L'histoire
En 1496, Orsola a 9 ans. Elle est la cadette de maître verrier Rosso, installés à Murano. Dans leur atelier, avec les apprentis et les compagnons, ils ne font pas dans l'inventivité. Ils fabriquent verres, pichets, assiettes de très bonne qualité. Les affaires sont bonnes grâce à leur marchand allemand qui exporte leurs produits à travers l'Europe.
Orsola n'a rien à faire dans l'atelier, le travail du verre est réservé aux hommes. Elle est juste bonne à nettoyer et faire la lessive abondante, car l'on transpire beaucoup près du four. Prise en charge par Maria Barovier (qui a vraiment existé) et formée par la tante de celle-ci, Orsola file le verre pour faire des perles. Un travail minutieux car il faut coordonner 3 actions : maintenir une tige de fer, enrouler le verre chauffer par un système de lampe et de soufflet pour réguler la chaleur du feu. Un travail long, méticuleux.
Mais Orsola qui vit à « l'heure vénitienne » va voir au cours de sa longue vie des joies et des désastres, tout en améliorant son art.
Mon avis
Dès la préface, Tracy Chevalier nous prévient que nous allons vivre dans un roman où le temps ne s'écoule pas comme prévu. Autrement dit nous allons suivre Orsola de ses 9 ans à aujourd'hui, comme le symbole de toutes ces femmes qui ont bravé les interdits pour devenir aussi des verrières reconnues et mêmes maestria dans leur art.
Ainsi Orsola va connaître un premier chagrin d'amour avec le bel Antonio qui n'est pas muranais mais vénitien, et qui partira sur le continent (la terra ferma), puis l'épidémie de peste qui emportera sa nonna (grand-mère), le mariage de ses frères aux caractères opposés, puis le sien avec Stefano Barovier, issu de cette grande famille de verriers, les occupations françaises puis autrichiennes, les revers de fortune mais aussi les moments de richesse. Grâce à son art de perles, elle sauve plusieurs fois la mise à sa famille. A part de rendre à Venise et une excursion sur la terre ferme qui la dégoûte par ses mauvaises odeurs, elle ne quittera jamais Murano.
Si ce roman s'inspire en effet de Maria Barovier, la première femme a avoir créé des perles de verres richement ornées, puis les fameux « milleflori », Orsola symbolise le combat des toutes ces femmes, qui n'avaient pour objectif de faire un beau mariage, un enfant (un fils surtout pour reprendre l'atelier), faire le ménage et la cuisine, dans une petite île où tout le monde se connaît, et où les secrets ne sont pas gardés très longtemps. Mais il y a aussi la solidarité des muranais dans l'adversité, les amitiés fortes, même si Orsola est indépendante et sait très bien jouer avec les conventions pour ne pas se mettre en porte à faux vis à vis de la famille, encore plus sacrée que la première église venue.
C'est aussi l'histoire de Venise, la sérénissime, la ville sur l'eau et aussi celle de Murano, toujours reconnue aujourd'hui pour son savoir faire, et qui est devenu le passage obligé des touristes. Certes on n'y produit plus des pièces énormes, sauf sur commande d'état ou de riches vénitiens, mais on imagine la vie à la fois dure, derrière les fours et tendres aussi quand la famille se retrouve pour souhaiter un joyeux événement.
Un roman très agréable à lire, et particulièrement instructif car l'autrice n'oublie pas d'expliquer le travail du verre, non seulement des perles mais aussi de pièces monumentales comme des lustres qui demandent parfois des mois de travail assidu.
A son habitude Tracy Chevalier a fait énormément de recherches autour du verre de Murano et de la vie sur l'île. La structure narrative, une fois que l'on a compris le point de vue adopté n'est pas du tout un frein à la lecture. Au contraire, il nous donne une envie irrépressible d'aller à Venise et de prendre la première gondole pour flâner dans l’île des trésors.
Extraits
Si vous faites ricochet habilement une pierre plate sur la surface de l'eau ,elle rebondira de nombreuses fois,à intervalles plus ou moins grands. En gardant cette image en tête, remplacez maintenant l'idée de l'eau par celle du temps.
Les gens qui créent des choses ont un rapport ambigu au temps. Les peintres, les écrivains, les sculpteurs sur bois, les tricoteurs, les tisserands et, bien sûr, les verriers : les créateurs sont souvent plongés dans cet état de concentration maximale que les psychologues appellent le flow, et où les heures défilent sans qu'ils s'en aperçoivent. Les lecteurs aussi connaissent cet état.
Elle était restée muette, mais son indignation avait dû transparaître. Klinsberg se carra dans son fauteuil. " Signora Orsola, vous avez passé toute votre vie à Murano, je me trompe ? Vous et votre famille n'êtes jamais allées sur la " terraferma" où les choses fonctionnent différemment. " - " Vous savez très peu de choses sur la façon dont marchent les affaires.Je suis au regret de vous dire que le monde du commerce tourne grâce à la sueur des hommes, le plus souvent non rétribuée.Prenez les colonies américaines dont on parle tant, si prospères avec leurs manufactures de textile et leur sucre: leur matière première- le coton et la canne à sucre- y est produite par des Africains. L' Angleterre tire sa richesse de la traite des esclaves.Même chose pour les Pays-Bas, l'Espagne, la France, le Portugal.Vos perles aussi participent à ce trafic.L'esclavage mène le monde.
L'épidémie a fini par s'essouffler, comme toujours avec la peste, après avoir tué presque un tiers de la population de Venise.Ce ne sera pas la dernière fois Heureusement, il se passe d'autres choses dans le monde.Shaspeare, par exemple.Le barde situe même deux de ses pièces à Venise; est- il jamais venu et aurait- il, par hasard, acheté une jolie boule de verre ? Galilée explique aux hommes qu'ils ne sont pas le centre de l'univers.( cette annonce passe mal).
Le Caravage maîtrise le clair-oscur et commet un meurtre.En Europe, c'est le début de la guerre de Trente ans.De l'autre côté de l'Atlantique, des terres commencent à être colonisées.Les Vénitiens déploraient que leur ville soit en train de devenir un parc à thème, mais Orsola savait que tant que les canaux de Venise sentiraient les égouts, que ses logements seraient sombres et humides, ses habitants mélancoliques et sardoniques, la ville conserverait son authenticité et son pouvoir de séduction. Une perle a besoin d'un grain de sable pour être belle ; la beauté vient de la cicatrice sur la lèvre, de l'espace entre les dents, du sourcil de travers.
Une perle a besoin d'un grain de sable pour être belle ; la beauté vient de la cicatrice sur la lèvre, de l'espace entre les dents, du sourcil de travers.
Peut-être était-ce la meilleure façon de circuler dans Venise : laisser la ville se dérouler devant vous et vous guider, plutôt que d'essayer d'en mémoriser le plan exact.
Travaille tes formes.Travaille tes techniques. L'art viendra plus tard.
Les gens sur " la terraferma" sont...plus pressés, reprit-il.Nous- Vénitiens et Muranais-, nous vivons isolés du reste du monde.Les choses évoluent plus lentement pour
nous.
- Oui.Mais ça ne me déplaît pas.Je ne voudrais pas changer. - Tu ne penses jamais aux endroits où atterrissent les objets qu'on fabrique ? Amsterdam. Paris. Séville.Londres. Tu ne te demandes pas à quoi ressemblent ces villes ? Je m'imagine que nos verres embellissent une table parisienne, sous un lustre muranais....Tu crois que les gens admirent les verres dans lesquels ils boivent, se demandent qui les a fabriqués ?" Orsola était stupéfaite qu'ils aient les mêmes fantasmes.Quelquefois, quand il n'était pas occupé par la famille Klingenberg ou par des clients, il l'emmenait sur le Grand Canal.Même après des années de ce délice, Orsola trouvait toujours excitant de zigzaguer entre les gondoles, d'admirer les luxueux " palazzi" qui bordaient le cours d'eau et de regarder les autres passagers se jauger mutuellement. Certains la jaugeaient elle, intrigués de voir cette femme du peuple dans une embarcation grandiose dirigée par un Africain.
Orsola avait redouté l'inverse: que personne ne veuille de ses perles parce qu'elles avaient été fabriquées dans une maison frappée de quarantaine. Or voilà qu'on leur attribuait des vertus magiques.Qu'on lui attribuait des vertus magiques. - " Tu pourrais faire ça, reprit Antonio.Des perles censées repousser la peste.Un modèle spécial, qu'on pourrait vendre.- Mais...je ne suis pas sûre qu'elles éloignent vraiment la peste.La thériaque, d'accord: elle contient des ingrédients qui sont peut-être efficaces. - Mais le verre reste du verre.C'est beau, mais ce n'est pas un remède - Le réconfort est un genre de remède, non ?"
Ces minuscules boules de matière dure avaient quelque chose d'inestimable. Elles subsistaient, conservant en mémoire l'histoire de qui les possédait, et de qui les créait.
Orsola se mit à actionner le soufflet avec son pied. Lorsqu'elle s'empara d'une baguette au hasard et l'enfonça dans la flamme de plus en plus vive, elle sentit en elle un déclic : le verre qu'on fait fondre, qu'on fait tourner, qu'on façonne. Cet enchaînement familier. Si des choses allaient mal dans sa vie, le processus de création s'enclenchait encore dans ses mains et ses yeux, toujours satisfaisant, toujours réconfortant.
Le temps pouvait filer ou se figer, se dilater ou se contracter, la réception des dauphins d’Antonio, la certitude qu’il ne l’avait pas oubliée après si longtemps constituaient les solides fondations sur lesquelles s’était construite sa vie, à l’image de ces troncs d’arbre enfoncés par millions dans le lit de la lagune pour former la base qui soutenait Venise. Elle ne pouvait se l’expliquer, mais il lui semblait que sans ce socle, le sol se déroberait sous ses pieds.
Maria Barovier était à sa connaissance la seule femme à exercer le métier de verrier, et elle ignorait comment ce miracle avait pu se produire.Maria ne s'était jamais mariée : était- ce parce qu'elle travaillait le verre, ou bien travaillait-elle le verre parce qu'elle n'était pas mariée ?
Le verre est la plus belle chose qui existe, déclara Marco en se hissant contre le mur, chancelant légèrement et manquant retomber dans le tas de déchets. Chaque couleur, chaque forme. Fragile et robuste. On peut faire ce qu'on veut avec le verre.
Biographie
Née à Washington , le
19/10/1962, Tracy Chevalier est une écrivaine ayant la double
nationalité : américaine et anglaise. Elle s'est spécialisée dans
les romans historiques.
Elle est née et élevée à Washington,
DC, et son père est photographe pour le The Washington Post. Elle
étudie à la Bethesda-Chevy Chase High School de Bethesda, dans le
Maryland. Après avoir reçu son B.A. d'Anglais au Oberlin College en
Ohio, elle déménage en Angleterre en 1984.
Elle y trouve un
emploi de spécialiste d'ouvrages de référence, travaillant pour
plusieurs encyclopédies en rédigeant des articles sur des auteurs.
Quittant cet emploi en 1993, elle commence une année de Master of
Arts en création littéraire à l'Université d'East Anglia. Ses
tuteurs lors de son parcours sont les romanciers Malcolm Bradbury et
Rose Tremain.
Sa carrière d'écrivaine débute en 1997 avec "La
vierge en bleu" (The Virgin Blue), mais elle connait le succès
avec "La jeune fille à la perle" (Girl with a Pearl
Earring, 1999), un livre inspiré par le célèbre tableau de
Vermeer. Un film est tiré de ce livre, qui obtient trois nominations
aux Oscars de 2004. Il est réalisé par Peter Webber avec Scarlett
Johansson et Colin Firth.
Elle publie "La Fileuse de verre",
aux éditions de La Table ronde en 2024.
Tracy Chevalier est
également Chairman pour l'Angleterre à la Society of Authors. Elle
habite normalement Londres mais réside actuellement dans le Dorset
(sud ouest de l'Angleterre) avec son mari et son fils.