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vendredi 13 septembre 2024

Tsitsi DANGAREMBGA – Ce corps à pleurer – Editions Mémoire d'Encrier 2022

 


L'histoire

Tambuzdsai, une zimbabwaise d'un certain âge se retrouve au chômage après avoir démissionné d'une agence de publicité qui, pour attirer les touristes vantait les mérites de ce pays d'Afrique, coincé entre la Zambie, le Mozambique, et le Botswana, alors que c'est l'un des pays les plus pauvres (72% de la population vit sous le seuil de pauvreté). Elle se retrouve à devoir loger dans une auberge de jeunesse, puis dans une chambre petite et très sale, avec une propriétaire un peu folle sur les bords. De toutes sa famille (le clan), elle est la seule à avoir fait des études supérieures. Beaucoup de femmes se sont mobilisées pendant la guerre interne entre les Ndébélés et Shonas, deux ethnies éclatent et on reproche insidieusement à Tambu de ne pas avoir été sur le front.

Tambu décroche enfin un poste d'enseignante en biologie (qui n'est pas sa discipline) dans une école. Très vite, elle est désarçonnée par l'attitude laxiste des élèves qui s'habillent mini-mini, fument, se maquillent. Un incident la conduit à l'hôpital pour dépression. Puis elle trouve refuge auprès de sa cousine et retrouve un poste dans une société qui propose des voyages d'éco-tourisme, un peu le même piège que la première agence. Dépitée, celle qui voulait réussir dans la vie trouve finalement son « untu » auprès des femmes de sa famille.



Mon avis

Deuxième roman de la trilogie Tambudzsai (le premier est consacré à son enfance, et le dernier n'est pas encore traduit à ce jour), nous assistons au parcours difficile d'une femme qui veut tout tenter pour s'élever dans l'échelle sociale.

Le Zimvabwé est un pays qui a fait la une plusieurs fois avec la dictature de Robert Mugabe.

Mais l'héroïne ne se soucie pas de politique, elle se soucie surtout de son sort personnel, et ici l'utilisation du « tu » pour la décrire a comme quelque chose d'impitoyable. Car Tambudzsai va d'échecs en échecs. Trop centrée sur elle-même et sur la valeur qu'elle se donne pour avoir eu des diplômes d'excellence, elle pense qu'elle mérite une place au soleil. Mais, cette fille née dans un village pauvre, qui vit dans la capitale Harare semble avoir coupé les ponts avec sa famille. Mais c'est sans compter sur la solidarité de ces femmes, pauvres, démunies mais qui savent aussi prendre en main leur destin, même si cela implique de travailler dur.

Qui connaît la réalité du Zimbabwé ? Peu de monde. Hors dans ce pays, qui vit de l'agriculture mais aussi des ressources minières (diamants et autres métaux rares, dont l'exploitation se fait clandestinement pour le pouvoir en place), la discrimination entre noirs et blancs est flagrante. Les blancs dirigent le pays, font main basse sur les terres agricoles et minières.

Le statut des femmes n'est guère enviable. Sauf si elles sont aisée, indépendantes et souvent proches du pouvoir, les autres femmes sont mariées à des hommes qu'elles n'aiment pas, des hommes violents qui les tabassent, souvent ivres d'un alcool de mais frelaté. On note que 32% des femmes de moins de 18 ans sont mariées de force. Aussi beaucoup de femmes noires préfèrent ne pas se marier et vivre en communauté. De plus l'éducation est catastrophique, 88% de la population est analphabète.

Mais ces réalités là, Tambu, notre héroïne ne les découvre que petit à petit. Tellement paniquée par son avenir, se sentant seule, elle somatise au point de ne plus se nourrir. Pétrie de honte d'avoir menti à sa famille à laquelle elle dit que tout va bien, sans pouvoir les soutenir financièrement. Tambu erre de lieux d'hébergement miteux en emplois qui ne lui conviennent pas, car elle a été élevée dans des valeurs qui ne sont plus celles de la jeunesse d'aujourd'hui et qu'elle est incapable de comprendre.

Cela rappelle les déplacements de populations liées aux guerres.

Plusieurs ethnies cohabitent non sans mal au Zimbabwé. Les principales sont les N'débélés d'origine zoulous qui ont leur propre langues et les shonas qui sont d'origine bantou et ont aussi leur langues. La lange officielle est l'anglais, mais on recense au moins 8 langues dont l'Afrikaans, issu de l'allemand, surtout parlé par les blancs.

Avec de roman puissant, sans chichis, c'est toute la détresse d'un peuple sans repères.

Son personnage à la fois cruel, sans beaucoup d'empathie, mais aussi en dépression, Tambu incarne la pauvreté qui a atteint des milliers de Zimbabwéens dans les années 2000, Tsitsi Dandarembga saisit avec une ironie poignante le désastre économique qu’a subi son pays. Car Ce corps à pleurer est tout autant celui de son héroïne, Tambudzaï, que le corps social dans son ensemble, gagné par le serpent de la défaite et dont les charognards attendent, en riant, la défaite totale et définitive.

Un grand roman, fascinant par ses rebondissements, et par l'étude minutieuse non seulement d'une femme, mais des personnages secondaires très approfondie.


Extraits

  • Encore couchée, tu roules sur le dos et fixes le plafond. Tu t’aperçois que ton bras est engourdi et tu le secoues d’avant en arrière de ta main valide jusqu’à ce que la douleur jaillisse dans une fulgurance de picotements. C’est le jour de l’entretien. Tu devrais déjà être debout.

  • Lorsque tu étais jeune et combative, lorsque tu cultivais le maïs dans le champ familial et que tu vendais les épis pour pouvoir payer tes frais de scolarité, tu étais différente de celle que tu es devenue. Quand et comment tout a changé ?

  • Lors des premières convocations pour des entretiens, tu exultes, t’habillant à chaque fois avec apprêt, remettant tes Lady Di et ta tenue favorite dans laquelle – c’est encourageant – tu flottes désormais. (…) Tu as envie de soustraire 20 ans à ton âge et de crier : Hé, je suis là, toute neuve, reconstruite ; regarde-moi, je débute ! 

  • La hyène se rit de toi lorsque tu franchis le portail. Une fois encore, elle s’est insinuée au plus près de ta peau, prête à arracher les derniers lambeaux de certitude que tu as préservés au moment où tu chuteras

  • Tu veux voir la forme que prend la douleur, cartographier ses veines et ses artères, arracher du corps l’épiderme et tous ses motifs de vaisseaux sanguins.

  •  Il y a un poisson dans le miroir. Le miroir est au-dessus du lavabo, dans un coin de ta chambre. Le robinet (dans les chambres de la pension de jeunes femmes, eau froide uniquement) goutte. Encore couchée, tu roules sur le dos et fixes le plafond. Tu t’aperçois que ton bras est engourdi et tu te secoues d’avant en arrière de ta main valide jusqu’à ce que la douleur jaillisse dans une fulgurance de picotements. C’est le jour de l’entretien. Tu devrais déjà être debout. Tu redresses la tête et retombes sur l’oreiller. Pourtant, enfin, tu es devant le lavabo. Là, le poisson te renvoie ton regard, les yeux saillants d’orbites violacées, la gueule béante, les joues s’affaissant comme sous le poids d’écailles innombrables. Impossible de te regarder...

     

Biographie

Tsitsi Dangaremga, (Mutoko, 1959) est une écrivaine et cinéaste zimbabwéenne.
En 1987, elle débute avec une œuvre théâtrale, She no longer weeps, écrite dans sa langue maternelle, le shona. Cette pièce lui procura un grand succès et, quand elle publia en 1989 son premier roman, intitulé Nervous conditions (A fleur de peau, éd. française, Albin Michel, 1991), sa notoriété était déjà internationale. Avec ce roman elle gagne le Commonwealth Writers Prize, pour la section africaine.

En savoir plus : https://fr.wikipedia.org/wiki/Tsitsi_Dangarembga et ici : https://memoiredencrier.com/auteurs/tsitsi-dangarembga/



Sur le Zimbabwé  : https://fr.wikipedia.org/wiki/Zimbabwe#Politique_et_organisation_sociale


Nota : ce roman a été érit en anglais et traduit par Nathalie Carré qui est une spécialiste du swahili. Avec l'accord de la romancière, la traductrice a préféré insérer en fin d'ouvrage un lexique des mots shonas utilisés dans le texte original.

mardi 20 août 2024

Terri JANKE – La chanson du papillon – Editions Au vent des îles – 2009

 

 

L'histoire

En Australie à Sydney, Tarena, une jeune femme aborigène noire, a bien du mal à terminer ses études de droit. Elle veut devenir avocate, mais elle sait que ce métier est difficile et qu'elle n'a pas beaucoup d'atouts en raison de sa couleur de peau. Néanmoins, alors qu'elle attend les résultats de son examen, sa mère lui demande de récupérer un papillon sculpté dans la nacre, qui appartenait à sa propre mère, et qui doit être mis en vente dans une boutique de ventes aux enchères. Une première affaire qui va plonger la jeune femme dans les souvenirs de sa famille.


Mon avis

Après les tahitiens, les maoris de Nouvelle-Zélande, nous continuons notre voyage vers l'Australie coté des aborigènes. On sait que les colons européens et surtout les anglais ont commis des massacres pour chasser ces populations natives et s'accaparer leurs terres. Il faut attendre 1960 pour que les indigènes et aborigènes aient le droit de vote, puis la citoyenneté australienne. Depuis 1976, des terres sont rendues notamment les terres sacrées. Depuis le début du 21ème siècle, les relations semblent s'améliorer, même si les aborigènes restent pauvres et encore victimes du racisme de certains blancs.

Tarena est une indigène née à Cairns (une ville qui regroupe beaucoup d'aborigènes) et se destine à des études de droit, sans trop bien savoir si elle fait le bon choix. Elle passe quand même ses examens, sa mère Lilian, ne tolérant pas que sa fille soit réduite à des emplois de misère.

Mais un jour, dans un journal, la mère découvre la vente aux enchères d'un papillon sculpté dans la nacre. C'est son père Kit, plongeur à la recherche de perles qui l'avait sculpté pour en faire un pendentif à la femme qu'il a toujours aimé, la grand-mère Francesca. Fatigué par ce métier difficile et le peu de scrupules de ses patrons, il décide de s'installer à Cairns, quittant ainsi le détroit de Torrès et Thursday Island, et vivant de la coupe de la canne à sucre. Décédé prématurément, Francesca élève du mieux qu'elle peut ses deux enfants : Lilian (Lily) et Tally. Quand elle doit partir pour l'hôpital alors qu'elle est mourante, elle emporte avec elle le précieux papillon, qui n'a jamais été retrouvé dans le peu de biens qu'elle avait sur elle.

Immédiatement, Lily charge sa future avocate de fille de faire tout pour récupérer le papillon. S'ensuit une enquête minutieuse pour prouver que le papillon était un bien de la famille.

Au passage, Tarena, invitée dans la Thirsday Island, fait la connaissance de toute une famille et un clan. Mais elle en profite aussi pour en apprendre plus sur ses grands-parents maternels qu'elle n'a jamais connu. La structure du livre alterne donc le présent et les passés des principaux protagonistes. On y lit le dédain et le racisme des blancs vis-à-vis des aborigènes, dont Tarena à la peau noire est aussi victime, dans ce qui reste d'un apartheid qui ne dit pas son nom. Mais elle encaisse Tarena, elle est solide malgré ses doutes, et puis il y a aussi le soutien de ses amies, et même de professeurs qui ont reconnu sa capacité d'apprendre et son intelligence. C'est aussi pour l'autrice l'occasion de faire un point sur la situation par encore tout à fait réglée des populations de couleurs, la proposition de leur donner les mêmes droits que les blancs restant encore peu tranchée en 2023.

L'écriture de Terri Janke est simple mais aussi poétique. Il y a cette « chanson du papillon » écrite par Kit et qui est reprise par beaucoup de groupes de musique.

Un excellent roman pour voir la double face de ce grand pays qui n'en a pas fini avec son histoire et la fin d'une ségrégation.

 

Extraits

  • Après un temps qui nous a semblé interminable, papa réapparaît et nous appelle. En montant l'allée, je distingue une femme devant la porte d'entrée. Ses cheveux noirs et crépus me font penser à la laine d'un mouton noir, la couleur de sa peau, à du café instantané. Elle a le visage tanné et sa grande talle m'impressionne au point que je me sens encore plus petite. Je baisse les yeux, n'osant pas croiser son regard. Un petit terrier brun jappe autour de ses grands pieds nus. Je remarque la corne qu'elle a sur le gros orteil.
    Les jappements se calment, j'entends une radio qui diffuse quelque part. Papa nous présente.
    - Voici mes enfants.

  • On raconte que si lon vit trop longtemps sur une île, on se fond en elle. Les os se transforment en sable, le sang en océan. Vous, et ceux qui viendront après vous, en feront à jamais partie. Tarena Shaw vient de terminer ses études de Droit, mais nest pas certaine de vouloir devenir avocate, après tout. A quelle place peut prétendre une avocate noire dans un système judiciaire fait pour les blancs ? Est-ce que tous les habitants de Sydney se sentent aussi comme des tortues dépouillées de leur carapace ? Débarquant pour la première fois à Thursday Island, où ont vécu ses grands-parents, Tarena se laisse convaincre par sa famille de relever le défi de sa première affaire. Parmi les preuves, un homme jouant de la guitare, et une étonnante chanson...


Biographie

Née à Cairns dans le Queensland, Terri Janke est une écrivaine, poète et avocate australienne. D'origine mériam, un peuple affilié aux aborigène vivant dans le détroit de Torrès, elle vit aujourd'hui à Sydney en compagnie de son mari et de ses enfants. Elle dirige un cabinet d'avocats spécialisé dans les affaires de propriétés intellectuelle et culturelle des aborigènes. La chanson du papillon est son premier roman. Elle publie aussi de nombreux articles dans des revues spécialisées.

Voir ici : https://en.wikipedia.org/wiki/Terri_Janke

Sur la culture et le destin des aborigènes : https://fr.wikipedia.org/wiki/Aborig%C3%A8nes_d%27Australie#





vendredi 16 août 2024

Patricia GRACE – Potiki – Editions « Au vent des Iles » - 2021

 

 

L'histoire

Nouvelle-Zélande, de nos jours, un petit village maori est implanté entre une plage et des collines. Y vivent notamment Roimata et son mari Hemi, leurs 3 enfants James, Tangimaana leur fille, le petit dernier Manu et l'enfant probablement née d'un viol commis sur Mary, la sœur de Hemi, handicapée mentale mais au grand-coeur, le petit Tokowaru qui en plus est difforme. Mais toute la famille et le clan qu habite ce bord de mer tranquille est soudée. L'entraide, la croyance à l'âme des esprits, la langue et les coutumes maories sont respectées et notamment la maison communale où on prend parfois les repas ensemble tout comme les décisions.

Mais cet endroit idéal attire très vite un promoteur près à tout pour expulser ces « gens-là » et construire un palace et un endroit de rêve pour touristes.


Mon avis

Les Éditions « Au vent des îles » proposent un catalogue d'auteurs et d'autrices vivant sur des îles. Que ce soit en Polynésie, en Océanie, dans les îles atlantiques, le choix est vaste et leur catalogue s'enrichit toujours. Je n'ai jamais été déçue par un de leur livre. Comme Celestine Hitiura Vaite et ses chroniques de Tahiti.


Ici, nous passons en Nouvelle-Zélande, dans un village maori, une petite communauté qui vit en harmonie avec ses croyances et sa culture. Y viennent aussi des pêcheurs amicaux ou quelques rares touristes qui sont bien accueillis. Des 4 enfants du couple, seule Tangi la fille est destinée à faire des études supérieures, elle veut devenir avocate. Hemi trouve des emplois en ville, James s'occupe du jardin. Le petit Manu, pourtant très intelligent ne va pas à l'école où son statut de maori lui fait subir des discriminations. Roimata, qui a un diplôme d'institutrice, instruit les enfants du village. On vit de peu, mais on vit dans l'amour, dans le respect que l'on doit aux ancêtres et à la Terre nourricière dont personne n'abuse des ressources.

Mais voilà, l'endroit est charmant et un groupe de promoteurs s'intéresse à ce lieu peu connu. Déjà par le passé, pendant la 2ème guerre mondiale, un village maori avait été rasé (et les habitants relogés dans des hlm) pour construire une piste d'atterrissage pour les avions, puis un terrain de sport. La lutte pour récupérer les terres n'avait pas abouti à la restitution totale.

Les promoteurs font des offres alléchantes qui sont toutes déclinées par le village. Il y ont leur maison commune très importante pour la communauté, le cimetière qui est une terre sacrée et ils vivent là depuis toujours.

Les menaces arrivent alors : un incendie qui se déclare dans un champs, puis le mari de Roimata est tué lors d'insurrections entre les partisans pour le maintien du village, soutenus par les écologistes et une large partie de l'opinion publique et les forces de l'ordre, alors qu'une route commence à être construite contre l'avis des villageois. L'histoire pourrait apparaître simple : ethnie maorie ostracisée contre le pouvoir des blancs, mais c'est sans oublier le talent de conteuse et la poésie qui émane de ce livre hors-normes, parce qu'une pincée de magie vient illuminer le tout. Celle d'une bonne étoile qui brille et qui permet à un peuple de ne pas se perdre, de ne pas oublier ses racines, sa langue, ses coutumes et ses valeurs simples mais belles.

Il aura fallu deux traductrices pour restituer le texte de Patricia Grace qui utilise le maori et l'anglais, mais qui livre ici un roman choral. Car dans la grande ligne du roman s'insèrent les récits individuels des principaux protagonistes, des chants traditionnels, des légendes et contes. D'ailleurs le livre en lui-même est un conte philosophique, donc plusieurs phrases sont des méditations, des « mantras » je dirais pour nous faire réfléchir à nos vraies valeurs, le poids de notre vie, notre destin, et surtout retrouver une connexion qui ne soit pas d'opportunité avec notre mère nourricière, notre planète Terre qui si on sait y accorder un regard bienveillant nous offre tant et tant de beauté.

Un livre philosophique et une très belle couverture signée d'un artiste local qui en fait un très bel ouvrage. Un glossaire en fin de livre nous aide à comprendre les termes maoris utilisés. A noter que le livre était déjà paru en 1986, mais les éditions « Au vent des Iles » ont demandé une traduction plus juste pour nous permettre de mieux entrer dans l'univers de l'autrice.


Extraits

  • Au fil des ans, ils avaient dû faire attention et être prudents. La famille avait reçu des demandes de vente de terrains à l'arrière, et on avait fait pression sur eux pour qu'ils ouvrent la route le long de la plage. Mais ils avaient tous résisté de pied ferme pendant pendant plusieurs années. Tant mieux.
    Désormais les gens se tournaient davantage vers leurs terres. Pas seulement leurs terres, mais aussi ce qui leur était propre. Ils devaient le faire s'ils ne voulaient pas être effacés de la surface du globe. Il y avait plus de détermination, maintenant, une détermination qui avait créé l'espoir, et l'espoir à son tour avait créé la confiance et l'énergie. Les choses bougeaient, à tel point que des gens se battaient pour conserver une langue qui risquait de se perdre, et que d'autres luttaient pour récupérer des terres qui leur avaient été retirées des années auparavant. Les gens de Te Ope en étaient un exemple et cela se présentait bien pour eux dorénavant.

  • C'était une vieille histoire, une histoire ancienne, sauf que maintenant elle avait une nouvelle phase, une vieille histoire qui commence avec la graine qui est un arbre. Mais ce n'était pas là le véritable début. L'histoire venait, comme toutes les histoires, d'avant le temps du souvenir qui se trouve au temps où il n'y avait que l'obscurité généreuse et aimante. Rien ne s'y faisait voir ni entendre, et il n'y avait aucun mouvement. Il n'y avait rien de vivant, seulement le potentiel _ qui est devenu la conception. C'est une histoire qui s'est ouverte et qui a planté sa graine dans le temps du souvenir. Elle est devenue une histoire du peuple exprimée par le bois, peuple et bois ayant été engendrés par le ciel et la terre de sorte que bois et peuple ne font qu'un, le peuple étant le whãnau* de l'arbre.

  • Et pourtant, parce que c'est un vide, un espace neutre - ni terre ni mer -, la liberté est là, sur le rivage, et le repos. La liberté est là, de chercher dans le vide, dans le tas de mauvaises herbes, parmi les morceaux de vieux bois, le coquillage vide, le crâne de poisson, en quête de la particule du commencement - ou de la fin qui est le commencement. L'espoir et le désir peuvent s'y attarder, les pensées et les sentiments se déplacer avec les grains de sable tamisés par l'eau et le vent. Un soir, j'y ai posé mon sac et je me suis reposée, ouvrant la voie au vide, ce vide qui peut évoluer en étincelle, en petit mouvement. J'ai sorti de mon sac des vêtements chauds et j'ai attendu toute la nuit le matin qui allait devenir un recommencement.

  • Il y avait dans la maison de réunion un silence de bois.
    C'est le silence des arbres qui ont été apportés à l'intérieur, hors du vent, et dont les branches fraîchement révélées s'étendent, non pas vers le ciel, mais vers les gens. C'est l'altérité calme et immobile des arbres perçue par celui qui sculpte, qui façonne, qui fait. C'est un silence de veille, car les arbres aux nouvelles branches ont été dotés d'yeux pour voir. C'est un silence d'attente, de cette attente toujours patiente que possède le bois, une patience qui n'a pas changé depuis l'autre vie de l'arbre. Mais ce silence de l'arbre n'est qu'un silence extérieur, car dans cette altérité il y a une résonance, un tintement, un battement, un épanchement, plus grands que ce que l'arbre a jamais connu auparavant.

  • La chair de l'anguille était dorée et sentait la mer et les arbres. Nous voulions en manger tout de suite, mais Hemi était un peu en colère contre nous et nous a dit qu'on ne mangeait pas de nourriture avant qu'elle n'ai été partagée, surtout si elle venait de la mer. « Notre famille est nombreuse, a-t-il dit, il faut toujours se le rappeler. »

  • Je vous dis que si nous vous vendons, nous serons poussière. Dans le vent. Je dois dire que j'ai du mal à raisonner...(Nous l'avons remarqué). Un souffle de vent et c'est tout. Et qui est le premier à pointer du doigt notre peuple quand il est brisé et sans espoir ? Quand tout le monde est bouleversé...

  • Mary aussi nous racontait ses hstoires, qui n'étaient pas toujours exactement les mêmes si on écoutait très attentivement, des histoires d'homme-bavard, d'épouse-colère,, d'homme rusé et de fille chanteuse, d'homme-joli et de mère-battante, et personne pour l'homme-amour avec son grand, grand marteau.

  • Car bientôt il n'y aurait plus de poissons, seulement des poissons de compagnie que l'on allait voir dans des tunnels souterrains éclairés à l'heure du epas des requins, ou quand on le voulait. À condition de payer. Eh bien, nous voulions que les poissons soient dans la mer comme des poissons ordinaires, que les raies pastenagues errent le soir comme elles le font toujours. Nous voulions que nos yeux connaissent l'endroit où elles rencontreraient la marée, qu'elle soit basse ou haute.

  • Le jour se transformait en nuit, et la nuit était comme un papier de chocolat que tu as lissé avec l'ongle de ton pouce. Je ne me suis pas senti petit cette nuit-là, comme la mer peut parfois te faire sentir petit.

  • Du centre,
    Du vide,
    Du non-vu,
    Du non-entendu,

    Il vient
    Un geste,
    Un mouvement,
    Un rampement,

    Il vient
    Un déploiement,
    Un bondissement,
    Vers un cercle extérieur,

    Il vient
    Une inspiration
    Un souffle -
    Tihei Mauriora (Litt « éternue, âme vivante » ; expression utilisée pour célébrer la vie)



Biographie

Née en 1937 à Welligton, Patricia Grace est romancière et nouvelliste, elle est l’une des voix contemporaines les plus respectées de la Nouvelle-Zélande. Elle fut, dans les années 70, l’une des instigatrices du débat idéologique qui anima l’arène politique, artistique et littéraire de son pays. Accompagnée d’artistes et d’écrivains, elle revendiqua à cette époque le caractère légitime et nécessaire de l’empreinte créatrice maorie au sein d’une littérature nationale émergente. Elle signa « Waiariki » en 1975, ouvrage qui fit date puisqu’il marquait la toute première publication par une femme d’origine maorie d’un recueil de nouvelles. Sans nostalgie ni sentimentalisme, elle s’attache à brosser le portrait d’une grande variété de personnages fictifs issus d’une société qu’elle connaît de façon intime et dont la langue et la culture furent longtemps ignorées. Patricia Grace décroche le Prix Neustadt, que l’on surnomme le petit Nobel… Reconnaissance internationale pour cette écrivaine maorie, fer de lance des littératures du Pacifique.
Voir ici : https://fr.wikipedia.org/wiki/Patricia_Grace


lundi 29 juillet 2024

Ian MANOOK – Les temps sauvages (Yeruldelgger Tome 2) – Livre de poche 2016

 

 

L'histoire

Nous avions laissé Yeruldelgger à la fin du tome 1, pensant qu'il avait enfin tué son dangereux et cruel Erdenbart. Le voilà qui enquête sur la mort d'une de ses indics Colette, crime que l'on veut lui faire endosser. Sa collègue Oyun elle, enquête sur la morts de 2 hommes, brûlés en plein désert Mongol. Très vite le policier, pas commode et de plus en plus incontrôlable découvre la disparition du fils de Colette, un jeune mendiant qu'elle avait pris en charge et d'un apprenti moine pas très sérieux dans ses études aux 7ème monastère Shaolin. Isolé, face à la violence et aux faux amis, notre enquêteur va mettre au jour un terrible complot politique.



Mon avis

Quand vous rentrez dans un polar de Ian Manook, ici dans sa série en Mongolie, il faut vous attendre à des rebondissements, des mots mongols (dont on comprend le sens) et une tonne d'embrouilles.

Ça commence avec l'arrestation de Yeruldelgger, accusé à tort par la Police des Polices d'avoir tué une de ses indicatrices Colette, une prostituée, gentille femme, qui a pris sous son aile un gosse des rues comme il en existe des milliers à Oulan Bator, toujours plongé dans un smog qui en fait la ville la plus polluée au monde. Non seulement il réussi à prouver son innocence, mais il se met en quête, alors qu'il n'en est plus officiellement chargé, de comprendre pourquoi on lui a fait porter le chapeau, et où sont passés les deux enfants, le fils de Colette et un apprenti-moine pas trop sérieux. On leur dit qu'ils sont partis en France, mais très vite notre policier qui n'a pas peut de prendre des coups ou d'en donner se rend compte qu'il s'agit d'un trafic d'être humains. Les enfants, auxquels on promet richesse et liberté, sont sous le contrôle d'un cartel qui les oblige à mendier ou voler.

Mais ce n'est pas tout. Son beau-père, le monstrueux Erdenbart n'est pas mort et dirige ce cartel, ainsi que d'autres activités illégales, entouré par des voyous et pas n'importe lesquels, des militaires qui n'ont aucune limite.

Erdenbart s'est mis en tête de conquérir le pays par des élections truquées et devenir un dictateur à la Poutine.

Des steppes sauvages de Mongolie, aux cimes enneigées, d'Ulan Bator qui cède à la mondialisation et perd son identité, masquant les pauvres dans des yourtes de fortune en périphérie, c'est un pays qui commence à se perdre, et surtout à perdre son identité profonde. Si cela réjouit Oyun qui peut s'habiller de vêtements européens chics et de marque, cela désole Yeruldelgger qui aime son pays avec ses traditions, sa cuisine (là franchement, je préfère vous zapper les menus qui sont vomitifs à souhait, mais qu'on peut expliquer par les températures de -40° en hiver.

Un voyage au Havre, et puis des rebondissements à tous les chapitres, on ne s'ennuie jamais avec Monsieur Manook, grand voyageur, qui connaît la Mongolie comme personne. Du page turner un peu gore mais parfait pour des frissons estivaux, avant de plonger dans la grande bleue.


Extraits

  • Oyun n'avait pas souvenir de tels dzüüd dans son enfance. Le premier dont elle se souvenait était celui de 2001. Un hiver si rude et si long que sept millions de bêtes étaient mortes à travers le pays. Elle gardait en mémoire l'image de ces milliers de nomades encore fiers et solides quelques mois plus tôt, venus s'échouer pour mendier et mourir en silence, transis, dans les égouts d'Oulan-Bator. Les hommes avaient perdus tous leurs chevaux, les femmes tous les yacks et toutes les chèvres, et les enfants tous les agneaux et jusqu'à leurs petits chiots. Cet hiver-là avait tué en Mongolie plus d'âmes que les avions des tours de Manhattan.

  • À la fin des années quatre-vingt, dans le cadre de la coopération fraternelle entre les peuples pour un avenir radieux et de la planification du pillage systématique des ressources naturelles des petits pays frères, les Soviétiques avaient construit cette ville russe en territoire mongol. Interdite aux Mongols. La ville ne servait d’atelier, de dortoir et de réfectoire qu’aux techniciens et cadres russes de la grande mine d’uranium à ciel ouvert de Dornod, le second plus grand gisement du pays.

  • Elles filaient sous ses yeux, de gauche à droite, en long troupeau étiré, et bondissaient soudain à plus de deux mètres de haut. C’était comme une symphonie silencieuse, la partition d’une ode à la nature. Les gazelles défilaient droites comme des notes sur une portée, puis accrochaient en bondissant des doubles et des triples croches aériennes qui donnaient une harmonie orchestrales à leur fuite.

  • Des milliers d'assauts quotidiens de petites turpitudes, de bassesses, de méchancetés, de jalousies qui se formaient en tourbillons pour devenir des vols, des crimes, des assassinats. Son métier ne lui donnait à voir que le côté obscur de l'humanité.

  • Tu crois en Dieu ? demanda Akounine au lieu de répondre. - Moi ? J’ai déjà tellement de mal à croire en l’homme.

  • La vie, tu vois, c’est plutôt comme une yourte : tout est rond et sans côtés. Ni bons, ni mauvais. Tu es dedans, ou tu es dehors, c’est tout.

  • Un vent d’est s’était levé dans la nuit. En s’engouffrant dans la vallée de la Tuul, il avait dispersé la pollution de la ville jusque vers les contreforts du Khustain Nuruu et les steppes de Mandalgovi, laissant Oulan-Bator frigorifiée sous un ciel bleu immobile et un petit soleil blanc.

  • Pendant quelques minutes Zarza s’abîma dans la contemplation désabusée de cette ville post-soviétique qui défilait derrière les vitres, semblable à toutes celles que ces utopistes totalitaires avaient imposées, pour leur bonheur matérialiste, aux populations asservies.

  • Tu sais, les citadins et les étrangers nous prennent pour des sorciers. Toutes ces histoires de chamanes, ces pouvoirs surnaturels, ce lien avec les esprits… Tout ça n'est que foutaise. Tu sais quelle est notre seule force ? C'est celle de prendre le temps d'être là, dans la steppe, immobiles. Il suffit d'écouter et de regarder pour avoir l'air d'un sage.

  • Restez là pendant que j'apprends son boulot à votre chef, peut être que vos cerveaux atrophiés en tireront une petite leçon.

  • Et puis, quelques minutes à peine après son envol, le Fokker déchira de ses hélices vrombissantes le voile épais qui étouffait la ville et jaillit dans le bleu lumineux du ciel. Oulan-Bator n’était rien en regard de la Mongolie tout entière. Juste une petite métropole prétentieuse encaissée dans une petite vallée fermée qui gardait sur elle ses fumées. Et tout autour, la Mongolie. La vraie Mongolie qu’il aimait.

  • Le massif de l’Otgontenger tout entier était une Zone Strictement Protégée. Autant pour la faune et la flore qu’il abritait que pour l’esprit sacré qu’il représentait aux yeux de tous les Mongols. Aucune implantation humaine n’y était autorisée à l’exception du petit musée d’Agop et de deux temples bouddhistes. Le premier pour étudier et préserver la nature, les seconds pour protéger et honorer les âmes.

  • Devait-il vraiment continuer à aimer ce pays qui courait à sa perte, avec la même arrogance qu'il avait chevauché, des siècles plus tôt, à la conquête de civilisations qui lui étaient cent fois superieures?

  • Qu'est ce que c'est que ce baragouin? se moqua Zarza. - Ah, là tu te trompes, camarade. Le Baragouin, c'est le breton, du temps où ils quémandaient dans leur langue, en terres françaises, du pain et du vin. Barra et Gwin. C'est du moins ce qu'on dit.

  • Oyun aperçut devant eux un renard blanc en maraude dans la neige. Son museau pointu frôlait les cristaux brillants comme s'il pistait en zigzag une proie invisible et ivre. Soudain, les oreilles dressées, il se figea face à un petit tas de pierres enrobé d'une croûte de glace. Immobile, il s'était fondu dans le paysage immaculé. Puis en trois bonds il avait surpris le pika des steppes qui s'était aventuré hors de son petit nid de foin entre les pierres. Maintenant le lièvre crieur nain bondissait dans la neige sans aucun espoir d'échapper au renard. Dans cette étendue moirée jusqu'à l'horizon, la scène bouleversa Oyun par sa beauté et sa cruauté à la fois. Mais comme le renard s'apprêtait à bondir pour briser l'échine du frêle rongeur, un appel criard stria l'azur et un faucon chasseur s'abattit sur le renard pour lui déchirer la gorge entre ses serres.

  • Autour de la mine, à vingt kilomètres d'ici, la teneur en radon est cent fois plus élevée que les normes admises. En ville, on ne mesure plus depuis vingt ans, histoire de ne pas savoir. Mais je peux te dire qu'ici, on mange de l'uranium, on boit de l'uranium, et on respire de l'uranium. Et je ne te parle pas des métaux lourds et des boues toxiques dans laquelle tu patauges dès que tu descends du trottoir.

  • Décidemment, Big Brother n'était rien comparé à l'agglomérat des milliards de Mini Brothers s'espionnant les uns les autres.


Biographie

Journaliste, éditeur et écrivain dont le vrai nom est Patrick Manoukian.
Il a écrit sous les pseudonymes de Manook, Paul Eyghar, Ian Manook et Roy Braverman. Il signe également, avec Gérard Coquet, sous le pseudonyme collectif de Page Comann.
Grand voyageur, dès l’âge de 16 ans, il parcourt les États-Unis et le Canada, pendant 2 ans, sur 40 000 km en autostop. Après des études en droit européen et en sciences politiques à la Sorbonne, puis de journalisme à l’Institut Français de Presse, il entreprend un grand voyage en Islande et au Belize, pendant quatorze mois, puis au Brésil où il séjournera treize mois de plus.

De retour en France au milieu des années 1970, il devient journaliste indépendant et collabore à Vacances Magazine et Partir, ainsi qu’à la rubrique tourisme du Figaro. Journaliste à Télémagazine et Top Télé, il anime également des rubriques "voyage" auprès de Patrice Laffont sur Antenne 2 et de Gérard Klein sur Europe 1. Il devient ensuite rédacteur en chef des éditions Télé Guide pour lesquelles il édite, en plus de leur hebdomadaire, tous les titres jeunesse dérivés des programmes télévisés : Goldorak, Candy, Ulysse 31. Patrick Manoukian écrit en 1978 pour les éditions Beauval deux récits de voyage : "D’Islande en Belize" et "Pantanal".

En 1987, il crée deux sociétés : Manook, agence d’édition spécialisée dans la communication autour du voyage, et les Éditions de Tournon qui prolongent son activité d’éditeur pour la jeunesse (Denver, Tortues Ninja, Beverly Hill, X-Files…).
De 2003 à 2011, il signe les scenarii de plusieurs bandes dessinées humoristiques. Son roman pour la jeunesse "Les Bertignac : L'homme à l’œil de diamant" (2011), obtient le Prix Gulli 2012.

En 2013, il publie un roman policier intitulé "Yeruldelgger". Les aventures du commissaire mongol éponyme lui ont valu pas moins de seize prix dont le Prix SNCF du polar 2014. Lesdites aventures se poursuivent dans "Les temps sauvages" (2015) récompensé par un nouveau prix et "La mort nomade" (2016).
Son roman "Hunter" (2018) est suivi de "Crow" (2019) , deuxième titre d'une trilogie qui attend sa conclusion.



mercredi 10 juillet 2024

Ian MANOOK – Aysuun – Editions Albin-Michel – déc 2023

 

L'histoire

1930, quelque part en Mongolie entre les premières cimes de l'Altaï et la steppe, Asyuun vit tranquille avec sa famille qui vit de la vente du lait de chèvres. Mais c'est sans compter sur la volonté de Staline d'unifier la Mongolie et de chasser les nomades. Ainsi un régiment de soldats russes dirigés par le sadique colonel Kariakine, qui tue le mari et les deux plus jeunes enfants et viole durement la petite Aysunn 12 ans et sa mère Tsyann. 25 plus tard, la jeune femme reconnaît son bourreau et décide de se venger de lui, nous entraînant aussi bien dans les recoins de l'histoire que dans un western de la taïga passionnant.


Mon avis

Après le succès de sa trilogie Yeruldelgger, l'auteur revient sur un épisode de l'histoire difficiles des Mongols, Touvans (ethnie proche nomade) peu connu. Celui de l'assimilation voulue par Staline, et les dirigeants suivants. Il s'agit de sédentariser les peuples nomades et de leur imposer la culture communiste.

En 2023, une très vieille dame de 106 ans (Aysuun) raconte sa vie à un jeune étudiant « Petit frère » comme elle l'appelle. A 12 ans, Aysunn et sa mère sont violées et laissées pour morte par le régiment du cruel colonel Kariakine. La jeune fille accouche d'un garçon dont elle ne veut pas et qui sera adopté par ce colonel viscéralement attaché aux lois communistes, même si dans les faits, il ne le respecte pas, pillant, tuant, volant les biens de nomades. Sous la protection de son chamane, un homme qui est là pour soigner grâce à sa connaissance des plantes et pour faire régner l’harmonie entre la terre-mère et le ciel-père, Aysuun vit protégée, cavalant dans la steppe ou explorant les recoins des contreforts des monts Altaï. Elle fait aussi de discrètes incursions autour du fort guerrier russe, entourée de yourtes et d'un véritable petit village touvan. Mais quand un nouveau colonel est nommé, elle reconnaît de suite son bourreau. Et n'a qu'une idée en tête : se venger pour la mort de son père, son petit frère, sa petite sœur et de son viol et celui de sa mère devenue muette et quasiment morte-vivante.

Pour cela, elle va élaborer un piège ingénieux, aidée de son petit ami Tumur, du chamane et d'une petite communauté. Mais aussi par les chevaux, ces indispensables compagnons seuls capables de parcourir la steppe et de résister aux grands froids. Mais aussi aidée par les Ours, les pires prédateurs de l'homme, sauf si on les respecte, et les loups amis des Touvans qui ne leur ont jamais fait de mal. Si on tue des yacks pour manger, on ne prélève que le nécessaire et on respecte leurs esprits. Une bien jolie philosophie de vie, aujourd'hui disparue au nom de la mondialisation et du progrès.

Parsemé des légendes et des croyances touvannes, entre poésie de cette nature complexe, faux amis et trahisons, c'est un grand roman épique que nous livre Ian Manook. Aysuun, rebelle, farouche, déterminée, et ingénieuse est de ces héroïnes que l'on ne croise pas souvent. Elle est la mère de Yeruldelgger.

Page turner à souhait, le roman mêle une réalité historique méconnue à la philosophie de vie simple et empathique d'un peuple de nomades qui se contente de l'essentiel. Certains lieux cités dans le roman existent réellement.


Extraits

  • Ne fais pas semblant, petit frère, ne retiens pas ta surprise, je sais l’âge que j’ai et le visage qui va avec. Cent six ans et la peau ridée comme une risée sur la rivière. Pas de quoi jouer au bâton blanc dans la nuit, je te l’accorde. Mais j’ai encore tout mon entendement pour te raconter chaque partie que j’ai disputée dans ma vie. Parce que la vie, petit frère, ce n’est que ça. On jette le bâton blanc dans la nuit et tout le monde court après, à l’aveugle. Quelques-uns ne cherchent qu’à le gagner aux dépens des autres, et d’autres juste à s’amuser. Certains se battent à mort pour ce bout de bois, ou s’en moquent et en profitent pour frôler l’amour. Se voler un baiser. Disparaître un instant, main dans la main, le souffle court et les joues pourpres. Ce n’est rien d’autre que ça, la vie, petit frère.

  • Il paraît qu’en Europe, en France je crois, boire son café debout est signe d’une dispute à venir, dit-il en savourant le reste de son beignet frit à la graisse de mouton. - Les hommes savent inventer tant de raisons de se quereller, répond Tsuyann sans se retourner, crois-tu vraiment qu’ils aient besoin de l’excuse d’un café debout ? - C’est une croyance. Elle doit bien avoir un sens, comme toutes celles qui régissent l’ordonnancement de nos yourtes. Peut-être pour forcer les gens à prendre le temps de partager leur café.

  • Mongols et Touvans se volent les chevaux depuis toujours. Personne ne saura jamais qui a commencé. Les deux peuples en mangent pour survivre, même si les Mongols n’en font pas commerce comme les Touvans. Les Soviétiques font la même chose. Chaque nomade doit au kolkhoze un pourcentage de son troupeau. Les chevaux qu’ils ne peuvent pas monter, ils les abattent. Sauf qu’eux le font sans aucun respect, ni de la bête, ni se son esprit, ni de son âme.

  • Son cœur n’est qu’un cheval immobile. Je prends son visage entre mes mains et pose mon nez contre sa tempe, pour la saluer à la façon des Touvans.

  • Cette tente ronde, reliant la terre mère au ciel père par la colonne sacrée du feu central, symbole de l’univers, redevient le monde tout entier à elle seule.

  • Alors agissons comme l’ont fait les Américains : débarrassons-nous de ces nomades comme ils ont exterminé leurs Indiens. Les plaines libérées de ces parasites, nous pourrons y construire et y développer de grandes métropoles comme ils l’ont fait. C’est le sens de la révolution. Urbaniser et prolétariser la steppe.

  • L’amour de Tumur est un doux et puissant tumulte. Une longue rivière aux remous profonds, une chevauchée dans le vent, des montagnes et des vallées. Il est l’ours bienheureux et chaleureux, le loup aimant et caressant, l’aigle protecteur qui t’emporte au-dessus du monde. Il est tout à la fois, autour de toi et en toi.

  • Petit frère, il n’y a rien de plus beau que des chevaux s’enivrant de leur liberté. Surtout dans une steppe sans fin et sous l’immensité du ciel nocturne. C’est autre chose que de faire des roues arrière sur son scooter dans une artère d’Oulan-Bator, non ? J’ai appris que des petits-fils de nomades faisaient ça, maintenant.

  • Ce n'est qu'un bivouac, pas un aal. Pas de yourte. Des peaux autour d'un feu. Notre terre mère comme lit immense et tout le ciel comme couverture. L'amour de Tumur est un doux et puissant tumulte. Une longue rivière aux remous profonds, une chevauchée dans le vent, des montagnes et des vallées. Il est l'ours bienheureux et chaleureux, le loup aimant et caressant, l'aigle protecteur qui t'emporte au-dessus-du monde. Il est tout à la fois, autour de toi et en toi. Il est le monde réenfanté. Je ne sais pas si les hommes peuvent ressentir ça, petit frère, cette sensation, après l'amour, d'être pleine d'une autre vie.Pas comblée au sens de savoir ses plaisirs assouvis, mais au sens d'être habitée par l'être aimé au point de vouloir le garder en soi, et le chérir dans ton ventre comme l'enfant à naître que tu voudrais qu'il devienne...

  • Du temps de nos grands empires, petit frère, du temps où nos Khans conquéraient les deux tiers du monde connu, leurs arcs et leurs flèches étaient l’instrument de leur terreur. Va savoir pourquoi, de nos jours, dans les jeux sportifs de nos naadym, la lutte et les chevaux sont l’apanage des hommes alors que le tir à l’arc est abandonné aux femmes.

  • Quel que soit le conflit, l’Union soviétique n’a jamais voulu admettre ses pertes. Regarde, c’est toujours et encore la même chose avec les Russes d’aujourd’hui. 
— L’incident de Damanski a fait plus de soixante morts ?
 — Un incident ? Les chiffres communément admis aujourd’hui sont de vingt à vingt-cinq mille morts, petit frère.

  • Les bivouacs sont des instants privilégiés, petit frère, je te l’ai déjà dit et je te le redis, parce qu’ils sont l’essence de notre vie de nomade. Des moments suspendus où tu n’es plus qu’un caillou dans l’univers. Une pierre immobile et millénaire. Sur le dos, ton corps finit par appartenir à cette terre qui te porte. Au-dessus de toi, la contemplation vertigineuse du ciel constellé d’étoiles t’aspire au-delà de toute limite. Et tu te sens appartenir à tout ça. À ce vertige. Et si tu aperçois une étoile filante, dis-toi que nos existences sont comme ça. Des petits bouts d’univers qui filent et se consument. Et disparaissent.

  • Olygbay est une fille des steppes, comme je le suis moi-même. Mais sais-tu au moins ce que cela veut dire, petit frère ? En ce temps-là, les Soviétiques avaient interdit les noms de clan et les noms de famille. Nous ne nous nommions plus que par nos prénoms. Mais la tradition voulait, malgré tout, que nous appelions grande sœur ou grand-mère toute femme plus âgée, ne serait-ce que d’un seul jour. Selon cet usage, Olygbay était ma petite sœur, même si nous n’avions jamais appartenu à la même famille ni au même clan. Seuls le destin et ses chemins sombres ont fait que nos vies se sont croisées et que nous avons partagé la même yourte, loin du kolkhoze, de la garnison et des autres nomades. Triste destin puisque Olygbay est bien plus qu’une petite sœur. Ce qui a fait d’elle une fille des steppes, c’est-à-dire une fille-mère, a emporté à jamais son désir de grandir. Son âme a dû se protéger en redevenant celle d’une enfant. Un peu trop naïve. Un peu trop innocente. Un peu trop joyeuse. Je te raconterai comment plus tard.

  • L’officier assume. Lui aussi obéit à un ordre supérieur. Il est russe, et l’armée russe a toujours usé du viol comme d’une arme de guerre. Une arme de vengeance contre tout ce qui n’est pas russe. Contre tout ce qui ose se dresser contre la Russie, impériale ou soviétique, peu importe. Contre tous ces peuples mineurs qui n’ont rien compris à la grandeur héréditaire de la Russie. Lui, il est d’un peuple élu, par Dieu ou par Staline, peu importe, mais élu. Supérieur. Il est russe, et que ces petits peuples merdiques qui refusent de l’admettre en crèvent, dans le sang du ventre de leurs femmes et de leurs filles.

  • Aucun de ces misérables culs-terreux de nomades, Mongols, Touvans, Kazakhs ou n’importe quoi, ne doit se mettre en travers des jours glorieux qu’ont décidés pour eux les pères de la révolution. Lui, il est fier et sans honte aucune de participer à la campagne de pacification ordonnée par le camarade Staline contre ces peuplades sauvages. Contre tous ceux qui se refusent à vivre en kolkhoze ou en sovkhoze selon la loi soviétique, tous ceux qui prétendent à une liberté autre que celle décrétée par l’État au nom du Peuple. Tous ceux qui croient en des dieux, des esprits ou en n’importe quelle autre « supercherie » au lieu de ne croire qu’au Parti et aux lendemains glorieux de la révolution. Ceux-là doivent être éliminés. Eux et leur passé lamentable, leur culture de breloques et de chimères. Et toute leur descendance avec.

  • Dans la steppe. Un soleil de braise empourpre déjà les sommets lointains. Des ombres bleues creusent les montagnes. Le ciel universel s'éteint et je m'allonge sur le dos pour ne plus voir que lui, dans la démesure de son immensité. Je le sens tout autour de moi, plus haut que moi, plus loin que moi, envelopper le monde tout entier jusqu'à des contrées lointaines que je ne connaîtrai jamais.

  • Bien que je n’aie fait que le penser, Gombo me répond. - Petite sœur, ce sont peut-être eux qui, par remords, t’offrent aujourd’hui cette occasion. Ou peut-être que les esprits ne sont pour rien ni dans le crime qui t’a frappée, ni dans la vengeance avec laquelle tu vas frapper en retour. Les esprits veillent essentiellement à l’harmonie entre les hommes et la nature. Je ne suis pas certain qu’ils s’intéressent à celle des hommes entre eux. Ceux-là, pauvres mortels, peuvent bien se jalouser, se combattre et se massacrer, comment compteraient-ils pour les esprits, face à l’univers qui nous survivra ?



Biographie

Né à :Meudon, le 13/08/1949, journaliste, éditeur et écrivain dont le vrai nom est Patrick Manoukian. Il a écrit sous les pseudonymes de Manook, Paul Eyghar, Ian Manook et Roy Braverman. Il signe également, avec Gérard Coquet, sous le pseudonyme collectif de Page Comann.
Grand voyageur, dès l’âge de 16 ans, il parcourt les États-Unis et le Canada, pendant 2 ans, sur 40 000 km en autostop. Après des études en droit européen et en sciences politiques à la Sorbonne, puis de journalisme à l’Institut Français de Presse, il entreprend un grand voyage en Islande et au Belize, pendant quatorze mois, puis au Brésil où il séjournera treize mois de plus.
De retour en France au milieu des années 1970, il devient journaliste indépendant et collabore à Vacances Magazine et Partir, ainsi qu’à la rubrique tourisme du Figaro. Journaliste à Télémagazine et Top Télé, il anime également des rubriques "voyage" auprès de Patrice Laffont sur Antenne 2 et de Gérard Klein sur Europe 1. Il devient ensuite rédacteur en chef des éditions Télé Guide pour lesquelles il édite, en plus de leur hebdomadaire, tous les titres jeunesse dérivés des programmes télévisés : Goldorak, Candy, Ulysse 31. Patrick Manoukian écrit en 1978 pour les éditions Beauval deux récits de voyage : "D’Islande en Belize" et "Pantanal".

En 1987, il crée deux sociétés : Manook, agence d’édition spécialisée dans la communication autour du voyage, et les Éditions de Tournon qui prolongent son activité d’éditeur pour la jeunesse (Denver, Tortues Ninja, Beverly Hill, X-Files…). De 2003 à 2011, il signe les scenarii de plusieurs bandes dessinées humoristiques. Son roman pour la jeunesse "Les Bertignac : L'homme à l’œil de diamant" (2011), obtient le Prix Gulli 2012.
En 2013, il publie un roman policier intitulé "Yeruldelgger". Les aventures du commissaire mongol éponyme lui ont valu pas moins de seize prix dont le Prix SNCF du polar 2014. Lesdites aventures se poursuivent dans "Les temps sauvages" (2015) récompensé par un nouveau prix et "La mort nomade" (2016). Son roman "Hunter" (2018) est suivi de "Crow" (2019) , deuxième titre d'une trilogie qui attend sa conclusion.

mercredi 27 mars 2024

Gisèle PINEAU – La vie privée d'oubli – Editions Philippe Rey – 2024 -

 

 

L'histoire

En Guadeloupe, Margy et Yaelle sont amies d'enfance et surtout spécialisées en bêtises d'adolescentes. Mais quand Yaelle, à la demande de petit-ami de Margy, fait un voyage à Paris, en tant que mule ayant ingérer plus de 60 boulettes de cocaïne, c'est le drame. Des boulettes éclatent dans l'intestin et elle est hospitalisée d'urgence. Au pays, à Gwada, c'est le déshonneur assuré. Margy qui a peur que les maffieux la retrouve par aussi en France, où elle est hébergée par Tante Anna, la tante de Yaelle, une femme qui porte un secret mais qui adopte cette gamine drôle et pleine de vie qui va aussi s'occuper de l'amie hospitalisée. Pendant cet temps, Maya, une étudiante métisse, recherche ses racines, et pense que son père est peut-être issu du Bénin ou du Nigeria (selon un test ADN). Joycy, une jeune noire qui a réussi a échapper à la prostitution espère avoir une deuxième chance dans la vie. Mais si tous ces destins étaient liés ?


Mon avis

Le dernier roman de Gisèle Pineau est un véritable hommage à des générations de femmes antillaises en remontant très loin dans le passé. En 1812, Agontimé est mariée au roi du Royaume du Dahomey (partie sud du Bénin actuel). Suspectée d'avoir fait partie d'un complot visant à tuer le roi, celui-ci la vend comme esclave. Ouidah (Bénin actuel) est alors l'un des ports les plus riches grâce à la traite des noirs. Agontimé arrive en Guadeloupe, enchaînée , nue, fouettée pour être au service d'un planteur français. Enceinte pour la 6ème fois d'un époux lui aussi esclave, elle se noie dans la rivière Bambou en essayant d’entraîner avec elle sa dernière née Idé, encore un bébé, sauvée de justesse. Mais si elle meurt physiquement, Agontimé se transforme en fantôme bienveillant, qui ne peut pas communiquer avec les membres de sa famille, mais qu'elle suit et surveille où qu'ils soient dans le monde.

Tante Anna a aussi vu en rêve cette aïeule et connaît son histoire mais ne dit rien, on la prendrait pour une folle. Mais Yaelle durant son long coma discute avec Agontimé qui lui raconte comment les noirs sont arrivés en Guadeloupe, les traitements indignes dont ils furent l'objet, et qui marquent encore la société aujourd'hui. Par exemple, les mariages avec des blancs deviennent tolérés mais il reste quand même des très vieilles rancœurs parfois inconscientes dans la population antillaise qui pourtant a été aussi métissée par les indigènes qui vivaient là et furent aussi réduits en esclavage par le colonisateur.

Les psychiatres qui suivent Yaelle sont persuadés qu'elle souffre d’hallucinations, probablement due à la drogue, puis la considère comme schizophrène. Sur les conseils discrets d'une infirmière, la jeune femme arrête de prendre les neuroleptiques prescrits et son état s'améliore, mais aussi les souvenirs d'Agontimé. Heureusement, fascinée par son récit, Margy – en plein déni de grossesse – l'enregistre sur son smartphone. De retour en Guadeloupe quelques années plus tard, les deux jeunes filles fascinées par cette histoire retrouveront la rivière Bambou, devenue filer d'eau dans une décharge, et la plantation transformée en logements.

Sur la forme, pas d'effets d'écriture, mais, et cela semble être une tendance actuelle de la littérature, le récit est compté par différentes voix, y compris par des personnages secondaires qui font des recherches sur leurs origines, ce qui permettra aussi d'heureuses retrouvailles.

Si Agontimé n'existe pas, les raisons de la traite négrière via les ports du Bénin est tout à fait réelle. Plus de 9000 personnes par an ont été vendues ainsi par les rois du Dahomey de 1750 à 1880 environ. De plus l'ancien Dahomey fut l'objet de guerres enter-ethniques entre les fons ou ewés (zone côtière du Bénin), les Yorubas du Togo et du Nigeria. Ces guerres visaient l'appropriation par la richesse générée par le sinistres commerce négrier. Ouidah (Bénin) est aujourd'hui considérée comme une ville martyre. Mais comme le note à juste titre l'autrice, derrière la façade de repentir, se cache surtout des marchés « d'antiquités » ou d'objets rappelant le triste passé de la ville. Le Bénin fait partie des pays classés comme pauvres selon l'ONU.

Mais revenons à notre histoire. Ici, les hommes ne sont pas très présents, ce sont les femmes qui font un peu la loi et la vie de la Guadeloupe actuelle. Capables de développer des petits commerces, de faire fi du dédain et des commérages, d'aider leurs filles dans l'adversité, ce sont des femmes fortes, forgées par des années de cet esclavage qui reste encore une ligne rouge, un passé mal connu des guadeloupéens ou plutôt pas tout à fait digéré. Et la jeune génération, celle des Margy ou Yaelle ? Elles rêvent en secret de devenir grande styliste pour Yaelle qui aimerait rencontrer Olivier Rousteing (le styliste très en vue de Balmain) ou de Margy qui se voit comme créatrice de coiffures afro, de tressages inventifs et colorés. Mais l'avenir ne leur offrira pas d'opportunité. Comme leurs mères, elles sont battues par des maris alcooliques, ou sous emprises de bad boys qui trempent dans la drogue ou la prostitution. Il leur en faut à ces femmes du courage pour vivre leur destin, l'inverser. La métropole les fait rêver, mais quand elles voient ce que la métropole réserve aux antillaises, les sales boulots ou des embauches dans les hôpitaux, finalement n'est-on pas mieux en Guadeloupe, entourés des siens bienveillants, des mères et grand-mères sages ?

Très page-turner, ce livre est très agréable à lire. L'autrice évite de tomber dans des clichés, même si personnellement (mais vous me connaissez) j'aurais aimé quelques pages en moins, pour éviter quelques redites. Mais le travail de recherches de Gisèle Pineau n'en est pas moins admirable et j’espère qu'il nous donnerait un autre regard plein d'empathie pour nos compatriotes dont nous ignorons ou faisons mine d'ignorer l'histoire...


Extraits

  • Elle ne les compte plus depuis un siècle révolu Elle ne peut changer le cours de leur vie, ni les alerter d'un danger, non plus les guider sur les voies qu'ils empruntent, Elle ne peut que les regarder simplement aller et venir par monts et par vaux, subir, trimer, tromper la faim, combler les heures de toutes les façons . parfois ils rêvent, crient et chantent la vie, en attendant la fin. Elle se prend alors à rire, chanter et rêver avec eux.


Biographie

Né à Paris , le 18/05/1956, Gisèle Pineau, née de parents guadeloupéens, est une femme de lettres française.
Son père, militaire de carrière, est muté en Martinique en 1970. Gisèle Pineau poursuit ses études d'abord en Martinique puis en Guadeloupe où elle passe son bac de lettres. Elle retourne ensuite à Paris et commence des études de lettres à l'université de Nanterre. Deux ans après, elle abandonne ses études pour des raisons financières. Elle obtient un diplôme d'infirmière en santé mentale par la suite.

Après ses études à Paris jusqu'en 1979, elle regagne la Guadeloupe où elle travaille comme infirmière en psychiatrie au Centre hospitalier psychiatrique de Saint-Claude.
Mère de deux enfants, elle vit à Paris depuis 2000.

Plusieurs de ces romans ont été récompensés: "La Grande Drive des esprits"Grand Prix des lectrices du magazine ELLE et Prix Carbet de la Caraïbe en 1993, "L'Espérance-Macadam" en 1995 Prix RFO, "L'Exil selon Julia" Prix Terre de France et Prix Rotary en 1996 ou encore "Folie, aller simple : Journée ordinaire d'une infirmière" Prix Carbet des lycéens en 2011.

Randolph STROW – The visitants – Editions Au vent des Iles - 2023 -

 

L'histoire

Écrit en 1959, publié en 1979 pour la première fois et traduit en français en 2023, The visitants (en anglais visiteurs ou spectre, apparition) a eu un énorme retentissement en Australie, tant pour sa structure que l'histoire incroyable que nous raconte l'auteur.

Nous sommes en Papouasie -Nouvelle-Guinée dans les îles Trobriand en 1959, alors qu'elle est sous le statut de Territoire australien où séjournait R. Strow.

Racontée par 8 voix distinctes, la majorité étant des indigènes, elle relate un fait mystérieux, l'apparition d'une sorte de soucoupe volante, dirigée par des humains qui a failli se poser sur l'île....


Mon avis

Véritable phénomène littéraire en Australien « The visitants » a reçu l’équivalent du prix Goncourt à sa parution en 1979, alors que l'auteur l'écrit 20 ans plus tôt. Et pourtant voilà un roman totalement déroutant. De une pour la langue utilisée. Les papous de Nouvelle-Guinée ont 851 dialectes différents mais une sorte de langue commune, le kiriwina, parlé par l'écrivain voyageur est devenue langue communebriand, métissage de divers dialectes et d'un peu d'anglais. La traductrice a choisi des renvois en bas de page pour traduire les mots.

L'histoire est vue par différentes personnes, qui vivent toutes sur la plantation du vieux Mc Donnell, un peu le seigneur local, et s'ouvre sur l'enquête d'un mystérieux objet volant, amical mais qui repart aussitôt après avoir failli se poser. Il faut dire que des choses étranges, ils en voient les indigènes avec le phénomène « cargo ». Des engins venus de la mer déposent des denrées alimentaires et aussi d'autres produits manufacturés. Il ne s'agit pas de prendre les papous pour des idiots mais ils ont une culture ancestrale totalement éloignée de notre culture européenne. Mais le colon n'est pas toujours sympathique, surtout quand il vient pour collecter les impôts. De plus les papous revendiquent leur indépendance alors qu'ils sont sous la tutelle de l'Australie. Indépendance qui sera enfin acquise en 1975 mais restera membre du Commonwealth.

Mais ici nous ne sommes qu'en 1959, et il y a une forme qu'incapacité des personnages principaux à se comprendre et même le désirer. Chacun a ses croyances bien ancrées, avec diverses légendes, mais une communication impossible. Sans spoiler, on peut dire que tout reposerait sur un énorme malentendu.. Et c'est là où Stow est brillant : il dénonce les méfaits de la colonisation à tout prix, mais aussi les différences entre les différentes cultures aborigènes, ce qui crée des tensions, des rancœurs, des alliances opportunes. Et son héros, Cawdor à la fin tragique, est une sorte d'Ulysse contemporain, qui est bien le seul à chercher l'harmonie là où tout n'est que désordre, ce qui nous vaut des pages de poésies totales. Mais derrière le drame, c'est tout ce système colonial qui séduit avec des babioles, qui divise les communautés au lieu de les souder. Un roman difficile mais magistral qui nous emmène non seulement très loin géographiquement, mais aussi philosophiquement.



Extraits

  • Mister Dalwood avait trouvé un petit bernard-l’hermitte sans maison et il cherchait un coquillage à lui donner. Quand il a fini par trouver un coquillage, le crabe ne voulait pas y entrer parce qu’il y avait un autre crabe dedans. Alors Mister Dalwood a cherché encore et enfin il a trouvé un coquillage vide. Il était trop grand mais le crabe est rentré dedans et a filé. « Ma bonne action pour la journée », a dit Mister Dalwood

  • Un souffle de vent a balayé la coursive au moment où je me détournais de la porte, apportant avec lui tous les parfums du matin : la mer et l’herbe, les poules et les fleurs de frangipanier, les feuilles qui dégagent toutes les odeurs possibles entre foin et vanille. Sur la véranda, j’ai empli mes poumons de cette senteur sucrée-salée de l’île après l’aube. J’ai pris ma place à la table au bord de la véranda et cherché des yeux en contrebas, à travers les rudes feuilles d’un papayer claquant au vent, le lagon étincelant et l’igau immaculé qui allait nous emmener à travers toute cette fraîcheur vers une fraîcheur renouvelée.

  • Et j’ai pensé : la honte est très puissante, la honte est terrible, surtout la honte d’un homme. J’ai pensé : voilà une chose capable de tuer, la honte d’un homme.

  • C’était seulement les yeux. Dieu sait qu’il n’avait pas grand-chose de plus pour lui. Une crevette d’homme d’âge moyen, avec une tignasse de boucles noires, en vieux short de l’armée si élimé qu’on pouvait voir le cache-sexe en fourreau d’aréquier qu’il portait en deuxième ligne de défense. Mais tellement immobile, comme s’il n’avait pas bougé depuis des heures. Et quand il a ouvert la bouche et que j’ai vu la noix de bétel sur ses dents et su qu’il allait me parler, j’ai eu très peur un instant, comme on peut avoir peur des bruits de la nuit même si on sait qu’on croit pas aux esprits.


Biographie

Né à Geraldton (Australie), le 28/11/1935 et mort le 29/05/2010 à Essex, Royaume-Uni , le 29/05/2010, Julian Randolph Stow est un écrivain, romancier et poète australien, Prix Miles-Franklin (1958); Prix Patrick-White (1979). Il sort diplômé de l'université de l'Université d'Australie-Occidentale en 1956. La même année paraît son premier roman, "A Haunted Land" (1956), récit extravagant, qui touche au gothique.
En 1957, le jeune homme prend en charge le cours de littérature anglophone à l'Université d'Adélaïde et publie sa deuxième œuvre de fiction, "The Bystander", où il reprend les thèmes du livre précédent. Il se rend par la suite dans une mission anglicane qui se consacre aux Aborigènes dans le nord-ouest du pays, travaille au côté d'un anthropologue en Nouvelle-Guinée, puis voyage en Angleterre, en Écosse et à Malte. Il vit principalement en Angleterre à partir de 1959.

Randolph Stow enseigne à l'Université de Leeds, en Angleterre, en 1962 et en 1968, ainsi qu'à l'université de son État natal en 1963. Cette année-là paraît "Tourmaline", autre roman étrange, violent et terrifiant, suivi deux ans plus tard par "The Merry-Go-round in the sea" (1965). Suivront ""Visitants" (1979), "The Girl Green as Elderflower" (1980). Ses livres confirment, sous des formes très différentes, son talent de romancier. "To the Islands" (1958) obtient le Australian Literature Society Gold Medal en 1959. Avec "Visitants", Randolph Stow a remporté le Prix Patrick White, le Nobel australien, en 1979. Ses romans mettent en scène des héros tourmentés, poussés à l'autodestruction, violents, qui s'accordent aux paysages sauvages et désertiques de l'Australie-Occidentale.
Stow publie également plusieurs recueils de poésie, parmi lesquels "Act One" (1957), "Outrider" (1962) et "A Counterfeit Silence" (1969). Il publie par ailleurs "Poetry from Australia" (1969) avec ses confrères Judith Wright et William Hart-Smith. Il est également l'auteur d'un ouvrage pour enfants, "Midnite" (1967), ainsi que de deux livrets pour des opéras.


mardi 16 mai 2023

BECKY MANAWATU – Bones Bay – Editions Au vent des Iles 2022 -

 

L'histoire

Nouvelle Zélande, Kaikoura, un village côtier maori.

Tauriki, 17 ans, le quitte à la mort accidentelle de ses parents et emmène son petit frère de 8 ans Amara vivre chez sa tante Kat dans une campagne perdue. Il n'a pas envie de s'occuper de son frère, plus préoccupé par la liberté de faire ce qu'il veut, et peut-être aussi retrouver sa vraie mère. Amara est un gentil garçon qui se lie vite d'une forte amitié avec Beth, une gamine de son âge effrontée mais affectueuse. Nous suivons en parallèle l'histoire d'un coupe Jade et Toko, Jade craignant le retour d'un compagnon qui la tabassait et de son comparse qui à force de coups à tué sa compagne enceinte. Quels sont les liens entre ses personnages et que deviendra-t-il de cette famille décomposée ?



Mon avis

On lit rarement des auteurs de Nouvelle-Zélande. Si on connaît ce pays grâce aux films de Jane Campion (An angel at my table, La leçon de piano et la série télévisuelle Top of the lake, pour les paysages fabuleux et son univers particulier, finalement nous ne connaissons pas grand chose à ce pays qui est composé à 74% d'européens, 15% de maoris, le reste venant d’Asie ou de Polynésie.

Pour son premier roman, Becky Manawatu nous fait entrer dans l'univers principalement maori en se concentrant sur une famille dysfonctionnelle.

Tauriki, qui veut vivre sa vie de musicien vagabond et ne sait pas faire des choix, va finalement être obligé de retrouver sa mère biologique. En alternance avec la voix de Tauriki, celle de son petit frère, le gentil Amara. Placé chez sa tante, une femme qui fait de son mieux malgré les violences de son mari, un fermier peu aimable, il vit très mal l'abandon de son frère dont il espère le retour. Mais heureusement, il noue une amitié forte avec Beth, la fille d'un voisin, une gamine délurée, fantasque et qui,sous des airs de peste, adore son nouvel ami.

Et puis surgit l'histoire d'un jeune couple Jade et Toko. De Jade on ne sait pas grand chose si ce n'est qu'elle s'est liée à un gang de voyous qui sévit à Auckland. Elle se drogue, subit les violences de son compagnon, tout comme sa cousine Sat qui meurt enceinte sous les coups de son conjoint. Elle est sauvée par Toko, un jeune homme issu d'une famille maori respectable vivant sur dans un petit village de pêche. S'ajoute la voix étrange d'une femme morte. Bien évidemment nous aurons les réponses que nous nous posons – même si nous les entrevoyons – à la fin du roman.

La construction du roman peu un déroutante permet aussi au lecteur de ne pas être passif, mais déjà de recouper des informations données ici et là et j'aime cette idée justement qui rend ce roman addictif. Il se passe essentiellement en communauté maori, une communauté attachée à ses traditions mais qui ne renie pas la modernité. C'est surtout le sort des femmes qui est mis en avant. Les femmes blanches comme Jade ou les maories comme Tat appartiennent aux hommes blancs, qui les considèrent comme non pas comme des individus mais leur possession, n'hésitant pas à les tabasser, à les entraîner dans la drogue ou exercer des représailles si elles préfèrent des hommes noirs, les maoris. Mais il y aussi une part de défiance coté Maori, surtout de la part de la grand mère Nanny vis-à vis de sa belle-fille dont elle ne connaît pas l'histoire et qu'elle accuse de tous les malheurs de la famille. Seul Toko, et Tommy sont des hommes respectueux, les futurs modèles on espère pour Tauriki et Amara. Seule la fantasque mais pragmatique Beth, cette amie indéfectible d'Amara apporte la solution finale mais aussi la joie avec sa proportion infinie à faire des bêtises. C'est la fraîcheur nécessaire dans ce roman sombre, bercé aussi par des contres maoris, souvent des histoires fantastiques ou effrayantes. Et puis les oiseaux, ceux qui sont aux cœur des contes, ceux qui sont tatoués sur Jade, ceux qui effrayent, ceux qui réveillent le matin.

Pour ce livre qu'elle a mis 2 ans à écrire, Becky Manawatu s'est inspirée d'une histoire réelle (le meurtre de son cousin assassiné par son beau-père, il avait 11 ans et elle 10). Les nombreux mots maoris (que l'on finit par comprendre) à ajoute un charme supplémentaire dans ce récit totalement inédit, avec son écriture qui sait se faire forte, poétique, et nous saisit par la variété des émotions qu'ils suscitent. Une très belle découverte.


Extraits :

  • Le pire, c’est que je pensais pas que tante Kat était une mauvaise personne, elle était juste le fantôme d’une personne, et je savais pourquoi, oncle Stu faisait douter les gens de leur propre existence et, à force de douter de son existence, on finissait par disparaître.

  • Ils savaient qu’il y avait un fond, une fin à leur chute. Que s’ils déconnaient vraiment, quelqu’un finirait sans doute par s’en rendre compte et les arrêterait. Le côté sans fond de ma vie donnait le vertige. Les choix étaient aussi écrasants que cette terrible mer.

  • J’en ai mis un autour de mon pouce, et ça m’a fait du bien. Alors j’en ai mis un aussi sur mon genou. Puis un autre sur mon front, et un autre sur l’autre genou, et j’en ai mis aussi sur ma nuque, sur ma poitrine, j’en ai mis un sur mon nombril et quand y a plus eu de sparadraps, j’ai arrêté de chercher des endroits où j’avais mal.
    (Ari, qui, pour atténuer ses angoisses, a besoin de mettre des sparadraps partout)

  • Les histoires sont un savoir, le savoir est un pouvoir et, un jour, on prendra notre pouvoir et on régnera sur quelque chose de mieux que cette Maison.

  • J’ai fermé la bouche et retenu les mots qui me brûlaient les mâchoires et la langue, le fond de ma gorge. Je les ai mâchés comme une poignée de minuscules échardes et j’ai tenté de les avaler. 

  • J’avais peur d’aller courir dehors dans le monde alors que personne, sans doute, me remarquerait, parce qu’ils étaient tous trop occupés à pas se faire aspirer dans le trou avec l’eau du bain, et peut-être même qu’ils se demanderaient si j’avais vraiment été là, car j’étais peut-être juste un fantôme et pourquoi auraient-ils gâché leur précieux temps pour chercher un fantôme ?


Biographie

Né en 1986 Becky Manawatu est une écrivaine néo-zélandaise maorie. En 2020, elle a remporté deux Ockham New Zealand Book Awards pour son premier roman, Auē (Bones Bay) et ​​Best Crime Novel aux Ngaio Marsh Awards 2020.
Manawatu a quitté son pays à l'âge de 18 ans pour accompagner la carrière de son mari en tant que joueur de rugby professionnel et entraîneur en Italie et à Francfort , en Allemagne. Elle a commencé la rédaction de son roman en Allemagne puis l'a fini à son retour en Nouvelle Zélande, entourée par sa famille, et son éditrice. Elle est devenue une des îcones littéraires dans son pays et commence à être traduite dans le monde entier.

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