jeudi 26 septembre 2024

Meredith HALL – Plus grands que le monde – Editions REY - 2024

 

 

L'histoire

Tup et Doris tiennent une ferme laitière dans le Maine. Même aucun des deux n'avaient la vocation de devenir fermier, ils ont repris la ferme familiale de Tup, l'on réaménagée et y vivent avec leurs trois enfants que Doris couve. Les 3 enfants travaillent aussi à la ferme selon leurs capacités. Sunny l'aîné de 14 ans semble déjà aimer cet endroit, vaste, longé par un ruisseau. Sa sœur 11 ans, aime lire et aide déjà sa mère aux plantations. Puis le petit dernier Beston, joue tranquillement, dans cette ambiance bucolique et protégée.
Mais un jour, alors que les 3 enfants jouent avec un vieux pistolet qu'on croyait rouillé et sans cartouche, Sunny est tué par une balle perdue sans que personne ne sache vraiment qui a tiré. Pour Doris qui avait donné le revolver aux enfants c'est la lente et sombre descente vers la dépression, le mutisme. C'est Dodie et Beston qui font tourner la ferme, aidé par le père Tup qui a trouvé un refuge en ville dans les bras d'une femme à laquelle il fait une fille. Le chemin de la reconstruction est difficile et il faudra du temps, beaucoup de temps pour retrouver un semblant de normalité.



Mon avis

Incroyable succès de libraire pour ce premier roman de Meredith Hall, ce que j'ai un peu de mal à comprendre.

L'histoire s'étale sur 30 ans, et est racontée tour à tour par les différents membres de la famille, surtout Tup, le père, un homme qui s'imagine droit, mais qui est incapable de comprendre le chagrin infini de sa femme. Doris en effet, ne sort pas de sa chambre pendant plusieurs mois, puis devient mutique. Elle ne s’occupe pas des deux autres enfants, et n'aide pas à la ferme. Elle refuse toute thérapie, se sentant coupable, et revient très longtemps à un semblant de vie : préparer les repas, et aider Dodie qui a pris en charge tout le monde. Le personnage emblématique de ce roman, cette enfant qui devient femme élève son petit frère, tente de soutenir sa mère, tout en étant une excellente élève. Et l'on s'aperçoit que le travail dans une ferme familiale dans les années 40/50 n'est pas de tout repos. Il faut sortir les vaches puis les traire, castrer les veaux pour rester dans un équilibre de production. Mais il faut aussi laver le poulailler, couper les herbes pour en faire du foin, couper le bois de chauffe pour l'hiver, faire les semis selon les saisons, puis enrichir la terre du fumier conservé, entretenir cette vieille bâtisse.

Mais sur l'intrigue franchement il n'y a pas de quoi s'extasier. C'est mignon, triste, bucolique, mais l'autrice n'a pas su trouver la force des mots pour expliquer la douleur du deuil, ni faire monter en tension le malaise qui s’accroît entre Tup et sa femme. Certes quelques engueulades où les mots qu'on aurait pas du dire sont sortis sans intention de les dire, mais le tout bien enrobé de cette gentillesse et de cette fausse politesse qui baigne le roman. Ici on croit en Dieu, on récite la prière avant le repas. Doris, cette femme faible, ne cherche pas à sortir de ce chagrin, ne s'émancipe pas du tout, tout comme sa fille Dodie qui aurait pu et du faire des études supérieures et avoir un métier plus épanouissant que traire les vaches. Le père tout puissant trompe sa femme qui se refuse à lui, mais certain de son bon droit, et ne reconnaît pas plus l'enfant qu'il a fait à sa maîtresse que de s'occuper de l'éducation des enfants qui restent, qui eux aussi vivent dans le chagrin. Certes nous sommes en 1950, et les droits de femme ne sont pas bien grands, surtout dans ce milieu rural qui vit en vase clos, où la gentillesse des habitants est aussi proportionnelle aux ragots discrets. Bref nous ne sommes pas dans la force d'un roman comme Betty de Tiffany Mc Daniel dont l'écriture forte et l'engagement ne laissent planer aucun doute.

Ce genre littéraire, qui tourne un peu en rond sur lui-même peu plaire par son coté bucolique et suranné, qui renvoie à l'Amérique profonde et bien lissée par l'autrice. Mais pour moi cela ne suffit pas. Et si la famille finit par se retrouver dans un happy end évident, il manque ce souffle et cette pulsion qui nous entraîne dans une lecture appétissante.



Extraits

  • Autrefois, je croyais au bonheur. Je n'avais pas compris que nous ne parvenons jamais totalement jusqu'à cet univers-là. Nous le visitons lors de moments miraculeux, puis nous voyageons dans d'autres univers et, si nous avons un tant soit peu de sagesse, nous refusons l'amertume ou le regret quand le bonheur s'en va.

  • J'avais imaginé des vies de bonheur pour mes enfants, des vies dépourvues de toute appréhension de chagrin. Les leur avais-je promises ? J'espère que non. Petits, ils ont connu le bonheur, le vrai bonheur. La joie au quotidien. Ont-ils mal compris, pensant que cette joie les accompagnerait toute leur vie.

  • Pour tout, désormais, il y a un avant et un après. L'avant s'apparente à un rêve, le maintenant et l'après exigent quelque chose que nous ne possédons pas encore.

  • J’ai toujours cru que l’amour était joie. Que si l’amour nous lie, nous sommes assurés de toucher la grâce. L’amour nous lie, nous les Senter. Mais il ne nous a assurés de rien d’autre que de lui-même. Nous nous aimons. Tout peut arriver.

  •  Doris a toujours dit que je vivais trop dans ma tête. Désormais, ce n'est plus un sanctuaire. Tout ce qui peut nous aider, c'est trouver un moyen de laisser le passé et ma terrible défaillance suivre le cours de cette rivière impitoyable. 

  •  Papa dit que nous oublierons certaines choses, que l'oubli est une bénédiction cachée à l'intérieur des mauvaises choses.(…) J'ignore où est la différence entre oublier et se souvenir

  • Aujourd'hui, les ormes surplombent la maison, et l'été ils la préservent du soleil. J'ai toujours dit aux enfants qu'ils étaient comme des gardiens qui nous protégeaient du mal. Pour autant, elles sont nombreuses, ces fermes protégées par de vieux ormes, où les fils et les maris ne sont jamais rentrés de la guerre - rien probablement ne peut nous épargner ce genre de malheur. Mon esprit n'est pas capable d'élaborer de telles pensées.

  •  Ma ferme et toutes les promesses qu'elle recelait étaient nichées à l'intérieur de l'espace délimité par nos clôtures. 

  • J'aime beaucoup la couture, surtout le bourdonnement paisible de la machine qui tire son fil dans du tissu de qualité. J'aime sentir la présence de Best et de Papa dans mon dos, occupés à lire, le bruissement doux et mesuré de ma couture comblant tous les nouveaux silences de cette vieille maison, les respirations de la machine à coudre dans cette pièce où tant de silence est retenu.

  • Personne ne peut savoir ce qui va arriver. Vous rencontrez un homme, vous l’épousez, et vous découvrez si vous avez fait ou non le bon choix. Si c’est le cas, vous vous aimez et vous travaillez dur, puis vous avez votre premier bébé, et tout ce dont vous avez rêvé change dès l’instant où vous le tenez dans vos bras, où vous lui donnez à manger et le voyez scruter votre visage. J’avais dix-neuf ans à la naissance de Sonny est né, puis Dodie et plus tard Beston, j’étais disposée à renoncer à la vie que nous avions, Tup et moi, et à laisser mes enfants prendre cette place. Je le suis plus que jamais.

  • Je sais que mes enfants et mon mari m’appellent à l’aide. J’entends leurs voix, faibles et indistinctes, depuis une rive lointaine. J’aimerais répondre. Le vent et les remous du courant me portent loin d’eux. Quand je me tourne pour leur répondre, tous, nous n’entendons que le rugissement de la tempête.

  • Dieu est avec nous à chaque instant, Dodie, quoi qu'il se passe. Il est là dans ce que nous aimons, dans ce que nous trouvons beau et bon, et Il est là aussi dans chaque chose difficile et terrible. Dans tout cela, il y a Dieu.

  • Comme il est agréable, chaque jour au réveil, de se lever et de poser les yeux sur cette terre. Certains matins d'été, quand le brouillard au sol étreint la terre chaude, les arbres bordant les prés de fauche prennent des allures spectrales. Puis, lentement, le brouillard se lève et se dissipe, de sorte qu'au moment où je m'attelle à la vaisselle du petit déjeuner, le soleil façonne les ombres vives de la clôture barbelée, comme de longs points de couture bien nets qui nous attachent à cet endroit.

  • Personne ne prétend que Daniel sert de remplaçant. Mais c’est un garçon gentil et affectueux, très intelligent, aux yeux gris, doux et attentifs. Il était l’ami de Sonny, et sur certains plans il lui ressemble. Les jours où il se joint à nous à table, Beston et moi sommes entraînés dans des conversations avec mon père. L’atmosphère se détend. Il nous aide, Beston et moi, à laver la vaisselle, et ces soirs-là, ma mère ne sort pas, elle reste assisse sur sa chaise, nous écoute parler, et mon père reste boire son café.
    Daniel est un garçon très sérieux. Nous n’avons jamais reparlé une seule fois de ce jour-là. Mais il lui arrive parfois de prononcer le nom de Sonny, lorsqu’il évoque une histoire ou un souvenir. Au début, nous nous raidissions sous l’effet de … quoi ? La peur ? La honte ? D’un chagrin si vaste qu’aucun mot ne peut le circonscrire ? Mais Daniel avait persisté, factuel, et peu à peu, nous nous étions habitués à ce que notre fils, notre frère, vive de nouveau dans notre mémoire partagée.


Biographie

Meredith Hall, née en 1949, est une écrivaine et professeur émérite à l'Université du New Hampshire.
En 2007, elle publie ses mémoires, Without a Map, immédiatement reconnus outre-Atlantique comme un classique du genre. Elle collabore régulièrement avec Five Points, The Gettysburg Review, The Kenyon Review, ou encore The New York Times. "Plus grands que le monde" est son premier roman.


samedi 21 septembre 2024

Julie DELAFLOTTE-MEHDEVI – Trop humain – Editions Buchet-Castel – 2024 -

 

 

L'histoire

La vieille Suzie, âgée d'au -moins 90 ans, tient toujours tant bien que mal, le Café du Bal, héritage de sa mère dans le petit village de Tharcy. Celui sort de sa torpeur avec l'arrivée des « néo-ruraux- venus de la capitale ou d'ailleurs après la crise du Covid. Mais il y a aussi un vieil habitant du bourg, Monsieur Peck, homme qui a fait fortune dans la robotique et qui a racheté le presbytère. Lors d'un retour de ses nombreux voyages, le voici flanque de Tchap, un robot humanoïde qui sert d'assistant de vie technologique (AVE). Modelé sur l'image d'un bel homme, il a été programmé pour sélectionner des play-lists, a une encyclopédie universaliste dans la tête, peut mener une conversation, et surtout sait très bien danser. Alors que les avis sont mitigés parmi les habitués du café, Suzie se prend d'affection pour ce robot qui la fait danser (la salle de bal avait été fermée depuis la mort dans des circonstances infectes de la maman de Suzie). La vieille dame qui a toujours trimé seule se trouve ainsi un compagnon qui lui demande de lui raconter sa vie, pour faire des « corrélations ». Car le robot cherche aussi à apprendre des humains, parfois il ne comprend pas du tout, mais stocke dans sa mémoire la vie d'une femme presque jamais sortie de son village, qui a vécu 2 guerres, et qui mitonne tous les jours de petits plats traditionnels dans sa minuscule cuisine, son refuge, pour nourrir au départ les plus pauvres puis pour faire fructifier un peu ce que lui rapporte le seul café du village, où on boit plus de porto et de merlot que de café. Entre la vieille femme et le robot se crée une étrange amitié. Jusqu'au drame.


Mon avis

Voilà un roman très original puisqu'il mélange deux générations. Celle d'une dame très âgée qui vit chichement de son travail, qui a des plaisirs simples et celui d'un robot humanoïde, qui ressemble à s'y méprendre à une humain et qui est l’assistant technologique du riche Monsieur Neck qui l'a conçu pour ses propres besoins. Cet homme fortuné n'est pas non plus tout jeune, il ne fait pas grand chose pour le village, mais c'est un « Monsieur cultivé » qu'on respecte ou qu'on craint aussi un peu. Pourtant il n »y a rien de méchant chez Monsieur Neck qui aime les plaisirs intellectuels dans un village de paysans. Village qui renaît, ou plutôt le village voisin à 2 km « Les Buissons » où viennent s'installer des néo-ruraux, qui ne veulent plus subir le stress de la ville et qui redonnent du coup un peu d’activité économique dans ce petit coin de France.

On y retrouve le débat devenu presque un classique littéraire sur l'intelligence artificielle. Car dans le village il y a ceux qui sont pour, et ceux, surtout les plus âgés ou quelques jeunes familles arrivées là et se targuant d'écologie qui y sont fortement hostiles. Mais ici le dialogue se fait entre une vieille dame sans âge qui a toujours vécu dans le village et qui tient toujours tant bien que mal « le Café du Bal », hérité de ses parents avec ce petit bijou de technologie.

Elle en a des choses à dire la vieille dame, elle qui a vécu presque un siècle, connu deux guerres, des petites joies et des grands drames qu'elle confie à son copain Tchap, ce robot a l'écoute bienveillante, qui ne comprend pas toujours le passé et la mentalité des hommes. Malgré sa petite vie simple, qui consiste à tenir le café et cuisiner des spécialités comme les œufs sauce meurette, Suzie n'est pas une idiote : elle apprend, car à part le certificat d'études, elle n'a pas de diplômes, en regardant des documentaires sur son vieux poste de télé, mais aussi des films classiques du cinéma français des années 30/50 . Son autre petit plaisir est de cultiver son petit jardin et faire pousser des jolies fleurs, mais le corps ne suit plus, tout comme les balades à bicyclette dans les environs. Tchap enregistre, pose des questions, et patiemment Suzie explique sans se lasser. Le robot est son ami, le gardien de sa mémoire, toujours poli, même si Susie sait très bien qu'elle ne parle pas à un humain.

Et c'est toute la beauté de ce livre où on aime cette vieille dame, cette grand-mère universelle, qui ne s'émeut pas du progrès. Mais dans le village, des rumeurs se propagent. Le robot serait un espion, ou il inoculerait à votre insu quelque chose de malsain ou, ou... Et un jour le drame arrive.

Ici, il n'y a pas de jugement sur les bienfaits ou méfaits de l'IA. Tchap est gentil mais lui même est conscient que son espèce peut aussi être dangereuse. D'autant que le joli robot apprend et commence à faire des connexions. Alors que Suzie décline, il semble s'enrichir de savoirs. Mais il est programmé pour rester fidèle à ceux qui ont été désignés par son créateur comme ami(e)s, donc Suzie.

L'écriture fluide, mêlée de patois (on suppose que le village de Tharcy se situe en Bourgogne) ou du français populaire de ceux qui n'ont pas eu une éducation poussée. Mais c'est l'histoire de notre héroïne qui nous imprègne. Des blessures, des joies, le bonheur simple d'une valse, du chant des oiseaux, et la sagesse populaire.

Ce livre page-turner est parfaitement maîtrisé, ne pose pas de jugement mais délivre une histoire qui pourrait sembler totalement réelle.

J'ai adoré ce livre qui m'a renvoyé à la vie de mes deux grand-mères, et de ce qu'elles m'ont raconté de leurs mondes et de leur vie. Si depuis longtemps, elles sont au paradis des grand-mères, j'ai aussi beaucoup appris d'elles.


Extraits

  • Marius est seul.Il ricoche d'un copain à l'autre, des coups de main en petits boulots. Rien ne l'ancre jamais, ni l'apprentissage d'un nouveau geste- celui du maçon, du bûcheron- ni la découverte d'une maison, d'un pays.Huit ans, qu'il erre.Gens, lieux, expériences glissent sur lui comme l'eau sur le poil du Castor, un Castor qui descendrait le courant à la dérive, incapable de se décider à accoster là plutôt qu'ailleurs, incapable de se rappeler, si tant est qu'il l'ait jamais su, non seulement comment, mais avec qui, pour quoi construire son nid. L'idée d'être l'intime de quelqu'un, ne serait-ce que l'intime d'un lieu, lui semble inatteignable.Inatteignable, l'intimité de la vieille avec l'espace intégré de son comptoir. Il admire la façon dont elle fait corps avec lui, enchaîne les gestes, pose les verres à pied après les avoir essuyés sur l'étagère, à leur place exactement, sans regarder, comme un pianiste joue les yeux fermés.

  • Tchap m'a demandé un soir de lui parler de la solitude, au-delà de la définition du dictionnaire, comme il dit.Je me suis souvenue d'un endroit où elle était réduite à rien.C'était ici, dans cette salle de bal, avant la guerre.Au bal, tu prends du plaisir pour ton compte, mais en communion avec ceux autour de toi.C'est la musique qui fait ça, c'est un liant, comme l'œuf en cuisine.En " pense- bête", sur un banc, il y a quand même toujours celui où celle qui ne peut pas prendre son tour dans la ronde, qui vient précisément te rappeler la solitude à laquelle tu es en train d'échapper toi. Il faut qu'on réapprenne à danser ensemble, Marius.Il faut regarder danser les gens.Il y a quelque chose chez les méchants qui désarme, chez les gentils, qui aiguise. Il y a celui qu'on connaît pour être enjoué qui danse en serrant les dents, la mégère sévère que tu découvres d'un coup en train de dodeliner de la tête un sourire angélique aux lèvres. Le lendemain, tu pourras la croiser sur la place, elle fera peut-être sa mauvaise, mais tu ne la craindras plus pareil.

  • Monsieur Peck, je vais vous parler comme je parlerais à un robot, je veux dire : sans hypocrisie. Prêt ? Vous êtes en l’occurrence illogique, vos arguments – que nous reprendrons – sont faibles, au point que j’en suis perturbé pour mon compte, car c’est vous, mon créateur. Êtes-vous sûr de m’avoir bien programmé ? Autrement dit, m’avez-vous correctement armé pour penser droit ? Qui déraisonne ici, vous ou moi ? Dans les deux cas, je crois que ça y est, me voilà Homme. Car j’ai peur. 

  • Vous êtes sûr ? Regardez monsieur Peck, ses rapports avec les gens n' ont pas changé depuis qu'il vit au contact de Tchap. Quelqu'un d'autre ajoute : On dit qu'ils seront de plus en plus intelligents, qu'ils contrôleront bientôt tout, les centrales nucléaires, la température dans nos maisons, qu'ils corrigeront les devoirs des gamins à l'école, de tous les gamins, que ce serait même une mesure de justice et d'égalité. On dit qu'ils finiront par nous mener à la baguette, qu'ils seront comme une police de la pensée.

  • Les ragots sont une des distractions qu'on s'offre à la campagne, à défaut de théâtre.

  • L’imprévu pour une machine, c’est la panne. Pour nous le hasard, une coïncidence, l’imprévu c’est la vie.

  • Quand vous êtes vieux, renoncez une fois à un geste, et c'est fini, vos mains ne retrouvent plus le chemin des choses, alors je me coule dans l'habitude, en automatique, et allez, je vous resserre un petit Porto ? Et voilà ! Elle marche, le pas de plus en plus glissé, les hanches de plus en plus fixes. Elle va seule, rien devant, rien derrière.

  • Après l'euphorie des années "Dallas", Suzie raconte le long ralenti de ces années-là. Quelques personnes dévouées maintenaient le pays sous perfusion de kermesses, de foires aux graines, à l'occasion desquelles on se déguisait en ce paysan d'autrefois auquel on ne voulait surtout plus ressembler.

  • Suzie ne le sait pas, mais elle est gracieuse en cet instant, prise à rêver, le regard rivé au tableau qu'offre le cadre de la fenêtre sur le jardin.Une fenêtre qui n'est pas une fenêtre. Où plutôt qui est ça, et autre chose.Une fenêtre qui est porte, marche, vers un pays fantastique et intime.Depuis qu'elle est toute petite, cette vue, c'est " Noël". " Noël !" , comme on clamait au Moyen Âge, loin de décembre, sur le chemin pavoisé d'un roi.Dans ce jardin, au fil des années, des arbres sont morts, ont grandi, ont comblé le vide ou pas, mais l'un dans l'autre, chaque fois qu'elle pose ses yeux sur le paysage défini par le cadre strict de cette fenêtre , c'est le même dépaysement, le même ravissement qui la cueille.

  • tandis que Suzie raconte les années soixante-dix, quatre-vingt, les années Walkman. "Ça vibrait de partout, et c'était un nouveau mixeur ici, et une télé couleur là, et un aspirateur, et une mobylette pour la gamine, et une deuxième voiture.Ça les a changés, ces années là, les gens de la campagne. Ils avaient enfin le sentiment d'être dans le monde, à égalité ou presque avec la ville.

  • Nous, les Hommes, quand on se sent impuissant à résoudre un problème, à soigner une blessure, soit on se mange le poing, soit on trouve un coupable, soit on prie.On fait diversion, quoi. Tous les matins, quand j'ouvre cette porte (* de son café), j'ai un peu peur. Et tous les soirs, quand je la verrouille, je suis soulagée, d'avoir eu le courage de l'ouvrir au matin, et de la refermer sur moi.Les deux. Il fallait que cette porte reste ouverte, Tchapp.Sinon quoi, cela aurait voulu dire qu'il n"y avait rien à racheter, rien à sauver ? Qu'il n'y avait plus qu'à fuir ? Mais fuir ou? Je n'en serais pas moins prisonnière de ma peau, de mes souvenirs et ailleurs comme ici confrontée tout pareil à ceux de ma race.Il n'y a nulle part où se cacher, je te dis. Je ne sais pas répondre à ta question sur la vengeance et le pardon autrement que comme ça.

  • La télévision. Elle en aura bien profité de cet outil que l'homme à créé pour se regarder en face.C'est grâce aux documentaires qu'elle a gagné en vocabulaire. Autrement, regarder quoi? Ces dernières années, mettez les trente dernières, Suzie avait de plus en plus de mal à trouver des émissions qui lui convenaient.Elle ne s'en étonne pas, elle est si vieille, elle n'est déjà plus vraiment de ce monde, de " son" temps. Suzie se retrouve le plus souvent à zapper, à courir devant comme pour fuir, sauf donc à tomber sur un documentaire.Ça ne vieillit pas, le documentaire.

 

Biographie

Anne Delaflotte Mehdevi est une écrivaine française. Elle grandit près de Saint-Sauveur-en-Puisaye. Elle suit des études en droit international et diplomatique et pratique le piano et le chant lyrique. De 1993 à 2011, elle vit à Prague où elle apprend et exerce le métier de relieur, parallèlement à son travail d’écrivaine, et où son compagnon (qui deviendrait son époux, le père de ses enfants) ouvre une librairie au début des années 90.
En 2008, elle publie "La relieuse du gué", son premier roman, dans lequel elle évoque le métier de relieur, à travers le personnage de Mathilde. Depuis, elle a publié "Fugue" (2010), puis "Sanderling" (2013) pour lequel elle a reçu le prix Thyde Monnier en 2013. Poursuite des thématiques de son premier roman, "Le portefeuille rouge", a été publié en 2015. “Le livre des heures” (2023), son cinquième roman, sélectionné pour le Prix des Libraires 2022, est suivi de "Trop humain", en 2024. Ses romans ont été traduits en allemand, italien, néerlandais, slovaque.
Elle vit aujourd’hui à Nice.

En savoir plus ici : https://www.youtube.com/watch?v=mBv8MdoEOMA&t=1s


vendredi 20 septembre 2024

Sophie HENAFF – Poulets grillés – Livre de poche 2016

 

 

L'histoire

Peut-être avez-vous les épisodes assez hilarants de « Poulets grillés » adaptés pour la télévision, avec Barbara Cabrita et Hubert Delattre, et avec la complicité de l'auteure.

La commissaire Capestan reprend du service après une bourde qui aurait pu lui coûter sa carrière professionnelle. Elle est nommée chef d'une brigade cachée, la 4ème brigade qui recense tous ceux qu'on ne peut pas virer : alcoolisme, coups de poings faciles, flemmards, autrice de polars devenue riche mais qui ne bosse pas des masses, et autres de cet acabit. Logés dans le grenier, qui sous l'impulsion de la téméraire commissaire se transforme en petit paradis pour ces drôles de flics, ils vont se pencher sur 2 cold cases comme on dit. Et au final, malgré quelques farfeluteries, résoudre deux enquêtes pour le prix d'une. Hilarant.



Mon avis

Dans les polars humoristiques mais à l'intrigue bien ficelées, vous vous amuserez bien avec ce premier livre des enquêtes de la 4ème brigade. Une bande de flics plus bras cassés que policiers efficaces, dont la commissaire Capestan prend la direction C'est sa sanction pour avoir commis une bavure policière qui aurait pu l'exclure de la police.

Cette brigade est confinée dans un grenier poussiéreux, sans aucun équipement de base. Et parmi ses zozos, il y a Lebreton qui ne se remet pas du deuil de son compagnon (mais qui est très professionnel), Rosières qui est ultra riche puisqu'elle est autrice de polars à succès et a un niveau de vie particulièrement élevé. « La poisse » est réputée pour faire des conneries et des maladresses, un ancien de la DGS fait de la figuration, et puis arrive un jeune genre rappeur qui se révèle être un hacker hors pair. Sans parler de Pilote, un chien qui ne ressemble à rien mais qui est le « bébé » adoré de Rosières. Sans parler d'alcoolos patentés, de déprimés, de joueurs complusifs ou de supposés parfaits crétins.

Sur le bureau traînent deux affaires jamais élucidées, la mort d'une vieille dame qui n'avait pas d'ennemis connus, et la noyade étrange d'un homme qui se trouvait sur un paquebot de croisière accidenté.

Malgré le manque de moyens, le peu de motivation des troupes, la commissaire Capestan va réussir à motiver tout ce petit monde et quitte à faire des petites entorses aux règlements, va réussir à boucler cette drôle d'enquête.

Très vite on s'attache à cette bande de joyeux déjantés qui va finalement faire (bien motivés par la commissaire) de l'excellent travail et résoudre 2 énigmes en moins de temps que prévu.

Évidemment, ce genre de polar est hilarant, il y a des petites divergences avec la série TV mais cela se lit tout seul et cela vous remonte le moral plus vite qu'une boite de médocs très mauvais pour la santé.


Extraits

  • Capestan n'avait pas élevé la voix, mais la salle se tut. La réunion virait à la séance de démotivation, il fallait intervenir. La commissaire survola l'assemblée du regard sans viser quiconque, mais, fait rarissime, elle s'adressa à eux sans sourire : - dans les films de guerre, celui qui dit "on va tous crever", il n'aide personne. Donc on arrête ça tout de suite et on ne refait pas l'histoire avec des "avant, avant". Avant d'atterrir là, on était déjà au rancart. Tous,. Pas la peine de joueur les anciens barons des Orfèvres, la punition ne date pas d'aujourd'hui. Les front se baissèrent, les regards se détournèrent, penauds. Capestan ne voulait pas pour autant que l'équipe reste sur cette sensation. Elle se leva du coin du bureau sur lequel elle était assise. - Sauf qu'aujourd'hui, justement, la paperasse qui prend 70 % du boulot : fini. Les rondes de nuit, les corvées de cimetière, les camés qui tapissent les toilettes du commissariat : fini. On est libres de faire le métier tel qu'on le rêvait quand on s'est engagés. On enquête sans pression, sans procédure à remplir, sans comptes à rendre. Alors, on profite au lieu de geindre comme des ados privés de boum. On appartient toujours à la Police judiciaire, on forme juste une branche à part. Une chance pareille, il n'en passera pas deux.

  • T'es marié ? questionna Rosière en désignant les anneaux d'argent sur la main gauche de Lebreton. - Veuf. - Oh, désolée. Depuis longtemps. - Huit mois et neuf jours. Rosière eut un raclement de gorge gêné, mais son tempérament l'incita à pousser un peu. - Elle s'appelait comment ? - Vincent. - Ah. Ca ne ratait jamais. Ce "Ah" à la fois étonné et soulagé. Là, on ne parlait pas de famille brisée, aucun drame véritable. Lebreton avait vécu douze ans avec Vincent, mais le monde semblait penser qu'il ne souffrait pas vraiment, en tout cas, pas pareil. Louis-Baptiste avait l'habitude, mais chaque "Ah" plantait une banderille de plus. Il finirait l'année avec un dos de porc-épic. Dans cette brigade comme ailleurs.

  • Merlot entama son cheese avec une mine d'aventurier explorateur. Il découvrait les terres vierges de la malbouffe et mordit gaillardement le pain mou. Un flot de ketchup s'échappa à l'arrière du hamburger. Tel un surfeur vacillant, le cornichon en rondelles glissa sur la sauce et vint s'échouer sur la cravate déjà maculée du capitaine. Sans s'émouvoir, celui-ci attrapa une serviette en papier et, d'un frottement rapide, décrocha le condiment qui atterrit sur les tomettes de la terrasse. Le chien alla renifler l'impact mais, peu convaincu, il préféra attendre la chute du steack.

  • Impatiente et, pour tout dire, gonflée d'espoir, Capestan déboucha au pas de course sur la place où glougloutait la fontaine des Innocents. Le vendeur d'une boutique de sportswear remontait son rideau couvert de graffitis. L'odeur de friture des fastfoods s'insinuait dans l'air encore frais. Capestan se tourna vers le 3 de la rue des Innocents. Ce n'était ni un commissariat ni un hôtel de police. Juste un immeuble. Et elle n'avait pas le code. Elle soupira et entra dans le café à l'angle pour le réclamer au patron. B8498. La commissaire le convertit en Bateau-Vaucluse-Champion du monde pour le mémoriser.

  • Et toi, Eva , de la famille ? - Oui . Un chien et un fils . Mais des deux , c'est encore le chien qui téléphone le plus souvent.

  • L'histoire du mec qui part seul en guerre avec sa bite et son couteau, ça pue toujours le drame , commenta Rozière .

  • Je sais, je n'aurais jamais dû fuir comme ça, je suis désolé, vraiment je me suis trompé. C'est à cause de...Je menais des recherches personnelles. Ma mère est morte dans le naufrage d'un ferry en 1993, dans le golfe du Mexique.

  • Quant à Rosière (...) elle philosophait avec Merlot qui, le cul dans son fauteuil, aidait psychologiquement.
    - Plutôt mer ou plutôt montagne ! cracha Rosière. Pourquoi imposer un camp ? On peut pas tout prendre, peut-être ? Cette manie qu'ont les gens ! C'est toujours : t'es plutôt Beatles ou Rolling Stones ? - Pink Floyd ! fit la voix de Dax dans le fond. - ... Hallyday ou Eddy Mitchell ?... - Sardou ! aboya Dax qui, à défaut de comprendre, avait le mérite de l'enthousiasme. - Chien ou chat, sucré ou salé, je suis plutôt ci, je suis plutôt ça... Conneries, oui ! Pourquoi pas : t'es plutôt table ou plutôt chaise ? conclut Rosière. - Absolument, chère amie ! Le choix, toujours le choix, exactement ce que je disais.

  • Puis il attendit, simplement, étirant l’instant pour laisser le champ libre à la paranoïa qui, à coup sûr, grimperait. Torrez faisait cet effet. En sa présence, les flics évoluaient tels des arachnophobes dans un panier de mygales. Les plus téméraires se dispensaient juste de courir. Parfois une tête brûlée se faisait le coup du toréador et s’approchait, le corps en alerte. Un regard et il repartait. Les fous jouent avec la mort, mais pas avec la poisse. La poisse vous promet le pire : la maladie, la ruine, l’accident, pour vous, vos proches, à petit feu et sans gloire. La poisse gangrène là où on ne l’attend pas.

  • Tu votes à chaque fois que tu payes dans notre société. Les urnes, on s'en tamponne, c'est le caddie qui compte !

  • Vous êtes là uniquement parce qu'on ne peut pas vous révoquer ! coupa Buron en martelant chaque syllabe. Ça va rentrer ? On vous paye pour jouer aux dominos ou tricoter. Demandez à Evrard de vous apprendre la belote et fichez-moi la paix une bonne fois pour toutes, commissaire.

  • Il y avait Dax, un jeune boxeur qui avait abandonné autant de sueur que de cervelle sur le ring. Le nez épaté et le sourire content, il observait la vie avec l'enthousiasme d'une otarie dans les vagues.

  • Remarquez, le bermuda en cette saison... il est réchauffé. - Les ados, niveau vêtements, c'est pas la température qui compte pour eux.- Vous avez un ado aussi ? - J'ai de tout, répondit T. sérieusement.

  • Enveloppé d'une odeur de pinard a faire décoller le papier-peint, il entama sa conversation mondaine. Il palabra, elles reculèrent, il palabra derechef, elles abdiquèrent.

  • Torrez revint à son volant. Il tergiversa quelques secondes avant de confesser :
    - Vous savez, le poste du répudié, je l'occupe depuis des années. Sauf qu'avant j'étais seul, maintenant on est une brigade. Pour moi, c'est plutôt un progrès.


Biographie

Sophie Hénaff est une journaliste, romancière et traductrice française, née en 1972.
Figure emblématique du journal Cosmopolitan, elle est responsable de la rubrique humoristique "La Cosmoliste". Elle a fait ses armes dans un café-théatre lyonnais (L'Accessoire) avant d'ouvrir avec une amie un "bar à cartes et jeux de sociétés", le Coincoinche, puis, finalement, de se lancer dans le journalisme.

"Poulets grillés", paru en 2015, est son premier roman, et conte une enquête menée par une brigade composée d'éléments indésirables de la police. Il a reçu le prix Arsène Lupin, le prix Polar en séries et le Prix des Lecteurs-Le Livre de Poche 2016 .
En 2016 est publié "Rester groupés", la suite des aventures de la brigade parisienne dont on a fait la connaissance dans "Poulets grillés" et le troisième volet de la série "Art et Décès" en 2019.

En savoir plus ici : https://fr.wikipedia.org/wiki/Sophie_H%C3%A9naff

Sur la série TV aussi hilarante : https://fr.wikipedia.org/wiki/Poulets_grill%C3%A9s_(s%C3%A9rie_t%C3%A9l%C3%A9vis%C3%A9e)


lundi 16 septembre 2024

Henriette CHARDAK – L'oubliée de Salerne, le roman de Trotula – Editions Le Passeur - 2023 -

 

 

L'histoire

Qui connaît aujourd'hui Trotula Ruggério, fille d'un médecin dit « El médico » et d'une femme sage-femme ? Pas grand monde, alors que cette dame hors du commun fut officiellement la première femme médecin d'Italie, dont les découvertes sont aujourd’hui parmi les bases de la médecine. C'est ce destin incroyable que nous raconte H. Chardak qui s'est longuement documentée avant d'écrire ce livre passionnant.


Mon avis

L’Histoire, influencée par les religions, a souvent omis ou oublié certaines femmes de grands talents. Et parmi elles, on trouve une certaine Trotula (petite truite en italien) née en 1050 à Salerne (actuellement en Campanie). A cette époque où l »Italie n'était pas un pays unifié, mais divisé en une dizaine d'états, qui étaient en guerre les uns contre les autres, sans parler de la main-mise voulue par le « Norrois Robert, Salerne jouissait d'un statut particulier. C'était une capitale intellectuelle, mais surtout renommée pour son école de médecine où l'on coutoyait des experts venus des pays méditerranéens, des philosophes, et l'on parlait plusieurs langues, le latin, mais aussi le persan, l'hébreu et autres langues.

Très jeune Trotula se décida à devenir médecin. L'école de médecine n'acceptait pas de femmes, à moins qu'elles ne soient mariées et de bonne famille. La jeune femme épousa un jeune homme lui même médecin-urologue qui l'encouragea dans ses études. On ne délivrait pas de diplômes mais juste le droit d’exercer.

Très vite Trotula s'intéressa à la gynécologie. A cette époque, l'accouchement n'était pas une partie de plaisir, et de plus beaucoup de femmes mettaient au monde des morts-nés ou des enfants difformes qui ne survivaient pas longtemps. Trotula comprit assez vite que ces naissances mauvaises étaient dues à la mauvaise hygiène de vie des patientes, à l'abus d'alcool et de nourritures trop riches et grasses. Elle mis au point des onguents pour facilité l'accouchement et des anesthésiants issus de plantes, dont elle avait compris les pouvoirs et qui font aujourd’hui partie de nos pharmacies (où imitées par la chimie plus rentable). On sait que le thym est un anti-biotique naturel, associé au citron et au miel. Comme la sauge est une plante qui aide les femmes dans les douleurs des menstrues, ou la reine des prés favorise l'élimination. Tout est bien sur une notion de posologie que la jeune médecin appris à doser. On dit aussi qu'elle mis fin à des grossesses non désirées par injection de plantes (comme l'armoise) sans triturer le corps.

Avant tout, elle prônait une hygiène de vie comme la propreté aussi bien au foyer que pour les individus. Elle préparait des savons, des onguents pour assouplir la peau et la rendre plus belle, diminuer l'acné ou les varices.

Féministe avant l'heure, elle revendiqua toute sa vie son statut de médecin, faisant fi des commérages et ne fut jamais inquiétée, là où quelques siècles plus tard on brûlait vive les « sorcières ». D'ailleurs elle refusait le patriarcat et ne se maria qu'avec un homme qui la traitait en égale mais l'aidait dans ses recherches.

Présenté sous forme de mémoires à ses futures élèves, l'histoire personnelle de Troubla se mêle aussi avec la grande histoire. Heureusement Falerne fut épargnée par les conflits tant sa renommée dans le monde était respectée. Ce qui ne l'empêchait pas de soigner tous les blessés de guerre, les pauvres comme les riches, en ne faisant pas payer les plus pauvres, tous étant égaux. Des encarts insérés par l'autrice nous donnent les preuves scientifiques de certaines plantes utilisées par Troubla. Jamais elle ne pratiqua de césarienne « à vif » mais toujours à l'aide de plantes anesthésiantes savamment dosées, ni aucun acte nécessitant le scalpel sans tout faire pour atténuer les douleurs. Sa renommée grandit et des femmes venues des autres états italiens mais aussi de pays plus lointains la consultèrent, et furent soignées ou soulagées. Déjà à l'époque on avait identifier certains cancers (on ôtait les tumeurs) mais il n'y avait pas de traitement de fond comme les chimiothérapies. Troubla trouva quand même de remèdes pour soulager la douleur, et parfois soigner à base de cataplasmes les tumeurs les moins avancées.

Troubla écrivit aussi des traités (traduits du latin à l'italien).

En France, il fallut attendre 1759 pour qu'Angélique de Coudrai fasse paraître un ouvrage « l'abrégé des accouchements », puis que Marie-Louis Dugès-Lachapelle ouvrit dans la foulée la première école de sages-femmes où elle forma près de 20 000 femmes, soit plus que les médecins à la même époque. Il fallut encore attendre la fin du 19ème siècle pour que les femmes soient admises à l'école de médecine.

Le livre donne une liste impressionnantes des documents consultés par l'autrice, ainsi que les noms français et latins des ingrédients utilisés dans la pharmacopée de l'époque.

Notons aussi que la philosophie de Trotula De Ruggério a toujours plaidé pour une vie saine : hygiène rigoureuse, nourritures saines et sans abondance (elle limitait l'usage de la viande rouge à une fois par semaine . Étrangement, l'OMS a récemment publié une recommandation estimant que la consommation de viande rouge 2 à 3 fois par semaine. Elle prônait aussi des promenades quotidiennes au bon air.

Ce gros ouvrage de 524 pages, hors les notes de l'autrice est captivant. Il ne nous donne pas de recettes pour nous soigner, laissons faire les spécialistes, mais retrace une époque où les femmes aussi avaient du talent.

Il nous permet surtout de comprendre comment notre corps de femme réagit de façon globale et nous propose une immersion dans un monde lointain et pourtant proche, tant les découvertes de Trotula font écho à notre contemporain.


Extraits

je vous propose cette vidéo : https://www.youtube.com/watch?v=4inI6ShdsTI&t=6s


Biographie

Diplômée du conservatoire de musique de Besançon et de l'école de journalisme de Strasbourg, Henriette Chardak est journaliste, réalisatrice de documentaire et auteur. Elle est également licenciée en journalisme, presse écrite et audiovisuelle, techniques de l’information et anglais de l'université de Strasbourg.
Elle débute aux Dernières Nouvelles d'Alsace comme journaliste et dessinatrice. Elle publie également dans Le Point et Ciel et Espace.
Elle participe aux débuts de Radio Nova, et chronique également sur Ici et Maintenant !.
Elle rencontre ensuite le réalisateur Ken Russell, qu'elle suit en Angleterre. Elle fait également la connaissance de Roger Daltrey, de The Who.
Voulant devenir assistante à la réalisation, elle est finalement embauchée à Antenne 2 par Armand Jammot. Elle devient également scénariste pour la chaîne et réalise de nombreuses productions.
Henriette Chardak diversifie son parcours et devient aussi peintre, auteur-compositeur, metteur en scène, photographe et scénariste.
En tant qu'écrivain, elle a publié Élisée Reclus, l’homme qui aimait la Terre (Stock, 1997) et de Tycho Brahé, l'homme au nez d'or et Johannes Kepler, le visionnaire de Prague, les deux premiers volets de la collection "Les rêveurs du ciel " (Presses de la Renaissance, 2004).

En savoir plus ici : https://fr.wikipedia.org/wiki/Henriette_Chardak


vendredi 13 septembre 2024

Tsitsi DANGAREMBGA – Ce corps à pleurer – Editions Mémoire d'Encrier 2022

 


L'histoire

Tambuzdsai, une zimbabwaise d'un certain âge se retrouve au chômage après avoir démissionné d'une agence de publicité qui, pour attirer les touristes vantait les mérites de ce pays d'Afrique, coincé entre la Zambie, le Mozambique, et le Botswana, alors que c'est l'un des pays les plus pauvres (72% de la population vit sous le seuil de pauvreté). Elle se retrouve à devoir loger dans une auberge de jeunesse, puis dans une chambre petite et très sale, avec une propriétaire un peu folle sur les bords. De toutes sa famille (le clan), elle est la seule à avoir fait des études supérieures. Beaucoup de femmes se sont mobilisées pendant la guerre interne entre les Ndébélés et Shonas, deux ethnies éclatent et on reproche insidieusement à Tambu de ne pas avoir été sur le front.

Tambu décroche enfin un poste d'enseignante en biologie (qui n'est pas sa discipline) dans une école. Très vite, elle est désarçonnée par l'attitude laxiste des élèves qui s'habillent mini-mini, fument, se maquillent. Un incident la conduit à l'hôpital pour dépression. Puis elle trouve refuge auprès de sa cousine et retrouve un poste dans une société qui propose des voyages d'éco-tourisme, un peu le même piège que la première agence. Dépitée, celle qui voulait réussir dans la vie trouve finalement son « untu » auprès des femmes de sa famille.



Mon avis

Deuxième roman de la trilogie Tambudzsai (le premier est consacré à son enfance, et le dernier n'est pas encore traduit à ce jour), nous assistons au parcours difficile d'une femme qui veut tout tenter pour s'élever dans l'échelle sociale.

Le Zimvabwé est un pays qui a fait la une plusieurs fois avec la dictature de Robert Mugabe.

Mais l'héroïne ne se soucie pas de politique, elle se soucie surtout de son sort personnel, et ici l'utilisation du « tu » pour la décrire a comme quelque chose d'impitoyable. Car Tambudzsai va d'échecs en échecs. Trop centrée sur elle-même et sur la valeur qu'elle se donne pour avoir eu des diplômes d'excellence, elle pense qu'elle mérite une place au soleil. Mais, cette fille née dans un village pauvre, qui vit dans la capitale Harare semble avoir coupé les ponts avec sa famille. Mais c'est sans compter sur la solidarité de ces femmes, pauvres, démunies mais qui savent aussi prendre en main leur destin, même si cela implique de travailler dur.

Qui connaît la réalité du Zimbabwé ? Peu de monde. Hors dans ce pays, qui vit de l'agriculture mais aussi des ressources minières (diamants et autres métaux rares, dont l'exploitation se fait clandestinement pour le pouvoir en place), la discrimination entre noirs et blancs est flagrante. Les blancs dirigent le pays, font main basse sur les terres agricoles et minières.

Le statut des femmes n'est guère enviable. Sauf si elles sont aisée, indépendantes et souvent proches du pouvoir, les autres femmes sont mariées à des hommes qu'elles n'aiment pas, des hommes violents qui les tabassent, souvent ivres d'un alcool de mais frelaté. On note que 32% des femmes de moins de 18 ans sont mariées de force. Aussi beaucoup de femmes noires préfèrent ne pas se marier et vivre en communauté. De plus l'éducation est catastrophique, 88% de la population est analphabète.

Mais ces réalités là, Tambu, notre héroïne ne les découvre que petit à petit. Tellement paniquée par son avenir, se sentant seule, elle somatise au point de ne plus se nourrir. Pétrie de honte d'avoir menti à sa famille à laquelle elle dit que tout va bien, sans pouvoir les soutenir financièrement. Tambu erre de lieux d'hébergement miteux en emplois qui ne lui conviennent pas, car elle a été élevée dans des valeurs qui ne sont plus celles de la jeunesse d'aujourd'hui et qu'elle est incapable de comprendre.

Cela rappelle les déplacements de populations liées aux guerres.

Plusieurs ethnies cohabitent non sans mal au Zimbabwé. Les principales sont les N'débélés d'origine zoulous qui ont leur propre langues et les shonas qui sont d'origine bantou et ont aussi leur langues. La lange officielle est l'anglais, mais on recense au moins 8 langues dont l'Afrikaans, issu de l'allemand, surtout parlé par les blancs.

Avec de roman puissant, sans chichis, c'est toute la détresse d'un peuple sans repères.

Son personnage à la fois cruel, sans beaucoup d'empathie, mais aussi en dépression, Tambu incarne la pauvreté qui a atteint des milliers de Zimbabwéens dans les années 2000, Tsitsi Dandarembga saisit avec une ironie poignante le désastre économique qu’a subi son pays. Car Ce corps à pleurer est tout autant celui de son héroïne, Tambudzaï, que le corps social dans son ensemble, gagné par le serpent de la défaite et dont les charognards attendent, en riant, la défaite totale et définitive.

Un grand roman, fascinant par ses rebondissements, et par l'étude minutieuse non seulement d'une femme, mais des personnages secondaires très approfondie.


Extraits

  • Encore couchée, tu roules sur le dos et fixes le plafond. Tu t’aperçois que ton bras est engourdi et tu le secoues d’avant en arrière de ta main valide jusqu’à ce que la douleur jaillisse dans une fulgurance de picotements. C’est le jour de l’entretien. Tu devrais déjà être debout.

  • Lorsque tu étais jeune et combative, lorsque tu cultivais le maïs dans le champ familial et que tu vendais les épis pour pouvoir payer tes frais de scolarité, tu étais différente de celle que tu es devenue. Quand et comment tout a changé ?

  • Lors des premières convocations pour des entretiens, tu exultes, t’habillant à chaque fois avec apprêt, remettant tes Lady Di et ta tenue favorite dans laquelle – c’est encourageant – tu flottes désormais. (…) Tu as envie de soustraire 20 ans à ton âge et de crier : Hé, je suis là, toute neuve, reconstruite ; regarde-moi, je débute ! 

  • La hyène se rit de toi lorsque tu franchis le portail. Une fois encore, elle s’est insinuée au plus près de ta peau, prête à arracher les derniers lambeaux de certitude que tu as préservés au moment où tu chuteras

  • Tu veux voir la forme que prend la douleur, cartographier ses veines et ses artères, arracher du corps l’épiderme et tous ses motifs de vaisseaux sanguins.

  •  Il y a un poisson dans le miroir. Le miroir est au-dessus du lavabo, dans un coin de ta chambre. Le robinet (dans les chambres de la pension de jeunes femmes, eau froide uniquement) goutte. Encore couchée, tu roules sur le dos et fixes le plafond. Tu t’aperçois que ton bras est engourdi et tu te secoues d’avant en arrière de ta main valide jusqu’à ce que la douleur jaillisse dans une fulgurance de picotements. C’est le jour de l’entretien. Tu devrais déjà être debout. Tu redresses la tête et retombes sur l’oreiller. Pourtant, enfin, tu es devant le lavabo. Là, le poisson te renvoie ton regard, les yeux saillants d’orbites violacées, la gueule béante, les joues s’affaissant comme sous le poids d’écailles innombrables. Impossible de te regarder...

     

Biographie

Tsitsi Dangaremga, (Mutoko, 1959) est une écrivaine et cinéaste zimbabwéenne.
En 1987, elle débute avec une œuvre théâtrale, She no longer weeps, écrite dans sa langue maternelle, le shona. Cette pièce lui procura un grand succès et, quand elle publia en 1989 son premier roman, intitulé Nervous conditions (A fleur de peau, éd. française, Albin Michel, 1991), sa notoriété était déjà internationale. Avec ce roman elle gagne le Commonwealth Writers Prize, pour la section africaine.

En savoir plus : https://fr.wikipedia.org/wiki/Tsitsi_Dangarembga et ici : https://memoiredencrier.com/auteurs/tsitsi-dangarembga/



Sur le Zimbabwé  : https://fr.wikipedia.org/wiki/Zimbabwe#Politique_et_organisation_sociale


Nota : ce roman a été érit en anglais et traduit par Nathalie Carré qui est une spécialiste du swahili. Avec l'accord de la romancière, la traductrice a préféré insérer en fin d'ouvrage un lexique des mots shonas utilisés dans le texte original.

lundi 9 septembre 2024

Sigridur Hagalin Bjornsdottir - la lectrice disparue – Babel poche 2021

 

 

L'histoire

Edda et Einar sont nés du même père, mais de deux mères différentes qui finalement deviennent amies et décident d'élever ensemble leurs enfants. Edda est hyperlexique, autrement elle développe des facultés de lecture avancées, alors que son frère Einar est lui dyslexique et l'apprentissage de la lecture est pour lui très difficile. A l'adolescence, Einar décide de partit sur des bateaux de pêche au nord de l'Islande, donnant peu de nouvelles. Après une tentative de suicide, Edda est considérée comme autiste. Elle n'a pas d'amis, elle vit seule avec ses livres, et aucun suivi médical n'est fait, sa mère Julia, autoritaire et possessive refusant de voir les troubles de sa fille et préférant lui accorder toute son attention. Puis Edda change et devient une «influenceuse » renommée, se marie et donne naissance à un bébé. Mais trois moi après, elle disparaît, on sait juste qu'elle est allée à New-York, avec une petite fortune personnelle qu'elle s'est constituée. Julia oblige alors Einar d'aller retrouver sa sœur, et de la ramener en Islande.


Mon avis

Un livre sur la lecture voilà un sujet passionnant et assez bien maîtrisé par l'autrice irlandaise donc c'est l'avant dernier livre.

Ici, tout marche par duo ou couple.

Il a le couple des deux mères, Julia, une femme forte, directive, colérique qui a l'habitude de prendre les choses en main. Puis Ragneidour, une femme gentille, qui hélas subi un AVC et dont Julia s'occupe car Julia ne manque pas d'empathie. Elles ont été mises enceintes par le même homme, un type sans intérêt, qui promet de les aider financièrement. Mais les deux femmes, dont le caractère sont complémentaires deviennent amies et décident d'élever ensemble leurs enfants. Julia accouche d'une petite-fille qu'elle nomme Edda et Ragneidour d'un garçon prénommé Einar.

Voilà le deuxième couple principal de ce roman. Edda apprend à lire très vite, elle invente des histoires pour son petit frère, qui lui accuse un retard scolaire. Einar est diagnostiqué comme dyslexique et si il est sociable, il finit pas détester l'école et tout l'enseignement. Doté d'un physique impressionnant, en ayant assez des tensions entre lui et Julia qui l' élève comme son propre fils, il part s'engager dans des bateaux de pêche au nord de l'Islande, dans des fjords venteux.

Il laisse aussi sa sœur, fragile, seule. Edda qui apprend très vite, à une mémoire visuelle impressionnante est diagnostiquée autiste, mais sa mère refuse toutes formes de soin, et d'ailleurs Edda ne coopère pas vraiment. Son monde est restreint aux livres, elle est incapable de se lier à quelqu'un, et sa solitude devient une souffrance. Puis soudain, elle change totalement. De la jeune fille qui ne faisait pas attention à elle, elle devient une belle femme, impeccablement maquillée, qui épouse un homme d'affaires dans les nouvelles technologies. Elle accouche d'un petit garçon, et trois mois après elle disparaît. Dépression post-partum ? Un autre amoureux secret ? La police islandaise considère qu'elle est adulte et libre de ses choix, mais retrouve sa trace à New-York. La police américaine a assez à faire avec les cas d'urgence comme les disparitions d'enfants et ne s'intéresse pas à cette affaire. Après tout cette femme est adulte, elle s'est constituée une petite fortune personnelle (à l'insu de sa famille). Paniquée, Julia ordonne à Einar, de retrouver sa sœur. Parlant mal l'anglais, il retrouve facilement sa sœur, où plutôt c'est elle qui le trouve et qui lui explique son drame. Ni son mariage, ni son bébé qu'elle est incapable d'aimer ne l'ont rendue heureuse. Son hyperlexie est son fardeau, aussi a-t-elle pris contact avec une société très discrète Alex Analityca, qui est une filiale des GAFA. Ceux-ci sont persuadés qu'à l'avenir les gens ne liront plus et que tout se passera par l'oralité. Déjà on écrit plus beaucoup dans nos sociétés : stylo et crayon sont remisés au profit des commandes vocales qui existent déjà sur nos smartphones et ordinateurs. Sans parler de ces enceintes ultra connectées comme justement « Alexa » d'Amazone qui passe votre musique préférée, éteint ou allume les lumières tout cela au prix d'abonnements extrêmement rentables.

Dans ce monde dystopique créé par l'autrice, Alex Analytica propose une petite opération pour limiter la zone lecture/écriture dans le cerveau de Edda, pour réduire ses souffrances. Edda fait référence au Phèdre de Platon, où Socrate expliquait préférer l'oralité à l'écrit, plus véridique selon lui. Mais Platon parlait d'une antiquité où seuls les érudits avaient accès à l'écriture et la lecture, pas les masses plébéiennes. De même une référence un peu maladroite à Inanna, plus connue sous le nom d'Ishtar, la grande déesse mésopotamienne dont les légendes varient selon les écrits et les lieux. Considérée comme la déesse de l'amour, de la fertilité mais aussi de la guerre, aucun écrit n'indique qu'Ishtar ait en une réflexion sur la lecture. Par contre les légendes sont assez d'accord pour la voir mariée à son propre frère, tout comme Isis était la sœur et l'épouse d'Osiris. Autrement dit le tabou suprême de l'inceste. Hors Edda/Einar formeraient le couple parfait et complémentaire, mais cela reste impossible. Ces deux là sont très connectés l'un à l'autre un peu comme des jumeaux, mais il n'y a aucun désir physique entre eux, juste que chacun épaule l'autre. C'est Einar qui fera entendre raison à sa sœur, et qui l'aidera à s'accepter telle qu'elle est. Le rôle inversé d'Osiris (dans la mythologie égyptienne, c'est Isis qui redonne une forme de vie à son mari assassiné).

A ce petit détail près, le livre est une réussite : il nous met en garde contre la facilité apparente des nouvelles technologies, de l'Intelligence Artificielle (on voit déjà les dégâts que font des programmes comme chatGPT. Sous la forme d'un présent et d'un jadis, l'écriture est assez simple et les concepts de Platon/Socrate assez bien expliqués, mais il y manque une contradiction, que l'autrice nous laisse faire.

Ne jetons pas nos cahiers et nos stylos, ne nous précipitons pas vers la fausse facilité d'une technologie qui n'est là que pour nous asservir et limiter notre pensée. Lisons, écrivons, dessinons mais surtout restons très vigilant à ces technologies qui ne sont là que pour nous asservir ! Un livre très dérangeant finalement et que je recommande, malgré quelques petites erreurs.


Extraits

  • Il faut du courage pour être quelqu’un de bien, ajoute-t-elle. Il faut naviguer, à contre-courant, se battre pour la bienveillance.

  • Voyez, l’économie de marché fera de vous des hommes libres jusqu’à ce que les crises, les inégalités et le changement climatique aient raison de votre euphorie.

  • Nous voulons préparer l’humanité à un futur dont la lecture sera absente, répond le vieux professeur. L’écrit est condamné….. Les géants des nouvelles technologies travaillent avec acharnement sur les outils qui le rendront obsolète. L’ensemble de la vie intellectuelle de l’Occident est tributaire de l’écrit depuis des siècles et des siècles, principalement de la langue littéraire, mais depuis quelques années on observe un certain nombre de turbulences. La jeune génération se nourrit spirituellement et communique de plus en plus en recourant à des moyens visuels, par le biais des programmes télévisés, des jeux en ligne, de YouTube et d’Instagram. … Les écrivains et les éditeurs sont témoins de la baisse du nombre de lecteurs, les enseignants voient les compétences de lecture et d’écriture s’effondrer chez leurs élèves…. L’écrit a perdu sa prédominance en l’espace de quelques années….. Je ne verrai pas tout ça reprend le vieil homme, cette révolution ne sera sans doute achevée que d’ici un demi siècle, mais vous, vous en serez témoins, vos enfants y prendront une part active et leurs enfants ne connaîtront rien d’autre qu’un monde dénué de textes. Ils ne sauront donc pas lire.

  • Justement, le temps est une drôle de créature. Il semble avancer et s'écouler en formant un courant linéaire et continu, mais en réalité, il s'enroule sur lui-même, rebondit par moments sur les pierres plates d'une rivière, se suspend et reprend haleine dans les abîmes tranquilles, pourrit dans les bourbiers puis se jette du haut des falaises en cascades affolées. Parfois, on ditait qu'il refuse de se conformer aux lois de la physique et qu'il recule, en quête de son origine.

  • Son corps semblait trop grand pour lui, comme si la silhouette de l'homme qu'il allait devenir avait déjà pris forme, mais qu'il ne la remplissait pas encore entièrement.

  • Chaque fois que je lis un mot, ma mémoire le stocke pour toujours, les créations des écrivains sont mes seuls amis, les personnages de roman mes seuls amants. Mon esprit m'a enfermée dans une prison dont les barreaux sont les mots, il m'a isolée du royaume des vivants, des individus de chair et de sang.

  • Imagine qu'il n'y a plus aucun bruit et que ton esprit n'abrite aucun mot. Imagine un lieu et une époque où il n'existe aucun mot pour définir quoi que ce soit, où les choses sont là sans que tu aies besoin de les nommer. Avant que nous ayons appris à parler, pendant que nous gazouillions comme des oiseaux, avant que les mots régissent le monde.

  • Tu nous as mises enceintes à quelques semaines d’intervalle, tu as fait un enfant à Ragnheiður pendant que je t’attendais ici comme une pauvre idiote, tu nous as trahies toutes les deux. Par conséquent, tu n’es pas en position d’exiger quoi que ce soit, ni de nous, ni de nos enfants.

  • Nous n’avons pas besoin de garder espoir ni d’aller fouiller dans notre histoire familiale. Le passé, c’est le passé, Edda est une adulte.

  • Edda ne se droguait pas, mais elle a déjà eu des épisodes psychiatriques et fait une tentative de suicide. En général, on finit par retrouver les femmes comme elle déambulant, complètement désorientées, mais saines et sauves. Elle semble n’avoir rien emporté d’autre que les vêtements qu’elle avait sur elle.

  • Chacun sait que l’équilibre des femmes se trouve fragilisé après l’accouchement. Votre sœur n’est pas la première à disparaître comme ça. La dépression post-partum est un phénomène assez fréquent. Je ne suis pas spécialiste, mais je crois savoir que cela va même parfois jusqu’à ce qu’on pourrait qualifier d’accès de folie, précise le policier.

  • Socrate avait peur de l’écriture. Il pensait qu’elle détruirait la faculté que l’être humain a de penser de manière indépendante et de se souvenir.

  • La solitude ne lui a jamais pesé, elle a toujours été son amie, mais cet hiver, alors que , peu à peu, le soleil monte plus haut dans le ciel glacial, il semble que sa lumière l'éclaire d'un nouveau jour et que, tout à coup, elle distingue le monde à travers la coquille de plus en plus transparente qui la sépare de tous les autres et la préserve des bruits de l'extérieur.

  • La question qui se pose à moi avec la plus grande acuité … est de savoir si l’écrit a été une bénédiction ou une malédiction pour l’humanité. Il est indubitable que les premières formes d’écriture n’ont servi ni les poètes ni les philosophes, mais les collecteurs d’impôts. Le bas peuple n’a pas profité de cette fantastique trouvaille, il a au contraire perdu sa liberté et ses anciennes coutumes et s’est retrouvé asservi dans les champs de rois guerriers qui affamaient leurs sujets et les écrasaient d’impôts. Les taxes dont devaient s’acquitter les paysans étaient consignées sur tablettes, et il a fallu des milliers d’années pour que naisse l’idée que le peuple pouvait mettre à profit l’usage de la langue écrite qui jusqu’alors avait servi à l’enchaîner.

  • Elle a sauvé ce qu’elle pouvait sauver, sauvé ce qu’on considère comme étant ma vie et me voilà assise là, muette pour l’éternité, paralysée d’un côté, une expression d’étonnement figée sur la moitié droite de mon visage. Ils s’entêtent : rééducation langagière, kinésithérapie, ergothérapie et que sais-je encore. Une tragédie, disent-ils, une femme en parfaite santé transformée en bonne à rien, alors qu’elle est tellement douée, tellement artistique, tellement jeune, elle n’a même pas quarante ans.

  • Elle appartient à cette race de femmes qui ont serré les dents et maintenu notre nation en vie pendant mille ans, bravant les famines, les catastrophes naturelles et les épidémies. Ces femmes-là n’ont pas le temps de s’attarder sur des conneries comme la liberté individuelle ou la diplomatie, pour elles, tout est question de vie ou de mort, et seules comptent leurs certitudes.

  • Elle a toujours pensé appartenir à cette race de gens qui n’hésitent pas à prendre des décisions aussi audacieuses qu’imprévisibles, elle a soif d’expériences. Elle veut mener une existence passionnante dans les grandes métropoles étrangères, accumuler les histoires, les amants, et en acquérir une profonde sagesse, un peu comme Anaïs Nin, si ce n’est qu’elle n’est pas certaine d’avoir envie de coucher avec des femmes mariées. En revanche, elle veut bien goûter aux sushis. Et même si cet homme l’a fait mettre à la porte du Bíóbar, même s’il est assis à sa table comme si cet endroit et le reste du monde lui appartenaient, son charme envahissant pique sa curiosité.

  • Elles sont tellement jeunes, elles ont tout juste vingt ans, et dégagent quelque chose de pur et de limpide. Elles ne semblent pas se rendre compte que leur arrangement est étrange, pas plus qu’elles ne mesurent où il nous conduira.
    Nos mères étaient le nombril du monde, elles étaient le centre de gravité de nos existences, omniscientes et omnipotentes. Nous tournions autour d’elles comme deux satellites et, quelque part à la périphérie se trouvait notre père, ce soleil radieux pesant comme un trou noir, venu d’une autre galaxie.

  • Edda présente d’étonnantes prédispositions pour la lecture, en outre, elle retient tout ce qui est écrit, précise Júlía en servant le café dans les tasses. Son vocabulaire est très étendu pour son âge. Il s’agit sans doute d’une sorte de don, mais sa précocité sera peut-être moins visible quand les autres enfants auront rattrapé son niveau en lecture. Pour l’instant, ça ne présage rien.


Biographie

Sigríður Hagalín Björnsdóttir est journaliste, dirige le service informations de la télévision publique islandaise où elle présente le journal télévisé.
Elle a étudié à l'étranger (en Espagne, à New York et Copenhague) avant de retourner à Reykjavík. Elle est romancière. "L’île" est son premier roman.

En savoir plus ici : https://fr.wikipedia.org/wiki/Sigr%C3%AD%C4%91ur_Hagal%C3%ADn_Bj%C3%B6rnsd%C3%B3ttir

Sur Phèdre de Platon : https://fr.wikipedia.org/wiki/Ph%C3%A8dre_(Platon)

Sur Ishtar : https://fr.wikipedia.org/wiki/Ishtar


mercredi 4 septembre 2024

Tim DUP – Je suis fait de leur absence – Stock 2024 -

 

 

L'histoire

Pierre 21 ans, vit avec sa campagne dans une maison à Roseville sur Mer, petit bourg proche de Honfleur. Il se remémore l'année de sa rencontre avec Victoria 1 an plus tôt et surtout médite sur le drame qui a entaché sa propre vie : la mort de sa mère en 2001, par son propre père, après des violences conjugales. L'un des premiers féminicides de ce siècle. Comment peut-on vivre avec cette absence brutale qui va changer à jamais son destin et la vie de cette famille petite-bourgeoise où le silence est de mise ?


Mon avis

Il est étonnant qu'un homme écrive sur les féminicides. C'est pourtant bien avec ce premier livre que Tim Dup s'empare d'un sujet difficile.

Il avait un peine 1 an, quand son propre père a tué sa mère, après une suite de violences conjugales. Il a été élevé par ses grands-parents maternels qui ont fait comme ils ont pu, en essayant de minimiser le drame.

Pierre vit dans la maison de vacances familiale près de Ronfleur, où il passé beaucoup de sa jeunesse. La maison doit être mise en vente, mais sans obliger Pierre qui se retrouve avec la compagne qu'il s'est choisi, une femme simple qui attend un enfant de lui.

Mais sans cesse, il songe au drame, à l'absente, à ce qu'il aurait peu faire. Le récit alterne 3 époques, le présent (2020), l'été précédant (2019) et les années juste avant et après le drame. Mais de sa mère, il n'a presque pas de souvenirs, peu de photos comme si elle était taboue.

Dans un contexte familial où les non-dits sont légions, Pierre ne peut qu'imaginer cette mère, et passer les étapes d'un deuil quasi impossible. Colère, haine pour sa famille et pour les institutions de l'époque, qui bien qu'au courant de la situation de la jeune femme n'ont pas pris les mesures adéquates pour la protéger, comme l'envoyer dans un foyer spécialisé, prendre des sanctions pour le non respect du coupable qui n'a pas respecter son injonction d'éloignement etc.

Un tableau terrible de ce que peut-être une vie gâchée par un tél drame, dans une écriture magnifique, presque poétique par moment.

On connaît l'engagement de l'auteur auprès des associations féministes et sa lutte contre les féminicides, mais ici, c'est le point de vue de la principale victime qui est donné. Avec ses angoisses, ses crises de colères, ses coups de folie qui lui font perdre son permis, pourtant vital dans cette région parsemée de petits villages, cette Normandie typique avec son crachin, ses ciels nuageux, et des endroits encore marqués par le débarquement de 1944. Le silence aussi, car les normands sont des taiseux.

Seul regret, une fin ouverte où l'on ne sait pas ce que le narrateur va faire au juste, même si il est résolu à vivre pour son fils à venir, pour la femme qu'il aime, il fonce comme un fou sur les routes sinueuses qui doivent le reconduire chez lui.


Extraits

  • Mon grand-père m’a éduqué, trivialement, comme on éduque un garçon, en ravalant son cœur, accolé à l’image d’Épinal du mâle alpha avec laquelle lui aussi a tenté de jouer, comme Vincent, sans grande réussite. Les gens sensibles élevés à grand renfort de baffes et de désaffection, comme mon père, reproduisent souvent les schémas de sécheresse qui leur ont fait du tort. Je ne suis donc pas perplexe quant à la facilité avec laquelle je m’approprie la même colère. Le monde est ainsi fait depuis le néolithique, comment pouvons-nous espérer nous en sortir rapidement ?

  • Pourquoi s'imagine-t-on que l'amour doit être une passion violente, coercitive, que le désordre est synonyme de densité? C'est beau, de vivre humblement avec quelqu'un toute sa vie, de voir surgir dans ses yeux quelque chose d'inconnu, jour après jour, alors qu'on pensait y avoir tout lu.

  • Il faudra des années d'éducation, de contre-culture, d'enseignement, de transmission, de savoir donné, de mentalités changées pour défroisser les structures patriarcales, les postures masculinisantes, donnant de la valeur à la puissance, ou mutisme, à la rudesse.

  • Je constate que nous sommes nombreux à chier sur la société, cette structure humaine qui a abandonné l'idée de tendre vers l'équilibre plutôt que la surabondance. Ce monde qui laisse couler des hommes au fonds des mers, brûle et ne s'inquiète que des tendances à la une. Rien ne m'incite à participer à cette grande mascarade. Ceux qui tiennent le système, plongés dans leur mépris, se soucient si peu des gens, si peu de prendre soin.

  • Parce que oui, de l'extérieur, l'inimaginable donne l'impression que les solutions sont évidentes. Elles ne le sont pas.

  • C'est sa version à elle qui me manquera toujours.

  • Tout ce qui était susceptible de provoquer une rupture à l'intérieur du groupe familial l'effrayait. Le franchissement, même symbolique, d'une classe sociale pourrait entraîner une séparation. Elle le refuserait.

  • Quand on nous dit que, cette année, 213 000 femmes déclarent avoir été victimes de violences par leur conjoint ou ex-conjoint, il faut s'imaginer que cela représente, par analogie des pierres tombales, un peu moins de vingt-quatre cimetières américains de Colleville.

  • C’est épuisant, de ne pas savoir définitivement s’abandonner. De ne pas offrir une chance à ces vacances. Il faut encore que le gouffre du drame familial vienne tout vampiriser. Cela devient insupportable. Et sans Victoria, je chloroforme le moindre espoir d’euphorie.

  • Théodore, Suzanne, Vincent et les autres n’y peuvent rien. Même s’ils sont là, l’absence d’amarrage à mes parents manquera toujours. Oui, c’est beau, un couple complice, une équipe qui dure dans le temps. Mais cela reste un couple, dont la définition m’écrase depuis des années.

  • C’est elle, ma province maritime faussement cossue, gouvernée par l’oisiveté et les horaires des marées. Les perdus et les miséreux du secteur, les vieux bourgeois qui se partagent le patrimoine local, les belles baraques de la côte et les maisons de charme du centre-ville, les ménages d’actifs plus aisés qui s’installent dans les résidences autour, à Ablette ou Franchonville, et la moindre présence des 18-30 ans, comme moi, comme mes potes, qui avons les ressources les plus limitées tout en étant sauvés par l’accès à la propriété de nos familles.

  • Cette mort dont il était impossible de faire le deuil. Cette mort que l’on pose à distance de toute réalité depuis longtemps. Comment auraient-ils pu ? Déjà que, d’ordinaire, rien ne rend légère la venue d’un décès. Les gens meurent loin de chez eux, dans des cliniques ou des services hospitaliers, sans veillée à domicile, le corps et sa gestion refilés aux soignants, aux légistes, aux professionnels, en somme, à la rigueur et l’austérité des pompes funèbres. Alors, dans ce pays et cette culture où la mort nous est étrangère, ils ont appréhendé le départ de Sophie comme ils le pouvaient ; de façon désastreuse.


Biographie

Né Rambouillet, le 07/12/1994, à 21 ans, et avec seulement un EP à son actif, Tim Dup est l'une des dernières sensations de la chanson, grâce à sa voix qui rappelle Mano Solo, et des textes influencés par Brel ou Ferré.
Son premier EP vient de sortir, et son passage à Rock en Seine était très attendu ; il y jouait solo, avec un piano, un synthé et un ordinateur. De quoi fabriquer, en live, son propre mélange des genres, assez jubilatoire. « Enfant, j’ai beaucoup écouté Ferré, Moustaki, Gainsbourg. Plus tard, j’ai découvert le rap et l’électro. Comme beaucoup de gens de ma génération, je ne rejette pas la musique de mes parents, au contraire ; Brel, c’était un peu le slam d’aujourd’hui. Je suis dans l’intégration de mes influences, et leur réinterprétation. »
Alleluia ! Il fait partie de ceux qui vivifient la chanson, en soignant la grande tradition du texte sans rien figer dans son expression. D’ailleurs, l’avenir non plus n’est pas figé : « A la rentrée, je fais des concerts et je reprends ma vie d’étudiant – en communication et médias à la Sorbonne. Tout l’enjeu de cette année sera de concilier la fac et la musique. Pour l’instant, je veux me laisser le choix. » Si tout va bien, Tim Dup sortira un album en 2017. Il a d’ores et déjà quinze chansons prêtes à être dégainées.

En savoir plus ici : https://fr.wikipedia.org/wiki/Tim_Dup