L'histoire
Un jour de printemps déjà trop chaud, dans le bayou du Mississippi, Léonie quitte sa famille pour aller chercher son mari, Michael, qui va sortir de prison dans le Nord de l’État pour trafic de drogues. Elle emmène avec elle son fils Jojo 13 ans, et Kayla sa sœur de 3 ans et son amie passeuse de drogue Mystie. Elle est noire, son mari est blanc et leurs deux enfants métis très unis redoutent ce voyage avec cette mère peu affectueuse. Une sorte de road-movie où se mêlent trois voix dans une ambiance qui tient de l'onirisme.
Mon avis
Voila un roman présenté de façon originale par Jesmyn Ward. Elle donne la parole tour à tour à 3 ces trois personnages principaux.
Tour d'abord nous faisons connaissance avec Jojo, un tout jeune adolescent de 13 ans, élevé par son charismatique grand-père qui lui raconte ses souvenirs d'esclavage et lui apprend le métier de fermier, dans la modeste ferme familiale dans le bayou. Jojo est en conflit larvé avec sa mère qu'il remplace auprès de sa petite sœur Kaya 3 ans, qui est toujours sur ces épaules et dont il anticipe les besoins. Jojo n'aime pas plus son père Michael, un blanc cousin de l'homme qui a tué son oncle (affaire vite enterrée sous forme d'accident de chasse) et dont les parents sont des racistes patentés qui ne supportent pas l'amour entre leur fils, et une noire.
La mère Léonie n'est pas bien âgée, mais elle ne s'occupe pas de sa famille, ni de ses enfants, ni de sa mère qui souffre d'un cancer. Une mère guérisseuse qui a essayé d'apprendre les secrets de plantes à sa fille, mais sans succès. Léonie est trop égocentriste et surtout elle se drogue : cocaïne, méth, des drogues sévères, entraînée par son amie Mystie, et son mari qui fabrique de la meth et des acides. Léonie ne vit que pour son homme, cet homme avec lequel elle a fait des enfants pour le retenir, et qui ne vit que de ce désir là. Elle supporte à peine ses enfants qu'elle rudoie, puis a un moment de culpabilité, et sent sans se l'avouer que ses enfants la rejettent et même la déteste. Mais son destin est scellé par le désir et l'amour infini qu'elle porte à son homme, tout aussi indifférent ou maladroit vis-à vis de ses enfants.
Et puis il y a Ritchie. Enfin le fantôme de Ritchie que seul voit Jojo. Ritchie avait à peu près son âge quand il est mort mais il ne sait pas comment il est mort. Esclave lui aussi à la terrible ferme de Parchman, il est trop fragile pour les travaux. C'est le grand-père de Jojo qui a pris soin de lui, en essayant de le protéger de la brutalité des hommes. Alors Au retour du Pénitencier, Ritchie, le revenant, apparaît et discute avec Jojo qui ressemble tellement à son grand-père. Il veut comprendre les circonstances de sa mort, et apparaît parfois sous la forme d'un corbeau, d'un serpent, d'un garçon que seul Jojo peut voir.
A travers Ritchie, et son drame, c'est toute l'histoire du Mississippi et de l'esclavage qui est racontée sous forme de voix qui qu'entend Jojo, déjà très affairé avec sa petite sœur, qu'il surprotège. On dit qu'il y a un don de voyance dans la famille de Jojo, mais ni la grand-mère ni Léonie ne l'ont. Et si c'était la petite Kaya, cette jolie petite fille à la peau dorée qui l'avait ?
Un roman surprenant par sa forme qui vire à l'onirisme ou au fantastique, mais qui s'inspire en fait de certaines coutumes vaudoues que les noirs ont apportés avec eux. Bien sur les conditions terribles de l'esclavage, la rivalité entre les noirs, la cruauté des hommes, nous les connaissons déjà par d'autres romans. Mais il y a l'écriture de Ward, qui sait laisser des échappées poétiques, notamment sur la nature mystérieuse du Bayou, mais sans donner dans le « nature writing », et les dialogues parfois cinglants entre les protagonistes, et cet univers étrange qu'elle crée en nous plongeant dans la Grande Histoire et celle de ces héros. Nous ressentons l'atmosphère de ce sud trop chaud, trop humide, de ces routes où l'on ne croise jamais personne, comme un long chemin entre l'enfer et le paradis.
Extraits :
Grandir à la campagne, ça m'a appris des trucs. Ça m'a appris que, après le premier gros afflux de la vie, le temps grignote tout : il rouille les machines, vieillit les animaux qui pèlent et se déplument, flétrit les plantes. Je le remarque chez Papa à peu près une fois par an, il est de plus en plus maigre avec l'âge, ses tendons ressortent, chaque année plus durs et plus rigides. Ses pommettes indiennes, sévères. Mais depuis que Maman est malade, j'ai appris que la souffrance aussi est capable de faire ça. Elle peut dévorer une personne jusqu'à n'en laisser que les os, la peau et une fine pellicule de sang. (Jojo)
Quand j'avais treize ans, je savais beaucoup plus de trucs que lui. Je savais que les fers peuvent s'incruster dans la peau. Je savais que le cuir peut trancher dans la chair comme dans du beurre. Je savais que la faim peut faire mal, peut creuser le corps aussi facilement qu'une courge, et que voir ma famille mourir de faim creusait une autre partie de moi. Faisait rebondir mon cœur désespérément dans ma poitrine. (Ritchie)
Parce que je voulais sa bouche sur moi, parce que dès l'instant où je l'ai vu traverser la pelouse pour me rejoindre dans l'ombre du panneau de l'école, il m'a vue. Il a su voir au-delà de ma peau café sans lait, de mes yeux noirs, de mes lèvres prunes, et il m'a vue moi. Il a vu que j'étais une blessure ambulante, et il est venu me panser. (Léonie)
Elle venait de l’autre côté de l’océan, son arrière-grand-mère, et elle avait été kidnappée et vendue. Et elle avait raconté à ma grand-mère que, dans son village, on mangeait de la peur. Elle disait que la peur, ça changeait la nourriture en sable dans la bouche. (Jojo parlant de son papy)
Ce n’est pas bon d’utiliser la colère pour détruire. On prie pour que la colère se change en tempête qui fera jaillir la vérité
Leur chant est omniprésent : leur bouche ne remue pas et pourtant ça émane d'eux. Une mélodie dans la lumière jaune. Ça émane de la terre noire, des arbres et du ciel toujours éclairé. Ça émane de l'eau. C'est le plus beau chant que j'ai entendu, mais je n'en comprends pas un mot. (Ritchie)
Après l'étendue d'eau il y a une terre. Elle est verte et vallonnée, couverte d'arbres, traversée de cours d'eau. Les rivières s'écoulent à l'envers: elles commencent dans la mer et finissent dans les terres. L'air est d'or: l'or du lever et du coucher du soleil, perpétuellement pêche. Il y a des maison sur les crêtes de montagnes, dans les vallées, sur les plages. Elles sont bleu vif et rouge foncé, rose nuage et violet abysse. (Ritchie)
Malgré la dureté de ses paroles, j'ai entrevu l'espoir sur son visage. Elle pensait que si elle m'apprenait tout ce qu'elle savait sur la guérison par les plantes, si elle me donnait une carte du monde tel qu'elle le connaissait, un monde organisé selon la volonté divine, où l'esprit est partout, alors je pourrais m'en sortir. Mais je lui en ai voulu à l'époque, je lui en ai voulu pour ses leçons et son espoir mal placé. Et, par la suite, parce qu'elle continuait à croire au bien dans un monde qui l'avait condamnée au cancer, qui l'avait essorée comme un torchon et qui la laissait se désintégrer. (Léonie)
Un an après la mort de Given, Maman a planté un arbre pour lui. "Un à chaque anniversaire, elle a dit, la voix brisée par le chagrin. Si je vis assez longtemps,il y aura une forêt ici. Une forêt de murmures. Elle parlera du vent, du pollen et des charançons."
Quand j'étais petit, à l'époque où j'appelais encore Léonie Maman, elle m'a dit que les mouches nous chient dessus dès qu'elles se posent. C'était l'époque où il y avait plus de bon que de mauvais, l'époque où elle me poussait sur la balançoire que Papy avait accroché à un des pacaniers du jardin, l'époque où elle s'asseyait près de moi sur le canapé pour qu'on regarde la télé ensemble et elle me caressait la tête. L'époque où elle était présente et pas absente. Avant qu'elle commence à sniffer des cachets broyés en poudre. Avant que toutes les petites méchancetés qu'elle m'a dite s'accumulent et se logent comme un petit caillou dans une écorchure au genou. A l'époque où j'appelais encore Michael Papa. C'était l'époque où il vivait avec nous avant qu'il reparte habiter avec Big Joseph. Avant que la police l'embarque il y a trois ans, juste avant la naissance de Kayla. (Jojo)
Je me suis penchée. J'ai aspiré. Une bonne brûlure a parcouru mes os, en ensuite j'ai oublié. Les chaussures que je n'ai pas achetées, le gâteau fondu, le coup de fil. Le bébé qui dort dans mon lit pendant que mon fils dort par terre, au cas où je rentrerais pas claire et où je l'obligerais à se mettre par terre. Plus rien à foutre. "L'extase." Je l'ai articulé lentement. J'ai fait sonner les syllabes. Et c'est là que Given est revenu. (Léonie)
On se range sur la bande de gravier devant la petite station-service, Leonie me passe les trente dollars que j’ai vu Misty lui donner ce matin en montant dans la voiture, et elle me regarde comme si elle n’avait pas entendu que j’ai soif.
« Vingt-cinq pour l’essence. Prends-moi un Coca et rapporte-moi la monnaie. »
J’insiste : « Je peux en avoir un aussi ? » J’imagine déjà la brûlure noire et sucrée. Je déglutis et ma gorge est râpeuse comme du Velcro. Je crois comprendre ce qu’a vécu l’homme parcheminé. « Rapporte-moi la monnaie. »Quelque jours plus tard, j'ai compris ce qu'il essayait de dire, que devenir adulte, ça signifie apprendre à naviguer dans ce courant : apprendre quand se cramponner, quand jeter l'ancre, quand se laisser porter.
Kayla chante et la foule de fantômes se penche vers elle en hochant la tête.Ils sourient et ça ressemble à du soulagement,à du souvenir.à de la sérénité.
Biographie
Née
en 1977 à DeVille, Mississippi, Jesmyn Ward est une romancière
américaine.
Issue d'une famille nombreuse, elle est la première
à bénéficier d'une bourse pour l'université. Elle est titulaire
d'un B.A. d'anglais (1999) et d'un M.A. en sociologie de la
communication et des médias (2000) de l'Université de Stanford.
En
2005, elle obtient un MFA en création littéraire à l'Université
de Michigan. Son premier roman, "Ligne de fracture" (Where
the Line Bleeds, 2008), lui a valu d'être remarquée par la critique
américaine.
Elle remporte à deux reprises le prestigieux
National Book Award : en 2011 pour son second roman, "Bois
sauvage" (Salvage the Bones) et en 2017 pour son sixième roman,
"Le chant des revenants" (Sing, Unburied, Sing).Jesmyn Ward
est professeur de création littéraire à l'Université de South
Alabama à Mobile.
En savoir plus :
En savoir Plus :
Sur le roman
https://www.telerama.fr/livres/le-chant-des-revenants,n6120880.php
https://www.ledevoir.com/lire/555024/le-chant-des-revenants-les-fantomes-du-passe
https://www.facebook.com/watch/?v=642073466256638
Dans l'univers du roman
Sur les lieux
j'avais déjà fait un dossier sur le Missippi ici : https://nathbiblio.blogspot.com/2023/01/tiffany-quay-tison-un-profond-sommeil.html et sur la condition des noirs là : https://nathbiblio.blogspot.com/2023/01/james-mc-bride-la-couleur-de-leau.html
Aux USA, le bayou terme que l'on utilise pour la Louisiane s'étend aussi sur le delta du Mississippi.
Sur les croyances importées des africains
https://www.routard.com/guide/louisiane/440/traditions_et_coutumes.htm
https://www.lesinrocks.com/cinema/le-secret-du-bayou-35569-30-11-1998/
Sur Parchman
Photos
Bayou : https://www.alamyimages.fr/photos-images/bayou-louisiana.html?sortBy=relevant
Mississipp : https://www.gettyimages.fr/photos/mississippi-bayou et https://www.shutterstock.com/search/mississippi-bayou
Parchman : https://www.pinterest.fr/pin/701998660646425128/ et https://www.gettyimages.ie/photos/parchman et https://da.mdah.ms.gov/series/parchman