jeudi 25 avril 2024

Joseph INCARDONA – Les corps solides – Poche Pocket - 2021

 

L'histoire

Anna, ancienne championne de surf, vit sur la côte aquitaine avec son fils Léo de 14 ans. Pour gagner sa vie, elle possède un food-truck qui vend des poulets rôtis. Mais les affaires ne marchent pas très bien. Un jour, en heurtant un sanglier, son camion dérape et prend feu. L'assurance trouve un prétexte pour ne pas la rembourser. Les dettes s'accumulent et cette maman de 40 ans ne trouve qu'un job de « technicienne de surface » dans un camping. Au même moment, va avoir lieu « Le Jeu », une télé-réalité dont le prix est de 50 000 euros, largement de quoi rembourser les dettes et retrouver un food-truck. Le Jeu consiste à laisser sa main sur le SUV de luxe dernier sorti de la firme Renault le plus longtemps possible. Anna va-t-elle gagner ce challenge impossible ?


Mon avis

Dans l'impitoyable critique de note société, l'auteur suisse J. Incardona s'attaque aux médias de masse et de toutes leurs implications dans un capitalisme fou.

Nous avons Anna, cette femme qui ne demande qu'à vivre simplement, près de l'Océan. Ancienne surfeuse de renom, elle a perdu son mari, et élève seule son fils de 14 ans Léo, qui cherche à aider sa mère. Lui aussi est un passionné de surf.

Lorsque son camion brûle, l'assurance fait tout pour ne pas la rembourser, elle a des loyers en retards dans le mobile-home qu'elle occupe à l'année, et d'autres dettes. De l'autre coté, il y a le PDG du groupe automobile Renault, mis en difficulté par les années covid (en fait les profits sont excellents mais il n'y en a jamais assez), homme exécrable, qui fait pression sur la « Reine des Abeilles » (probablement la Ministre de la Culture voir la Première ministre) pour lancer un nouveau programme de télé-réalité sur les chênes du service public audiovisuel. La société Endemol (qui existe vraiment, et qui avait produit le Loft Story, et qui produit actuellement : la Star académie, Prodiges, Légo Master, Drag Race, les enfants de la télé, Master Chef, Secret Stories, et bien d'autres) a trouvé un jeu pour aider la grande compagnie automobile : il s'agit de sélectionner 20 candidats qui devront toucher le dernier SUV de luxe « L'Alaskan » d'une valeur de 50 00 euros et ne pas lâcher leur main posée sur la voiture. Un concept simple et l'équipe reçoit des milliers de candidatures. Mais celles-ci doivent répondre à un objectif, viser la classe moyenne pour les audiences, entrecoupées de pauses publicitaires. Léo inscrit sa mère sans son accord. Hors elle est sélectionnée par la « Reine des Abeilles » qui a un faible pour cette femme dont elle connaît le passé. Finalement Anna accepte. Le Jeu se tient pas très loin de chez elle, sur la cote Atlantique (coté de Biscarosse), un stand est monté, et les 20 candidats sont près, chacun avec l'envie de gagner. Ils ont droit à une pause de 15 mn pour aller aux toilettes, et de 15 mn pour déjeuner, les déjeuners étant fournis par les « anges gardiens », Léo sera celui de sa mère qui se scotche la main sur la voiture, car ils dorment aussi sur place, sur des matelas gonflables et sac de couchage. Mais cet été-là il fait très chaud, encore plus avec les projecteurs. Filmés 24h sur 24 par un flot de caméras. Dès que le Jeu est lancé, l'audience grimpe en flèche, les visiteurs affluent, prennent partie pour tel ou tel candidat, et Anna résiste toujours malgré de positions insupportables, la chaleur, le manque d'eau, le harcèlement de certains autres candidats.

Passé l'enthousiasme des premiers jours, l'audience chute. Nous sommes en pleine vacances d'été. De plus, l'état d’affaiblissement des candidats est manifeste.. Des jeunes lancent des pétitions pour faire arrêter ce jeu débile, Anna tient ainsi 7 jours, puisant sa force dans ses souvenirs heureux, les paroles des chansons que la famille écoutait.

La « Reine des Abeilles » assez attachée à Anna – comme un lien invisible de sororité – même si on comprend assez vite qu'elle est plus attirée par les femmes que par les hommes - fera tout pour l'aider, d'autant qu'elle déteste ce jeu stupide et épuisant.

Ici, l'analyse du pouvoir des médias est parfaite, cynisme et objectifs publicitaires, tout comme le pouvoir d'un grand patron sans aucun états d'âmes. Incardona utilise ici un style sec, sans aucun superflu. La douleur d'Anna qui se sent humiliée, qui résiste est compensée par les jolis souvenirs d'une vie heureuse en Californie où le surf était sa passion, l'océan, les vagues, une mode de vie libre. Mais peut-on vivre librement aujourd'hui ? Manipulations des médias et des grands patrons, qui savent faire du chantage à l'emploi, consumérisme stérile, tout est analysé à la loupe par cet auteur qui ne cesse de décortiquer notre société. Découpé en trois chapitres : le règne animal, le règne minéral et le règne végétal, ce petit roman de 272 pages est bien plus efficace qu'un long discours politique. Et la fin totalement surprenante et sûrement un must de ce livre.


Extraits

  • Les phares de la camionnette éclairent la route en ligne droite. On pourrait les éteindre, on y verrait quand même, la lune jaune rend visibles les champs en jachère aussi loin que porte le regard. La nuit est américaine. La fenêtre côté conducteur est ouverte, il y a l’air doux d’un printemps en avance sur le calendrier. De sa main libre, Anna tâtonne sur le siège passager et trouve son paquet de cigarettes. À la radio, une mélodie lente accompagne le voyage ; et quand je dis que la nuit est américaine, c’est qu’on pourrait s’y croire avec le blues, la Marlboro et l’illusion des grands espaces.La cigarette à la bouche, Anna cherche maintenant son briquet. Elle se laisse aller à un sourire de dépit après la nouvelle perte sèche d’une journée avec si peu de clients. Demain, elle réchauffera le surplus de ses poulets et fera semblant de les avoir rôtis sur la place du marché. C’est comme ça qu’on étouffe ses principes, sous la pression d’une situation qui vous étrangle. Qu’on étouffe tout court.

  • Anna ne sait pas quoi faire ni comment se comporter. Cette vie est un laboratoire, un point d’interrogation : hurler, punir, chercher à comprendre ? Elle a l’impression d’être un de ces bateaux brise-glace traçant sa route au fur et à mesure, l’expérience se déploie sans aucune autre possibilité d’apprendre qu’en faisant. Et faire, dans son cas, c’est souvent se tromper.

  • "Qu'est-ce que tu veux, maman ?" Elle lève les yeux et le regarde." Dans la vie, qu'est-ce que tu veux pour toi ?" Léon a les yeux noirs et la peau mate de son père. Si on lui mettait une capuche et on le voyait cracher par terre, on pourrait penser que c'est un de ces voyous. En réalité, c'est l'enfant le plus doux du monde, il n'y a aucune méchanceté enlui.Lors des concours de surf, elle doit le motiver tant l'idée de compétition lui est étrangère. Et ce garçon-là est son fils. Et son fils lui demande pourquoi elle est tendue la plupart du temps, pourquoi ces plis d'amertume apparaissent aux coins de sa bouche. Pourquoi elle est incapable de se laisser aller à vivre pleinement, comme quand on marche avec sa planche sous le bras, que les pieds s'enfoncent dans le sable et que l'horizon est l'éternité.

  • Le stylo glisse sur les pages blanches à rayures. Il trouve du plaisir à écrire ce qu'il sait, à compléter en argumentant. C'est la première fois que ça lui arrive, une forme d'enthousiasme qui doit encore faire son chemin, la possibilité d'obtenir quelque chose à travers l'acte d'écrire.

  • Quand est-ce que ça a commencé exactement ? A partir de quand le monde s'est-il complexifié au détriment des individus ? Depuis quand la procédure et la bureaucratie ont pris le dessus sur le bon sens ?

  • C'est l'humanité qui finirait dans un alambic duquel il ressortirait l'essence de ce que nous sommes devenus : le jus incolore d'un grand jeu télévisé.

  • Elle commence comme ça, la perte de l'innocence.Quand, par accident, on découvre que le monde n'a plus une seule et même vérité. Quand le miroir brisé nous renvoie l'image de notre visage morcelé et que l'on devient multiple. Peut-être faudrait -il accepter toutes les facettes qui nous constituent, même les plus laides.

  • "Fous le camp". Anna obéit. Elle avait besoin de ça, aussi. Besoin qu'on lui enfonce bien la gueule dans sa gamelle, qu’on lui fasse bien comprendre le rouage mesquin qu’elle représente dans la grande machine à broyer les hommes.

  • L'eau apaise. À le voir, comme ça, remonter les vagues en faisant la tortue, on se dit que c'est à la portée de tout le monde.Et, peut-être que le secret en surf comme en toute chose est de nous faire croire cela, que vivre est à la portée de tout le monde.

  • Ici, des femmes et des hommes. L'indispensable pour faire un monde. S'ils étaient les derniers spécimens humains,il suffirait de s'accoupler , et tout recommencerait, mais l'espèce humaine pullule, approchant les huit milliards d'individus.Eux, ces hommes et ces femmes, tirent profit de cette abondance.Ils n'ont pas besoin de se reproduire. D'ailleurs, aucun d'eux n'a d'enfants, ce qui les rend invulnérables.

  • Et si on pouvait les comptabiliser, au final, les êtres et toutes ces choses qu'on touche dans sa vie ? Que touche-t-on le plus ? Les êtres aimés ? Soi-même ? Le clavier de son ordinateur ? Son smartphone ? Le volant de sa voiture ?

  • Anna remonte dans sa Clio, démarre et quitte la ferme sans se retourner. Anna roule sans assurance, l'indigence appelle le risque. De toute façon, que peut-on espérer d'une époque où l'on donne le nom d'une déesse grecque à un modèle de voiture ?

  • L'écologie sans lutte des classes, c'est du jardinage.

  • La soumission consentie de l'homme à l'objet. Toucher une voiture, Léo, comme si l'objet avait plus de valeur qu'une vie humaine.


Biographie

Né à Lausanne , le 11/02/1969, Joseph Incardona est un écrivain, scénariste et réalisateur suisse. Né d'un père italien et d'une mère suisse, il a vécu notamment à Paris et Bordeaux avant de s'installer à Genève.
Riche de sa culture suisse et italienne, admirateur de la vitalité des écrivains de la péninsule, il puise ses références dans le roman noir - "roman social" par excellence - et la littérature américaine du XXe siècle (John Fante, Jack Kerouac, James Lee Burke, Charles Bukowski.).
Auteur d’une dizaine de romans et de deux pièces de théâtre, il est également scénariste de bande dessinée et réalisateur d’un long métrage "Milky Way" (prix du public au festival international du film policier de Liège en 2014).
En 2008, il obtient le 2ème Prix de la Cinémathèque suisse pour son court métrage, "Annonciation". "Lonely Betty" paru en 2010 chez Finitude, éditeur bordelais, a obtenu le Grand Prix du Roman Noir au Festival de Beaune en 2011.En 2015, son roman "Derrière les panneaux il y a des hommes", publié aux Éditions Finitude, remporte le Grand prix de littérature policière du meilleur roman en français. En 2018, "Permis C" (BSN Press, 2016) obtient le Prix du Roman des Romands.

En savoir plus ici : https://fr.wikipedia.org/wiki/Joseph_Incardona


lundi 22 avril 2024

Almudena GRANDES – Les 3 mariages de Manolita – Livre de poche - 2021

 

L'histoire

La vie de Manolita, jeune femme espagnole pendant la période trouble de 1936 à 1977, surtout les années 1936/39 (victoire du Front Populaire Espagnol, regroupant les divers partis de gauche, PSO, PC, syndicats) jusqu'à l'arrivée de Franco et de ces soutiens carlistes, catholiques, et phalangistes après une guerre civile de 3 ans (1933-1936) et la victoire d'un des pires dictateurs au monde. Franco mort en 1975, et la monarchie déclara alors la démocratie représentative sous Juan Carlos Ier.

Manolita 17 ans, raconte sa vie, avec son frère Antonio très engagé au PCF et sa bande de résistants anarchistes, communistes, socialistes. Un mariage forcé avec un détenu de Porlier, condamné à mort (puis condamnée à la prison à perpétuité) pour permettre de faire fonctionner des imprimantes venues des USA sans mode d'emploi.

Trahisons, sort des enfants « pour racheter la peine des parents », arrestations, l'autrice nous détaille cette période de l'histoire dont nous ne connaissons que les grandes lignes.



Mon avis

A 17 ans seulement, la jeune Manolita a une famille à charge : ses deux sœurs, et les jumeaux nés de la deuxième union de son père. Lequel est en prison pour un motif stupide, comme le sera la belle-mère Marie-Pilar qui pour faire vivre sa famille, fait dans la revente d'objets et de bijoux. Antonio son frère aîné est lui entré dans la résistance, avec un groupe d'amis fidèles. Mais Manolita, qui tente de survivre comme elle le peut, se voit obligée d'épouser un homme enfermé à la grande prison de Madrid, Porlier. Eugénio qui est condamné à mort puis voit sa peine commuée à la perpétuité est le seul qui puisse faire fonctionner les trois polycopieuses arrivées des USA, sans mode d'emploi. Ce faux mariage et tout ce qu'il implique (arriver à faire passer les plans de la machine sans éveiller les soupçons des gardes) déplaît fort à la jeune fille, d'autant que le dit fiancé n'est pas un homme qui lui plaît pas, même si il est très gentil avec elle, et ne demande aucune faveur intime.


L'autrice dont les sympathies de gauche sont très connues publie là (en réédition) nous livre ici le deuxième volet d'une saga de 6 livres sur cette période qu'elle ne cesse de sonder. Elle fait un véritable travail d’historienne, s'appuyant sur des récits des rescapés de la répression franquiste, sur des articles de journaux, notamment sur le personnage de Roberto Conesa, homosexuel et passé de communistes à partisan de Franco (il sera finalement exécuté).

Un roman de 700 pages qui mélangent les drames mais aussi la vie d'un quartier de Madrid, où l'entraide se fait, et où malgré tout, on s’amuse. Des tablao de flamenco au marché et petits échanges. Coté drame, on notera ce terrible pensionnant de Zabalbide, où les jeunes filles sont placées pour « racheter » les peines de prison de leurs mères. Y sont placées Isabel et Pilarin les deux sœurs de Manolita de 14 et 8 ans. Mais cette institution gérées par des sœurs cruelles n'est pas un lieu d'éducation comme promis, sauf pour les plus petites, endoctrinées dans la philosophie fascistes, les plus grandes ne recevant aucune instruction mais condamnées à laver et repasser des draps, les mains dans la soude, le savon étant trop cher soit-disant. Il s'agit plus d'humilier les filles et de faire aussi du profit que d'une mission chrétienne, le pensionnat étant géré par des sœurs perverses et cupides. Sans doute le chapitre le plus difficile du livre.

Malgré une abondance de personnages et des sauts dans le temps pas toujours évidents à appréhender, ce dernier roman est, comme de nombreux autres, un chant d'amour aux vaincus de la guerre civile et une plongée effarante dans l'Espagne de Franco, ce dictateur qui n'a eu de cesse de plier son peuple à sa volonté, aidé par le clergé, pendant que l'Europe regardait pudiquement ailleurs. Pourtant, ce roman touffu n'est pas un livre sombre, on y retrouve la force de l'espoir, l'obstination des rouges à croire encore et toujours à une société plus juste. Vaincus, humiliés, décimés, ils restent debout et gardent en eux l'orgueil de ceux qui savent être du bon côté. La solidarité féminine, les petites astuces de Manolita pour passer à travers les mailles du filet, son optimisme à tout rompre fait d'elle une héroïne du quotidien magnifique, et promise heureusement à une fin heureuse.

Le remarquable travail d'Almudena Grandes nous éclaire sur le quotidien dans une des pires dictatures d'Europe et est une véritable leçon d'histoire. En appendice, la liste des personnages assez nombreux, et un point sur les recherches effectuées par l'autrice. Vraiment Miss Almudena est une Grande autrice !


Extraits

  • Ils ne le tueront pas, pensais-je, ils ne le tueront pas, même si je ne voulais pas le penser, il est trop jeune, mais ils en avaient tué d'autres d'aussi jeunes, il est trop innocent, mais ils en avaient tué d'autres aussi innocents, il n'a assassiné personne, n'a volé personne, il a juste imprimé des tracts, c'est tout, de l'encre et du papier, mais ils en avaient tué d'autres, aussi, pour leurs mots.

  • La guerre avait fait surgir le meilleur, mais aussi le pire de nous tous, et nous avait transformés. Nous n'étions plus ceux que nous serions restés en temps de paix.

  • Toutes ces façons de survivre, plaisanteries, recettes, remèdes de grand-mère pour marcher sur un fil au-dessus du malheur sans jamais tomber dedans, allez vous faire foutre, des mots pour crier non !

  • Cependant, avec le temps, je compris que la joie était une arme supérieure à la haine, les sourires plus utiles, plus féroces que les gestes de rage et de découragement.



Biographie

Née Madrid , le 07/05/1960, et décédée Madrid , le 27/11/2021, Almudena Grandes Hernández est une écrivaine et journaliste espagnole.
Depuis toute petite, elle se sent attirée par la création littéraire.
Mariée au poète Luis García Montero, elle a étudié la géographie et l'histoire à l'Université Complutense de Madrid. Même si elle avoue qu'elle aurait préféré étudier le latin.
Après ses études, elle commence à travailler en écrivant des textes pour des encyclopédies. Elle a reçu, en 1989, le prix La Sonrisa Vertical pour "Las edades de Lulú", un roman érotique qui a été traduit en plusieurs langues et adapté au cinéma par le réalisateur Bigas Luna sous le même titre. D'autres réalisateurs ont également adapté ses livres au cinéma : Gerardo Herrero, Malena es un nombre de tango et Juan Vicente Códoba, Aunque tú no lo sepas (adapté du roman El lenguaje de los balcones).

Dans ses œuvres qui s'inspirent de l'Espagne de la fin du XXe siècle et du début du XXIe siècle, Almudena Grandes met en scène, avec beaucoup de réalisme, des personnages très introspectifs. En 2002, elle reçoit le Prix Julián Besteiro des Arts et des Lettres 2002 pour l'ensemble de son œuvre. En 2011, elle a reçu le prix Sor Juana Inés de la Cruz qui récompense "le travail littéraire dans le monde hispanophone", le Premio de la Critique de Madrid et le Prix Latino-Américain du Roman Elena Poniatowska pour "Inés y la alegría".

Voir ici : https://fr.wikipedia.org/wiki/Almudena_Grandes et son site : http://www.almudenagrandes.com/



dimanche 21 avril 2024

Sue RAINSFORD – Jusque dans la terre – Editions Aux Forges de Vulcain - 2022

 

L'histoire

La jeune Ada vit avec son père aux abords d'une forêt. Ce sont des guérisseurs, mais avec des méthodes qui ne ressemblent en rien à ce que l'on imagine. Les chamanes traitent souvent les maladies avec des plantes, des prières, de la médiation. Là, on fait une sorte de chirurgie bizarre et on se sert de la terre comme un moyen de guérison. Ada qui vit de façon très solitaire rencontre un garçon Samson dont elle tombe folle amoureuse. Mais cet amour déplaît fortement au père et aussi à la sœur du jeune homme, une femme enceinte et déterminée. De même ce duo de guérisseurs étranges est un peu mal vu au village, même si tout le monde va les consulter. L’implacable mécanique du pouvoir de la terre, l'humus, se met en place.



Mon avis

Avouons le, quand j'ai choisi ce livre, je ne m'attendais pas du tout à cela. Je pensais à une sorte de roman nature writing mais sûrement pas à me rapprocher de l'univers de David Cronenberg, réalisateur canadien auteurs de films de science-fiction, parfois à la limite du gore.

Nous ignorons l'époque, le lieu mais nous savons qu'Ada est née de la terre, et éduquée par un père autoritaire, qui lui apprend à guérir les vivants. Pour cela, l'endroit où ils habitent bénéficie d'un sol spécial. Et nous entrons dans le « body horror ». Ici pour une personne qui a un problème pulmonaire, on l'endort, on l'ouvre et on détache les poumons qui vont macérer dans une solution spéciale, et on enterre presque la malade 24 heures. Puis on lui remet ses poumons, on la réveille, la malade ne se souvient de rien sinon qu'elle est guérie. Comme si la terre avait se pouvoir d'absorber le mal, mais pas toujours. Car les maladies, si elles sont sorties du corps restent et il faut alors savoir les éloigner. Où refuser de soigner un malade dont l'état est trop grave.

Ada et son père ne sont pas des humains. On le comprend quand Ada se crée un sexe de femme pour accueillir l'homme qu'elle aime et se dit immortelle. C'est elle qui nous conte cette histoire entrecoupé des témoignages des « cures » le nom que donne ces guérisseurs étranges aux malades.

Et comme une perversion ne va jamais seule, l'autrice crée un autre monstre, Samson, dont Ada, qui n'a jamais connu l'amour, ni de sa mère (elle n'en a pas), ni de son père (taiseux et agressif), met du temps à comprendre que les rapports qu'elle entretient avec l'homme aimé ne sont qu'illusions. Car lui couche avec toutes les filles qui passent, les met parfois enceintes et on sous-entend qu'il aurait violé sa sœur et que l'enfant qu'elle porte vient de lui. Lui prétend le contraire. Ada va devoir faire un choix difficile, d'autant qu'elle découvre aussi que son père l'a créée et qu'il y a eu des échecs avant.

Ce premier roman, si il dénonce à la fois les violences faites aux femmes, et les faux prophètes (on pourrait penser à l'Intelligence Artificielle et ses dérives) est aussi un livre où le sentiment de malaise est quasi-constant. Ce père terrible qui se prend pour un dieu créateur, cet homme à femme violent et menteur, cette héroïne chahutée entre ce que l'on a appris et la réalité font de ce petit livre à la fois un chef d’œuvre morbide mais aussi une inversion. La terre nourricière peut être féroce. Et cet humus si important pour le guérisseur (je ne spolie pas) est grignoté par les racines des arbres. Le message est aussi écologique, laissons la nature vivre sa vie de nature, ne jouons pas les apprentis sorciers avec des choses que nous ne méritons pas.

Personnellement, je n'ai pas aimé justement ce climat instauré d'emblée de jeu, à peine compensé par des envolées poétiques. D'autres auteurs/trices parlent de ces sujets sans passer par une sorte de gore (certes j'ai lu bien pire) mais ce climat malsain généré par le livre m'a déplu.


Extraits

  • Et ses seins, masse fluide emplissant les bonnets de son soutien-gorge comme des feuilles mortes humides qui bloquent l'entrée d'une canalisation.

  • Après un certain temps, les oiseaux avaient compris et ne s'approchaient plus de moi. C'est difficile à exprimer, à décrire, une solitude aussi absolue.

  • Et parfois, même si elle est nuisible, une maladie est trop profondément enracinée, et le corps ne peut même plus envisager de s'en débarrasser.

  • Les étés, par ici, se composent de longues herbes négligées, d’une uniforme lumière de citron, de chaleur qui cuit la terre et qui fait vibrer l’air. Les ombres sont si noires, si profondes qu’elles semblent aussi solides, aussi vivantes que les corps qui les projettent. Par ici, l’été, même les matins brûlent d’une ardeur acérée, et tous les matins, quand je me lève, je laisse la chaude confusion de mes draps pour aller dehors, sur les pavés du patio, et j’examine la grille de la bouche d’évacuation. Entaille, petit trou, petit ravin. Même par ce temps, une moiteur secrète y scintille. Moi, elle me fait peur.

  • J’ai toujours détesté les limaces, depuis que je suis toute petite. Une fois, j’en ai pris une et je l’ai coincée entre mon index et mon pouce, et je les ai frottés l’un contre l’autre jusqu’à ce que la bête, minuscule, un bébé, de la taille d’une fève, soit écrasée. La nuit, j’entends leur lente procession. Toutes ces limaces qui vivent sous la maison, je les entends se traîner sur les cailloux et dans la poussière, se ratatiner comme la peau de vieux fruits. Aveuglément, de ci de là, sur la pelouse, leurs yeux-tentacules aux aguets. Et maintenant, à la lumière du jour, le jardin bruisse et soupire, m’empêchant de percevoir les murmures souples de leurs ventres. J’en vois une, petit mufle aveugle, serpent noir de la taille d’un pouce, qui sort de la grille fissurée. Elle se dirige vers l’herbe jaune, sorte de croûte carbonisée qui recouvre les entrailles luxuriantes de la pelouse. Si Père était là, il épandrait du sel. Il en verserait dans la bouche d’évacuation.
    Si je pouvais entendre craquer leurs mille cadavres, si je pouvais supporter leur odeur sans nausée, je ferais la même chose. Père ne détestait pas les limaces, mais il s’en méfiait. À la fois liquides et solides, ni l’un ni l’autre pourtant, et si lentes. Il est juste, je suppose, que j’en suive une aujourd’hui, car ce jour est celui où une longue attente s’achève enfin. Car la Terre bouge. Pour la première fois depuis tant et tant de pâles années. Elle bouge. Tout est terminé.
    Tout près, le plant touffu de lavande ne répand presque plus de parfum. C’est la chaleur.Rien n’y résiste. Enfin, rien n’y résiste qui n’est pas sous terre.

  • Si nous leur donnons la moindre raison d'avoir peur de nous, ils cesseront immédiatement de penser au fait qu'ils ont besoin de nous. En un instant. Et ils nous forceront à partir.

  • Père a toujours été plus bestial que moi.
    Certaines nuits, il laissait son échine s’affaisser, il se mettait à quatre pattes, il abandonnait raison et langage, et il courait de par la forêt.
    Il revenait à l’aube, la gorge, la poitrine et le ventre rouges, entrait par la porte de derrière, se redressait et se mettait debout dans la cuisine. Les os qui craquent, les épaules qui se remettent en place, disait-il. – Pourquoi tu ne viens jamais à la chasse avec moi, Ada ? Je riais et je répondais que j’avais mes propres loisirs.


Biographie

Née 1988, Sue Rainsford est une romancière et critique d'art irlandaise.
Diplômée d’un MFA en écriture et littérature de Bennington College dans le Vermont, États-Unis.
Lauréate de la résidence d’artistes MacDowell Fellowship en 2019.
Son premier roman Jusque dans la terre est encensé par le New York Times, le Guardian et The Irish Times. Et obtient de nombreux prix dont le Kate O'Brien Award.9 août 2022.

Son site : https://www.suerainsford.com/



samedi 13 avril 2024

Christine RENARD – La planète des poupées – Editions l'Apprentie - 2022

 

 

L'histoire

Une mission terrestre de chercheurs part pour Margaretta d'Eridan, une planète vivable à mille années lumière de la Terre. Planète colonisée par 300 volontaires qui comporte maintenant une capitale, plusieurs grandes villes. L'ambiance y est détendue, les jardins sont fleuris mais la civilisation est différente. Ici on va à l'école des moines jusqu'à 10 ans et on entre en apprentissage, des métiers dont on vivra plus tard, car il n'y a pas d'argent en circulation, tout se fait par troc. Aux femmes, les métiers de tisserandes, potières, couturières, aux hommes, les métiers demandant plus de force, comme travailler aux récoltes ou dans les mines ou les forêts. Mais il y a une particularité sur cette planète : devant chaque maison, il y a des statues grandeur nature des jeunes femmes à marier qui sont attachées par un cadenas. Si un jeune homme veut épouser une fille, il doit demander à celle-ci la clé du cadenas (qu'elle peut ou non lui donner), il emporte la poupée, et le mariage se fait devant le prêtre en présence des fiancés et de la poupée. De plus pour les femmes, le bonheur est d'avoir beaucoup d'enfants (de 7 à 16 ou plus), dans leurs grandes maisons magnifiquement entretenues. Mais ces poupées intriguent l'un des chercheurs qui en dérobe une en faisant croire qu'il veut se marier avec elle. Il est retrouvé poignardé. L'intrépide psychologue et narratrice du récit va mener l’enquête.


Mon avis

Christine Renard (1929 – 1979) est une écrivaine oubliée. Pourtant elle aura écrit plusieurs romans, des poèmes et des essais. Ce sont ses descendants qui ont retrouvés ses manuscrits (seul un avait été publié, le petit éditeur avait fait faillite) et trouvé un éditeur pour publier ce roman qui a temps de résonances avec notre époque. De plus, si on pense que le roman a été écrit en 1942, notons que c'est assez rare pour une écrivaine française de se tourner directement vers la science-fiction.

Mais revenons à notre histoire. Tout comme Margaret Atwood (la Servante Écarlate fut publiée en 1985), Christine Renard nous dépeint un univers totalement dystopique. En apparence Margaretta est la planète du bonheur. En 300 ans d'existence il n'y a eu que 4 crimes, jamais de vol, la population est joyeuse et les villes sont magnifiques, avec les 3 lunes qui donnent des nuits claires et roses. Le climat est idéal, et il n'y a pas de police à vraiment parler, mais des gardes, un commandeur qui fait office de maire, et surtout ces monastères immenses et mystérieux où l'on ne rentre que pour faire ses études ou par convocation.

Mais c'est le sort des femmes qui intrigue le plus notre jeune psychologue : les mères gardent leurs statues toutes la vie, et ne pensent qu'à marier leur fille avec un beau jeune homme qui donnera de beaux enfants. Avoir une nombreuse progéniture, tenir sa maison et son petit commerce fait d'échanges (chaque femme a une spécialité) le jour du marché et préparer la fête trimestrielle qui permet aux gens des autres villes de venir et surtout favoriser les mariages pour évité la consanguinité. Mais ces statues, parées des répliques des plus belles robes et bijoux de la femme intrigue fortement un anthropologue indélicat. Par curiosité, il embobine une jeune fille, qui plus est est très démunie. Son père est de l'autre coté de la planète pour son travail, la mère est malade et elles ne sont seulement que deux sœurs, mises au banc de la société. Les femmes charitables leur échangent des pots de confiture contre de la nourriture, mais trouvent qu'elles ne travaillent pas beaucoup. Hors, le terrien vole la statue mais se fait assassiner... par celle-ci ! En effet les statues ont des pouvoirs étranges. Fabriquées par les prêtres, elles deviennent des amantes fabuleuses, mais si les intentions du séducteur ne sont pas pures (refus du mariage par exemple) après avoir pris la statue, un mécanisme permet de trancher la main indélicate ou d'éventrer un contrevenant. Mais la statue criminelle est retrouvée éventrée et vide, pour ne pas révéler les mécanismes secrets qui l'animent. Et l'histoire est confirmée à la narratrice qui, parce qu'elle tricote et crochète divinement – ce qui est quasi inconnu sur la planète – s'est fait beaucoup d'amies margarettiennes. En fait une fois le mariage célébré, les relations sexuelles un peu frustres se bornent à faire des enfants. La sexualité est jugée comme dégoûtante par les femmes, mais les poupées elles sont là pour combler tous les désirs des maris, qui s’échangent même les poupées avec d'autres maris et l'approbation des épouses.

Ici, bien avant le MLF, Christine Renard fait une critique acerbe du patriarcat. Car bien sur, tout le monde a été élevé par les puissants prêtres, les femmes dans l'idée de procréer (surtout pour une planète jeune et encore peu peuplée) et du dégoût des rapports humains, les hommes dans l'idée de faire un maximum d'enfants mais aussi d'assouvir des désirs qui pensent-ils ne plairaient pas à leurs épouses légitimes. L'infidélité étant interdite, ces poupées (bien plus améliorées que les poupées gonflables) sont bien utiles.

Hors la narratrice a bien envie de faire sauter ce système moyen-âgeux pour permettre une liberté des femmes. Mais c'est une révolution sans violence, car les prêtres qui dirigent en secret la planète et construisent les poupées sont persuadés par la narratrice que c'est une évolution positive, et que chaque femme pourra garder sa liberté de choix. Il s'agit aussi, au-delà d'une bataille féministe, de savoir anticiper le futur de cette planète, qui doit avoir elle aussi son histoire à elle et pas forcément celle que la Terre veut lui imposer. On pense notamment que si le roman a été écrit en 1942, lors de la 2ème guerre mondiale, la vie sur notre planète n'était pas joyeuse, et que l'histoire humaine peuplée de guerres n'est pas l'exemple à suivre sur Margaretta, planète qui n'a jamais connu de conflit, et qui si elle en donna saura s'adapter par la médiation. En totale résonance avec les mouvements Me-too mais aussi aux guerres que l'on connaît (Ukraine, Gaza) et qui semblent aujourd'hui sans solutions, ce roman entre science-fiction et polar est profondément anticipateur de ce que nous vivons. Même la crise climatique est anticipée : sur Margaretta, tout pousse à profusion mais les habitants ne semblent pas abuser. A part les fleurs cutivées dans leur jardin, on ne note pas d'excès. Les gardes-robes (faites maison) ne débordent pas, la vaisselle en céramique ou en bois est solide, tout est fait main et fait pour durer aussi. Une leçon sans doute à l'heure où l'eau deviendra un enjeu majeur, ainsi que les autres méfaits du réchauffement climatique.

Petit roman de 160 pages, sans effets d'écriture, il se lit tout seule, mais ce que l'on en retiendra est surtout la découverte d'une écivaine méconnue et si novatrice.


Extraits

  • Ainsi vivaient les femmes de Margaretta. Elles apprenaient à tenir une maison, à élever des enfants, elles allaient parader au marché pour montrer combien elles étaient jolies et bien habillées et capables, tout cela pour qu’un garçon vienne les demander en mariage.

  • Quand fut ouverte pour la moi la lourde porte du hall, le soleil entra à flots. Je me mis à rire de bonheur, j'étais vivante et semblable à celle que j'étais en arrivant. Les jeunes n'auraient plus jamais peur, ils penseraient à cette journée sans honte, et même avec fierté. Le monastère saurait qu'il fallait compter avec eux, et les jeunes ne l'oublieraient jamais.
    Dès qu'ils me virent, ils mirent toutes les voitures en marche à la fois. Solveig me fit un signe en me désignant la place libre à côté d'elle. Je m'y installai incapable de dire un mot, tant la joie me serrait la gorge. Tout en conduisant les cheveux au vent, Solveig répétait : "C'est merveilleux, c'est merveilleux!"

  • Jamais jeunes filles n'ont attendu le prince charmant avec plus de ferveur. Deux regards anxieux fixés sur la rue, des petites mains crispées sur la poitrine, et ce sourire sans joie, sourire de commande, sourire courageux, car on n'attrape pas les hommes avec des larmes.

  • Comme j'essayais timidement de suggérer que les femmes, à tout prendre, n'avaient guère moyen de s'exprimer dans aucun domaine, il me traita de "suffragette à la noix" et me dit que je ne ferais pas mal d'aller apprendre à faire le ménage auprès des Margarettiennes qui, au moins, savaient se tenir à leur place, elles.

  • Je la regardai aller et venir, changer de chaussures, accrocher sa cape dans une armoire, avec des gestes précis et naturels.
    "Ça ne me dit pas pourquoi vous vous êtes levée si tôt, reprit-elle, sans l'ombre d'une gêne.
    - Je vais vous le dire, mais vous pourriez peut-être me donner un peu de café." Elle eut un rire léger.
    "C'est vrai, vous êtes comme ça le matin. Venez, je vais vous en faire."
    Je dis, sans la quitter des yeux.
    "Comment, vous n'en avez pas encore pris ?"
    - Moi ? Non. Vous savez, je ne suis pas comme vous."


Biographie

Née à Lucenay-lès-Aix (Nièvre), le 10/02/1929 et décédée à : Paris, le 07/11/1979, Christine Renard est une écrivaine française de science-fiction et fantastique. Elle a publié une dizaine de livres ainsi qu'une soixantaine de nouvelles.
En 1963, paraît son premier roman, À contre-temps. Elle travaille alors au CNRS tout en préparant sa thèse de psychologie. Elle se lie avec un autre écrivain de science-fiction, médecin et spécialiste des poisons, Claude-François Cheinisse, connu sous le pseudonyme de Christian Libos, avec qui elle rédige une longue nouvelle, Delta. Tous deux feront paraitre des nouvelles dans la meme revue, Fiction. Ils se marient en 1965 et un premier enfant naît en 1966, Françoise. Occupée par celui-ci et par sa thèse (portant sur les fantasmes en science-fiction), Christine ne publie plus de fiction avant 1967, année où Delta paraît enfin. Après quelques déboires éditoriaux et la naissance d'une deuxième fille, Danielle, elle publie un deuxième roman dont l'éditeur fait aussitôt faillite. Quelques adaptations radiophoniques de ses œuvres lui permettent de faire son retour en 1975, notamment avec une trilogie de romans pour adolescents influencée par l'œuvre de son ami, le poète André Hardellet. S'ensuit une période faste qu'un cancer interrompra brutalement en emportant Christine Renard le 7 novembre 1979. Après sa mort, Claude-François Cheinisse, son mari, fit paraître un certain nombre d'inédits, en particulier le recueil À la croisée des parallèles, conçu comme un recueil à quatre mains, une sorte de dialogue post mortem. Celui-ci en effet met en regard dix de ses propres nouvelles (dont certaines écrites pour l'occasion) avec dix nouvelles de Christine Renard. L'une d'elles, La Nuit des albiens, reçut le prix Rosny aîné en 1982. De plus en plus dépressif, Claude-François Cheinisse se suicida en septembre 1982, entraînant dans la mort leurs deux filles, alors âgées de treize et seize ans, ainsi que sa propre mère.


dimanche 7 avril 2024

Sandra-Malika Charlemagne – la Traqueuse – Editions Velvet – novembre 2023.

 

 

L'histoire

Aléthéia est une brillante chercheuse dans le domaine de l'intelligence artificielle. Hélas suite à une grave accident de voiture, elle est plongée dans un coma irréversible. Nous sommes en 2500, la terre continue de tourner. Mais dans le même espace-temps existe un autre monde « La cité » crée par l'Index qui dans ses hautes sphères regroupes les âmes des érudits, savants, gens de bien, Hors la jolie métisse fait partie des traqueurs, ces combattants envoyé dans l'inter-monde, sorte d'enfer, où les traqueurs doivent rechercher des personnes de bien, égarées dans un monde cauchemardesque. Alors qu'elle doit être débranchée sur fonds de disputes familiales, l'index et un Envoyée du quartier de la philosophie lui demande de rechercher un philosophe. Le temps est compté et Aléthéia a peu de temps pour remplir cette dernière mission.


Mon avis

Voilà un roman singulier qui se situe entre la science-fiction et la philosophie.

Pour comprendre le monde où vit Aléthéia (du grec révélation – vérité), on peut imaginer les cercles de l'enfer de Dante. Tout en bas se situe l'inter-monde, sorte d'enfer avec son contingents d'âmes mauvaises, qui sont prêtes à tout pour tuer, et d'âmes égarées, souvent asse intelligentes pour créer dans cet univers obscur, leur propre paradis ou un endroit pour se cacher.

Au centre se trouve la Terre qui continue à vivre, et là, la romancière met en avant les calculs et les coups bas du capitalisme, le mari d'Aléthéhia fait tout pour que sa femme soit débranchée au plus vite, pour capter son héritage et la famille de la jeune femme tente de contrecarrer les plans de cet homme fainéant, qui cherche en vain de l'argent pour éviter des clauses testamentaires.

Enfin au dessus, règne la Cité, un univers crée par l'Index, qui se dit bûcheron, et qui elle même comporte plusieurs sphères : celles es érudits, des savants, des femmes et hommes de bien, qui ont des quartiers réservés pour poursuivre, au delà de la mort, leurs recherches. Puis les sphères plus basses où on s'occupe des mourants pour apaiser leur passage dans l'au-delà, si ils n'ont pas rejoint l'inter-monde. Une sorte de purgatoire bienveillant voir de paradis pour les plus méritants.

Aléthéia est chargée d'une mission difficile : à la demande d'une Envoyée, une personne de haute qualité, elle doit rechercher un homme et le ramener dans la cité où il pourra poursuivre dans la sérénité son œuvre philosophique. Car l'Envoyée n'est autre que Hannah Arendt, la célèbre philosophe-politologue, qui cherche son amour de jeunesse en la personne de Martin Heidegger, philosophe allemand qui hélas s'est compromis avec la dictature d'Hitler en 1933/1944, et dont certains écrits sont franchement anti-sémites. Alors qu’Hannah Arendt était juive, et a du fuir vers les USA les persécutions nazies. Mais elle éprouve encore une sympathie pour le philosophe qui a droit à son pardon.

Une mission périlleuse pour la jeune métisse, accompagnée de sa symbiote, une chatte nommée Sophos (du grec, sagesse) qui sont ses yeux et une protectrice aussi, tout comme le bâton d'ivoire qui la protège.

Une fois que l'on a compris les mondes créés par l'autrice, passons au fond. Il s'agit ici d'une quête philosophique et intellectuelle. Le pouvoir de l'esprit sur la matière, et le matériel, tant l'autrice nous explique les retors du capitalisme à travers les tractations autour de l'héritage de l’héroïne. Elle nous démontre les pouvoirs de l'imaginaire et la capacité de l'esprit à s'ouvrir aux pensées les plus complexes. Le choix Heidegger philosophe controversé mais qui s'est justement intéressé aux problème de la réalité, du temps qu'il définit de façon plus large que le temps humain n'est pas anodin dans une histoire où le temps est dissocié. Il n'y a pas de temps dans la Cité comme dans l'inter-monde.

Enfin, par rapport aux écrits de science-fiction ou de fantasy, ce ne sont pas les hommes qui sont les héros, mais des femmes. Non seulement Aléthéia (mot que l'on doit aussi à Heidegger), sa symbiote Sophos, mais aussi Emma, meilleure amie et ex- amante qui s aura prendre des décisions intelligentes, l'infirmière dévouée Nour qui subit les coups de son mari.

Finalement c'est un monde très actuel que nous décrit l'écrivaine : le capitalisme, le manque de « spiritualité » ou de connaissances, les luttes féminines, les choix que l'on fait dans sa vie.

Une fois que l'on a compris l'univers dystopique créé, ce roman est très page turner et fascinant. Je ne suis pas du tout une adepte du genre fantasy mais là je dis bravo


Biographie

Sandrine-Malika Charlemagne écrivaine multidisciplinaire.
Elle a écrit pour le théâtre et le cinéma, conduit des ateliers littéraire et d'écriture.

En savoir plus ici : https://sandrinemalikacharlemagne.blogspot.com/



jeudi 4 avril 2024

Judith HERMANN – Une clarté dans le lointain – Albin Michel - 2023

 

 

L'histoire

La narratrice, 47 ans, quitte la ville pour s'installer dans un coin isolé de la mer Baltique, un polder. Elle trouve une petite maison, et va travailler comme serveuse pour son frère qui possède un café sur le port. Isolée, elle se lie d'amitié avec la trop exubérante Mimi et entame une relation avec le frère de celle-ci.



Mon avis

Judith Hermann, écrivaine allemande a comme thèmes de prédilection la solitude et le chemin de vie. Ce dernier roman abord le thème de refaire sa vie à 50 ans. Pour la narratrice, il s'agit d'aller s'installer dans un milieu hostile, en bord de mer baltique. Un lieu qui vit surtout l'été grâce aux touristes, mais qui reste le plus souvent isolé et voué à l'ennui.

Si elle reste très attachée à son ex-mari avec lequel elle entretient une correspondance régulière, elle ne voit pas souvent sa fille, partie à 18 ans faire une sorte de tour du monde. Sur place, elle fait la connaissance de Mimi, sa voisine, artiste peintre à la fois exubérante et ayant un avis sur tout, ce qui laisse d'ailleurs la narratrice de marbre. Son frère Sasha est reconnu pour être un peu flemmard et il vient de tomber follement amoureux de Nike, une jeune femme de 20 ans qui a subi les mauvais traitements de sa mère, semble se prostituer et porte en permanence des talons très haut et beaucoup de maquillage. Et puis il y a Alrid, le frère de Mimi qui gère seul une ferme de 1 000 cochons, un homme taciturne qui ne pose pas de questions et ne se livre pas. N'importe qui aurait envie de fuir cet univers triste, aux étés chauds mais aux hivers très froids et surtout qui subit une sécheresse qui affecte les récoltes.

Mais la narratrice semble s’accommoder de cet univers. Elle aime la solitude, et cela depuis longtemps. Elle lit, commence par s'occuper du jardin puis laisse tomber. Car mine de rien, entre le travail exigeant du bar-petite restauration du frère, les balades avec Mimi, les visites chez Arild et chez les parents chaleureux de celui-ci, finalement les journées sont occupées.

Mais il y a un indicible sentiment d'angoisse latente, dans ce paysage monotone. On sent bien que chaque personnage est ici parce que c'est comme cela et qu'il n'a pas voulu ou pu changer de destin. Et le cas tragique de Nike, cette jeune femme tellement maltraitée dans l'enfance (sa mère l'enfermait dans une caisse et la frappait), qui a perdu ses dents et qui aurait plus sa place dans un hôpital psychiatrique que sous la houlette de Sasha qui en est fou amoureux. Triste destin de ces femmes oubliées au bout du monde ! Et puis ce paysage de mer, mais une mer peu engageante, remplie d'algues et de vase, puisque l'endroit se situe dans un polder et où on vit aux rythmes des marées. Les maisons sont simples et peu meublées, et l'on mange du hareng, et des légumes racines, des tartines de pain noir, et on boit du thé chaud ou glacé.

Déroutant roman, sublimé par l'écriture toute en douceur de l'autrice, ce roman parle de l'enfermement, et de la solitude choisie ou subie, dans un univers particulier. Il ne nous explique pas le choix de la narratrice, et dépeint la vie quotidienne de celle-ci qui repense à son passé, un passé morne (elle était ouvrière dans une usine de cigarettes), un mari gentil mais limite survivaliste qui entasse des tas de choses dans son appartement et une fille, élevée de façon libre qui donne peu de nouvelles depuis qu'elle a quitté le foyer, juste ses coordonnées GPS.

Soit on adorera ce monde où il ne se passe rien, malgré l'allusion au dérèglement climatique et le sort de ces femmes qui n'ont pas trouvé l'amour véritable ou un sens à leurs vies, soit on sera rebuté d'emblée de jeu par le style concis mais sans aucune révélations. A lire entre les lignes.


Biographie

Judith Hermann est une écrivaine allemande née en 1970 à Berlin.
En 1998, alors qu'elle est journaliste, elle publie un recueil de nouvelles intitulé Maison d'été, plus tard qui connaît un grand succès dans son pays (vendu à plus de cent mille exemplaires). Traduit dans de nombreuses langues, ce premier livre rassemble des histoires reflétant la vie quotidienne des jeunes adultes à la fin des années 1990.
En 2003 paraît son second recueil Rien que des fantômes dont les histoires ont pour cadre les pays qu'elle a eu l'occasion de visiter. Il est adapté au cinéma en 2006 par Martin Gypkens.
En 2010 (traduit en 2012 en français), elle publie Alice.

En savoir plus ici : https://fr.wikipedia.org/wiki/Judith_Hermann et ici https://www.judithhermann.de/