vendredi 29 décembre 2023

JOSEPH KNOX - True crime story – Editions du Masque – 2023 -

 

 

L'histoire

Joseph Knox se met en scène lui même dans son dernier roman. Auteur de polars confirmé, il fait la connaissance d'Evelyn Mitchell, une autrice débutante dans le polar. Elle souhaite écrire sur la disparition d'une jeune fille de 19 ans, Zoé Nolan, et envoie régulièrement des mails à l'auteur, mais celui-ci ne semble pas s'y intéresser, lui même pris par l'écriture de son prochain roman. Mais quand à son tour Evelyn disparaît, il relit les mails et décide de continuer l'enquête.


Mon avis

Il y a des livres avec lesquels on accroche de suite. Et puis il y a les autres qui malgré une couverture alléchante sont des déceptions. Ce livre en est une.

L’écrivaine Evelyn Mitchell se passionne pour un fait divers survenu 7 ans plus tôt, la disparition jamais expliquée d'une jeune fille de 19 ans, Zoé Nolan, étudiante à l'université de Manchester, et pour retracer l'histoire et tenter de trouver un coupable, elle interroge tous les amis de l'époque de la jeune fille, ainsi que les parents et l'enquêtrice.

L'auteur adopte pour une forme littéraire de « narrative non fiction ». Après une fausse préface, le roman n'est constitué que des paroles recueillies par Evelyn, auprès des principaux témoins de l'époque. Ainsi, au cours d'un même chapitre nous entendons la parole des principaux témoins de l'époque, telle qu'elle est retransmise dans les mails qu'envoie Evelyn. C'est une succession de témoignages, surtout des amis proches de Zoé. Cette forme littéraire, sur 415 pages devient très vite pénible. Il n'y a pas de vraie lisibilité, même si on comprend que chacun des témoins avaient un motif pour en vouloir à Zoé, que chacun voit à sa manière. Sa sœur jumelle Kimberley souffre de l'attention constante focalisée sur sa sœur, bien plus jolie et talentueuse. Son ex petit ami, Andrew, estime plutôt que c'est une fille banale, sans talents, mais qui sait attirer l'attention sur elle.

Sur le fond, l'auteur se donne beaucoup de mal pour faire passer cette fiction pour une réalité, et l'intrigue en elle-même n'est pas très passionnante. Le coupable sera identifié certes, mais on ne retrouvera jamais Zoé, ce qui correspond à l'idée du fait divers sordide dont les médias nous font part. On pense aux affaires de disparitions inexpliquées, mais dans le cas de Zoé, une disparition volontaire semble totalement exclue. Tout tourne autour de Zoé, si aimée et pourtant si détestée selon les témoignages, pour aboutir à un coupable, et une non-fin, ce qui en soit n'est pas gênant.

Si l'auteur a voulu pasticher les faits divers relatés par la presse, c'est raté. Le manque de structure est évident, puisque dans le même chapitre nous lisons les témoignages des 6 amis et parents de Zoé, qui répondent sans logique, et avec des souvenirs qui varient, selon ce que la mémoire a voulu retenir ou pas. Mais ce sujet de la mémoire, si bien abordé dans une autre polar (l’île aux souvenirs) n'est pas le propos de ce roman, qui ne tient ni par son style, ni par son intrigue. C'est lent et long, et on se demande ce qu'on vient faire là. Il y aurait pu avoir un effet de style pur chacun des protagonistes par exemple, mais non, ils parlent tous dans le même style littéraire, et finalement parlent surtout d'eux-même, pour se valoriser d'une façon ou d'une autre, ou pour se faire disculper car il se pourrait bien que l'un d'eux s'en soit pris à Zoé. Et puis, erreur grossière, la disparition d'Evelyn Mitchell n'intervient qu'en fin de roman, ce qui rend peu crédible l'histoire racontée avant, et les justifications de l'auteur en postface n'y feront rien. Cela aurait pu être un bon polar. Sauf que ce n'est ni addictif ni passionnant.


Extraits

  • Pour un auteur de romans policiers tel que moi, des filles qui disparaissaient, c’était plus ou moins une spécialité. Je crois que, habité par un goût morbide, je m’attendais toujours à voir réapparaître Zoe quelque part, pas forcément vivante, au moins sous forme de cadavre. Peut-être qu’une mort presque emblématique viendrait accompagner sa photo de personne disparue, quasi emblématique elle aussi.

  • En travaillant, j'ai découvert que ce qui ressemblait au départ à une digression à travers les vies secrètes d'autres gens était en réalité une carte routière menaçante qui conduisait directement à la destruction de quelque chose de bien.

  • Que deviennent ces filles qui disparaissent ? Que deviennent les Zoe Nolan du monde entier ? […] Ce livre est dédié à Evelyn Mitchell - et à Zoe Nolan -, et à toutes celles, à tous ceux, qui ne sont jamais rentrés chez eux.

  • Je lisais des articles sur moi, sur des choses que j'avais vues, et je pensais : ce n'est pas du tout comme ça. Alors j'ai commencé à douter de moi-même, et de tout le monde. J'avais de plus en plus l'impression qu'il n'existait aucune vérité.

  • Depuis toujours le chant était sa grande passion et elle s’était installée à Manchester afin d’étudier sérieusement la musique, étonnée de se découvrir aussi populaire parmi ses camarades de classe, et sur le campus de manière générale. Son entourage était impressionné par son talent et sa persévérance, et elle ne tarda pas à rencontrer le jeune homme qui deviendrait son premier petit ami sérieux.

  • Aujourd’hui, je pense qu’on qualifierait leur relation de toxique. Un couple comme une sorte de composé chimique dangereux. Genre, la seule solution possible pour les deux parties, c’était l’extraction. Je suis sûre que Zoe était bouleversée de le voir partir : elle se tenait toujours pour responsable quand les choses tournaient mal.

  • C’est triste à dire, mais je crois que, déjà à cette époque, Jai était un mec torturé. Je pense qu’il avait toujours le sentiment d’être à l’écart. Alors que moi, je fais partie de ces personnes plutôt à l’aise qui parlent à n’importe qui, à n’importe quel niveau, c’est très Vierge ça, Jai, lui, il affichait sa couleur de peau.

  • Quelqu’un qui charmait sans peine toutes les personnes qu’elle rencontrait. Je pense qu’on ramerait tous si on devait affronter ça.

  • Certains chapitres étaient déjà achevés, comme elle aurait aimé qu’on les lise ; pour d’autres, j’ai dû éplucher et assembler moi-même ses plans grossièrement esquissés.

  • Dans le monde de l’édition, comme dans le monde en général, on se noie sous les filles mortes, et je crains que les filles disparues, ce ne soit pas suffisant. Evelyn avait raison lors de notre première rencontre. Nos centres d’intérêt tournent autour des meurtriers, pas des victimes.

  • Toutes les incohérences, toutes les liaisons amoureuses, toutes les sextapes, tous les secrets et les mensonges ne signifiaient rien s’il n’y avait pas de fin. Tant qu’on ne retrouvait pas Zoe Nolan, il n’y avait pas de livre.

  • Evelyn défendait l’idée d’un livre qui mettrait tout à nu, reproduirait les mots sans fard des personnes concernées, y compris les contradictions et le reste, l’histoire se dévoilant peu à peu aux yeux des lecteurs comme elle s’était dévoilée à elle, de révélation en révélation.

  • J’ai toujours trouvé cette ville frappante en ce qu’elle était un ensemble de choses très différentes, certaines bonnes, certaines mauvaises, mais ne vous y trompez pas, cette ville me frappait sans cesse d’une manière ou d’une autre. Résultat, il me reste aujourd’hui beaucoup de zones floues.


Biographie

Né en 1986, Joseph Knox est un écrivain, auteur de roman policier anglais.
Après avoir travaillé comme barman et libraire dans une boutique de la chaîne Waterstones, il s’est installé à Londres où il est devenu acheteur de polars pour cette même chaîne en 2009.
Il est l'auteur d'une trilogie qui met en scène le jeune inspecteur Aidan Waits, composé de "Sirènes" ("Sirens", 2014), le premier tome et son premier roman, "Chambre 413" ("The Smiling Man", 2018) et "Somnambule" ("The Sleepwalker", 2019), qui ont été des best-sellers.
Suite à ce succès, Joseph Knox a quitté son travail pour se consacrer entièrement à l’écriture.
En 2021, il revient avec "True Crime Story".

Son site : https://www.josephknox.co.uk/



samedi 23 décembre 2023

HERNAN DIAZ – TRUST – Éditions de l'Olivier - 2023

 

L'histoire

Benjamin Rask, fils d'industriel, fait fortune et s'enrichit grâce à sa connaissance des marchés financiers et de ses analyses mathématique. Il surmonte sans problème, et même en s'enrichissant la terrible crise boursière et économique des années 1929. Homme discret et solitaire, il épouse une jeune fille de bonne famille, tout aussi solitaire que lui, mais qui trouve un intérêt dans les œuvres caritatives. Personnalité fragile, elle sombre dans une dépression sans issue et laisse son mari inconsolé.

Voilà de le début d'une réussite comme on les aime aux États-Unis, raconté par un écrivain mystérieux Harold Vanner. Mais dans les autres parties on découvre une toute autre réalité. Il y a cet Andrew Bevel qui est en réalité le vrai Benjamin Rask, et qui livre son autobiographie. Mais cela ne suffisant pas à faire taire les rumeurs, Bevel demande à une journaliste soigneusement sélectionnée de réécrire la biographie du couple, pour faire oublier le roman de Vanner, toujours considéré comme la réelle histoire d'un couple devenu mythique. La dernier partie nous livre encore une autre version, et termine un étrange puzzle qui revient sur la décennie 1920/1930 des Etats-Unis.


Mon avis

Hernan Diaz, déjà connu pour un roman à succès littéraire « Au loin » a décroché le prestigieux prix Pulitzer (l'équivalent de notre prix Goncourt) avec Trust. En anglais Trust signifie à la fois « croire » et mais aussi empire financier. Rien qu'avec ce titre, le ton est donné, nous allons partager un incroyable puzzle, avec non seulement une maîtrise totale du sujet, mais en plus, un jeu de style particulièrement intéressant.

Le roman de Vanner qui ouvre le récit est écrit dans un style qui fait penser à Francis Scott Fitzgerald, avec un certain maniérisme et un lyrisme qui ne se font plus dans l'écriture américaine contemporaine. L'histoire magnifique d'un financier Rask, homme discret mais génie de la finance qui monte une fortune inestimable en quelques années. Il épouse Hélène, une femme tout aussi discrète et mutique que lui, qui se prend de passions pour les œuvres caritatives, dépensant ainsi l'argent gagné (mais il y a toujours plus d'argent). Femme fragile et instable, Helen sombre dans la folie et en meurt.

Puis en 1938, la réelle histoire de Bevel, qui est une autobiographie écrite avec des phrases courtes, limpides, on sent l'influence d'Hemingway ou de Carson Mc Cullers, pas de mots en trop et pas de manières, plus une ébauche de notes  pour faire oublier les erreurs du roman de Vanner. Et se montrer aussi sous son meilleur jour, d'homme d'affaires rigoureux mais aussi bienfaiteur grâce aux actions caritatives de sa femme Mildred, qui hélas est atteinte d'une maladie dont on ne connait pas la nature. Peut-être une maladie pulmonaire ou psychique, elle est en tout cas incurable.

Dans la troisième partie, écrite par Ida Partenza, une jeune écrivaine prometteuse, le style est narratif, sans excès de langage, sans effets particuliers. Il s'agit d'un travail de commande pour la jeune femme, qui a été engagée pour finaliser la biographie de Bevel sous sa surveillance stricte. Mais il y a  les petits accommodements avec la réalité, ce qui brouille encore plus l'image de Rask/Bevel. A la fin des années 80, elle se souvient de cette année là, des choses tues, et livre sa vérité.  Enfin la dernière partie, sans doute la plus belle et poétique, nous donne accès aux journaux de Mildred Bevel, la femme d’Andrew,  souffrante nous révèle sa vérité , il s'agit plus de notes prises dans son journal, parsemé de pensées poétiques, parfois erratiques, ou juste un mot ou deux, qui révèle enfin la vraie Mildred, fragile et forte, sublime de génie et de tendresse.

Très documenté sur la crise financière de 1929, Diaz nous entraîne dans un puzzle à la fois simple et complexe où chacune des 4 narrateurs se répondent, se contredisent, s'opposent ou s'unissent selon.

Tout comme la narration fluctuante, l'argent est au centre de l'intrigue. L'argent, le fric, le pognon où se joue le sort du monde. Bien ou mal acquis, il profite toujours aux plus aisés et aux plus malins, dans une société où l'on passe progressivement d'un libéralisme encadré avant 1929 à l'ultra libéralisme, la mondialisation où des empires financiers se construisent, non pas pour le bien de tous, mais pour des projets de société tirés par la technologie toujours plus imposante. Bien sur en 1980, les ordinateurs n'existaient pas, pas plus que ce que l'on appelle l'intelligence artificielle. L'IA est d'ailleurs au centre des débats partout dans le monde, entre ce qu'elle peut apporter de positif (dans le domaine de la santé) mais aussi de négatifs (surveillance de masse, mise sous contrôle discret des peuples). Tout cela Diaz l'anticipe dans son roman, même si il est tout autant que nous au courant des derniers progrès technologiques. La démonstration est brillante, la lecture facile et même amusante, tant on sent le plaisir de l'auteur de jouer avec nous, comme lui joue avec les mots.

Il se permet de mettre un roman dans le roman, par une structure sûrement très étudiée mais qui passe avec une facilité déroutante. Alors que le monde se complexifie, alors que l'argent est le maître du jeu, la fluidité de l'écriture, même si elle fait des clins d’œils aux grands romanciers américains, nous emporte totalement.

Les personnages féminins sont magnifiques. Elles ont toutes en commun d'avoir été élevées dans un foyer disfonctionnels. La fictive Helen aurait été élevée par un père féru de savoir qu'i veut transmettre à sa fille et qui lui fait visiter l'Europe sans lui laisser le temps de lier des amitiés, et d'une mère snobinarde. Mildred semble avoir été élevée dans ces conditions, on sait juste qu'elle et sa mère reviennent de Suisse lors de la Grande Guerre. Ida est élevée par un père anarchiste qui ne supporte pas la contradiction. Elle a perdu sa mère jeune et à 8 ans endosse celui de la femme au foyer. Mais Ida n'ai pas du genre à se laisser faire ou impressionner. Même devant le rigoureux Bevel, elle cherche à en savoir plus, et envoie bouler un prétendant jaloux et maladroit. En fait ses 3 héroines discrètes se révèlent des femmes d'une grande intelligence, à une époque où la femme était cantonnée à ses foyers, l'éducation des enfants et quelques bonnes oeuvres. 

Dans ce tourbillon de mots, les personnages se font écho, parfois dissonnants, parfois complice, dans un récit maitrisé jusqu'à la dernière phrase. Il demande aussi au lecteur de "comprendre entre les lignes", ce qui fait de lui un personnage actif de ce roman. A lire absolument, le jeu ne fait que commencer.


Extraits

  • Chacune de nos actions obéit aux lois de l'économie. Quand nous nous réveillons le matin nous échangeons du repos contre du profit. Quand nous allons nous coucher le soir nous renonçons à du temps potentiellement profitable pour reprendre des forces. Et durant la journée nous nous lançons dans d'innombrables transactions. Chaque fois que nous trouvons un moyen de minimiser nos efforts et d'augmenter notre profit nous effectuons une transaction commerciale, même si c'est avec nous-mêmes. Ces négociations sont tellement enracinées dans notre quotidien que nous les remarquons à peine. Mais la vérité est que notre existence gravite autour du profit.
    Nous aspirons tous à davantage de richesse. La raison en est simple et se trouve dans la science. Parce que rien dans la nature n'est stable, on ne peut pas simplement conserver ce que l’on a. Comme les autres créatures vivantes, soit nous nous épanouissons, soit nous disparaissons. C'est la loi fondamentale qui gouverne tout le règne du vivant.

  • la fiction, inoffensive ? Regarde la religion. - La fiction, inoffensive ? Regarde les masses opprimées qui s'accommodent de leur sort parce qu'elles acceptent les mensonges qu'on leur fait avaler. L'histoire elle-même n'est qu'une fiction - une fiction avec une armée. Et la réalité ? La réalité est une fiction avec un budget illimité. Voilà ce que c'est. Et avec quoi la réalité est-elle financée ?Avec une fiction de plus : l'argent.

  • Beaucoup connaissent mon nom, certains mes actions, très peu ma vie. Cela ne m’a jamais trop inquiété. Ce qui importe c’est la somme de mes accomplissements, pas les légendes qu’on nous prête. Toutefois, dans la mesure où mon passé a si souvent coïncidé avec celui de notre nation, j’en suis venu dernièrement à songer que je dois au public de révéler certains des moments décisifs de mon histoire.

  • Les histoires manquaient de ces petits détails (un objet quelconque, un endroit précis) et colifichets verbaux (une marque, un tic de langage) souvent utilisés pour amadouer les lecteurs en leur faisant croire à la véracité de ce qu’ils lisent.

  •  Benjamin Rask ayant bénéficié de presque tous les avantages depuis sa naissance, l'un des rares privilèges qui lui avaient été refusés était celui de connaître une ascension héroïque : son histoire n'était pas marquée par la résilience et la persévérance, ce n'était pas la légende d'une volonté inflexible se forgeant une glorieuse destinée à partir de simples vétilles. 

  • Wall Street était plongé dans la perplexité face à la pertinence de Rask et son approche méthodique, qui non seulement menait à des gains substantiels mais était aussi un exemple d'élégance mathématique la plus rigoureuse - une forme impersonnelle de beauté.

  • Je lui ai dit, par exemple, que j'en étais venue à vivre différemment l'expérience du temps. Le mot que je tapais étais toujours dans le passé tandis que celui auquel je pensais étais toujours dans le futur, ce qui laissait le présent étrangement inhabité.

  • En se promenant du côté de Wall Street le week-end, on a l'impression que les affaires du monde ont été réglées une bonne fois pour toutes, que l'ère du travail est enfin révolue et que l'humanité est passée à l'étape suivante.

  • Le kitsch est toujours une forme de platonisme inversé, valorisant l'imitation plutôt que l'archétype. Et dans tous les cas, il est lié à une inflation de la valeur esthétique, comme on le constate dans la pire espèce de kitsch : le kitsch "chic". Solennel, décoratif, grandiloquent. Annonçant de manière ostentatoire, arrogante, son divorce avec l'authenticité.

  • Au cours des épreuves et des entretiens que j'ai passés chez Bevel Investments, j'ai appris une chose que j'ai eu l'occasion de corroborer maintes fois au cours de mon existence: plus on est près d'une source de pouvoir, plus l'ambiance devient calme. L'autorité et l'argent s'entourent de silence, et on peut mesurer l'influence de quelqu'un à l'épaisseur du silence qui l'enveloppe.

  • Helen se rendit bientôt compte que, en plus d’être l’élève de son père, elle était devenue l’objet de ses expériences. Il semblait s’intéresser aux résultats concrets des enseignements qu’il prodiguait et à la manière dont ils façonnaient l’esprit et la moralité de sa fille.

  • Mon métier consiste à avoir raison. Toujours. S'il m'arrive de me tromper, je dois faire usage de tous mes moyens et ressources pour tordre la réalité de manière à la faire coïncider avec mon erreur, afin que celle-ci cesse d'être une erreur.

  • Une fois, à l’époque où je travaillais à la boulangerie, j’avais surpris une conversation amusante entre deux clients résignés. « Il existe un monde meilleur, avait dit un homme. Mais c’est plus cher. » Ce mot d’esprit m’est resté, non seulement parce que c’était une approche radicalement différente des visions utopiques de mon père, mais aussi parce qu’elle soulignait la nature irréelle de la richesse, qui m’a été confirmée durant la période que j’ai passée auprès de Bevel.

  • Les anarchistes étaient systématiquement persécutés aux États-Unis, où ils servaient de boucs émissaires pour les angoisses politiques, et même, Dans le cas des Italiens, raciales... Le fait qu'il ne reste quasiment aucune trace de ces nombreuses publications et des gens, plus nombreux encore, qu'il y avait derrière montre avec quelle efficacité les anarchistes ont été effacés de l'histoire américaine.

  • Que le luxe absolu fût pour elle une tasse de chocolat chaud en fin de journée devrait en dire suffisamment sur sa nature modeste et sans prétention.

  • Peut-être ce livre aidera t’il mes concitoyens à se souvenir que c’est par la somme d’actes individuels audacieux que cette nation s’est élevée au-dessus des autres et que notre grandeur provient exclusivement de l’inter action libre entre des volontés individuelles.
    .



Biographie

Né en 1973 en Argentine, Hernán Diaz est un écrivain argento-américain. Il est aujourd'hui directeur adjoint de l'Institut hispanique de l'Université Columbia.
En 2012, il a publié un essai, "Borges, between History and Eternity".
"Au loin" ("In the distance", 2017), son premier roman, a été finaliste du prix Pulitzer et du Pen/Faulkner Award et lauréat du prix Page/America.
Après avoir vécu en Suède et à Londres, il vit depuis vingt ans à New York.

Son site : https://www.hernandiaz.net/



vendredi 22 décembre 2023

Michelle GALLEN – Ce que Majella n'aimait pas – Editions Gallimard 2023

 

 

L'histoire

Irlande du Nord, de nos jours. Majella a 27 ans, vit avec sa mère alcoolique dans un petit bourg coupé en deux entre catholiques et protestants, malgré les accords de paix. Maj est un peu enrobée, elle travaille le soir dans un fast-food qui sert de la frite, du fish & chips, ou des saucisses panées. Elle connaît tous les clients, tant les rumeurs vont bon train dans la ville. Mais à part cela et faire des listes de ce qu'elle n'aime pas (comme se maquiller, se mettre du vernis à ongles etc). A part cela, et vaguement s'occuper d'une mère défaillante, elle passe son temps à regarder les épisodes du vieux feuilleton télé Dallas, à dormir. Maniaque, elle brique le restaurant, mais chez elle c'est la crasse totale, elle fait de temps en temps le minimum, se nourrit de tartines margarine/confiture bas prix, et fume alors qu'elle déteste cela. D'ailleurs on peut dire que Majella n'aime pas grand chose, surtout les autres.


Mon avis

Voila encore un ovni littéraire que nous offre l'irlandaise Michelle Gallen. Un roman où il ne se passe rien ou presque, la description minutieuse de cette héroïne pas banale. Pas séduisante Majella, qui aime bien le sexe mais pas l'amour et qui économise son argent pour rêver de s'acheter une petite maison dans la lande, loin du monde qui la bouscule. Pourtant le monde, enfin ce petit monde qui vient manger du gras infect, elle connaît leurs histoires par cœur, les derniers ragots, tout comme ceux concernant sa mère. Le père a mystérieusement disparu, en laissant son épouse totalement désœuvrée, et cette fille qui n'a pas pu faire d'études, et ne songe nullement à en faire. La vie de Majella est rythmée par un quotidien médiocre, où rien ne semble se passer.

Et pourtant il s'en passe des choses. Voilà 5 ans que la paix a été signée, mais les catholiques sont touchés par le chômage, les vielles rancœurs sont toujours là, tout comme les histoires un peu fantasques que l'on raconte. Le roman se passe sur une semaine, où l'on apprend à aimer Majella, bien plus attentionnée que ce qu'elle montre. Dévouée à sa mère, aimant se souvenirs des jolis moments passés avec son père, elle va quand même lutter contre un fermier malhonnête qui essaye de lui piquer un héritage qu'elle ne pensait même pas avoir.

A travers ce petit monde, vu du regard plutôt lucide de notre héroïne, c'est tout une mémoire collective qui s'exprime. Celle d'un peuple qui n'a jamais vraiment réussi à s'unir, qui se côtoie sans vraiment se détester, et une héroïne refermée sur son monde à elle, le monde des possibles. Quand sa grand-mère est assassinée et que la nouvelle fait le bonheur des commérages, elle réussit à passer sous les radars, ce qui ne veut pas dire qu'elle ne cogite pas.

Un très beau style littéraire qui joue avec nous : plus l'autrice nous fait un portrait désobligeant de Magella et plus paradoxalement on l'aime et on comprend ses émotions cachées, sa rébellion intérieure et extérieure (elle sera jolie la miss avec une alimentation plus équilibrée, et des vêtements autres que des joggings informes qui sentent toujours le graillon. Mais ce plaisir là, Magella n'a aucune envie de le faire, comme pour assurer ce qu'elle est. Entre humour noir, envolées poétiques et paroles cash, dans un anglais populaire et pas so very british, on s'amuse et on s'émeut avec la plus chouette des héroïnes irlandaises. Entrez dans le jeu et vous ne le regretterez pas.

Extraits

  • Se lever tôt, ça signifiait que la journée serait d’autant plus longue. Des heures et des heures à s’emmerder, à traîner à la maison en écoutant sa mère se plaindre de sa gueule de bois.

  • Majella trouvait ça vraiment dommage que Peadar doive grandir. Dans quelques années, il serait comme les autres, assis au bar à glousser, arborant une bedaine engraissée à la bière, trop bourré pour bander correctement

  • C’était une ville où on ne pouvait se cacher nulle part, aussi les gens planquaient leurs secrets en pleine lumière.

  • Elle savait qu'elle se comportait comme une garce, mais bon, quel genre de connard était capable d'attendre qu'elle soit bourrée pour l'aborder, alors que sa grand-mère venait à peine d'être enterrée ?

  • Tu es une O'Neill. Tu fais partie d'un des clans les plus nobles d'Irlande. Dans l'temps, on était des rois et des reines d'Ulster. Et l'Ulster, c'était la meilleure province d'Irlande.

  • MA-JE-LLAH ? J'me suis blessée ! -Attends, faut qu'j'aille pisser.


Biographie

Michelle Gallen est une écrivaine nord-irlandaise, auteure de Big Girl, Small Town.
Elle réside à Dublin. Ce que Majella n'aimait pas est son premier roman traduit en français. Née dans le milieu des années 1970, lors des crises entre Irlande du Nord et l'Angleterre, elle a fait des études de littérature à Dublin. Titulaires de nombreux prix dans son pays, elle œuvre pour faire émerger la littérature féminine nord-irlandaise.

Voir ici : https://www.michellegallen.com/



Guillaume COQUERY – Oskal – M+ Editions 2020

 

L'histoire

Une artiste de cirque est retrouvée morte dans un village près de Saint-Gaudens (Ville de Haute-Garonne). Le jeune capitaine Damien Sergent qui vient de monter une brigade de police judiciaire est chargé de l'enquête. Mais très vite il fait le rapprochement avec un autre féminicide jamais élucidé en 2010 à Besançon. Avec l'aval de la procureure de sa ville, lui et son équipe se déplacent à Besançon et au fil des investigations, d'autres femmes tuées dans des circonstances horribles apparaissent...


Mon avis

Dans la littérature polar pur jus, voici l'arrivée de Guillaume Coquery qui publiait en 2020 le premier volet d’une trilogie. Avec un nouveau héros, le capitaine Sergent et une fine équipe qui englobe un vétéran de la police, une jeune femme musclée et un petit génie de l'informatique.

Du sud-ouest au Doubs, voici une énigme facile à lire, avec un style bien à lui, genre « langage de flics », qui apporte un peu de légèreté dans une intrigue à rebondissements, entre le passé et le présent, mais tout est bien identifié en tête de chapitres.

Coquery n'a pas une vocation a écrire autre chose que du bon polar, bien ficelé et dont la fin amorce forcément une suite. Certes ses héros se plaignent du manque de moyens humains et financiers pour une petite brigade de PJ (police judiciaire, chargée des assassinats, crimes, meurtres), que cela soit dans une petite ville de province ou dans une plus grande métropole.

Et puis il y a les implications et les magouilles entre des policiers ripoux et l'élite de la ville, qui se tiennent par chantage entre eux. A cela s'ajoute les personnalités contraires d'Irina, la danseuse du cirque, qui après une phase de perte totale (drogue, sexe, psychotropes) est redevenue une personne clean, amoureuse et enceinte de 3 mois lors du drame. Sa sœur aînée Anka vit à Besançon d'où est originaire cette famille d'émigrés russes, une femme maniaque, un peu revêche et qui ne semble pas trop aimer sa cadette à laquelle elle reproche la mort en couches de la mère lors de l'arrivée de la petite dernière.

L'enquête se complique car les femmes assassinées n'ont pas été violées sauf une, et les enquêteurs ne comprennent pas (tout comme le lecteur dans ce premier opus) ce qui motive le tueur.

Si cela se lit facilement, ce roman ne restera pas dans les mémoires. D'une part parce qu'il marche déjà dans les pas d'auteurs connus, parce que le style n'est pas aussi affirmé qu'il n'y paraît, (on pense à Benoît Philippon et son style unique et hilarant), d'autre part on aimerait, que ces enquêteurs ne fassent pas si clichés, chacun ayant son histoire, ses traumatismes, ses doutes, même si l'équipe reste totalement soudée.

Même si les critiques littéraires se sont emballés face à ce nouveau venu, on est bien loin d'un Franck Thilliez (qui caracole toujours en tête des ventes, mais qui sait se renouveler à chaque polar).

Donc une lecture facile qui vous fera passer 2 ou 3 bonnes soirées, les plus curieux iront lire les suites avec « Putain de karma » et « Karma » chez le même éditeur.




Extraits

  • Où est le problème, bon sang ? – Vous vous souvenez, lorsque les colis piégés étaient arrivés à la préfecture ? On avait prélevé l’ADN de tout le personnel préfectoral, pour pouvoir isoler l’empreinte génétique du terroriste ? C’est dans ce fichier que l’on a trouvé une correspondance. – Vous voulez dire que l’auteur de l’enlèvement de cette bonne femme est parent avec un de mes employés ? – C’est tout à fait ça, monsieur le préfet. – Qui donc ? – Euh, c’est un peu embarrassant, comme ça…– Dépêchez-vous de balancer le morceau, triple idiot. – Vous ! Monsieur le préfet !

  • L’homme ne dit rien. Jarier n’osait intervenir... Au bout d’un long moment, le haut fonctionnaire reprit la parole. Toute animosité avait disparu. Il se recentra sur l’essentiel, le seul sujet digne d’intérêt... lui ! – Écoutez-moi bien, Jarier, je n’ai plus que mon fils, et je suis sûr… non, je suis certain qu’il n’est pour rien dans cette affaire. Vous allez vous débrouiller comme vous voulez, mais vous me faites supprimer de votre foutu fichier. Je n’y suis pas et je n’y ai jamais été... Me suis-je bien fait comprendre ?

  • Son aïeul, Alexandre Kourakine, était un homme politique célèbre dont Tolstoï parlait dans Guerre et Paix. Vous l’avez lu peut-être ? - Oh, moi, vous savez, sorti de Norek … - Ah, je ne connais pas Norek, je pense que c’est polonais c’est un classique ? - Non, c’est un ancien flic.

  • Damien, regardait son fils avec une bienveillance émue, souhaitant que le petit conserve son pouvoir d’émerveillement : « J’espère que tu vas garder cette innocence longtemps, petit Tom », se murmura-t-il à lui-même, « Tu as tout le temps de voir le monde tel qu’il est vraiment ».
    Enfin, le Mr Loyal fit l’ouverture de la piste, porté par les cuivres et les tambours. La célèbre fanfare de Jean Laporte, « l’entrée des gladiateurs » résonna. Quand on entend cet air, on sait que le spectacle va commencer. Cette musique, c’est l’ADN du cirque.

  • Le cimetière fut atteint le premier par la vague. Il était juste sous les pieds des habitants de Garnin, une quinzaine de mètres en contrebas. Leur nécropole, de dimension relativement modeste, formait un gros carré d’environ cinquante mètres de côtés. Le mur sud, parallèle à la Vigonne, était bâti au point le plus bas alors que le mur nord culminait trois mètres plus haut. Les tombes se trouvaient donc implantées à flanc de montagne et un chemin en lacets permettait de passer devant toutes les sépultures. Un peu comme chez Ikea, plaisantait la jeunesse de Garnin. Le mur coté est, fut frappé de plein fouet par la furie liquide, l’eau passant par-dessus. Quelques instants plus tard, la moitié du carré était submergée par un flot agité comme une casserole d’eau sur un feu trop vif. Ce mur, contre toute attente, tint le coup. Côté aval, au milieu du mur ouest, il y avait le portail d’entrée, monumental, en fer forgé, encadré de deux cyprès de haute taille.

  • Pour me faire pardonner, je peux vous déposer chez vous ? – D’accord, mais cesse de martyriser le français. Quand tu poses une question, tu commences par le mode interrogatif : « Puis-je vous déposer chez vous, ou bien encore, voulez-vous que je vous dépose chez vous ? » Et gare à toi si tu essaies de me kidnapper. Elle désigna sa canne : je suis armée et je sais m’en servir.

  • Le haut fonctionnaire n’était pas né de la dernière pluie, si le flic lui téléphonait, ce n’était pas pour rien. S’il entamait la conversation, en lui disant que lui, préfet de la République, avait un problème commun avec cet idiot, c’est qu’il y avait bien quelque chose. Il serait désagréable un peu plus tard, voilà tout. – La joggeuse qui a disparu il y a deux semaines, Séverine Bonaud… Le commandant Jarier marqua une pause, pensant être interrompu, il n’attendit pas trop longtemps. Il ne fallait pas lui laisser trop d’ouvertures. – Comme vous le savez sans doute, on a trouvé une trace de sang sur un arbre, à l’endroit où elle est montée dans le 4x4. – Non, je l’ignorais. C’est le parquet qui suit ce genre d’affaires, je ne m’intéresse pas à ces histoires. – Vous devriez, monsieur le préfet, L’ADN a été décodé, j’ai reçu cet après-midi les résultats, il s’agit d’un homme. Il est inconnu du FNAEG.– Et alors, en quoi cela me concerne ?




Biographie

Guillaume Coquery est technicien, concepteur de machines. Il travaille dans une PME de Saint-Gaudens. Primé dans plusieurs concours de nouvelles, avec "Oskal" (2020) il signe le premier opus d'une trilogie.

Voir ici : https://www.youtube.com/watch?v=XdRqFPpVleg





mercredi 13 décembre 2023

ROBERTO ZANNONI – Mes désirs futiles – Editions de la Table Ronde - 2023


 

L'histoire

Un conte pour grands enfants. Vous vivez dans une famille nombreuse de fouines, ces petites bêtes qui se nourrissent de baies, d'oiseaux et qui ont des tanières profondes. Vous êtes Archy, l'avant-dernier des garçons et votre mère vous place chez l'usurier Maître Renard, une bête pas commode du tout mais qui sentant sa fin prochaine lègue à son apprenti devenu un peu son fils, un secret : il connaît le langage des hommes, leur écriture et leurs croyances notamment de Dieu et de la mort. Que faire avec un tel bagage ?



Mon avis

Le tout premier roman de Bernardo Zannoni, tout juste 28 ans, a déjà reçu les prix littéraires les plus prestigieux d'Italie.

Il faut dire qu'il fait très fort, car il nous entraîne dans un monde d'animaux sauvages, ici des fouines, et le lecteur le sait dès les premières pages, où finalement la vie ressemble un peu à certaines vies : une mère veuve qui a 6 petits à charge, dans un hiver glacial, des enfants qui se chamaillent, la nourriture difficile à trouver, une pièce cuisine, une pièce dortoir, bon on se contente de peu dans ce règne animal où l'on doit apprendre à lutter pour sa survie : ne pas avoir faim, donc savoir chasser.

Mais Archy n'est pas un chasseur né, et il devient boiteux après un accident. Ne sachant plus quoi faire de lui, et contre une poule, sa mère le donne au vieil usurier Salomon, renard de son état. Cruel au début, il finit par adopter ce fils et lui enseigner ce qu'il sait. Et là nous entrons dans un conte philosophique.

Jusqu'à la fin, l'auteur ne quitte pas son univers qu'il maîtrise parfaitement, et cela jusqu'à la dernière page. Mais on ne peut pas parler de dystopie, même si ces animaux nous ressemblent étrangement. Il s'agit d'un roman d’initiation, et aussi d'un hommage à la connaissance, celle que l'on acquiert par des « passeurs de savoir » (nous en avons tous dans nos vies, nos professeurs, nos parents, des amis qui aiment partager leur passion, des compagnons de routes Tout comme nous éprouvons de l'amour ou vivons des amours. Et aussi la connaissance que nous transmettons.

Archy va découvrir tous les sentiments humains, plus un savoir qu'il ne pensait jamais avoir.

Bien sur on pourrait y lire une critique de la pauvreté, dans son inhumanité la plus horrible, mais Zannoni vise plus haut : nous faire prendre conscience de nos propres capacités, mais aussi de l'existence même de la vie, de notre destin. Non Archy n'est pas un super héros dans la catégorie fouine ou animal, il lui reste ses instincts premiers et le roman n'est pas drôle, justement par la présence de la sauvagerie, mais traversés par des fulgurances poétiques qu'on oubliera pas de sitôt. Et nous, que sommes nous ? Des animaux doués de paroles et de réflexions, mais nous avons tous nos failles, nos faiblesse, nos excès, nos appétits. Et de comprendre que seule la connaissance éclairée peut justement nous aider à mieux aborder un monde de plus en plus complexe.

Même si il a été écrit en 2021 (mais traduit et publié en France 2 ans plus tard, on peut y trouver des échos avec un monde qui a connu une grave pandémie, puis deux guerres toujours en cours.

Un livre que je recommande, la lecture est facile, et des très belles pages de pure poésie viennent faire contrepoints aux misères décrites.



Extraits

  • Le vieux renard m'avait appris à lire, écrire, et travailler dur. Il m'avait ouvert les yeux sur le monde et sur notre existence, douloureuse et éphémère. Il m'avait appris à adorer un dieu qui ne nous empêcherait pas de disparaître.

  • J'ai triomphé d'elle [la mort] à chaque page, me reflétant dans l'encre, dans les lignes que j'ai tracées. J'ignore où Dieu emportera mon âme, mon corps se répandra dans la terre, mais mes pensées resteront ici, sans âge, à l'abri des jours et des nuits. Cela suffit à me procurer la paix, comme le paradis pour Solomon.

  • Quand je passais trop de temps enfermé, la tristesse me rattrapait: elle ressurgissait du bois, où je l'avais semée la fois précédente, et le désir de voyage était le seul remède.

  • Une tristesse inconnue m'envahit: je me sentais prisonnier du soleil et de la nuit, indifférent à l'écoulement des jours.

  • La mort, tu la tues en n’y pensant pas.

  • Anthropomorphisme futile qui rend malgré lui (malgré lui?) ces désirs essentiels sinon moins obscurs, en tout cas... Grazie mille & Ciao Bello

  • Nous nous reverrons bientôt. Nous nous sommes déjà rencontrés (préface)

  • Tel est mon désir futile : fuir comme tout le monde, échapper à l'inévitable. Si Klaus doit revenir, qu'il donne mon corps à la terre ou au fleuve. Qu'il ne restitue aux autres, comme le vrai animal que je suis, parce que c'est ce que je suis. D'Otis à Salomon, de Louise à Anja, s'ils sont heureux dans un doux lieu ou bien disparus dans la nuit, je vais enfin le savoir. Je ne peux plus différer le moment, arrive cette dernière frayeur, que l'on doit affronter seul, du début à la fin.





Biographie

Bernardo Zannoni est né en 1995 à Sarzana (Italie).
Mes désirs futiles est son premier roman, vendu à plus de 20 000 exemplaires en Italie, couronné de nombreux prix et dont les droits ont été vendus aux États-Unis, en Allemagne, en Espagne et en Catalogne.

Voir ici : https://www.youtube.com/watch?v=BinA3bSHBKQ



samedi 2 décembre 2023

BEATRICE SALVIONI – La Malnata – Albin-Michel – 2023.

 

L'histoire

Monza, en Lombardie (Italie) sous le régime fasciste de Mussolini.

Francesca, une dizaine d'années s'ennuie dans sa grande maison bourgeoise entre les remarques désobligeantes de sa mère, une belle femme égocentrique et un père souvent absent. Sans véritable amie, elle observe celle que la petite ville appelle la Malnata (la née mauvaise), une gamine dépenaillée qui est insolente, est exclue de l'école et joue près des rives du Lumbro, avec 2 garçons un peu plus âgés qu'elle commande. Mais bientôt une grande amitié va naître entre ces deux filles que tout sépare, malgré les petites disputes, l'obstruction de la mère de Francesca. Une amitié libératrice où elles vont affirmer leur rôle de futures femmes dans un monde qui considère la vraie femme italienne est une mère reproductrice, et respectable. Où alors une « hirondelle » autrement dit une pute ou une femme aux mœurs légères.


Mon avis

L'entrée en littérature de la jeune Béatrice Salvioni (26 ans), se fait par ce roman dur et tendre à la fois, sorti et traduit simultanément dans 48 pays.

Dans le genre héroïnes qui ne vous quitteront plus, après les Turtle, Nelly et Eva, Duchess, Kiara ou Betty (Tiffany Mc Daniels), voilà le duo formé par Francesca et Maddalena (la malnata). Deux jeunes filles dans l'Italie fasciste que les vies opposent. D'un coté nous avons Francesca, la narratrice, mal dans sa peau, seule, dont la vie est réglée par sa mère qui n'a aucune marque d'affection pour sa fille, mais qui doit sauver les apparences. Francesca le comprendra plus tard, sa mère a des amants riches et notamment le signor Colombo, un magnat proche du Duche, respecté et craint aussi.

Rusant pour rejoindre cette Malnata qui la fascine, une amitié solide se crée et tisse des liens invisibles. La Malnata, la sorcière, la fille « qui n'a peur de rien » vit avec sa sœur et son frère Ernesto avec leur mère dans un minuscule appartement où les toilettes sont sur le palier, mais où il règne une chaleur humaine forte. Ce sont des pauvres, mais qui savent partager un panettone avec de la crème de mascarpone pour le repas de Noël, et où Francesca trouve comme une seconde famille.

Cette amitié fait jaser, d'autant que la petite fille devient une femme et suit les comportements de son amie, ose enfin faire des choses peut-être un peu stupides, mais qui sont le signe d'un rébellion qui s'ancre : contre le régime, contre les injonctions faites aux femmes. Et contre aussi les maltraitances subies : Domenica, la sœur aînée de la Malnata tombe enceinte d'un des fils Colombo qui lui avait promis le mariage et qui la rejette brutalement, tout comme il essaiera de violenter Francesca qui devient une jolie demoiselle. Ernesto, le frère aîné protecteur, fiancé et amoureux est mobilisé lors de la guerre contre l’Éthiopie d'où il ne reviendra pas, alors que les fils Colombo sont dispensés du front.

De quoi accroire l'animosité contre cette classe riche qui soutient un régime de plus en plus dur.

Mais il y a un tel charme entre la franchise de Maddalena et la douceur de Francesca, cette amitié fusionnelle pour inverser le destin, où les notions de bien ou de mal ne sont plus manichéennes, mais tout simplement l'expression de nos âmes humaines.

L'écriture parfaite de l'autrice, sans un mot de trop, avec des rebondissements, des joies et des chagrins font de ce livre un véritable cri de révolte. Non seulement parce qu'il rejoint l'actualité avec les violences faites aux femmes, mais qu'il interroge aussi sur l'Italie actuelle aux mains de l'extrême droite qui n'est jamais en faveur des femmes. Mais le féminisme ici se fait par des petites actions et par solidarité, entre la fougueuse et invincible Malnata et un Francesca qui se révèle aussi comme une battante. Un régal de lecture, un indispensable qui se joue des croyances populaires et absurdes, d'un monde qui refuse le mot chéri de liberté.


Extraits

  • Le père de Matteo répétait au contraire : "Cette guerre ne sert qu'à faire mourir de braves garçons pour ramasser un peu de sable. Les Abyssins ont raison. c'est nous qui voulons aller dans la maison des autres. Parce que c'est cela que font les fascistes. Ils prennent les affaires des autres et ils se les mettent dans la poche à leur profit et au profit de leurs copains. C'est ce qu'ils ont fait avec ma boucherie et ils le feront avec vos affaires à vous. Et pour nous, les pauvres gens, il ne reste plus que les crachats. Ou les grains de ce maudit sable d'Ethiopie !"

  • C’était peut-être cela, être grande et être une femme : ce n’était pas le sang qui vous vient une fois par mois, ce n’étaient pas les commentaires des hommes ou les beaux vêtements. C’était rencontrer les yeux d’un homme qui vous disait : « Tu es à moi », et lui répondre : « Je ne suis à personne. »

  • D'un côté, il y avait la vie telle que je la connaissais, de l'autre, celle que me montrait la Malnata. Et ce qui avant me semblait juste devenait difforme comme notre reflet dans le lavabo quand on se passe de l'eau sur la figure. Dans le monde de la Malnata, on faisait des concours de griffures de chat et pour apaiser la douleur on les léchait avec le sang. C'était un monde où il était interdit de jouer à faire semblant, et où on parlait aux garçons en les regardant dans les yeux. Je le contemplais debout sur son bord, son monde, prête à glisser dedans. Et je mourais d'impatience d'y tomber.

  • Le Duce, nous on avait appris à l'aimer depuis le début de l'école primaire, avec des comptines apprises par cœur qui comparaient sa naissance à celle de l'Enfant Jésus et racontaient l'histoire de sa vie comme une transfiguration.

  • On l'appelait la Malnata et personne ne l'aimait. Prononcer son nom portait malheur. C'était une sorcière, une de celles qui vous collent sur le dos le souffle de la mort.

  • Noé répandait une odeur de teinture d’iode et de pommade qui étouffait son parfum de terre qui me plaisait tant.

  • Je pensais vraiment que tu étais de celles qui fendent les têtes, tu sais? dit-il en se tournant vers la Malnata. J'y croyais, à ce qu'on disait de toi, et je dois dire que je pensais la même chose. Mais la vérité, c'est que toi, tu entres dans la tête des gens pour ne plus en sortir. C'est ça que tu fais.

  • La Malnata, elle a le diable dans le corps. Et si le diable te donne un baiser, tu ne lui échappes plus jamais. Même pas si tu meurs, parce qu'après tu vas en enfer.

  • S'affronter à coups de poing, se râper les genoux contre le fond visqueux et sentir la boue noire s'insinuer entre mes doigts et se coller à mes cheveux - tout cela fit de moi un être de chair. J'étais faite de sang et de peau, de bleus et d'os, d'angles aigus et de hurlements. J'étais vivante. Avec les Malnati, je pouvais dire pour la première fois "Je suis là" en percevant tout le poids de ces mots.

  • Dans leur monde, il n'y avait que des certitudes. La première : les choses qu'ils n'arrivaient pas à expliquer avaient été envoyées par le démon ou par le seigneur, selon qu'elles frappaient des gens qu'ils estimaient des personnes comme il faut ou des canailles. L'autre : ce n'était jamais de la faute des hommes.

  • Aucune toile n'était tombée du toit pour me fendre le crâne, aucune constriction des poumons ne m'avait suffoquée, aucun arrêt intempestif du cœur. J'avais parlé avec la Malnata, je l'avais fixée dans les yeux et le démon ne m'avait pas extirpé l'âme par les oreilles.

  • Le monde était régi par des règles qui ne devaient pas être violées. Il était rempli d'affaires de grands, énormes et dangereuses, et de fautes sans rémission qui pouvaient vous tuer ou vous envoyer en prison. C'était un endroit terrifiant, plein de choses interdites, où il fallait marcher sur la pointe des pieds en faisant bien attention à ne rien toucher. Surtout quand on était une fille.

  • Je progressais dans l'art de dire des mensonges et grâce à la complicité de Carla, j'arrivais à m'échapper au Lambro presque chaque jour pour être avec la Malnata et les garçons.



Biographie

Née à Monza en 1995, Beatrice Salvioni est titulaire d'une maîtrise en philologie moderne à l'Université catholique de Milan avec une thèse sur la narration interactive. Elle est diplômée du Collège "Writing" de l'école Holden de Turin et a remporté la session de nouvelles "Au-delà du voile de la réalité" du Prix Calvino 2021. Avec ses histoires, elle a également été lauréate du prix Raduga 2021 "Apprendre à connaître Eurasia" et finaliste du prix "8×8 you hear the voice".
Elle a pratiqué l'escrime médiévale et a gravi le Mont Rose. Elle dit qu'à l'âge de neuf ans, elle a mis des chaussettes et du jus de pomme dans un sac à dos et s'est enfuie à la recherche de l'aventure. L'évasion a duré jusqu'à la porte de la maison, mais elle écrit des histoires depuis.