L'histoire
Le détective Bmore refuse les affaires que lui soumet sa fidèle assistante Penny. Pour lui changer les idées, elle l'emmène voir les Nymphéas de Monet, à l'Orangerie. Mais au lieu de l'effet apaisant recherché, le détective sent sourdre en lui une sombre angoisse. Il lui faut alors remonter la vie du plus célèbre peintre impressionnistes pour comprendre. Une enquête hors-norme et complexe s'annonce.
Mon avis
Ce roman n'est nullement une biographie de Claude Monet, mais une enquête (ou une quête) personnelle du détective Bmore (le double de l'auteur). Vous allez visiter les nymphéas, 8 grands panneaux monumentaux peints entre 1914 et 1918 par le grand peintre. Souvent le ressenti est pacifique, même spirituel. Pour les avoirs souvent vus, j'en ai tiré une source de méditation profonde comme si j'étais dans une chapelle laïque.
Mais pas pour Bmore, qui ressort angoissé de cette visite où il identifie la mort. Il ne va alors chercher qu'une seule chose : comprendre le pourquoi de cette angoisse, donc comprendre la période où Monet a peint ses fameux panneaux. Le maître de l'impressionnisme voulait en faire don à l’état, aussi pour faire plaisir à son ami Clémenceau. Alors que l'art évolue avec les fauvistes, puis les cubistes, puis le début de l'abstraction, Monet reste fidèle à sa peinture, dans son jardin de Giverny. Enfin pas vraiment, le peintre perd la vue, atteint d'une cataracte dont il refuse l'opération douloureuse et sans résultats probants pour l'époque. C'est de mémoire, dans l'immense atelier de 300m2 qu'il fait construire ses tableaux. Monet a perdu un fils Jean en 1914, et le second Michel est envoyé sur le front de la Guerre 14-18, mais il revient heureusement sain et sauf.
Au fil de ses recherches, le détective se persuade que derrière les grands panneaux des Nymphéas se trouve la mort. La mort des proches, mais surtout les morts de la première guerre mondiale. Pour cela il réunit des éléments de la vie de Monet qui semblent coïncider avec les tableaux.
Avec ce livre étrange, qui nous fait passer des camps de concentrations à une correspondance avec une détenue, l'auteur prend comme prétexte les Nymphéas pour d'une part critiquer notre système actuel qui prive de libertés plus qu'il n'en donne, et d'autre part reprend la thèse émise par Duchamp : entre l'intention du peintre, la réalisation de l’œuvre, il y a le regard du spectateur, autrement dit son ressenti. Ici le ressenti négatif est une mise en abîme des maux qui accablent le monde, et les « preuves », lettres et biographies de Monet sont des témoins à charge,
Si l'idée est séduisante, le roman souffre de redites et de longueurs et d'éléments qui n'ont rien à voir avec la peinture et l’œuvre du peintre. C'est justement ce manque de recul qui, bien que le livre soit passionnant, qui fait basculer le livre dans un amalgame un peu cliché. Déconstruire une peinture ne peut être faite que par un autre artiste, toute l'histoire de l'Art en témoigne. Même si le parti-pris et l'éclairage sur les moments difficiles qu'a vécu Claude Monet sont très bien retracés, il n'y a pas de place à la poésie. Que sait-on exactement de la mentalité du peintre lorsqu'il peint les grands Nymphéas ? Seul lui pourrait nous répondre. Alors à nous de nous plonger si nous le pouvons dans les deux salles de l'Orangerie et y voir ce que nous nous avons envie d'y voir, car nous sommes des êtres subjectifs.
De plus l'écriture, avec ses longues phrases, et quelques clins d’œil aux lecteurs deviennent un peu envahissante, et le procédé est sans finesse.
Un avis mitigé donc, et finalement je conseille aux lecteurs de se plonger dans une très bonne biographie de Claude Monet, qui ne verra jamais les Nymphéas installés à l'Orangerie, il décède un an avant.
Extraits
Que voit-on d’un tableau ? On ne sait pas. On ne sait jamais. On ne nous a jamais appris à voir avec nos yeux. Raison pour laquelle, devant une peinture, nous nous dépêchons de lire le cartel qui indique le nom du peintre, le titre de l'œuvre, la date, etc. Nous nous empressons de prendre des informations afin d'avoir des mots. C'est important les mots. (J'en sais quelque chose.) Car nous voici sauvés ! Nous savons tout à coup le nom du peintre, le titre de l'œuvre, la date, etc. Voici que nous avons quelque chose à dire. Voici que nous avons l'impression de savoir et, donc, de voir. (Youpi !) À partir de là, nous ne voyons plus avec les yeux mais avec les mots. Nous voyons la peinture à travers les lunettes que les mots nous chaussent, comme si les mots permettaient de mieux voir et que c'étaient eux qui donnaient à voir, eux qui étaient nos yeux, tout à coup. (Grave erreur !) Car il s'agit d'un tour de passe-passe.
Dans ce passage des yeux qui regardent le tableau aux yeux qui lisent ce qui est écrit dessous, il y a le passage de l'image à la parole, des sens à l'intellect, de l'individu à la société. Il y a que nous perdons de vue la peinture et que nous perdons la vue tout court. Loin de nous ouvrir les yeux, les mots ne font que mettre des mots sur notre cécité. Ils nous forcent à regarder ailleurs en socialisant notre regard et en nous empêchant de tomber dans le vide de notre rétine. Car l'œil ne sait pas ce qu'il voit. De même que les cartes ne savent pas qu’elles jouent au poker et, de ce fait, qu'elles se fichent du gagnant comme du perdant, les yeux ne savent pas ce qu'ils voient. Ils ne savent même pas qu'ils voient ! Comme aux animaux, il manque aux yeux la parole et ainsi ne peuvent-ils pas dire ce qu'ils voient. S'ils le pouvaient, ils auraient d'autres mots que ceux que nous plaquons sur la peinture.Quittant l'embarcadère, j'avais repris la sente qui cheminait le long du bassin aux nymphéas, marchant au fil de l'eau et admirant autour de moi l'espace fait beauté, la nature faite culture (en accord avec elle). Rien ne troublait l'eau. Pas une ride. Si bien que le ciel s'y réfléchissait avec une netteté incroyable. On regardait le bassin et on ne voyait plus l’eau, non, on voyait le bleu du ciel, on voyait les nuages qui couraient et floconnaient, on voyait les arbres qui, de la berge, s'élançaient vers le haut en même temps que vers le bas de part et d'autre d'une ligne, traçant un nouvel horizon. Toute la réalité se trouvait incroyablement inversée. Absolument dédoublée. C'était fascinant. Il fallait venir ici pour se rendre compte que le bassin aux nymphéas était un miroir, à la fois immense et parfait. À l'eau, il substituait l'air. Il transformait, en le retournant comme un gant, l'incommensurable en commensurable. Il faisait descendre le ciel sur la Terre, jusqu'à devenir lui-même le ciel, le Très-Haut. Si, pour les catholiques, les âmes montaient au ciel, elles descendaient ici tout en bas, dans le Très-Haut. Façon pour le républicain convaincu qu'était Monet d'imaginer une solution laïque à d'épineux problème de la vie après la mort ? (Mon syndrome de l'Orangerie fait oui de la tête !)
C'est en 1920 qu’Aragon publia son poème « Persiennes » (au pluriel) dans lequel il répète vingt fois de suite le mot « persienne » (au singulier), comme si répéter vingt fois un seul et même mot suffisait à faire un poème. Et, de fait, cela peut suffire. Car dans ces vingt répétitions du mot « persienne », le mot « persienne » devient autre chose que le mot « persienne ». De l'un à l'autre, il ne cesse de changer de sens et même de sonorité, jusqu'à devenir un mot-valise, un mot dépourvu de sa signification propre et même de toute signification. Voici que le mot « persienne » devient un mot inconnu, un mot nouveau, un mot étranger, un mot vidé de tout contenu. Il peut aussi bien signifier « persienne » que son contraire. Signifier « jalousie ». Signifier « les horreurs de la guerre de 14 ». Ou « Tartempion ». Ou « Mèretien » si « Pèresienne ». Tout ce qu'on veut. Il suffit de répéter vingt fois le même mot pour, avec une économie de moyens formidable (la simple itération d'un mot), faire vaciller tout l’édifice du langage et, dans le cas de Monet, ce fut l'édifice de la peinture.
Les Nymphéas ne seront ouverts au public qu’en 1927, un peu moins d’un an après la mort de Monet. Mais au moins ses volontés furent-elles respectées en tous points. À savoir : deux salles aux murs arrondis formant une lente ellipse et reproduisant la forme ovoïde du bassin aux nymphéas qui, à Giverny, était divisé en deux parties avec le fameux pont japonais les enjambant. À propos de ces deux salles, on a parlé d’une espèce de ruban de Moebius, de signe mathématique de l’infini s’accordant symboliquement avec cette œuvre sans bornes ni horizon. Monet, lui, parlait de « deux anneaux ingénieusement enchaînés l’un à l’autre », pour une « immersion contemplative » quasiment au fil de l’eau.
Une bibliothèque dit beaucoup de son propriétaire. On voit ce qu’il aime, ce qui l’intéresse, à quoi il rêve, ses goûts et ses secrets, sa quête. On voit son intériorité. (Ce pourquoi les maisons sans livres n’ont pas d’âme.)
Que disait déjà Edgar Poe : « L’art consiste à exagérer des choses fausses afin d’en dissimuler de vraies. »
C’est lorsque le bien comprend qu’il ne viendra pas à bout du mal qu’il devient lui-même le mal absolu.
Biographie
Né à Tizi-Ouzou,
Algérie , le 22/06/1960, Grégoire Bouillier est né en Algérie
française parce que son père y effectue alors son service
militaire, il regagne avec ses parents la métropole dès l'âge de
trois semaines et ne quittera plus Paris.
Il passe son enfance
dans le quartier des Champs Élysées et publie son premier roman à
40 ans.
Sur ce qui s'est passé entre-temps, on pourrait évoquer
ses attributions successives de peintre, d'homme à la rue, puis
d'employé de bureau et enfin de journaliste. Il a été rédacteur
en chef adjoint pour la revue "Science et Vie". Il écrit
aussi pour les revues littéraires "L'Infini" et "NRF".
Le
premier roman de Grégoire Bouillier, "Rapport sur moi",
reçut le Prix de Flore en 2002. L'auteur publie deux ans plus tard
"L'invité mystère" (2004), qui confirme son talent. Il
est également l'auteur du "Cap Canaveral" (Allia, 2004,
2008) et du "Dossier M", Livres 1 et 2 (Flammarion, 2017 et
2018, prix Décembre), tous très remarqués par la critique. Ses
récits autobiographiques, qui peuvent le classer comme un auteur de
l'école de l'autofiction, ont été bien accueillis.