L'histoire
Tambuzdsai, une zimbabwaise d'un certain âge se retrouve au chômage après avoir démissionné d'une agence de publicité qui, pour attirer les touristes vantait les mérites de ce pays d'Afrique, coincé entre la Zambie, le Mozambique, et le Botswana, alors que c'est l'un des pays les plus pauvres (72% de la population vit sous le seuil de pauvreté). Elle se retrouve à devoir loger dans une auberge de jeunesse, puis dans une chambre petite et très sale, avec une propriétaire un peu folle sur les bords. De toutes sa famille (le clan), elle est la seule à avoir fait des études supérieures. Beaucoup de femmes se sont mobilisées pendant la guerre interne entre les Ndébélés et Shonas, deux ethnies éclatent et on reproche insidieusement à Tambu de ne pas avoir été sur le front.
Tambu décroche enfin un poste d'enseignante en biologie (qui n'est pas sa discipline) dans une école. Très vite, elle est désarçonnée par l'attitude laxiste des élèves qui s'habillent mini-mini, fument, se maquillent. Un incident la conduit à l'hôpital pour dépression. Puis elle trouve refuge auprès de sa cousine et retrouve un poste dans une société qui propose des voyages d'éco-tourisme, un peu le même piège que la première agence. Dépitée, celle qui voulait réussir dans la vie trouve finalement son « untu » auprès des femmes de sa famille.
Mon avis
Deuxième roman de la trilogie Tambudzsai (le premier est consacré à son enfance, et le dernier n'est pas encore traduit à ce jour), nous assistons au parcours difficile d'une femme qui veut tout tenter pour s'élever dans l'échelle sociale.
Le Zimvabwé est un pays qui a fait la une plusieurs fois avec la dictature de Robert Mugabe.
Mais l'héroïne ne se soucie pas de politique, elle se soucie surtout de son sort personnel, et ici l'utilisation du « tu » pour la décrire a comme quelque chose d'impitoyable. Car Tambudzsai va d'échecs en échecs. Trop centrée sur elle-même et sur la valeur qu'elle se donne pour avoir eu des diplômes d'excellence, elle pense qu'elle mérite une place au soleil. Mais, cette fille née dans un village pauvre, qui vit dans la capitale Harare semble avoir coupé les ponts avec sa famille. Mais c'est sans compter sur la solidarité de ces femmes, pauvres, démunies mais qui savent aussi prendre en main leur destin, même si cela implique de travailler dur.
Qui connaît la réalité du Zimbabwé ? Peu de monde. Hors dans ce pays, qui vit de l'agriculture mais aussi des ressources minières (diamants et autres métaux rares, dont l'exploitation se fait clandestinement pour le pouvoir en place), la discrimination entre noirs et blancs est flagrante. Les blancs dirigent le pays, font main basse sur les terres agricoles et minières.
Le statut des femmes n'est guère enviable. Sauf si elles sont aisée, indépendantes et souvent proches du pouvoir, les autres femmes sont mariées à des hommes qu'elles n'aiment pas, des hommes violents qui les tabassent, souvent ivres d'un alcool de mais frelaté. On note que 32% des femmes de moins de 18 ans sont mariées de force. Aussi beaucoup de femmes noires préfèrent ne pas se marier et vivre en communauté. De plus l'éducation est catastrophique, 88% de la population est analphabète.
Mais ces réalités là, Tambu, notre héroïne ne les découvre que petit à petit. Tellement paniquée par son avenir, se sentant seule, elle somatise au point de ne plus se nourrir. Pétrie de honte d'avoir menti à sa famille à laquelle elle dit que tout va bien, sans pouvoir les soutenir financièrement. Tambu erre de lieux d'hébergement miteux en emplois qui ne lui conviennent pas, car elle a été élevée dans des valeurs qui ne sont plus celles de la jeunesse d'aujourd'hui et qu'elle est incapable de comprendre.
Cela rappelle les déplacements de populations liées aux guerres.
Plusieurs ethnies cohabitent non sans mal au Zimbabwé. Les principales sont les N'débélés d'origine zoulous qui ont leur propre langues et les shonas qui sont d'origine bantou et ont aussi leur langues. La lange officielle est l'anglais, mais on recense au moins 8 langues dont l'Afrikaans, issu de l'allemand, surtout parlé par les blancs.
Avec de roman puissant, sans chichis, c'est toute la détresse d'un peuple sans repères.
Son personnage à la fois cruel, sans beaucoup d'empathie, mais aussi en dépression, Tambu incarne la pauvreté qui a atteint des milliers de Zimbabwéens dans les années 2000, Tsitsi Dandarembga saisit avec une ironie poignante le désastre économique qu’a subi son pays. Car Ce corps à pleurer est tout autant celui de son héroïne, Tambudzaï, que le corps social dans son ensemble, gagné par le serpent de la défaite et dont les charognards attendent, en riant, la défaite totale et définitive.
Un grand roman, fascinant par ses rebondissements, et par l'étude minutieuse non seulement d'une femme, mais des personnages secondaires très approfondie.
Extraits
Encore couchée, tu roules sur le dos et fixes le plafond. Tu t’aperçois que ton bras est engourdi et tu le secoues d’avant en arrière de ta main valide jusqu’à ce que la douleur jaillisse dans une fulgurance de picotements. C’est le jour de l’entretien. Tu devrais déjà être debout.
Lorsque tu étais jeune et combative, lorsque tu cultivais le maïs dans le champ familial et que tu vendais les épis pour pouvoir payer tes frais de scolarité, tu étais différente de celle que tu es devenue. Quand et comment tout a changé ?
Lors des premières convocations pour des entretiens, tu exultes, t’habillant à chaque fois avec apprêt, remettant tes Lady Di et ta tenue favorite dans laquelle – c’est encourageant – tu flottes désormais. (…) Tu as envie de soustraire 20 ans à ton âge et de crier : Hé, je suis là, toute neuve, reconstruite ; regarde-moi, je débute !
La hyène se rit de toi lorsque tu franchis le portail. Une fois encore, elle s’est insinuée au plus près de ta peau, prête à arracher les derniers lambeaux de certitude que tu as préservés au moment où tu chuteras
Tu veux voir la forme que prend la douleur, cartographier ses veines et ses artères, arracher du corps l’épiderme et tous ses motifs de vaisseaux sanguins.
Il y a un poisson dans le miroir. Le miroir est au-dessus du lavabo, dans un coin de ta chambre. Le robinet (dans les chambres de la pension de jeunes femmes, eau froide uniquement) goutte. Encore couchée, tu roules sur le dos et fixes le plafond. Tu t’aperçois que ton bras est engourdi et tu te secoues d’avant en arrière de ta main valide jusqu’à ce que la douleur jaillisse dans une fulgurance de picotements. C’est le jour de l’entretien. Tu devrais déjà être debout. Tu redresses la tête et retombes sur l’oreiller. Pourtant, enfin, tu es devant le lavabo. Là, le poisson te renvoie ton regard, les yeux saillants d’orbites violacées, la gueule béante, les joues s’affaissant comme sous le poids d’écailles innombrables. Impossible de te regarder...
Biographie
Tsitsi Dangaremga,
(Mutoko, 1959) est une écrivaine et cinéaste zimbabwéenne.
En
1987, elle débute avec une œuvre théâtrale, She no longer weeps,
écrite dans sa langue maternelle, le shona. Cette pièce lui procura
un grand succès et, quand elle publia en 1989 son premier roman,
intitulé Nervous conditions (A fleur de peau, éd. française, Albin
Michel, 1991), sa notoriété était déjà internationale. Avec ce
roman elle gagne le Commonwealth Writers Prize, pour la section
africaine.
En savoir plus : https://fr.wikipedia.org/wiki/Tsitsi_Dangarembga et ici : https://memoiredencrier.com/auteurs/tsitsi-dangarembga/
Sur le Zimbabwé : https://fr.wikipedia.org/wiki/Zimbabwe#Politique_et_organisation_sociale
Nota : ce roman a été érit en anglais et traduit par Nathalie Carré qui est une spécialiste du swahili. Avec l'accord de la romancière, la traductrice a préféré insérer en fin d'ouvrage un lexique des mots shonas utilisés dans le texte original.