter.

  • Kayla chante et la foule de fantômes se penche vers elle en hochant la tête.Ils sourient et ça ressemble à du soulagement,à du souvenir.à de la sérénité. 

     

Biographie

Née en 1977 à DeVille,  Mississippi, Jesmyn Ward est une romancière américaine.
Issue d'une famille nombreuse, elle est la première à bénéficier d'une bourse pour l'université. Elle est titulaire d'un B.A. d'anglais (1999) et d'un M.A. en sociologie de la communication et des médias (2000) de l'Université de Stanford.
En 2005, elle obtient un MFA en création littéraire à l'Université de Michigan. Son premier roman, "Ligne de fracture" (Where the Line Bleeds, 2008), lui a valu d'être remarquée par la critique américaine.
Elle remporte à deux reprises le prestigieux National Book Award : en 2011 pour son second roman, "Bois sauvage" (Salvage the Bones) et en 2017 pour son sixième roman, "Le chant des revenants" (Sing, Unburied, Sing).Jesmyn Ward est professeur de création littéraire à l'Université de South Alabama à Mobile.

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Sur le roman


Dans l'univers du roman

Sur les lieux

Aux USA, le bayou terme que l'on utilise pour la Louisiane s'étend aussi sur le delta du Mississippi.

Sur les croyances importées des africains


Sur Parchman



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vendredi 24 février 2023

CAMILA SOSA VILLADA – Les Vilaines – Métailié 2021

 

L'histoire

Dès l'âge de 13 ans, peut-être même avant, Cristian ne sent pas heureux dans son corps de garçon vivant très pauvrement dans une campagne reculée. En cachette de ses parents il se travestit en fille. Puis sous prétexte de faire des études supérieures, il rejoint Cordoba, où il peut vivre sa vie de trans. Une vie qui se résume à la prostitution, au mépris de tous. Mais la tante Encarna, mère protectrice de tous les transgenres femmes la prend sous son aile et devenue Camila, elle devient une des figures de ce milieu étrange, pauvre, soumise et insoumise. Un premier roman poignant.


Mon avis

Il y a des romans qui vous atteignent plus que d'autres, par leur sujet et par leur rédaction. Je rassure mes lecteurs je suis une femme très bien dans sa peau et je n'ai aucune envie d'en changer, mais je peux imaginer ce que l'on ressent quand on naît dans le mauvais corps et dans la mauvaise vie.

Ce roman détaille la vie de ses transgenres qui veulent être femmes avant tout et que la pauvreté contraint à se prostituer alors qu'elles rêvent d'un mari aimant, d'une petite maison. Sans concession nous entrons dans la vie nocturne de Cordoba. Camila Villara sait de quoi elle parle puisqu'elle a du se prostituer avant de pouvoir se réinsérer.

La particularité du roman est d'y inclure une dose de fantastique : la Tante Incarna qui s'est injectée de l'huile de moteur pour avoir des seins a 178 ans. Cent soixante dix huit ans qui retracent aussi l'histoire de l'Argentine, les périodes de guerre, la torture des juntes militaires. Il y a Maria La Muette, une trans timide qui se transforme petit à petit en oiseau, jusqu'à devenir un tout petit oiseau ou l'étrange Natali, qui les nuits de pleine lune, devient loup-garou en demandant à ses copines de l'attacher. Et surtout le geste fou d'Encarna, qui trouve un bébé dans un fossé et décide de le garder et de l'élever ce qui est formellement interdit par la loi. Cet enfant vit en osmose avec elle et la compagnie de ses femmes. Et que penser des ces « hommes sans têtes » des hommes gentils et protecteurs, dont on ignore l'origine mais qui sont considérés comme des vétérans de guerre et très respectés ? Et cette meute de chiennes sauvages qui protègent instinctivement les trans dans le Parc où elle sortent la nuit puis campent devant la maison d'Encarna pour la protéger ?

Nous assistons aussi à tous les déboires : les clients violents, les flics véreux qui ne pensent qu'à cogner durement, les amours impossibles, l'envie d'être une femme. Mais l'argent gagné est vite dépensé en maquillage, habits, payer la pension minable, et surtout les drogues et alcools nécessaires à supporter cette vie. Aucune de ses femmes ne peut – ni ne sait – qu'il existe des traitements hormonaux et des opérations très onéreuses, souvent pratiquée au Brésil voisin. Elles se font injecter de la silicone par Machi, la guérisseuse mystique qui semble jouir d'une aura particulière mais restent des individus mi-femme/mi homme sans jamais pouvoir accéder au Graal tant espéré : avoir leur corps de femme même si il restera stérile.

Le récit est structuré entre la vie personnelle de Camila, ses doutes, sa peur, son audace, sa rage intérieure et celles des autres membres de ce clan particulier, entre fêtes, peur du sida, décès des amies de cette vie qui n'en est pas une.

Méprisées par le reste de la société, rejetées par leurs familles, battues parfois à mort, traquées par la police ou les voisins, mais qu'on adore la nuit pour une expérience sexuelle et parfois régulière. Ces braves gens de la société condamnent le jour ce qu'ils font la nuit.

Ce premier roman, sans fioritures qui joue habilement du fantastique comme une chose admise, est bouleversant par son humanité profonde. Avec ses femmes inachevées on partage la colère, les rires, les peurs, les fêtes. La simplicité des mots, la dose d'onirisme, la fulgurante force de survie dans un univers noir en font de ce roman une lecture qui ne se laissera pas oublier.

Enfin mention spéciale pour cette jeune générations d'écrivaines argentines (Mariana Hernandez, Mercédès Soda, Maria Moreno, Selva Almana, Ariana Harwicz, Samanta Schweblin) qui remettent les femmes au centre des débats ou convoquent l'histoire tourmentée de ce pays métissé, divers comportant 16 ressortissants de pays comme l'Italie, l’Espagne, mais aussi la Chine, le Liban sans parler des 56% d'habitants qui sont amérindiens (16 tribus recensées).


Extraits :

  • Elle m'a montré son flanc gauche, d'où sortaient de minuscules plumes grises, comme on voit sur les poules cendrées.
    Elle pleurait et semblait inconsolable, et moi, la seule chose qui m'est venue à l'idée, ça a été de passer la main sur ses plumes, pensant qu'elle les avait collées avec de la glu. Mais non.
    Pour me prouver que les plumes sortaient bien de son corps, elle en a arraché une et l'a mise devant mes yeux : une larme de sang est apparue à l'endroit d'où elle l'avait enlevée. J'ai pensé qu'elle allait devenir une sainte; là devant moi, que tel était son destin.

  • J'ai passé beaucoup de nuits à prier et prier encore pour qu'au réveil la vie soit différente, pour que le lendemain soit un autre jour. Au début, je prie pour changer, pour être comme ils veulent que je sois. Mais à mesure que je plonge dans cette foi chaque jour plus intense, je commence à prier pour me réveiller, le lendemain, transformée en la femme que je veux être. Transformée en la femme que je sens à l'intérieur de moi, de manière tellement claire que je passe des heures à prier pour elle. Quand je tombe amoureuse de mes camarades d'école, je prie pour qu'ils me voient comme une petite fille. Quand je commence à m'épanouir, je prie pour que, durant la nuit, il me pousse des seins, pour que mes parents me pardonnent, pour qu'un vagin apparaisse entre mes jambes.Pourtant, non. Entre les jambes, j'ai un couteau.

  • Ce que la nature ne te donne pas, l’enfer te le prête.

  • Baisse la tête quand tu auras envie de disparaître, mais garde la tête haute le reste de l'année, ma chérie

  • Mais la vie ne pourrait pas fonctionner sans nous, là, expulsées de tout. L'économie s'effondrerait, l'existence sauvage dévorerait toutes les normes si les putes ne donnaient pas de l'amour charnel. Sans les prostituées, ce monde sombrerait dans la noirceur de l'univers.

  • Dehors, dans la cour, avec les larmes de nos robes que nous avons essorées, ajoutées à celles que nous continuions à verser pour lui, nous avons rempli une piscine en plastique et pris un long et paisible bain, en silence, entièrement nues, tandis que l'après-midi rougissait et que notre douleur le rendait plus rouge encore.

  • Chaque crasse subie est comme un mal de tête qui dure plusieurs jours. Une migraine puissante que rien ne peut apaiser. Les insultes, les moqueries à longueur de journée. Le manque d’amour, le manque de respect tout le temps. Les clients qui te roulent dans la farine, les arnaques, les mecs qui t’exploitent, la soumission, cette bêtise de nous croire des objets de désir, la solitude, le sida, les talons de chaussure qui cassent, les nouvelles des filles qui meurent, de celles qu’on assassine… Les coups, surtout les coups que nous inflige le monde, dans l’obscurité au moment où on s’y attend le moins. Les coups qui arrivaient immédiatement après la baise. Nous avions toutes connu ça. 

  • Qu’est-ce qu’ils savent des heures perdues à tenter de maîtriser l’art difficile de la transparence et de l’éblouissement. “Nous sommes comme un après-midi sans lunettes de soleil”, disait Tante Encarna. “Notre lumière aveugle, elle offusque ceux qui nous regardent et elle leur fait peur.

  • En attendant, nous étions des Indiennes maquillées pour aller à la guerre, des fauves prêtes à chasser, la nuit, ceux qui étaient assez imprudents pour s'aventurer dans la gueule du Parc. Et nous étions toujours fâchées, rudes, même pour la tendresse, imprévisibles, folles, rancunières, fielleuses. Et puis, il y avait cette envie perpétuelle de mettre le feu à tout : à nos parents, à nos amis comme à nos ennemis, aux maisons de la classe moyenne avec leur confort et leurs routines, aux jeunes de bonne famille qui avaient toujours la même tête, aux vieilles grenouilles de bénitier qui nous méprisaient tant, à nos masques qui coulaient, à notre propre rage peinte sur la peau, la rage contre ce monde qui ne voulait rien entendre, qui se payait sa bonne santé sur notre dos, et allait jusqu'à nous sucer la vie avec tout cet argent qu'ils avaient et que nous n'avions pas.

  • Nous ne connaissions à Tante Encarna qu'un seul amour : une romance longue et tranquille avec un homme sans tête. À l'époque, beaucoup de réfugiés avaient débarqué dans la ville, fuyant les guerres qu'on livrait alors en Afrique. Ils étaient arrivés dans notre pays avec le sable du désert encore collé à leurs chaussures et on disait à leur propos qu'ils avaient perdu la tête au combat. Les femmes en sont devenues folles car leur tendresse, leur sensualité et leur disposition au jeu étaient légendaires. Ils avaient connu beaucoup de pénuries durant la guerre, presque les mêmes que les trans dans la rue, ce qui avait fait d'eux à la fois des objets de désir et des héros de guerre. Les Hommes Sans Tête avaient suivi des cours accélérés d'espagnol pour pouvoir parler notre langue, c'est ainsi que désormais ils pensaient avec tout le corps et ne se souvenaient que de ce qu'ils avaient ressenti dans leur peau.

  • No las echo a la calle porque no quiero que mi hijo crea que su madre devuelve mierda cuando recibe mierda. Quiero que él aprenda a devolver flores aunque reciba mierda, quiero que sepa que de la mierda nacen flores. Por eso no las echo a la calle, porque comprendo el dolor de esta perra muerta, aquí entre nosotras, esta vagabunda a la que supimos considerar nuestra amiga. No será a través de su madre que este niño conozca las miserias del ser humano. Hay una perra muerta en mi patio. Era nuestra hermana. Todas somos de su misma cepa y todas vamos a morir algún día como ella. El funeral es al fondo; pasen.

  • La policía va a hacer rugir sus sirenas, va a usar sus armas contra las travestis, van a gritar los noticieros, van a prenderse fuego las redacciones, va a clamar la sociedad, siempre dispuesta al linchamiento. La infancia y las travestis son incompatibles. La imagen de una travesti con un niño en brazos es pecado para esa gentuza. Los idiotas dirán que es mejor ocultarlas de sus hijos, que no vean hasta qué punto puede degenerarse un ser humano. A pesar de saber todo eso, las travestis están ahí acompañando el dilirio de La Tía Encarna.
    Eso que sucede en esa casa es complicidad de huérfanas.



Biographie

Née en 1982 à La Farda (Argentine), Camila Sosa Villada est une actrice de théâtre, de cinéma et de télévision, chanteuse et écrivaine transgenre. Elle a fait pendant trois ans des études en communication sociale et pendant quatre ans des études théâtrales à l'Université nationale de Córdoba.
Elle a travaillé comme prostituée, vendeuse de rue et femme de chambre. En 2009, elle a créé son premier spectacle, "Carnes tolendas, retrato escénico de un travesti".
"Les Vilaines" ("Las malas", 2019), en cours de traduction dans cinq langues, est son premier roman.
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Sur le roman

Dans l'univers du roman 

Sur Cordoba

Sur les transgenres en Argentine

Depuis 2021, l'Argentine a adopté une loi permettant aux transgenres d'avoir des emplois et en imposant des quotas aux entreprises. L'espérance de vie des transgenres est de 40 ans. Encore stigmatisées, leurs seules sources de revenus sont la prostitution soit 80% de la population trans. 70% des femmes transgenres se voient refuser un emploi et même un simple entretien d'embauche. Certains provinces, plus conservatrices, ont du mal a appliquer cette loi, obtenue après un combat des plusieurs années par les organisations LGBT locales.

Photos du quotidiens des transgenres : https://www.konbini.com/arts/quotien-transgenre-argentine/ et https://thenewpress.com/books/revealing-selves.

Immersion dans ce monde : https://www.sudouest.fr/premium/formats-longs/immersion-en-argentine-pays-precurseur-pour-les-transgenres-10815209.php

Photos : https://www.blind-magazine.com/fr/stories/transgenres-en-argentine-des-photos-pour-survivre/


Sur la transidentité

Il est encore très difficile aujourd'hui de changer de genre en France et de se faire accepter par la communauté. 70% pays criminalisent encore l'homosexualité. L'article de la Banque Mondiale ci-dessus fait un point très précis sur la situation et l'évolution des personnes LGBT.


Play List


mercredi 22 février 2023

COLSON WHITHEAD – Harlem Shuffle – Albin Michel - 2023

 

L'histoire

Ray Carney tient un magasin de meubles d'occasion à Harlem. Nous sommes en 1959 quand le roman commence. Fils d'un voyou célèbre, le jeune Ray a fait des études de commerce, a épousé une femme érudite et a deux beaux enfants. Mais sous sa jolie boutique, il fait de la revente illégale d'objets volés par le truand, il paye ses « cotisations » de protection à la police corrompue et à la pègre locale. Si il participe à un casse un peu foireux, il a une idée de vengeance suite à un affront, il arrive toujours à s'en sortir. Dans un Harlem qui change, gagné par la gentrification.


Mon avis

Le dernier roman de Colson Whitehead est surtout le portrait d'Harlem, dans les années 60, le quartier noir par excellence, avec ses zones bien limitées. Son héros Carney, spécialiste dans les meubles d'occasion et les beau meubles, semble mener une existence tranquille. Bon merci, bon papa, cela ne l'empêche pas de vriller un peu sur les marges de la légalité.

Le roman est divisé en 3 parties qui pourraient faire des romans autonomes. Dans la première partie, Carney, entraîné par son cousin, une petite fripouille qui vit de petits boulots pour la pègre locale participe à un casse foireux, mais qui lui permet d'obtenir un peu d'argent pour moderniser sa boutique. Dans la seconde partie, Carney met au point une vengeance bien préméditée contre un avocat noir de la « haute société de Harlem », celle qui vit en lisière de Manhattan et de Broadway, mais qui est un escroc prétentieux. Dans la dernière partie, il s'agit de sauver son infernal cousin Freddie, qui s'est encore retrouvé dans un mauvais coup.

Mais le héros du livre c'est Harlem. Ou plutôt les Harlem, car d'une rue à l'autre c'est très différent. Il y a le magnifique hôtel Thérésa qui accueille les plus grandes stars noires de la chanson ou du cinéma, et fréquenté par toute une caste qui a bien réussi dans les affaires, ou a fait des études. Et puis il y a le Harlem des autres, les commerçants, les petites gens qui vont travailler ailleurs, un lieu où sévit la petite pègre locale, plus tournée vers les casses et la revente de marijuana.

Avec les émeutes raciales qui commencent à New-york en 1964, Harlem tremble mais à part des dégâts matériels, la colère se déporte sur les autres quartiers. Harlem se modifie aussi. Les vieux immeubles poussiéreux sont délaissés par les HLM flambants neufs de Brooklyn, les noirs riches veulent vivre dans des jolies petites maisons. Ces émeutes raciales n'intéressent nullement Carney, obnubilé par son ascension sociale. Pourtant l'auteur nous en parle, en relatant les faits du du 16 au 22 juillet déclenchées par la mort d'un ado afro-américain, Teen James Powell, abattu par un lieutenant de police blanc, Thomas Gilligan.

Harlem change, se gentrifie, une part du quartier est démolie pour construire ce qui deviendra le Word Trade Center, l'autre devient « respectables » avec des brownstones, ces petites maisons individuelles construites en briques. Le vieux Harlem avec ses tripots, ses voyous, les flics ripoux et les figures emblématiques du quartier.

Le tout est écrit dans un style pétillant, plein d'humour et de vie, et fait de nous, le lecteur un habitant de ce quartier emblématique de New-York. Vous apprendrez aussi ce qu'est le « dorveille » et autres petites recettes du cru.


Extraits :

  • Malgré la compagnie de ses beaux-parents, Carney aimait venir dans leur maison de Strivers’ Row, « l'Allée des Travailleurs ». Enfant, il admirait ces demeures de brique jaune et de pierre blanche immaculée parachutées en plein Harlem. Vus depuis la 8e Avenue, les trottoirs étaient toujours balayés, les caniveaux débouchés, et les ruelles séparant les maisons lui apparaissaient comme des territoires intrigants. Un pâté de maison qui avait son propre nom, ce n'était pas courant. Comment pourrait s’appeler son vieux bloc d'immeubles de la 127e Rue ? Crooked Way, « la Voie des Escrocs ». Le travailleur d'un côté, le voyou de l'autre. Les travailleurs tendaient vers une vie plus belle - qui existait peut-être, ou peut-être pas - quand les escrocs magouillaient pour détourner le système en place. D’un côté le monde tel qu'il aurait pu être, de l'autre le monde tel qu'il était. Mais Carney se montrait peut-être un peu trop radical. Nombre d'escrocs étaient de grands travailleurs, et nombre de travailleurs trichaient avec la loi

  • Trois semaines plus tard, on l’a retrouvé échoué dans le New Jersey, la gorge tranchée, pratiquement décapité.on aurait dit un distributeur Pez.

  • Jamais plus il n’avait levé la main sur quiconque. À ses yeux, la vie nous enseigne qu’on n’est pas obligé de reproduire ce qu’on nous a appris. On vient tous de quelque part, mais ce qui compte c’est la destination qu’on se choisit.

  • Quand vous voulez savoir ce qui se passe, demandez aux ivrognes du quartier. Ils voient tout et l’alcool conserve les informations, qui pourront toujours servir plus tard.  

  • Gamin, quand Carney sautait dans l’Hudson, il lui arrivait de boire la tasse. Cette eau dégueulasse, le Big Apple Diner vous la servait sous le nom de café.  

  • Cinq cents dollars. Dans la pègre comme ailleurs, les règles étaient les mêmes, et tout le monde voulait palper son enveloppe.

  • Des Noirs fiers et consciencieux des enjeux raciaux jusqu’à un certain point, suffisamment clairs de peau pour passer pour des Blancs, et un peu trop pressés de vous le rappeler

  • Carney repensa à ces nuits d’été, il y avait si longtemps, où la chaleur était telle que Freddie et lui dépliaient une couverture et s’allongeaient sur le toit de la 129e Rue. Le bitume noir recrachait les degrés accumulés dans la journée, mais il faisait quand même plus frais qu’à l’intérieur. Au-dessus, le bouillonnement immense et éternel du ciel nocturne. Les yeux accommodent. Un soir, Freddie lui confia qu’il se sentait tout petit sous les étoiles. Leur connaissance des constellations se limitait aux deux Ourses et à la Ceinture d’Orion, mais il n’est pas nécessaire de connaître le nom d’une chose pour savoir l’effet qu’elle produit sur vous, et Carney ne se sentait ni minuscule ni insignifiant sous les étoiles, il se sentait accepté. Les étoiles avaient leur place et lui avait la sienne.

  • Il suffisait à Carney de marcher cinq minutes dans n’importe quelle direction, et les maisons de ville immaculées d’une génération donnée devenaient les maisons de shoot de la suivante, des taudis racontaient en chœur le même abandon, et des commerces ressortaient saccagés et détruits de quelques nuits d’émeutes. Qu’est-ce qui avait mis le feu aux poudres, cette semaine ? Un policier blanc avait abattu un jeune Noir de trois balles dans le corps. Le savoir-faire américain dans toute sa splendeur : on crée des merveilles, on crée de l’injustice, on n’arrête jamais.

  • On vient tous de quelque part, mais ce qui compte c’est la destination qu’on se choisit.

Biographie

Né en 1969 à New-york,Colson Whitehead, né Arch Colson Chipp Whitehead, est un romancier. Il fait ses études à la Trinity School de New York, puis obtient son diplôme au Harvard College en 1991.
Il devient alors chroniqueur au "The Village Voice", où il écrit sur la télévision et la musique. Journaliste, ses travaux paraissent dans de nombreuses publications, dont "The New York Times".
"L'Intuitionniste" ("The Intuitionist", 1999), son premier roman, est finaliste pour Hemingway Foundation/PEN Award. "Zone 1" ("Zone One", 2011) est sur la liste des best-sellers du New York Times.
Colson Whithehead a remporté le National Book Award 2016 et le prix Pulitzer 2017 avec son roman "Underground Railroad" ("The Underground Railroad", 2016), qui raconte l’odyssée d’une jeune esclave en fuite dans l’Amérique d’avant la guerre de Sécession. Les droits audiovisuels du roman ont été acquis par le réalisateur Barry Jenkins. Il est adapté en série télévisée diffusée sur Amazon Prime Video en 2021.
En 2020, Colson Whitehead remporte une nouvelle fois le prix Pulitzer de la fiction pour "Nickel Boys".
Auteur de nombreux ouvrages de non-fiction, il a enseigné dans plusieurs universités et a été écrivain en résidence au Vassar College. Il vit avec sa femme et ses enfants à Brooklyn.
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dimanche 19 février 2023

ALICE FERNEY – Grâce et dénuement – Livre de poche - 2000

 

L'histoire

Un clan gitan emmené par Angeline, ses enfants et ses belles-sœurs est menacé d'expulsion. Malgré cela et la déscolarisation des enfants, Esther, une bibliothécaire, décide d'aller tous les mercredis dans le camps avec une pile de livres. Rejetée au début car c'est une « gadjé' » (une étrangère), elle finit par sa persévérance par se faire accepter des enfants auxquels elle lit des histoires qui finissent par fascinés les petits, puis les mères. Adoptée par la communauté, elle défie les lois implicites de ceux qui voient les gitans comme des voleurs, des flemmards et autres amabilité qui relève du racisme ordinaire.



Mon avis

23 ans après sa parution, ce livre d'Alice Ferney reste toujours d'actualité. Le sort des femmes gitans ne s'est guère amélioré (voir documentation), même si la prise de paroles et les témoignages peuvent faire évoluer les mentalité d'un monde que nous ne connaissons que par clichés.Bien sur il y a la situation de ce clan spécifique : peu d'éducation hormis les traditions, pauvreté, crasse, analphabétisme pour certaines. Certes Esther est accueillie avec un peu de réticence par Angeline mais les bienfaits et l'amour qu'elle prodigue à travers les lectures et sa bienveillance.

Dans le camps, les hommes ne font rien à part quelques vols et trafics, les femmes tentent de maintenir un semblant de vie normale. Mais quand on a ni eau ni électricité, que les hommes laissent traîner bouteilles cassées, morceaux de ferrailles mégots que peut-on faire ? Ceux qui sont scolarisés sont ostracisés parce qu’ils sont sales et mal habillés et surtout, personne dans le camps ne peut les aider. Comment faire ses devoirs quand on vit à 5 ou 6 dans une petite caravane en piteux état.Et surtout il y a ce monde gitan qui vit en autarcie, à coté du reste de la population dans un mépris réciproque. On les tolère mais on espère surtout qu'ils vont partir ailleurs.

Esther elle, sait s'y prendre, car elle ne juge pas, elle donne. Des lectures, de l'écoute, du réconfort. Finalement elle devient amie avec Angeline, cette femme forte mais désabusée par le comportement des hommes. Des très jolies pages, qui parfois vous font monter la larme à l’œil, dans une écriture simple, sans fioritures ou exercice de style, qui seraient tellement importuns dans cette histoire de vie. A lire.


Extraits :

  • Parce qu’on a beau vouloir croire le contraire, un homme, un mari, ça ne comprend pas tout. Ca ne comprend rien ! disait Angéline, qui pensait à ses nuits de désir muet que l’époux n’avait pas soupçonnées, lui qui avait pu dormir à côté d’elle sans la toucher. Oh mais oui ! Il avait refusé de voir cette nature flamboyante qui avait fait cinq fils sans se coucher. Elle le répétait : les hommes et les femmes, c’est rien de commun, et ça tient toujours à cause des femmes. Parce qu’elles en finissent assez vite de s’aveugler et de vouloir. Elles voient, après la chair, l’amour et les caresses, qu’ils s’arrêtent jamais de prendre, et qu’il y a rien d’autre à faire que donner.

  • Esther prenait son livre. Ils ne bougeaient plus et hormis quelques reniflements, le silence était total. Elle ignorait qui, de la chaleur ou de l'histoire, les apaisait d'un seul coup, sans qu'ils ne demandent rien. Ils ne sont pas difficiles, se disait-elle. Jamais ils ne réclamaient jamais ils n'avaient soif ou faim comme d'autres enfants qui ont sans arrêt besoin de quelque chose. Elle lisait dans ce calme. On entendait juste le ronflement d'air chaud. Les enfants avaient posé les mains sur leurs cuisses.

  • C'étaient les livres qui faisaient rêver la vieille. elle n'en avait jamais eu. Mais elle savait, par intuition et par intelligence, que les livres étaient autre chose encore que du papier des mots et des histoires: une manière d'être. La vieille ne savait pas lire mais elle voulait ce signe dans sa caravane.

  • Rares sont les gitans qui acceptent d’être tenus pour pauvres, et nombreux pourtant ceux qui le sont. Ainsi en allait-il des fils de la vieille Angéline. Ils ne possédaient que leur caravane et leur sang. Mais c’était un sang jeune qui flambait sous la peau, un flux pourpre de vitalité qui avait séduit des femmes et engendré sans compter. Aussi, comme leur mère qui avait connu le temps des chevaux et des roulottes, ils auraient craché par terre à l’idée d’être plaints.

  • Ils étaient des gitans français qui n’avaient pas quitté le sol de ce pays depuis quatre cents ans. Mais ils ne possédaient pas les papiers qui d’ordinaire disent que l’on existe : un carnet de voyage signalait leur vie nomade. Elle n’était cependant qu’un souvenir de la vieille. Les lois et les règles modernes avaient compliqué le passage d’une ville à une autre et ils s’étaient sédentarisés, comme la plupart des Gitans.

  • Chaque mercredi (vers onze heures) Ester les installait l'un après l'autre dans la voiture. Elle laissait tourner le moteur et mettait le chauffage au plus fort. Tu vas bouziller ta batterie, disait Sandro. Tu crois ? s'inquiétait Esther. Il hochait la tête. Je coupe ? demandait-elle. Non ! hurlaient les enfants.Ils riaient. C'était toujours le même plaisir. La petite soufflerie ronflait. Esther prenait son livre. Ils ne bougeaient plus et hormis quelques reniflements, le silence était total. Elle ignorait qui, de la chaleur ou de l'histoire, les apaisait d'un seul coup, sans qu'ils ne demandent rien? Ils ne sont pas difficiles, se disait elle. Jamais ils ne réclamaient, jamais ils n'avaient soif ou faim comme d’autres enfants qui ont sans arrêt besoin de quelque chose . Elle lisait dans le calme. On entendait juste le ronflement d'air chaud. Les enfants avaient posé leurs mains sur leurs cuisses.

  • Quand ils avaient les livres pour eux seuls, ils ne les lisaient pas. Ils s'asseyaient, les tenaient sur leurs genoux, regardaient les images en tournant les pages délicatement. Ils touchaient. Palper doit être le geste qu'on fait quand on possède, car c'était ce qu'ils faisaient, palper, soupeser, retourner l'objet dans tous les sens.

  • Le mariage tzigane c’est sur l’honneur, une femme tzigane elle supporte le mari comme il est, elle a de la chance quand il ne la bat pas et que sa belle-mère est gentille.

  • C'était la responsable d'une bibliothèque. Elle pensait que les livres sont nécessaires comme le gîte et le couvert.

  • La vie est pleine de nuages. Et nous sommes à l'intérieur des nuages. Et parfois c'est si noir que le noir vient en nous.

  • Quand t' abats un arbre, dit-elle, à la fin il est couché par terre et la sève coule comme un sang. Quand t' abats une femme, elle reste debout.

  • La vieille dit : L'amour, c'est le plus difficile. Ça vous prend, ça vous malmène, ça vous agite. Et puis quand on croit que c'est gagné, qu'on a dans sa vie celui qu'on voulait, ça se lasse, ça se fatigue, ça se remplit de doute.

  • C'est seulement de temps que sont faits les deuils, de sa trame impalpable dont on ne voit jamais que les effets. Le temps qui nous fait sortir de tout, qui a ce pouvoir de nous changer, de nous bonifier et de nous altérer, de nous tirer du plus grand malheur comme de l'émoi et des éblouissements, et de nous-mêmes à la fin, de notre corps charnu et lourd. Oui, le chagrin se casserait contre la vie, les autres enfants, les caresses de l'amour, les arbres qui reverdissent, et le soleil qui vient. Mais combien faudrait-il de jours et de nuits, de larmes et de baisers sur Misia, pour effacer et reprendre, on ne pouvait pas le savoir.

  • Ce qu'on garde pour soi meurt, ce qu'on donne prend racine et se développe.



Biographie

Née en France en 1961, Alice Ferney née Cécile Brossollet est une écrivaine française.
Elle a fait des études de commerce à l'ESSEC et est titulaire d'un doctorat en sciences économiques. Elle enseigne aujourd'hui à l'université d'Orléans.
Elle est mariée et a trois enfants. Adepte du roman classique, dont elle exploite avec brio la veine introspective. Ses thèmes de prédilection sont la féminité, la différence des sexes, la maternité, le sentiment amoureux.
"Grâce et Dénuement" lui a valu le prix Culture et Bibliothèques pour tous en 1998. C'est un récit sur une famille gitane installée de façon illégale sur un terrain privé près d'une grande ville.
"L'élégance des veuves" a été adapté au cinéma en 2016 par Tran Ahn Hung sous le titre "Éternité", avec Audrey Tautou, Bérénice Béjo, Mélanie Laurent.
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