L'histoire
Anna, ancienne championne de surf, vit sur la côte aquitaine avec son fils Léo de 14 ans. Pour gagner sa vie, elle possède un food-truck qui vend des poulets rôtis. Mais les affaires ne marchent pas très bien. Un jour, en heurtant un sanglier, son camion dérape et prend feu. L'assurance trouve un prétexte pour ne pas la rembourser. Les dettes s'accumulent et cette maman de 40 ans ne trouve qu'un job de « technicienne de surface » dans un camping. Au même moment, va avoir lieu « Le Jeu », une télé-réalité dont le prix est de 50 000 euros, largement de quoi rembourser les dettes et retrouver un food-truck. Le Jeu consiste à laisser sa main sur le SUV de luxe dernier sorti de la firme Renault le plus longtemps possible. Anna va-t-elle gagner ce challenge impossible ?
Mon avis
Dans l'impitoyable critique de note société, l'auteur suisse J. Incardona s'attaque aux médias de masse et de toutes leurs implications dans un capitalisme fou.
Nous avons Anna, cette femme qui ne demande qu'à vivre simplement, près de l'Océan. Ancienne surfeuse de renom, elle a perdu son mari, et élève seule son fils de 14 ans Léo, qui cherche à aider sa mère. Lui aussi est un passionné de surf.
Lorsque son camion brûle, l'assurance fait tout pour ne pas la rembourser, elle a des loyers en retards dans le mobile-home qu'elle occupe à l'année, et d'autres dettes. De l'autre coté, il y a le PDG du groupe automobile Renault, mis en difficulté par les années covid (en fait les profits sont excellents mais il n'y en a jamais assez), homme exécrable, qui fait pression sur la « Reine des Abeilles » (probablement la Ministre de la Culture voir la Première ministre) pour lancer un nouveau programme de télé-réalité sur les chênes du service public audiovisuel. La société Endemol (qui existe vraiment, et qui avait produit le Loft Story, et qui produit actuellement : la Star académie, Prodiges, Légo Master, Drag Race, les enfants de la télé, Master Chef, Secret Stories, et bien d'autres) a trouvé un jeu pour aider la grande compagnie automobile : il s'agit de sélectionner 20 candidats qui devront toucher le dernier SUV de luxe « L'Alaskan » d'une valeur de 50 00 euros et ne pas lâcher leur main posée sur la voiture. Un concept simple et l'équipe reçoit des milliers de candidatures. Mais celles-ci doivent répondre à un objectif, viser la classe moyenne pour les audiences, entrecoupées de pauses publicitaires. Léo inscrit sa mère sans son accord. Hors elle est sélectionnée par la « Reine des Abeilles » qui a un faible pour cette femme dont elle connaît le passé. Finalement Anna accepte. Le Jeu se tient pas très loin de chez elle, sur la cote Atlantique (coté de Biscarosse), un stand est monté, et les 20 candidats sont près, chacun avec l'envie de gagner. Ils ont droit à une pause de 15 mn pour aller aux toilettes, et de 15 mn pour déjeuner, les déjeuners étant fournis par les « anges gardiens », Léo sera celui de sa mère qui se scotche la main sur la voiture, car ils dorment aussi sur place, sur des matelas gonflables et sac de couchage. Mais cet été-là il fait très chaud, encore plus avec les projecteurs. Filmés 24h sur 24 par un flot de caméras. Dès que le Jeu est lancé, l'audience grimpe en flèche, les visiteurs affluent, prennent partie pour tel ou tel candidat, et Anna résiste toujours malgré de positions insupportables, la chaleur, le manque d'eau, le harcèlement de certains autres candidats.
Passé l'enthousiasme des premiers jours, l'audience chute. Nous sommes en pleine vacances d'été. De plus, l'état d’affaiblissement des candidats est manifeste.. Des jeunes lancent des pétitions pour faire arrêter ce jeu débile, Anna tient ainsi 7 jours, puisant sa force dans ses souvenirs heureux, les paroles des chansons que la famille écoutait.
La « Reine des Abeilles » assez attachée à Anna – comme un lien invisible de sororité – même si on comprend assez vite qu'elle est plus attirée par les femmes que par les hommes - fera tout pour l'aider, d'autant qu'elle déteste ce jeu stupide et épuisant.
Ici, l'analyse du pouvoir des médias est parfaite, cynisme et objectifs publicitaires, tout comme le pouvoir d'un grand patron sans aucun états d'âmes. Incardona utilise ici un style sec, sans aucun superflu. La douleur d'Anna qui se sent humiliée, qui résiste est compensée par les jolis souvenirs d'une vie heureuse en Californie où le surf était sa passion, l'océan, les vagues, une mode de vie libre. Mais peut-on vivre librement aujourd'hui ? Manipulations des médias et des grands patrons, qui savent faire du chantage à l'emploi, consumérisme stérile, tout est analysé à la loupe par cet auteur qui ne cesse de décortiquer notre société. Découpé en trois chapitres : le règne animal, le règne minéral et le règne végétal, ce petit roman de 272 pages est bien plus efficace qu'un long discours politique. Et la fin totalement surprenante et sûrement un must de ce livre.
Extraits
Les phares de la camionnette éclairent la route en ligne droite. On pourrait les éteindre, on y verrait quand même, la lune jaune rend visibles les champs en jachère aussi loin que porte le regard. La nuit est américaine. La fenêtre côté conducteur est ouverte, il y a l’air doux d’un printemps en avance sur le calendrier. De sa main libre, Anna tâtonne sur le siège passager et trouve son paquet de cigarettes. À la radio, une mélodie lente accompagne le voyage ; et quand je dis que la nuit est américaine, c’est qu’on pourrait s’y croire avec le blues, la Marlboro et l’illusion des grands espaces.La cigarette à la bouche, Anna cherche maintenant son briquet. Elle se laisse aller à un sourire de dépit après la nouvelle perte sèche d’une journée avec si peu de clients. Demain, elle réchauffera le surplus de ses poulets et fera semblant de les avoir rôtis sur la place du marché. C’est comme ça qu’on étouffe ses principes, sous la pression d’une situation qui vous étrangle. Qu’on étouffe tout court.
Anna ne sait pas quoi faire ni comment se comporter. Cette vie est un laboratoire, un point d’interrogation : hurler, punir, chercher à comprendre ? Elle a l’impression d’être un de ces bateaux brise-glace traçant sa route au fur et à mesure, l’expérience se déploie sans aucune autre possibilité d’apprendre qu’en faisant. Et faire, dans son cas, c’est souvent se tromper.
"Qu'est-ce que tu veux, maman ?" Elle lève les yeux et le regarde." Dans la vie, qu'est-ce que tu veux pour toi ?" Léon a les yeux noirs et la peau mate de son père. Si on lui mettait une capuche et on le voyait cracher par terre, on pourrait penser que c'est un de ces voyous. En réalité, c'est l'enfant le plus doux du monde, il n'y a aucune méchanceté enlui.Lors des concours de surf, elle doit le motiver tant l'idée de compétition lui est étrangère. Et ce garçon-là est son fils. Et son fils lui demande pourquoi elle est tendue la plupart du temps, pourquoi ces plis d'amertume apparaissent aux coins de sa bouche. Pourquoi elle est incapable de se laisser aller à vivre pleinement, comme quand on marche avec sa planche sous le bras, que les pieds s'enfoncent dans le sable et que l'horizon est l'éternité.
Le stylo glisse sur les pages blanches à rayures. Il trouve du plaisir à écrire ce qu'il sait, à compléter en argumentant. C'est la première fois que ça lui arrive, une forme d'enthousiasme qui doit encore faire son chemin, la possibilité d'obtenir quelque chose à travers l'acte d'écrire.
Quand est-ce que ça a commencé exactement ? A partir de quand le monde s'est-il complexifié au détriment des individus ? Depuis quand la procédure et la bureaucratie ont pris le dessus sur le bon sens ?
C'est l'humanité qui finirait dans un alambic duquel il ressortirait l'essence de ce que nous sommes devenus : le jus incolore d'un grand jeu télévisé.
Elle commence comme ça, la perte de l'innocence.Quand, par accident, on découvre que le monde n'a plus une seule et même vérité. Quand le miroir brisé nous renvoie l'image de notre visage morcelé et que l'on devient multiple. Peut-être faudrait -il accepter toutes les facettes qui nous constituent, même les plus laides.
"Fous le camp". Anna obéit. Elle avait besoin de ça, aussi. Besoin qu'on lui enfonce bien la gueule dans sa gamelle, qu’on lui fasse bien comprendre le rouage mesquin qu’elle représente dans la grande machine à broyer les hommes.
L'eau apaise. À le voir, comme ça, remonter les vagues en faisant la tortue, on se dit que c'est à la portée de tout le monde.Et, peut-être que le secret en surf comme en toute chose est de nous faire croire cela, que vivre est à la portée de tout le monde.
Ici, des femmes et des hommes. L'indispensable pour faire un monde. S'ils étaient les derniers spécimens humains,il suffirait de s'accoupler , et tout recommencerait, mais l'espèce humaine pullule, approchant les huit milliards d'individus.Eux, ces hommes et ces femmes, tirent profit de cette abondance.Ils n'ont pas besoin de se reproduire. D'ailleurs, aucun d'eux n'a d'enfants, ce qui les rend invulnérables.
Et si on pouvait les comptabiliser, au final, les êtres et toutes ces choses qu'on touche dans sa vie ? Que touche-t-on le plus ? Les êtres aimés ? Soi-même ? Le clavier de son ordinateur ? Son smartphone ? Le volant de sa voiture ?
Anna remonte dans sa Clio, démarre et quitte la ferme sans se retourner. Anna roule sans assurance, l'indigence appelle le risque. De toute façon, que peut-on espérer d'une époque où l'on donne le nom d'une déesse grecque à un modèle de voiture ?
L'écologie sans lutte des classes, c'est du jardinage.
La soumission consentie de l'homme à l'objet. Toucher une voiture, Léo, comme si l'objet avait plus de valeur qu'une vie humaine.
Biographie
Né à
Lausanne , le 11/02/1969, Joseph Incardona est un écrivain,
scénariste et réalisateur suisse. Né d'un père italien et d'une
mère suisse, il a vécu notamment à Paris et Bordeaux avant de
s'installer à Genève.
Riche de sa culture suisse et italienne,
admirateur de la vitalité des écrivains de la péninsule, il puise
ses références dans le roman noir - "roman social" par
excellence - et la littérature américaine du XXe siècle (John
Fante, Jack Kerouac, James Lee Burke, Charles Bukowski.).
Auteur
d’une dizaine de romans et de deux pièces de théâtre, il est
également scénariste de bande dessinée et réalisateur d’un long
métrage "Milky Way" (prix du public au festival
international du film policier de Liège en 2014).
En 2008, il
obtient le 2ème Prix de la Cinémathèque suisse pour son court
métrage, "Annonciation". "Lonely Betty" paru en
2010 chez Finitude, éditeur bordelais, a obtenu le Grand Prix du
Roman Noir au Festival de Beaune en 2011.En 2015, son roman "Derrière
les panneaux il y a des hommes", publié aux Éditions Finitude,
remporte le Grand prix de littérature policière du meilleur roman
en français. En 2018, "Permis C" (BSN Press, 2016) obtient
le Prix du Roman des Romands.
En savoir plus ici : https://fr.wikipedia.org/wiki/Joseph_Incardona