vendredi 31 janvier 2025

Grégoire BOUILLIER – Le syndrome de l'Orangerie – Flammarion – 2024

 

 

L'histoire

Le détective Bmore refuse les affaires que lui soumet sa fidèle assistante Penny. Pour lui changer les idées, elle l'emmène voir les Nymphéas de Monet, à l'Orangerie. Mais au lieu de l'effet apaisant recherché, le détective sent sourdre en lui une sombre angoisse. Il lui faut alors remonter la vie du plus célèbre peintre impressionnistes pour comprendre. Une enquête hors-norme et complexe s'annonce.


Mon avis

Ce roman n'est nullement une biographie de Claude Monet, mais une enquête (ou une quête) personnelle du détective Bmore (le double de l'auteur). Vous allez visiter les nymphéas, 8 grands panneaux monumentaux peints entre 1914 et 1918 par le grand peintre. Souvent le ressenti est pacifique, même spirituel. Pour les avoirs souvent vus, j'en ai tiré une source de méditation profonde comme si j'étais dans une chapelle laïque.

Mais pas pour Bmore, qui ressort angoissé de cette visite où il identifie la mort. Il ne va alors chercher qu'une seule chose : comprendre le pourquoi de cette angoisse, donc comprendre la période où Monet a peint ses fameux panneaux. Le maître de l'impressionnisme voulait en faire don à l’état, aussi pour faire plaisir à son ami Clémenceau. Alors que l'art évolue avec les fauvistes, puis les cubistes, puis le début de l'abstraction, Monet reste fidèle à sa peinture, dans son jardin de Giverny. Enfin pas vraiment, le peintre perd la vue, atteint d'une cataracte dont il refuse l'opération douloureuse et sans résultats probants pour l'époque. C'est de mémoire, dans l'immense atelier de 300m2 qu'il fait construire ses tableaux. Monet a perdu un fils Jean en 1914, et le second Michel est envoyé sur le front de la Guerre 14-18, mais il revient heureusement sain et sauf.

Au fil de ses recherches, le détective se persuade que derrière les grands panneaux des Nymphéas se trouve la mort. La mort des proches, mais surtout les morts de la première guerre mondiale. Pour cela il réunit des éléments de la vie de Monet qui semblent coïncider avec les tableaux.

Avec ce livre étrange, qui nous fait passer des camps de concentrations à une correspondance avec une détenue, l'auteur prend comme prétexte les Nymphéas pour d'une part critiquer notre système actuel qui prive de libertés plus qu'il n'en donne, et d'autre part reprend la thèse émise par Duchamp : entre l'intention du peintre, la réalisation de l’œuvre, il y a le regard du spectateur, autrement dit son ressenti. Ici le ressenti négatif est une mise en abîme des maux qui accablent le monde, et les « preuves », lettres et biographies de Monet sont des témoins à charge,

Si l'idée est séduisante, le roman souffre de redites et de longueurs et d'éléments qui n'ont rien à voir avec la peinture et l’œuvre du peintre. C'est justement ce manque de recul qui, bien que le livre soit passionnant, qui fait basculer le livre dans un amalgame un peu cliché. Déconstruire une peinture ne peut être faite que par un autre artiste, toute l'histoire de l'Art en témoigne. Même si le parti-pris et l'éclairage sur les moments difficiles qu'a vécu Claude Monet sont très bien retracés, il n'y a pas de place à la poésie. Que sait-on exactement de la mentalité du peintre lorsqu'il peint les grands Nymphéas ? Seul lui pourrait nous répondre. Alors à nous de nous plonger si nous le pouvons dans les deux salles de l'Orangerie et y voir ce que nous nous avons envie d'y voir, car nous sommes des êtres subjectifs.

De plus l'écriture, avec ses longues phrases, et quelques clins d’œil aux lecteurs deviennent un peu envahissante, et le procédé est sans finesse.

Un avis mitigé donc, et finalement je conseille aux lecteurs de se plonger dans une très bonne biographie de Claude Monet, qui ne verra jamais les Nymphéas installés à l'Orangerie, il décède un an avant.


Extraits

  • Que voit-on d’un tableau ? On ne sait pas. On ne sait jamais. On ne nous a jamais appris à voir avec nos yeux. Raison pour laquelle, devant une peinture, nous nous dépêchons de lire le cartel qui indique le nom du peintre, le titre de l'œuvre, la date, etc. Nous nous empressons de prendre des informations afin d'avoir des mots. C'est important les mots. (J'en sais quelque chose.) Car nous voici sauvés ! Nous savons tout à coup le nom du peintre, le titre de l'œuvre, la date, etc. Voici que nous avons quelque chose à dire. Voici que nous avons l'impression de savoir et, donc, de voir. (Youpi !) À partir de là, nous ne voyons plus avec les yeux mais avec les mots. Nous voyons la peinture à travers les lunettes que les mots nous chaussent, comme si les mots permettaient de mieux voir et que c'étaient eux qui donnaient à voir, eux qui étaient nos yeux, tout à coup. (Grave erreur !) Car il s'agit d'un tour de passe-passe.
    Dans ce passage des yeux qui regardent le tableau aux yeux qui lisent ce qui est écrit dessous, il y a le passage de l'image à la parole, des sens à l'intellect, de l'individu à la société. Il y a que nous perdons de vue la peinture et que nous perdons la vue tout court. Loin de nous ouvrir les yeux, les mots ne font que mettre des mots sur notre cécité. Ils nous forcent à regarder ailleurs en socialisant notre regard et en nous empêchant de tomber dans le vide de notre rétine. Car l'œil ne sait pas ce qu'il voit. De même que les cartes ne savent pas qu’elles jouent au poker et, de ce fait, qu'elles se fichent du gagnant comme du perdant, les yeux ne savent pas ce qu'ils voient. Ils ne savent même pas qu'ils voient ! Comme aux animaux, il manque aux yeux la parole et ainsi ne peuvent-ils pas dire ce qu'ils voient. S'ils le pouvaient, ils auraient d'autres mots que ceux que nous plaquons sur la peinture.

  • Quittant l'embarcadère, j'avais repris la sente qui cheminait le long du bassin aux nymphéas, marchant au fil de l'eau et admirant autour de moi l'espace fait beauté, la nature faite culture (en accord avec elle). Rien ne troublait l'eau. Pas une ride. Si bien que le ciel s'y réfléchissait avec une netteté incroyable. On regardait le bassin et on ne voyait plus l’eau, non, on voyait le bleu du ciel, on voyait les nuages qui couraient et floconnaient, on voyait les arbres qui, de la berge, s'élançaient vers le haut en même temps que vers le bas de part et d'autre d'une ligne, traçant un nouvel horizon. Toute la réalité se trouvait incroyablement inversée. Absolument dédoublée. C'était fascinant. Il fallait venir ici pour se rendre compte que le bassin aux nymphéas était un miroir, à la fois immense et parfait. À l'eau, il substituait l'air. Il transformait, en le retournant comme un gant, l'incommensurable en commensurable. Il faisait descendre le ciel sur la Terre, jusqu'à devenir lui-même le ciel, le Très-Haut. Si, pour les catholiques, les âmes montaient au ciel, elles descendaient ici tout en bas, dans le Très-Haut. Façon pour le républicain convaincu qu'était Monet d'imaginer une solution laïque à d'épineux problème de la vie après la mort ? (Mon syndrome de l'Orangerie fait oui de la tête !)

  • C'est en 1920 qu’Aragon publia son poème « Persiennes » (au pluriel) dans lequel il répète vingt fois de suite le mot « persienne » (au singulier), comme si répéter vingt fois un seul et même mot suffisait à faire un poème. Et, de fait, cela peut suffire. Car dans ces vingt répétitions du mot « persienne », le mot « persienne » devient autre chose que le mot « persienne ». De l'un à l'autre, il ne cesse de changer de sens et même de sonorité, jusqu'à devenir un mot-valise, un mot dépourvu de sa signification propre et même de toute signification. Voici que le mot « persienne » devient un mot inconnu, un mot nouveau, un mot étranger, un mot vidé de tout contenu. Il peut aussi bien signifier « persienne » que son contraire. Signifier « jalousie ». Signifier « les horreurs de la guerre de 14 ». Ou « Tartempion ». Ou « Mèretien » si « Pèresienne ». Tout ce qu'on veut. Il suffit de répéter vingt fois le même mot pour, avec une économie de moyens formidable (la simple itération d'un mot), faire vaciller tout l’édifice du langage et, dans le cas de Monet, ce fut l'édifice de la peinture.

  • Les Nymphéas ne seront ouverts au public qu’en 1927, un peu moins d’un an après la mort de Monet. Mais au moins ses volontés furent-elles respectées en tous points. À savoir : deux salles aux murs arrondis formant une lente ellipse et reproduisant la forme ovoïde du bassin aux nymphéas qui, à Giverny, était divisé en deux parties avec le fameux pont japonais les enjambant. À propos de ces deux salles, on a parlé d’une espèce de ruban de Moebius, de signe mathématique de l’infini s’accordant symboliquement avec cette œuvre sans bornes ni horizon. Monet, lui, parlait de « deux anneaux ingénieusement enchaînés l’un à l’autre », pour une « immersion contemplative » quasiment au fil de l’eau.

  • Une bibliothèque dit beaucoup de son propriétaire. On voit ce qu’il aime, ce qui l’intéresse, à quoi il rêve, ses goûts et ses secrets, sa quête. On voit son intériorité. (Ce pourquoi les maisons sans livres n’ont pas d’âme.)

  • Que disait déjà Edgar Poe : « L’art consiste à exagérer des choses fausses afin d’en dissimuler de vraies. »

  • C’est lorsque le bien comprend qu’il ne viendra pas à bout du mal qu’il devient lui-même le mal absolu.


Biographie

Né à Tizi-Ouzou, Algérie , le 22/06/1960, Grégoire Bouillier est né en Algérie française parce que son père y effectue alors son service militaire, il regagne avec ses parents la métropole dès l'âge de trois semaines et ne quittera plus Paris.
Il passe son enfance dans le quartier des Champs Élysées et publie son premier roman à 40 ans.
Sur ce qui s'est passé entre-temps, on pourrait évoquer ses attributions successives de peintre, d'homme à la rue, puis d'employé de bureau et enfin de journaliste. Il a été rédacteur en chef adjoint pour la revue "Science et Vie". Il écrit aussi pour les revues littéraires "L'Infini" et "NRF".
Le premier roman de Grégoire Bouillier, "Rapport sur moi", reçut le Prix de Flore en 2002. L'auteur publie deux ans plus tard "L'invité mystère" (2004), qui confirme son talent. Il est également l'auteur du "Cap Canaveral" (Allia, 2004, 2008) et du "Dossier M", Livres 1 et 2 (Flammarion, 2017 et 2018, prix Décembre), tous très remarqués par la critique. Ses récits autobiographiques, qui peuvent le classer comme un auteur de l'école de l'autofiction, ont été bien accueillis.

jeudi 30 janvier 2025

Sophie HENAFF – Drame de pique – Tome 4 des Poulets Grillés – Livre de poche - 2024

 

 

L'histoire

Cela ne va pas fort chez les « Poulets Grillés ». Ils sont logés au dernier étage d'un immeuble, rue des Innocents à Paris, et ils n'ont pas vraiment d'affaires. Mais à Paris, sévit une série de crimes : des personnes, sans liens apparents entre elle, tombent comme des mouches piquées ou vaporisées d'un sédatif puissant utilisés pour endormir les gros animaux sauvages des zoos. Aussitôt, la capitaine Cabestan, qui est depuis mariée et maman mobilise son équipe, avec la bénédiction pour une fois du nouveau chef de la PJ. Une enquête des plus sérieuses, menée par cette bande de « bras cassés », avec l'humour nécessaire qui fait la plume de l'autrice.


Mon avis

C'est toujours un plaisir de lire les enquêtes de la capitaine Cabestan et de son équipe de bras cassés. D'autant que c'est sans doute le meilleur de la série.

Nous sommes en 2022, la France sort à peine du Covid, mais notre 4ème brigade, celles des déprimés, de ceux qui ont des petites casseroles mais qui sont invirables s'ennuie ferme dans le dernier étage d'un vieil immeuble où ils sont désormais logés.

Mais un vent de panique commence à secouer la capitale. Un mystérieux tueur en série fait une hécatombe parmi la population, soit en les piquant avec une fine seringue soit en les aspergeant d'un produit vétérinaire très dangereux, utiliser pour endormir les gros animaux des zoos, lors d'interventions médicales. Quelques gouttes sur un humain et c'est l’asphyxie pulmonaire et la morgue.

Hors étrangement cette série de crimes coïncide à un sérial killer qui utilisait cette méthode il y a 20 ans et qui vient de sortir de prison, malgré sa condamnation à perpétuité. On peut facilement penser que l'assassin a remis cela, alors que le bonhomme a 77 ans, affaibli par des années de prison et pris en charge par sa fille qui avait déjà perdu sa mère, mais qui a su se trouver un bon mari et une bonne situation.

Avec l'autorisation d'enquêter de leurs côtés, malgré quelques bévues et entorses à la loi, notre fumeuse brigade va arriver à démêler les fils d'une affaire qui prend sa source lors du conflit entre serbes, croates et bosniaques après le démantèlement de l’ex-Yougoslavie.

Une enquête vraiment très travaillée, sur fond d'humour, de barbecues sur la terrasse, des folies dépensières de Dame Rosières, plus connue pour ses polars à succès que pour son travail, le petit génie informatique, monsieur La Poisse, rejoint par Lebreton à nouveau heureux en couple et le « major » qui a faussé compagnie à la maison de repos (plus psychiatrique d'ailleurs) car il se croit être la réincarnation de D'Artagnan, sans oublier la gaffeuse Evrard en grande forme. Totalement page tuner, on s'amuse bien avec cette bande de déjantés, mais l'énigme est tout aussi fascinante. Un total best-seller chez les lecteurs.



Extraits

  • Après un soupir, Mme Piver déposa son large sac sur la console du couloir et, tournant le dos, elle traîna des pieds jusque dans son salon où les policières la suivirent sans y avoir été véritablement invitées. La pièce était entièrement remplie de hiboux. Des hiboux et des chouettes de toutes tailles, en plâtre, en résine, en paille, en plastique, sur des étagères dédiées, dans les rayonnages de la bibliothèque vitrée, sur les coussins brodés, imprimés sur les rideaux et en motifs géométriques sur le tapis. Trois spécimens empaillés se dressaient sur une branche arrimée à la tringle à rideaux dans l’angle droit. L’un d’eux, ailes écartées, œil rond et menaçant, semblait prêt à fondre sur le café que l’hôtesse venait de servir à regret aux policières.

  • La serial killer utilise notre intelligence pour nous faire tomber dans des traquenards. Si on devient bête, c'est elle qui est piégée. On n'est plus prévisible, on n'aboutit pas aux mêmes endroits, elle ne peut plus nous devancer et attendre l'occasion de tuer. - D'un autre côté, en achetant des clous au lieu d'interroger des témoins, on risque aussi de ne pas résoudre l'affaire et de laisser galoper la fumière.

  • Ya plus que des jeunots là-bas ! Le mousseux leur sort du nez ! Ils n'ont pas fait le rapprochement avec la Main de Dieu. Ça va bien de mettre les vieux au rancart. sous prétexte que ça ne comprend pas les Macintosh, mais dès que l'information ne tombe pas toute cuite de la machine, ça se retrouve tout couillon et ça croit que Matt Pokora est le premier à avoir chanté "Ces années-là", fit Merlot en piquant de l'index la poitrine de Dax. - C'est un serial killer aussi, Matt Pokora ? demanda le lieutenant, confus.

  • Anne Capestan fixa le barbecue et se demanda à partir de quel moment son commissariat avait viré à la maison de campagne . Si la commissaire n’y prenait pas garde, un de ces jours, l’un ou l’autre de ses lieutenants irait coller leurs cellules en location sur Airbnb.

  • Avec sa tronche de directeur du digital, Marcus avait tout du type qui comptabilise ses pas sur smartphone et se tape un détour juste pour soigner sa ligne.

  • Arrêtez le bla-bla ! Vous m'avez déjà refilé des nuées de stagiaires, de CDD, de contrat bidule et de convention machin. Ils ne savent rien faire, on les paye au lance-pierre, et à condition que je les forme pendant 3 mois, ils me dépannent 15 secondes avant qu'on les vire. Je n'en peux déjà plus de votre monde nouveau, Marcus, et comme j'en avais ras le bol de l'ancien, je vais finir par tous vous abandonner au milieu du pont.

  • Rosière ne savait pas trop ce qui la prenait de vouloir se lancer comme ça, de se donner un de ces airs de jeunesse qui vous collent un coup de vieux.

  • Personne ne voyait jamais Evrard. Elle pouvait arriver quatorzième qu’on se pensait toujours treize à table. Sa pâleur, son châtain, sa taille, sa voix, son absence de beauté, de laideur, de relief, de lumière… Elle se déplaçait comme suspendue dans le gris de la ville, traversant les assemblées sans jamais imprimer les rétines ou frapper les tympans. Seul Dax l’apercevait, la contemplait même, grâce à son super-pouvoir de super-amoureux.

  • Rosière, tu me retrouves le juge Salto et vous lui faites une petite visite avec Lebreton. Il aura peut-être des infos qu'il n'a pas confiées à France 2. Et tant que vous serez au tribunal, vous me récupérez les minutes du procès.- Non, non, intervint Rosière. Capestan soupira - Quoi encore Eva ? - Non, rien à voir. Mais Salto je lui ai foutu une chaude- pisse dans l'épisode 7 de ma série télé, depuis on est en délicatesse...

  • Ah non ma chérie, tu vas pas te laisser enfumer par ces discours d'enculés ? C'est la grosse mode des managers à la con pour se dédouaner : je t'enterre avec une grande pelle et quatre larbins, toi t'es dans le trou, les mains liées dans le dos, mais si tu t'en sors pas, c'est de ta faute, parce que, équipée d'un minimum de volonté, t'aurais pu creuser une galerie avec les dents. Ras le cul des péteux qui suivent la route que d'autres ont goudronné et qui viennent t'expliquer la notion d'effort.

  • La haine s'éteignait ainsi de génération en génération, jusqu'à effacer totalement et rendre les guerres plus absurdes encore. Pour quelques anciens qui sursautaient en attendant de l'allemand, combien d'étudiants Erasmus fous de joie ? Tout le monde s'étripaient pour libérer Paris, et trois décennies plus tard des ados en voyage scolaire franco-allemand se coinçaient leurs appareils dentaires à force d'embrassades sur les auto-tamponneuses, parfaitement ignorant des terreurs de leurs parents. Est-ce que deux générations suffisaient ? Une ?


Biographie

Née le 09/08/1972, Sophie Hénaff est une journaliste, romancière et traductrice française. Figure emblématique du journal Cosmopolitan, elle est responsable de la rubrique humoristique "La Cosmoliste". Elle a fait ses armes dans un café-théatre lyonnais (L'Accessoire) avant d'ouvrir avec une amie un "bar à cartes et jeux de sociétés", le Coincoinche, puis, finalement, de se lancer dans le journalisme.

"Poulets grillés", paru en 2015, est son premier roman, et conte une enquête menée par une brigade composée d'éléments indésirables de la police. Il a reçu le prix Arsène Lupin, le prix Polar en séries et le Prix des Lecteurs-Le Livre de Poche 2016 .
En 2016 est publié "Rester groupés", la suite des aventures de la brigade parisienne dont on a fait la connaissance dans "Poulets grillés" et le troisième volet de la série "Art et Décès" en 2019.

Une adaptation télévisuelle est produite depuis 2022, dont Sophie Hénaff supervise les dialogues et est portée par Barbara Cabrita et Hubert Delattre, qui fait un gros carton d'audience aussi !

lundi 20 janvier 2025

Tracy CHEVALIER – La fileuse de verre – Editions de la Table Ronde – 2024 -

 

 

L'histoire

En 1496, Orsola a 9 ans. Elle est la cadette de maître verrier Rosso, installés à Murano. Dans leur atelier, avec les apprentis et les compagnons, ils ne font pas dans l'inventivité. Ils fabriquent verres, pichets, assiettes de très bonne qualité. Les affaires sont bonnes grâce à leur marchand allemand qui exporte leurs produits à travers l'Europe.

Orsola n'a rien à faire dans l'atelier, le travail du verre est réservé aux hommes. Elle est juste bonne à nettoyer et faire la lessive abondante, car l'on transpire beaucoup près du four. Prise en charge par Maria Barovier (qui a vraiment existé) et formée par la tante de celle-ci, Orsola file le verre pour faire des perles. Un travail minutieux car il faut coordonner 3 actions : maintenir une tige de fer, enrouler le verre chauffer par un système de lampe et de soufflet pour réguler la chaleur du feu. Un travail long, méticuleux.

Mais Orsola qui vit à « l'heure vénitienne » va voir au cours de sa longue vie des joies et des désastres, tout en améliorant son art.


Mon avis

Dès la préface, Tracy Chevalier nous prévient que nous allons vivre dans un roman où le temps ne s'écoule pas comme prévu. Autrement dit nous allons suivre Orsola de ses 9 ans à aujourd'hui, comme le symbole de toutes ces femmes qui ont bravé les interdits pour devenir aussi des verrières reconnues et mêmes maestria dans leur art.

Ainsi Orsola va connaître un premier chagrin d'amour avec le bel Antonio qui n'est pas muranais mais vénitien, et qui partira sur le continent (la terra ferma), puis l'épidémie de peste qui emportera sa nonna (grand-mère), le mariage de ses frères aux caractères opposés, puis le sien avec Stefano Barovier, issu de cette grande famille de verriers, les occupations françaises puis autrichiennes, les revers de fortune mais aussi les moments de richesse. Grâce à son art de perles, elle sauve plusieurs fois la mise à sa famille. A part de rendre à Venise et une excursion sur la terre ferme qui la dégoûte par ses mauvaises odeurs, elle ne quittera jamais Murano.

Si ce roman s'inspire en effet de Maria Barovier, la première femme a avoir créé des perles de verres richement ornées, puis les fameux « milleflori », Orsola symbolise le combat des toutes ces femmes, qui n'avaient pour objectif de faire un beau mariage, un enfant (un fils surtout pour reprendre l'atelier), faire le ménage et la cuisine, dans une petite île où tout le monde se connaît, et où les secrets ne sont pas gardés très longtemps. Mais il y a aussi la solidarité des muranais dans l'adversité, les amitiés fortes, même si Orsola est indépendante et sait très bien jouer avec les conventions pour ne pas se mettre en porte à faux vis à vis de la famille, encore plus sacrée que la première église venue.

C'est aussi l'histoire de Venise, la sérénissime, la ville sur l'eau et aussi celle de Murano, toujours reconnue aujourd'hui pour son savoir faire, et qui est devenu le passage obligé des touristes. Certes on n'y produit plus des pièces énormes, sauf sur commande d'état ou de riches vénitiens, mais on imagine la vie à la fois dure, derrière les fours et tendres aussi quand la famille se retrouve pour souhaiter un joyeux événement.

Un roman très agréable à lire, et particulièrement instructif car l'autrice n'oublie pas d'expliquer le travail du verre, non seulement des perles mais aussi de pièces monumentales comme des lustres qui demandent parfois des mois de travail assidu.

A son habitude Tracy Chevalier a fait énormément de recherches autour du verre de Murano et de la vie sur l'île. La structure narrative, une fois que l'on a compris le point de vue adopté n'est pas du tout un frein à la lecture. Au contraire, il nous donne une envie irrépressible d'aller à Venise et de prendre la première gondole pour flâner dans l’île des trésors.



Extraits

  • Si vous faites ricochet habilement une pierre plate sur la surface de l'eau ,elle rebondira de nombreuses fois,à intervalles plus ou moins grands. En gardant cette image en tête, remplacez maintenant l'idée de l'eau par celle du temps.

  • Les gens qui créent des choses ont un rapport ambigu au temps. Les peintres, les écrivains, les sculpteurs sur bois, les tricoteurs, les tisserands et, bien sûr, les verriers : les créateurs sont souvent plongés dans cet état de concentration maximale que les psychologues appellent le flow, et où les heures défilent sans qu'ils s'en aperçoivent. Les lecteurs aussi connaissent cet état.

  • Elle était restée muette, mais son indignation avait dû transparaître. Klinsberg se carra dans son fauteuil. " Signora Orsola, vous avez passé toute votre vie à Murano, je me trompe ? Vous et votre famille n'êtes jamais allées sur la " terraferma" où les choses fonctionnent différemment. " - " Vous savez très peu de choses sur la façon dont marchent les affaires.Je suis au regret de vous dire que le monde du commerce tourne grâce à la sueur des hommes, le plus souvent non rétribuée.Prenez les colonies américaines dont on parle tant, si prospères avec leurs manufactures de textile et leur sucre: leur matière première- le coton et la canne à sucre- y est produite par des Africains. L' Angleterre tire sa richesse de la traite des esclaves.Même chose pour les Pays-Bas, l'Espagne, la France, le Portugal.Vos perles aussi participent à ce trafic.L'esclavage mène le monde.

  • L'épidémie a fini par s'essouffler, comme toujours avec la peste, après avoir tué presque un tiers de la population de Venise.Ce ne sera pas la dernière fois Heureusement, il se passe d'autres choses dans le monde.Shaspeare, par exemple.Le barde situe même deux de ses pièces à Venise; est- il jamais venu et aurait- il, par hasard, acheté une jolie boule de verre ? Galilée explique aux hommes qu'ils ne sont pas le centre de l'univers.( cette annonce passe mal).
    Le Caravage maîtrise le clair-oscur et commet un meurtre.En Europe, c'est le début de la guerre de Trente ans.De l'autre côté de l'Atlantique, des terres commencent à être colonisées.

  • Les Vénitiens déploraient que leur ville soit en train de devenir un parc à thème, mais Orsola savait que tant que les canaux de Venise sentiraient les égouts, que ses logements seraient sombres et humides, ses habitants mélancoliques et sardoniques, la ville conserverait son authenticité et son pouvoir de séduction. Une perle a besoin d'un grain de sable pour être belle ; la beauté vient de la cicatrice sur la lèvre, de l'espace entre les dents, du sourcil de travers.

  • Une perle a besoin d'un grain de sable pour être belle ; la beauté vient de la cicatrice sur la lèvre, de l'espace entre les dents, du sourcil de travers.

  • Peut-être était-ce la meilleure façon de circuler dans Venise : laisser la ville se dérouler devant vous et vous guider, plutôt que d'essayer d'en mémoriser le plan exact.

  • Travaille tes formes.Travaille tes techniques. L'art viendra plus tard.

  • Les gens sur " la terraferma" sont...plus pressés, reprit-il.Nous- Vénitiens et Muranais-, nous vivons isolés du reste du monde.Les choses évoluent plus lentement pour
    nous.
    - Oui.Mais ça ne me déplaît pas.Je ne voudrais pas changer. - Tu ne penses jamais aux endroits où atterrissent les objets qu'on fabrique ? Amsterdam. Paris. Séville.Londres. Tu ne te demandes pas à quoi ressemblent ces villes ? Je m'imagine que nos verres embellissent une table parisienne, sous un lustre muranais....Tu crois que les gens admirent les verres dans lesquels ils boivent, se demandent qui les a fabriqués ?" Orsola était stupéfaite qu'ils aient les mêmes fantasmes.

  • Quelquefois, quand il n'était pas occupé par la famille Klingenberg ou par des clients, il l'emmenait sur le Grand Canal.Même après des années de ce délice, Orsola trouvait toujours excitant de zigzaguer entre les gondoles, d'admirer les luxueux " palazzi" qui bordaient le cours d'eau et de regarder les autres passagers se jauger mutuellement. Certains la jaugeaient elle, intrigués de voir cette femme du peuple dans une embarcation grandiose dirigée par un Africain.

  • Orsola avait redouté l'inverse: que personne ne veuille de ses perles parce qu'elles avaient été fabriquées dans une maison frappée de quarantaine. Or voilà qu'on leur attribuait des vertus magiques.Qu'on lui attribuait des vertus magiques. - " Tu pourrais faire ça, reprit Antonio.Des perles censées repousser la peste.Un modèle spécial, qu'on pourrait vendre.- Mais...je ne suis pas sûre qu'elles éloignent vraiment la peste.La thériaque, d'accord: elle contient des ingrédients qui sont peut-être efficaces. - Mais le verre reste du verre.C'est beau, mais ce n'est pas un remède - Le réconfort est un genre de remède, non ?"

  • Ces minuscules boules de matière dure avaient quelque chose d'inestimable. Elles subsistaient, conservant en mémoire l'histoire de qui les possédait, et de qui les créait.

  • Orsola se mit à actionner le soufflet avec son pied. Lorsqu'elle s'empara d'une baguette au hasard et l'enfonça dans la flamme de plus en plus vive, elle sentit en elle un déclic : le verre qu'on fait fondre, qu'on fait tourner, qu'on façonne. Cet enchaînement familier. Si des choses allaient mal dans sa vie, le processus de création s'enclenchait encore dans ses mains et ses yeux, toujours satisfaisant, toujours réconfortant.

  • Le temps pouvait filer ou se figer, se dilater ou se contracter, la réception des dauphins d’Antonio, la certitude qu’il ne l’avait pas oubliée après si longtemps constituaient les solides fondations sur lesquelles s’était construite sa vie, à l’image de ces troncs d’arbre enfoncés par millions dans le lit de la lagune pour former la base qui soutenait Venise. Elle ne pouvait se l’expliquer, mais il lui semblait que sans ce socle, le sol se déroberait sous ses pieds. 

  • Maria Barovier était à sa connaissance la seule femme à exercer le métier de verrier, et elle ignorait comment ce miracle avait pu se produire.Maria ne s'était jamais mariée : était- ce parce qu'elle travaillait le verre, ou bien travaillait-elle le verre parce qu'elle n'était pas mariée ?

  • Le verre est la plus belle chose qui existe, déclara Marco en se hissant contre le mur, chancelant légèrement et manquant retomber dans le tas de déchets. Chaque couleur, chaque forme. Fragile et robuste. On peut faire ce qu'on veut avec le verre.



Biographie

Née à Washington , le 19/10/1962, Tracy Chevalier est une écrivaine ayant la double nationalité : américaine et anglaise. Elle s'est spécialisée dans les romans historiques.
Elle est née et élevée à Washington, DC, et son père est photographe pour le The Washington Post. Elle étudie à la Bethesda-Chevy Chase High School de Bethesda, dans le Maryland. Après avoir reçu son B.A. d'Anglais au Oberlin College en Ohio, elle déménage en Angleterre en 1984.

Elle y trouve un emploi de spécialiste d'ouvrages de référence, travaillant pour plusieurs encyclopédies en rédigeant des articles sur des auteurs. Quittant cet emploi en 1993, elle commence une année de Master of Arts en création littéraire à l'Université d'East Anglia. Ses tuteurs lors de son parcours sont les romanciers Malcolm Bradbury et Rose Tremain.
Sa carrière d'écrivaine débute en 1997 avec "La vierge en bleu" (The Virgin Blue), mais elle connait le succès avec "La jeune fille à la perle" (Girl with a Pearl Earring, 1999), un livre inspiré par le célèbre tableau de Vermeer. Un film est tiré de ce livre, qui obtient trois nominations aux Oscars de 2004. Il est réalisé par Peter Webber avec Scarlett Johansson et Colin Firth.
Elle publie "La Fileuse de verre", aux éditions de La Table ronde en 2024.
Tracy Chevalier est également Chairman pour l'Angleterre à la Society of Authors. Elle habite normalement Londres mais réside actuellement dans le Dorset (sud ouest de l'Angleterre) avec son mari et son fils.

mardi 14 janvier 2025

Abir MUKEHERJEE – Avec la permission de Gandhi – Editions Lana Levi – 2022 -

 

 

L'histoire

En poste à Calcutta, le capitaine Whindham, accompagné de son fidèle sergent Sat, doit résoudre un crime odieux. Alors qu'un certain Gandhi prône l’indépendance de l'Inde, alors province anglaise, De plus le célèbre capitaine se rend compte de sa dépendance à l'opium mais est toujours présent pour les enquêtes, surtout celles où il n'a officiellement pas le droit d'y mettre le nez.


Mon avis

Ah, je retrouve avec plaisir l'écriture pleine d'humour et de dérision de l'écrivain Mukherjee et son fameux héros, le capitaine Wyndham.

Nous sommes en 1921, et Wyndham officie à Calcutta, la ville la plus bondée du pays. La situation est délicate, le futur roi d'Angleterre vient y faire une visite royale, et pendant ce temps, un certain Gandhi prêche l'indépendance de l'Inde mais sans violences. A Calcutta, il est représenté par un certain Basanti Das, un homme plus très jeune mais largement influent auprès de la population.

De plus, des meurtres rituels ont lieu sur des personnes qui ne se semblent pas se connaître : un trafiquant de drogue, une infirmière, un chercheur. Qui est donc ce tueur ? Malgré des mises en garde de sa hiérarchie et l'imposant bureau des services secrets de sa Majesté, Whyndham n'est pas du genre à lâcher cette affaire.

Pourtant le capitaine tente de se sevrer de son addiction à l'opium, tandis que son jeune lieutenant Sat Banerjee, indou, tente de l'aider, même si lui aussi pense à l'indépendance de son pays.

Raconté par le capitaine, cette aventure nous plonge au cœur de Calcutta, de ses quartiers riches aux plus mal famés. Et interroge sur le désir d'indépendance d'un pays déjà multi-culturel, entre les hindous, les népalais, les parsi, les tamouls.

Le tout avec un humour décapant et une intrigue bien ficelée, alliant des rebondissements au fil des pages qui vont rendent vite accro. Pour ce 3ème opus de la série Wyndham, l'auteur anglais est vraiment en grande verve.


Extraits

  • Je l'ai rencontré une fois, le prince Edward Albert Saxe-Cobourg Windsor, ou quel que soit son nom, dans les tranchées en 1916. A l'époque, comme maintenant, ils l'avaient envoyé pour nous remonter le moral. J'ai eu du mal à comprendre que la poignée de main d'un prince qui ne connaîtrait jamais les horreurs de la guerre puisse remonter le moral d'hommes dont l'existence consistait essentiellement à attendre la balle qui leur était destinée.

  • Le mort était probablement un fantassin d’un des gangs de l’opium en lutte permanente pour le contrôle de Chinatown : très certainement le Green Gang ou le Red Gang. Après tout, ce sont les plus gros acteurs du marché de l’opium chinois. Tous les deux sont basés à Shangaï, et Calcutta, porte d’entrée de leur drogue, est un bien précieux pour lequel ils sont prêts à verser le sang. Nous sommes parvenus à contenir leur querelle par le passé, mais aujourd’hui, avec le manque d’hommes, d’autres sujets sont devenus prioritaires, et les gangs en ont aussitôt profité pour se disputer le droit de remplir le vide que nous avons laissé.

  • Une des constantes de la vie ici est la bataille interminable contre les moustiques. Quelqu'un a décidé que c'était une bonne idée de construire une ville sur un marais, scellant ainsi le destin de Calcutta.

  • Nous ne pouvons dominer l'Inde que par la force des armes, mais la force est inefficace contre un peuple qui ne contre-attaque pas ; parce que vous ne pouvez pas tuer sans tuer aussi une part de vous-même.

  • Car trois choses allaient toujours se combiner contre elle : elle était pauvre, elle était indigène et c’était une femme. En Inde cela signifie que sa vie comptait peu, et qu’à moins de s’insérer dans une histoire plus vaste sa mort compte encore moins.

  • J'envisage de tout dire. Il paraît que la confession fait du bien à l'âme, mais en réalité tout dépend du confesseur.

  • Quand il me sert le verre je me félicite de ma fermeté. C'est typique de l'addiction et du deni: une petite victoire ici et là peut aider à camoufler les grandes défaites.

  • L'homme, dont le visage en sueur est déformé dans une grimace qui pourrait faire honneur à la scène du Theatre Royal, débite ses mots au rythme d'une mitrailleuse Gatling avec des gestes pleins d'emphase et en pointant un index boudiné vers le ciel. Un style oratoire souvent adopté par ceux qui ont très peu de choses à dire mais qui tiennent quand même à les faire avaler par tout le monde : un style bourré de slogans destinés à exciter la foule et écraser tout débat. Et malheureusement, c'est efficace.

  • Car ce que l'Englishman, ses lecteurs et le vice-roi n'ont pas saisi c'est que la menace ne vient ni du parti du Congrès, ni de ses Volontaires. Le véritable danger ce sont les millions d'opprimés muets qui constituent l'Inde réelle. Pour la première fois ces masses pauvres, illettrées, sans voix, qui représentent les neuf dixièmes de la population de ce pays sont en marche, et je ne doute pas, si on les met en colère, que leur seul nombre puisse balayer Gurkhas et Britanniques de la face de cette terre comme Gulliver s'est libéré des chaînes des Lilliputiens.

  • La première bouffée de la première pipe a été une délivrance. Avec la deuxième, les tremblements ont cessé, et avec la troisième mes nerfs se sont détendus. J’en ai demandé une quatrième. Si les trois premières répondaient à une nécessité médicale, la dernière serait pour le plaisir, en me mettant sur la voie de ce que les Bengalis appellent nirbon – nirvana.


Biographie

Né à Londres en 1974, Abir Mukherjee a grandi dans l’ouest de l’Écosse dans une famille d’immigrés indiens. Fan de romans policiers depuis l’adolescence, il a décidé́ de situer son premier roman à une période cruciale de l’histoire anglo-indienne, celle de l’entre-deux-guerres.
Premier d’une série qui compte déjà̀ quatre titres, "A Rising Man" (L’attaque du Calcutta-Darjeeling) a été́ traduit dans neuf pays.

En savoir plus ici : https://fr.wikipedia.org/wiki/Abir_Mukherjee



mardi 7 janvier 2025

Serena GIULANO – Félicità – Editions Laffont – 2024 -

 

L'histoire

Valentina est en deuil. La perte de sa meilleure amie, sa sœur de cœur est un choc terrible d'autant qu'elle laisse derrière elle, un mari et une petite fille dont elle est la marraine. Effondrée, elle ne doit pourtant pas oublier son travail qui consiste à organise des mariages grandioses au Lac de Côme, un des plus joli panorama de la région milanaise.


Mon avis

Comment faire son deuil ? Et même que veut dire cette expression usitée à tout bout de champs. Valentina, la trentaine reste effondrée par la mort accidentelle de celle qui était non seulement sa meilleure amie, mais sa sœur de cœur. Azzura qui laisse derrière elle un mari éploré et une petite fille de 18 mois, était un guide, une amie, toujours présente.

Alors Valentina apprend à vivre sans. Et pour cela elle a trouvé une ressource pas banale : pour sa filleule, elle crée une adresse mail et écrit la vie de sa mère, les bons souvenirs qu'elle compte offrir à ce bébé souriant pour ses 18 ans. Régulièrement elle se rend sur la tombe d'Azzura et lui parle.

Mais il y aussi le travail, où elle est entourée de personnes compétentes. Elle organise des mariages luxueux pour des familles fortunées au Lac de Côme, un paysage enchanteur, tentant de répondre aux demandes les plus folles, ce qui donne aussi énormément d'humour à ce roman simple, ni donneur de leçons, ni sombrant dans le pathos. Et puis il y a le malicieux Toto, ce teckel nain qui adore manger, se balader et se faire câliner. Entre des allées retours entre Milan, la Sicile où s'est installée le père et la filleule et la gestion des inévitables problèmes de dernières minutes des mariages, on ne s'ennuie pas une seconde dans ce cours roman.

Grâce à ces mails qu'elle envoie, aussi pour garder le souvenir de la disparue, la présence de son équipe discrète et sans commentaires mais efficace, et puis ce chien miniature, Valentina remonte doucement la pente.

A chacun sa façon de faire son deuil. La piste que nous donne l'autrice d'origine italienne n'est pas plus idiote qu'une autre. Souvent aussi le temps permet d'atténuer le chagrin, il en va du caractère de chacun.

Un livre qui ne sera pas le chef d’œuvre du siècle mais qui se lit, entre humour et tristesse légère et subtilement écrite par la plume de cette italienne qui écrit en français et vit à Metz.


Extraits

  • Le soleil brille comme jamais. Non mais comment ose-t-il ? Le ciel devrait être à mon image, en larmes. Il devrait pleuvoir comme je pleure, pleuvoir tout ce qu'il a dans le ventre, gronder, afficher une sale mine. Il m'est tombé sur la tête il y a quarante-huit heures, pourtant il a déjà repris sa place. Tout bleu, tout beau. Comme si de rien n'était. Comme si on pouvait continuer de vivre, alors que je n'arrive plus à respirer.

  • J’ai un trouble de l’attention avec hyperactivité – communément appelé TDAH –, qui a été diagnostiqué assez tard, et un peu par hasard. Ce qui m’a permis de m’expliquer tout un tas de particularités dont je faisais preuve depuis l’enfance. Comme ma peur panique de m’ennuyer, ma difficulté à aller au bout d’une tâche, mes nuits agitées et trop courtes, ou mon envie irrépressible de bouger sans arrêt qui me fait gesticuler ou passer d’une chaise à l’autre sans raison logique.J’éprouve aussi des problèmes d’attention, surtout lorsque le sujet ne m’intéresse pas, ainsi qu’une capacité de concentration proche de celle d’un enfant de deux ans. Par exemple, j’ai la phobie des gens qui parlent trop lentement, et je rêverais d’appuyer sur un bouton au milieu de leur front pour accélérer leur diction. Je propose de greffer un tel bouton sur le front d’un certain nombre de personnes, dont je tiens d’ailleurs la liste à disposition du scientifique capable d’un tel exploit.

  • Guido ... C'est toujours le coup du siècle au lit. Mais c'est à peu près le seul domaine où il excelle. Il a le corps d'un dieu grec et le QI d'un yaourt grec.

  • C’est à ça qu’on reconnaît la véritable amitié : lorsqu’une copine te traitera de folle, ton amie, elle, voudra être folle avec toi.

  • On croit qu'on a la vie devant soi. On remet tout à plus tard, et on se laisse dominer par la peur, au risque de passer à côté de moments précieux. N'oublie jamais de saisir l'instant présent, ma biche.

  • Avec mon chien, on marche beaucoup. Je m'impose les dix mille pas par jour conseillés pour rester en bonne santé. Mon père, ancien kiné, me l'a répété comme un mantra. Depuis ma plus tendre enfance, c'est ancré en moi.

  • C’est rare, les gens qui écoutent. Aujourd’hui, tout le monde court, et plus personne n’a jamais le temps de rien.

  • La mort peut bien venir tout gâcher : ceux qui s’aiment continueront de s’aimer malgré elle.

  • C’est exactement pour cette effervescence des heures qui précèdent la cérémonie que je fais ce métier et que je vibre. C’est ce moment précis où les mois de travail, de réflexion, de prise de tête, de négociations, d’angoisse et de petites victoires prennent tout leur sens. Ce moment où mes projets deviennent enfin réels et se concrétisent. J’ai l’impression que, chaque fois, je réalise mon rêve de petite fille.

  • Cette maladie qui vous broie le cœur, qui vous coupe l'appétit et dresse un barrage dans votre gorge, qui vous fait oublier la façon dont on sourit. Le deuil, ça s'appelle. Pas de traitement pour s'en sortir, pas de médicament pour soulager, Rien.


Biographie

Née à Salerne en 1982, Serena Giuliano est une romancière italienne vivant en France et écrivant en français.
Elle arrive en France, en 1994, à 12 ans et ne parle pas un mot de français. En trois mois, elle maîtrise la langue et se hisse au niveau de ses camarades de classe. Après un BTS dans le domaine bancaire, elle se lance comme conseillère en image et crée un blog mode et beauté.Mère de deux fils, elle crée son blog autour de la maternité, "Wonder mum", en 2013. Elle écrit - en français - sur les réseaux et sur papier.
Après trois ouvrages "Wonder mum" (2014-2016), elle signe avec "Ciao Bella" (2019) son premier roman.
"Mamma Maria" (2020) remporte le prix Babelio 2020, dans la catégorie littérature française, "Luna" (2021) - le prix des lecteurs U 2022. Elle a également publié "Sarà perché ti amo" (2022) et "Un coup de soleil" (2023).
Serena Giuliano vit à Metz.
Son site ici : https://serenagiuliano.fr/mes-romans/



vendredi 3 janvier 2025

Sujata MASSEY – Les veuves de Malabar Hill (les enquêtes de Perveen Mistry) – Editions Charleston 2024 -

 

 

L'histoire

A 23 ans, Perveen Mistry, tout juste diplômée d'Oxford est la seule femme avocate de Bombay (aujourd'hui Mumbai). Cadette d'une riche famille parsie (des perses ayant migré vers l'Inde et qui pratique la religion Zoroastre), elle travaille dans le cabinet de son père, un avocat réputé. N'ayant pas le droit de plaindre dans les juridictions indiennes en tant que femme, elle continue à se former auprès de son père aimant et s'occupe des dossiers d'héritage, de rédactions de testaments ou de divorces. Alors qu'un gros client de son père, un musulman qui a 3 épouses, décède, Perveen décèle des anomalies dans le testament. En tant que femme, elle seule peut parler aux trois épouses, qui vivent recluse dans leurs quartiers. Et là, étrangement, le mandataire testamentaire, un homme sans scrupules est retrouvé assassiné.. Une affaire que la jeune et persévérante avocate a bien l'intention d'éclaircir.


Mon avis

Ce polar hindou passionnant est maîtrise de bout en bout par son autrice, qui invente un personnage de jeune avocate charismatique et un peu têtue aussi. En fait, elle s'est inspirée de la réelle Cornélia Sorabji qui fut la toute première femme a exceller dans le métier d'avocate dans les années 1920. A cette époque l'Inde était toujours une colonie britannique, et les parsis, alliés des anglais, ont beaucoup fait pour l'éducation des jeunes femmes, et la cohésion sociale.

Perveen Mistry a donc la chance d'être née dans une famille soudée et bienveillante, pour laquelle faire des études de haut niveau est une obligation.

L'histoire se divise entre le présent (1921) et le passé de Perveen (1916-1917). Alors toute jeune femme, elle se fait courtiser par un homme très beau de 10 ans son aîné. Malgré les réticences de sa famille, un mariage est conclu. Sa belle-famille vit à Calcutta, à l'autre bout du pays. Mais très vite, sa belle-mère la maltraite, plus questions de suivre des études dans les Universités de la ville, et surtout son mari boit, rentre tard le soir et pire que tout lui transmet une blennorragie. C'en est trop pour Perveen qui s'enfuit et retourne dans sa famille. Grâce aux talents de son père, elle obtient la séparation de corps et peut rester vivre dans sa famille à Bombay. Mais le temps que l'affaire se tasse, son père l'envoie terminer ses études en Angleterre à Oxford. Trois ans plus tard, Perveen, embauchée dans le respectable cabinet d'avocats de son père, tombe sur une étrange affaire de succession dans une famille musulmane. En tant que femme, et par respect pour la culture des 3 épouses recluses dans le harem, elle seule peut communiquer avec les veuves aux caractères différents. On découvre alors que le mandataire désigné par le mari est surtout un imposteur qui compte bien s'organiser pour récupérer à son avantage le bel héritage. Mais quand il est assassiné, il faut prendre des dispositions et Perveen est bien décidée à éclaircir cette inquiétante affaire.

Pas de temps morts dans ce livre totalement page-turner, et dont l'héroïne a un caractère bien trempé, même si elle est fine psychologue. C'est aussi le sort des femmes en Inde, à cette époque, que revisite l'autrice. Pour les femmes du petit peuple, tout comme les hommes, les métiers sont ouvriers, ou alors domestiques, au mieux préceptrices pour les familles riches. Mais pour Perveen, il en est autrement. Sa famille est riche et bien implantée à Bombay, et le père, qui adore sa cadette, exige des diplômes du supérieur, pour assurer à sa fille des revenus et une position sociale. D'ailleurs, avec son amie anglaise, une grande blonde Alice, qu'elle a connu à Oxford et qui est mathématicienne, elles estiment que le droit doit changer, et que les femmes doivent avoir plus de pouvoir.

A la fois drôle, ponctué de rebondissements, j'ai adoré ce roman qui nous plonge dans une autre époque et d'autres coutumes. Un glossaire et des annotations à la fin du livre nous permettent de mieux comprendre la culture parsie.


Extraits

  • Les parsis orthodoxes observent cette coutume de l'isolement pendant les règles, dit-il en hochant la tête. ce serait fort peu probable que vous puissiez concevoir pendant cette période. - mais l'isolement et le fait que je ne sois pas autorisée à prendre un bain ne peuvent être bon pour la santé, insista Perveen. ce n'est pas comme ça que j'ai été élevée. -Même si vous êtes parsi ? -Je suis issue d'une famille moderne de Bombay, répondit--elle avant d'ajouter aussitôt : pour être franche, je vis très mal l'isolement. je redoute ce moment pendant tout le mois. cela a commencé à affecter mon sommeil et mon humeur.-Comment ça ?,Lui adressant un regard plus appuyé, il pris son stylo et commença à prendre des notes. - Je fais de terribles cauchemars. je rêve que je me trouve dans cette petite pièce, même quand je n'y suis pas, expliqua-t-elle en se rappelant les rêves de la semaine précédente. Je me sens triste et désespérée. Cela me met en colère contre mon mari. Il ne me défend pas contre ses parents, bien qu'il pense que cette coutume soit d'un autre âge.

  • Selon la loi parsie, la relation d’un homme avec une prostituée n’est pas considérée comme un motif de divorce ni même de séparation judiciaire.
    Perveen n’en croyait pas ses oreilles.– C’est incroyable ! Son père acquiesça.– C’est la loi que nous appliquons depuis que la loi parsie du mariage a été votée en 1865.– Et si un mari frappe sa femme ? Ça ne peut pas être une cause de divorce ? demanda Perveen avec une bouffée d’espoir. Il y avait deux témoins dans la pièce, et le chauffeur de tonga.– Seulement s’il s’agit d’une violence extrêmement grave, répondit Jamshedji en la dévisageant avec sérieux. Alors la Cour peut t’accorder une séparation judiciaire. Mais le fait est que tu n’as pas perdu un œil ; tu n’as pas reçu de coup de couteau ; tu n’as pas été transportée à l’hôpital. Nous ne pouvons pas envisager de présenter ainsi notre argumentation.

  • Le mur derrière l'étagère était un jali de marbre agrémenté de nombreuses perforations géométriques. (…) La présence de murs et de fenêtres en jali permettait aux femmes du foyer d'observer la vie dont elles étaient exclues. C'était un élément intentionnel de l'architecture musulmane, une façon d'inclure ceux qui se trouvaient de l'autre côté de ces écrans.

  • On pourrait penser que les maisons à deux sections préservent mieux l'intimité, mais il se pourrait que ce soient celles qui retiennent le moins de secrets.

  • Je ne sais pas si mon père a mentionné que les femmes qui vivent ici sont des purdahnashins. Elles se sentiraient violées si elles devaient se trouver face à vous pour une discussion. Leurs contacts avec les hommes sont très limités.

  • Si une soeur cadette se marie avant son frère aîné, les gens vont croire qu'elle y est obligée parce qu'elle est enceinte. Toutes les perles de sa réputation seront vendues.

  • Farid laissait trois veuves, qui vivaient touts dans sa demeure, et quatre enfants - ce que Jamshedji appelait ”une modeste descendance pour un polygame”.

  • Ces derniers temps, se tenir des heures accroupie pour décorer la maison des Sodawalla était surtout une corvée. Perveen avait l'impression de dessiner un cadre élégant pour entourer le tableau horrible qu'était devenue son existence.

  • Il était rare qu’un visiteur se présente si tôt à la Maison Mistry. Le cabinet se trouvait dans le quartier du Fort, là où s’était établie la première colonie de Bombay. Le vieux mur d’enceinte s’était écroulé depuis longtemps, mais le quartier était resté le bastion de la loi et de la finance, toutes ses officines ouvrant pour la plupart entre neuf et dix heures.

  • De bonnes pensées, de bonnes paroles et de bons gestes, c'est le credo parsi. Nous n'en détenons pas le monopole.

  • Perveen inspecta du regard l’entrée en marbre baignant dans la lumière des appliques dorées. Elle serait ravie de montrer le bâtiment gothique à son amie, Alice Hobson-Jones. Les plafonds à six mètres de hauteur, tout spécialement, faisaient l’orgueil de feu son grand-père, Abbas Kayam Mistry. Il lui semblait qu’il les regardait toujours depuis le grand portrait qui gardait l’entrée. Ses yeux, aussi noirs que son fetah** à sommet plat, paraissaient tout voir, tout en ne diffusant pas la moindre chaleur.

  • Présumant que l’homme était un client misérable, Perveen baissa les yeux, elle ne voulait pas qu’il se sente gêné par son regard – l’idée qu’une femme puisse être avocate en choquait plus d’un par ici. Elle fut surprise de constater que l’homme n’était pas pauvre du tout : ses jambes fines étaient gainées de bas sombres, ses pieds de chaussures basses en cuir noir éraflé.

  • Alors que Perveen écoutait depuis sa place, entre ses parents, elle se rendit compte que tous les autres plaignants demandaient le divorce après des années de malheur, pas six mois. Le seul autre plaignant à peu près de son âge était un jeune marié qui, elle l’apprit pendant son témoignage, demandait le divorce en raison de l’incapacité de son épouse à consommer le mariage. Toutes les histoires étaient pitoyables. Perveen écouta celle d’un homme d’affaires qui avait installé une prostituée dans sa chambre conjugale, obligeant son épouse à rester dans le coin de la pièce.


Biographie

Née à Sussex (Angleterre), le 04/03/1964, Sujata Massey est une auteure américaine de romans policiers. Sujata Massey est née en Angleterre d'un père indien et d'une mère allemande. Lorsque Sujata Massey avait l'âge de cinq ans, sa famille quitte l'Angleterre pour les Etats-Unis. Elle a été élevée principalement à St. Paul, dans le Minnesota, et vit à Baltimore, dans le Maryland.De 1991 à 1993, elle a vécu au Japon.
En 1997, elle a publié le premier d'une série de onze romans policiers dont l'action se déroule principalement au Japon. Le personnage principal de cette série est Rei Shimura, une antiquaire américano-japonaise de Californie.

Après le Japon, Sujata Massey s'est intéressée à l'Inde avec de nombreux romans et polars. Elle a lancé une série qui nous transporte dans une Inde des années 1920 et sur les aventures de Perveen Mistry qui travaille dans un cabinet d'avocat dont le premier tome « Les veuves de Malabar Hill » vient d'être traduit en français. Les autres romans sont en cours de traduction.
Avant de devenir romancière à plein temps, elle était journaliste de reportage au Baltimore Evening Sun. Ses romans ont remporté les prix Agatha et Macavity et ont été finalistes des prix Edgar, Anthony et Mary Higgins Clark.

Voir ici : https://fr.wikipedia.org/wiki/Sujata_Massey


samedi 28 décembre 2024

Audrey MARTY – le voyage de Lady Liberty – Les Presses Littéraires – 2024 -

 

 

L'histoire

Gabrielle de Saint-Geniez, issue d'une famille bourgeoise toulousaine, aurait du épouser un mari bien loti et bien plus âgé qu'elle. Mais sa bonne fée, une archéologue qui connaît aussi bien le tout Paris et le tout Toulouse de la Belle Époque, en a décidé autrement. Très influente au sein de la famille Saint-Geniez, elle lui trouve un poste de journaliste à la Dépêche (future Dépêche du Midi). En fait de journalisme, en tant que femme, on lui refile les « chiens écrasés » ou la rédaction des annonces publicitaires. Irréprochable, Gabrielle s'exécute. Mais une fois de plus, Jane Dieulafoy, sa bonne marraine, intercède auprès des autorités et du journal et l'on confie à Gabrielle la chance de sa vie : accompagner en tant que reporter pour la Dépêche (et d'ailleurs comme seule journaliste à bord) le transfert de la France vers l'Amérique de la Statue de la Liberté, pièce monumentale que la France offre aux États-Unis construite par le sculpteur Bartholdi. Une épopée historique d'où naît l'émancipation d'une femme.


Mon avis

Le deuxième roman d'Audrey Marty, historienne d'art, qui mêle fiction et réalité historique.

Gabrielle, une jeune femme ambitieuse, très bien élevée a surtout la chance d'avoir pour marraine Jane, un archéologue qui travaille avec son mari, mais qui est connue dans le Paris mondain de cette « Belle Époque » où Haussmann reconfigure la capitale, et où commence l'ère de l’industrialisation.

Tout d'abord journaliste à la Dépêche, Gabrielle, au prix d'un petit mensonge, va se rendre en Grande Bretagne où elle est accueillie chaleureusement pour un congrès de celles qu'on surnomme les suffragettes. Elle y fait la connaissance de la première femme chirurgienne d'Angleterre Elizabeth Garrett Anderson. Elle écoute les discours de ces femmes qui veulent faire reconnaître leurs droits civiques et est convaincue par leurs idées, leurs conseils et leurs gentillesses à son égard.

De retour en France, toujours avec l'appui de sa marraine, une femme aussi indépendante, elle est envoyée sur l'Isère, la frégate de renom de l'époque qui doit transporter les 210 caisses qui composent la statue monumentale dite Lady Liberty et qui doit être acheminée vers la Baie d'Hudson. Départ le 21 mai 1885. Et voilà la jeune femme, la seule femme sur le navire, qui commence un périple non sans difficulté. La pluie et les orages se succèdent. Elle succombe au mal de mer, mais finalement s'y habitue et se lie d'amitiés avec les officiers, dont un est chargé de sa sécurité ? Dès qu'elle le peut, elle envoie le compte-rendu de la traversée au journal, où elle fait la Une. On se passionne pour ce nouveau monde, que l'on trouve très moderne. Malgré des avaries et une pose aux Açores, le navire est accueilli dans la liesse par la population. Puis il faut remonter la statue. Gabrielle profite de son séjour à New-York, ville qui l'éblouit par ces gratte-ciels pour rencontrer Mary-Louise Booth, la rédactrice en chef du Harper’s Bazaar, Joseph Pulitzer, le patron de presse à l’origine du Prix du même nom, Calamity Jane, l’héroïne du Far West et bien d’autres…

Sous forme de road-movie, facile à lire, car l'écriture ne cherche pas à imiter le style un peu « redondante» du 19ème siècle, on lit avec plaisir ce livre qui mélange histoire et fiction. La première femme journaliste à la Dépêche ne sera embauchée qu'en 1913. On suit avec joie les aventures de cette jeune femme qui reviendra en France auréolée de gloire. Un livre passionnant qui nous éclaire à la fois sur la vie des femmes bourgeoises (dévouées à leurs familles et époux) et sur les velléités d'une indépendance féminine qui ira crescendo.

Extraits

  • Dans cette partie du pays, le réseau ferroviaire s’étendait sur près de cinq cents kilomètres. De nombreuses compagnies de chemin de fer se disputaient le monopole de son exploitation. En quelques années, les ingénieurs avaient su développer sur tout le territoire un maillage tentaculaire de voies ferrées, accomplissant de mon point de vue, un travail de Titans. Mary-Louise tempéra mon enthousiasme vis-à-vis de ces constructeurs de l’extrême. Le déploiement des axes de circulation s’était fait au détriment des populations indiennes que l’on avait expropriées de leurs terres, sans parler de la déviation des cours d’eau et du dynamitage des montagnes, qui avaient engendré des dégâts irrémédiables. C’était la rançon du progrès, songeai-je tristement.


    Biographie

Historienne de l'art et archiviste, Audrey Marty se passionne pour les personnalités féminines oubliées. Son premier livre, une biographie, est paru en 2020 chez Le Papillon rouge éditeur. "Le destin fabuleux de Jane Dieulafoy, de Toulouse à Persépolis, l'aventure au féminin" retrace le parcours de vie atypique de cette Toulousaine, qui fut la première archéologue française. Cette pionnière de l'archéologie portait les cheveux courts et un pantalon et fut l'une des première françaises à recevoir la Légion d'Honneur. Ce livre a reçu le Prix du Lions club du Sud 2021.
Après avoir réalisé deux ouvrages de commande pour son éditeur Le Papillon rouge, "Le grand Toulouse et ses peintres" et "Peintres et couleurs d'Occitanie", elle a publié une nouvelle biographie.
"Nouma Hawa, reine des fauves, la véritable histoire de la première dompteuse du monde" est paru en 2023 aux Editions Métropolis.
Cet ouvrage dresse le portrait d'une lingère ardéchoise, qui deviendra la dompteuse de lions la plus populaire de la Belle Epoque. Elle fut l'une des rares femmes à posséder sa propre ménagerie. Plus qu'une biographie, ce livre nous plonge dans l'univers forain et nous permet de découvrir les premiers pas du cirque moderne et du cinématographe, les seuls grands divertissements que les classes populaires étaient en mesure de s'offrir à la toute fin du XIXème siècle.
Son site : https://www.audrey-marty.com/