L'histoire
13 nouvelles dans le style bien particulier de L'autrice argentine, en Éros, Thanatos, fantasmagories où les cadavres font bien moins peur que les vivants.
Mon avis
Voilà le dernier recueil de nouvelles de Marina Enriquez qui sort des presses des Éditions du Sous-Sol, filiale des Éditions du Seuil. En fait pas le dernier mais plutôt le premier car il a été édité en 2009 en Argentine mais publié depuis le succès phénoménal de « Notre part de Nuit ».
Comme toujours on retrouve le goût si particulier pour l'étrange, les fantasmes, l'humour, le « gore » à la sauce argentine. Mais si le second recueil des nouvelles de « Ce que nous avons perdu dans le feu » préfigurait déjà le best-seller « Notre part de nuit », celui-ci est dans un registre différent encore, mais avec les mêmes marqueurs typiques de l'autrice. Comme si, au cours du temps, elle affinait sa démarche d’ausculter à la fois la société et l'intimité des êtres.
Un bébé squelette harcèle une jeune fille (en fait son arrière petite fille) pour être ramenée dans le jardin où elle fut enterrée. Deux adolescentes dévorent le cadavre d'une rock star gothique et adulée des jeunes que cela devient un acte de bravoure et non un délit. Une femme s'éprend d'un homme cardiaque uniquement pour entendre les battements irréguliers de son cœur. Des adolescents que l'on croyait disparu depuis des années réapparaissent inchangés comme si le temps s'était figé. Une femme dont le corps est scarifié voit un fantôme qui n'est en fait qu'elle même. Ou fumer sous les draps pour faire des trous et voir le ciel. Autant de courtes histoires, surtout de femmes nous sont racontées sans tabou, et avec une finesse d’observation de nos zones obscures, de nos fantasmes inavouables, de l'onanisme jubilatoire au féminin, au dégoût de soi.
Sous couvert des ces histoires aussi étranges qu'improbables, Enriquez tire le fil de nos fantasmes mais aussi de l'histoire de son pays. Les dictatures avec les histoires des enfants perdus puis retrouvés, le sort des femmes malmenées et réduites au silence, les légendes et superstitions (on retrouve encore des légendes de la région de Corrientes), la pauvreté et l'indifférence qu'elle provoque à travers l'histoire d'un SDF qui défèque sur la voie publique d'un quartier chic qui par malédiction se transforme en taudis, alors que le SDF chassé est mort sur un toit. Autant de maux qui ont traversé et traversent l'Argentine. Autant aussi de croyances païennes comme cette grand mère et sa fille qui ont transféré leurs malédictions dans le corps d'une petite fille, à jamais condamnée à la folie.
Ici, le corps est tour à tour source du plaisir, source de l'abject, source de la douleur, source de la violence et l'auteure lève le voile sur des éléments depuis toujours cadenassés par la société, la pudeur et la honte : oui, la famille peut être un lieu non de protection mais de trahison, les corps peuvent être la source des humeurs les plus répugnantes, des femmes belles peuvent être d'une cruauté machiavélique, la douleur peut cohabiter avec l'érotisme, le désir avec la cruauté, parfois contre soi-même, tous ces éléments procurant bien plus de peur et de terreur que le surnaturel à grand renfort d'imagination.
C'est drôle, c'est angoissant, mais sans être vraiment angoissant parce que les amateurs de l'autrice connaissent sa vision du monde, et son deuxième degré (aimer jouer à se faire peur), mais aussi son honnêteté intellectuelle. De plus elle opte pour un style sans fioriture ni « mots en trop » pour aller à l'essentiel.
Elle renouvelle le genre des légendes urbaines, écrit sans honte ni tabou et ne juge jamais les héroïnes qu'elle a engendrées, comme si elle les observait de loin, et ne faisait que passer des histoires (traditions des contes oraux que l'on retrouve en Patagonie ou dans d'autres régions de ce pays). C'est sans doute ce qui donne à ce petit livre un charme indéfini, pour peu que l'on se prête aux jeux et aux codes qui nous imposent cette écrivaine dont le prix Nobel Kazuo Ishiguro écrira : « Le monde magnifique et horrible de Mariana Enriquez, tel qu'on l'entrevoit dans Les dangers de fumer au lit, avec ses adolescents détraqués, ses fantômes, ses goules en décomposition, les miséreux tristes et furieux de l'Argentine moderne, est la découverte la plus excitante que j'ai faite en littérature depuis longtemps. »
Je me demande bien, moi qui avait classé « Notre part de nuit » au palmarès de mes chefs d’œuvres personnels quel nouveau roman va sortir de la plume incandescente de cette autrice argentine majeure.
Enfin la couverture du livre, un dessin de Van Gogh peu connu, est le point d'orgue de ce concert de voix tragiques ou bouleversantes.
Extraits :
C'était l'après-midi, Juancho était bourré et faisait le caïd sur le trottoir, même si plus personne dans le quartier ne se sentait menacé, ni même inquiété, par sa présence toxique. Plus loin, Horacio lavait sa voiture comme tous les dimanches, en short et claquettes, ventre tendu, proéminent, poils blancs sur le torse, radio diffusant un match de foot. Au coin, les Espagnols du bazar buvaient le maté, la bouilloire posée par terre entre les deux fauteuils inclinables qu'ils avaient mis dehors, car il y avait un beau soleil. En face, les fils de la Coca prenaient une bière à l'ombre, et un groupe de filles qui sortaient de la douche, trop maquillées, bavardaient devant la porte du garage de Valeria. Mon père avait tenté, plus tôt, de dire bonjour et de parler avec les voisins, mais il avait fini par rentrer à la maison, comme d'habitude, tête basse, légèrement contrarié, parce que c'étaient de braves gens mais ils n'avaient pas de conversation, tous les dimanches après-midi il disait la même chose.
Le frapper, l'ouvrir avec mes ongles, lui imprimer d'autres cicatrices, une façon d'être au plus près de lui, qu'il m'appartienne davantage. Je devais contenir ce désir, ces envies de me rassasier, de l'ouvrir, de jouer avec ses organes, comme des trophées cachés. Je m'imposais de menus châtiments : ne pas manger de toute la journée, ne pas dormir pendant soixante-douze heures, marcher à en avoir des crampes dans les jambes...D'infimes rituels, comme une gamine qui a souhaité la mort de sa mère parce que cette dernière n'a pas voulu lui acheter quelque chose, puis les remords et les petites pénitences, "je ne dirai plus de gros mots, mon Dieu, je te le promets, mais ne fais pas mourir maman", et le gros mot qui lui échappe soudain et la cavalcade la nuit pour voir si maman dans son lit respire toujours.
Une nouvelle fois, elle remua la nourriture dans son assiette, mais réussit à avaler deux bouchées et un 7 Up entier, c'était au moins du sucre. Puis elle sortit en direction de la plage, qui se trouvait à un bloc à peine de distance ; il fallait passer par un chemin pavé entouré d'arbustes qui lui coupèrent la respiration, et si quelque chose se cachait là, mais elle courut et arriva aux anciens escaliers en bois et à la mer, la plage immense diaphane, au sable plus clair que sur le reste de la côte, et le ciel d'un bleu violacé parce qu'il allait pleuvoir. Elle s'assit sur une chaise, sous un parasol, et observa des quadras au corps encore svelte jouer au foot ; elle envisagea de s'approcher, d'en attirer un dans son lit peut-être, pourquoi pas, cela faisait un an qu'elle ne baisait pas, mais elle savait que non, le désespoir se sent, et elle empestait. Elle vit des filles défiant le vent avec leurs maillots de bain. Elle attendit la pluie. Se laissa mouiller. Et quand sa longue chevelure se mit à s'égoutter sur son pantalon, quand l'eau froide coula dans son cou vers sa poitrine et son ventre, elle sortit de son sac son rasoir et s'entailla le bras avec précision, une, deux, trois fois, jusqu'à ce que le sang apparaisse, qu'elle ressente la douleur et quelque chose de semblable à un orgasme.
Son nez bouché à cause du rhume - elle chopait toujours un virus dans les avions - perturbait sans doute son odorat ; C'était sûrement ça, pourtant quand elle se mouchait avec un Kleenex et réussissait à renifler, l'odeur était encore pire. Elle ne se rappelait pas que Barcelone ait été aussi sale, en tout cas elle ne l'avait pas remarqué lors de son premier voyage, cinq ans plus tôt. Mais ce devait être son rhume, probablement les mucus coincés qui empestaient, parce que dans certaines rues elle ne sentait absolument rien, et soudain l'odeur l'assaillait, lui donnant de violentes nausées. Ca puait la charogne de chien pourrissant au bord de la route, ou la viande périmée et oubliée dans le frigo quand elle devient violette comme le vin. L'odeur se cachait et, par rafales, gâchait les endroits les plus jolis, les ruelles pittoresques avec du linge suspendu entre deux balcons, qui empêchait de voir le ciel. Elle atteignait même les Ramblas.
Sa mère lui avait donné une gifle qui l'aurait fait pleurer si Josefina n'avait pas été habituée à ces crises de stress qui se terminaient par des larmes et des étreintes et des "ma petite fille, ma petite fille, et s'il t'arrivait quelque chose". Quoi, par exemple ? avait pensé Josefina. Puisqu'elle n'avait pas l'intention de se jeter dans le vide. Puisque personne n'allait la pousser. Puisque tout ce qu'elle voulait, c'était voir si l'eau reflétait son visage, comme cela arrivait toujours dans les puits des contes de fées, son visage comme une lune avec des cheveux blonds dans l'eau noire.
Ils avaient peur. Ils ne comprenaient pas comment les gosses avaient réussi à pénétrer, car la porte et les fenêtres de la maison rose - à l'exception de la fenêtre de l'étage - avait été murées. Mais les enfants étaient entrés. Personne ne pouvait l'expliquer. Les gens qui les avaient vus affirmaient qu'ils n'étaient pas passés à travers les murs, ce n'était pas tout à fait ça. Ils étaient entrés, simplement, comme si les murs n'existaient pas.
Alors elle décida d'appuyer l'extrémité de sa cigarette sur le drap pour voir s'agrandir le cercle au bord orangé, jusqu'au moment où ça devenait dangereux, le feu crépitait et augmentait, et elle devait taper sur le drap pour l'éteindre, les bouts de tissu brûlé flottaient dans la tente. Les petits incendies circulaires la faisaient rire. Lorsqu'elle sortait la tête dans la semi-pénombre de la chambre, les trous de cigarette dans les draps laissaient passer la lueur de la lampe dont les faisceaux lumineux se reflétaient au plafond qui paraissait couvert d'étoiles.
Il n'a pas protesté quand je lui ai dit que j'en avais marre. Que je voulais le voir. Poser la main sur son cœur délivré des côtes, de sa cage, le tenir dans ma main, palper, jusqu'à ce qu'il arrête de battre, sentir les valvules désespérées s'ouvrir et se fermer à l'air libre. Il a juste dit qu'il en avait assez, lui aussi.
Et qu'on allait avoir besoins d'une scie. Où es-tu mon cœur ?
Biographie
Je renvoie à l'article très sérieux, puisqu'il a fait l'objet d'une publication intra-médiathèque dont j'ai mis des extraits sur mon blog. : https://nathbiblio.blogspot.com/2022/04/mariana-henriquez-notre-part-de-nuit.html
Sur le roman
vidéos
Presse
https://www.telerama.fr/livres/les-dangers-de-fumer-au-lit-3-17476556.php
https://www.senscritique.com/livre/les_dangers_de_fumer_au_lit/54642817
http://www.editions-du-sous-sol.com/publication/dangers-de-fumer-lit
Pour l'univers du roman, une fois de plus je vous remercie de suivre le lien : https://nathbiblio.blogspot.com/2022/04/mariana-henriquez-notre-part-de-nuit.html