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lundi 20 janvier 2025

Tracy CHEVALIER – La fileuse de verre – Editions de la Table Ronde – 2024 -

 

 

L'histoire

En 1496, Orsola a 9 ans. Elle est la cadette de maître verrier Rosso, installés à Murano. Dans leur atelier, avec les apprentis et les compagnons, ils ne font pas dans l'inventivité. Ils fabriquent verres, pichets, assiettes de très bonne qualité. Les affaires sont bonnes grâce à leur marchand allemand qui exporte leurs produits à travers l'Europe.

Orsola n'a rien à faire dans l'atelier, le travail du verre est réservé aux hommes. Elle est juste bonne à nettoyer et faire la lessive abondante, car l'on transpire beaucoup près du four. Prise en charge par Maria Barovier (qui a vraiment existé) et formée par la tante de celle-ci, Orsola file le verre pour faire des perles. Un travail minutieux car il faut coordonner 3 actions : maintenir une tige de fer, enrouler le verre chauffer par un système de lampe et de soufflet pour réguler la chaleur du feu. Un travail long, méticuleux.

Mais Orsola qui vit à « l'heure vénitienne » va voir au cours de sa longue vie des joies et des désastres, tout en améliorant son art.


Mon avis

Dès la préface, Tracy Chevalier nous prévient que nous allons vivre dans un roman où le temps ne s'écoule pas comme prévu. Autrement dit nous allons suivre Orsola de ses 9 ans à aujourd'hui, comme le symbole de toutes ces femmes qui ont bravé les interdits pour devenir aussi des verrières reconnues et mêmes maestria dans leur art.

Ainsi Orsola va connaître un premier chagrin d'amour avec le bel Antonio qui n'est pas muranais mais vénitien, et qui partira sur le continent (la terra ferma), puis l'épidémie de peste qui emportera sa nonna (grand-mère), le mariage de ses frères aux caractères opposés, puis le sien avec Stefano Barovier, issu de cette grande famille de verriers, les occupations françaises puis autrichiennes, les revers de fortune mais aussi les moments de richesse. Grâce à son art de perles, elle sauve plusieurs fois la mise à sa famille. A part de rendre à Venise et une excursion sur la terre ferme qui la dégoûte par ses mauvaises odeurs, elle ne quittera jamais Murano.

Si ce roman s'inspire en effet de Maria Barovier, la première femme a avoir créé des perles de verres richement ornées, puis les fameux « milleflori », Orsola symbolise le combat des toutes ces femmes, qui n'avaient pour objectif de faire un beau mariage, un enfant (un fils surtout pour reprendre l'atelier), faire le ménage et la cuisine, dans une petite île où tout le monde se connaît, et où les secrets ne sont pas gardés très longtemps. Mais il y a aussi la solidarité des muranais dans l'adversité, les amitiés fortes, même si Orsola est indépendante et sait très bien jouer avec les conventions pour ne pas se mettre en porte à faux vis à vis de la famille, encore plus sacrée que la première église venue.

C'est aussi l'histoire de Venise, la sérénissime, la ville sur l'eau et aussi celle de Murano, toujours reconnue aujourd'hui pour son savoir faire, et qui est devenu le passage obligé des touristes. Certes on n'y produit plus des pièces énormes, sauf sur commande d'état ou de riches vénitiens, mais on imagine la vie à la fois dure, derrière les fours et tendres aussi quand la famille se retrouve pour souhaiter un joyeux événement.

Un roman très agréable à lire, et particulièrement instructif car l'autrice n'oublie pas d'expliquer le travail du verre, non seulement des perles mais aussi de pièces monumentales comme des lustres qui demandent parfois des mois de travail assidu.

A son habitude Tracy Chevalier a fait énormément de recherches autour du verre de Murano et de la vie sur l'île. La structure narrative, une fois que l'on a compris le point de vue adopté n'est pas du tout un frein à la lecture. Au contraire, il nous donne une envie irrépressible d'aller à Venise et de prendre la première gondole pour flâner dans l’île des trésors.



Extraits

  • Si vous faites ricochet habilement une pierre plate sur la surface de l'eau ,elle rebondira de nombreuses fois,à intervalles plus ou moins grands. En gardant cette image en tête, remplacez maintenant l'idée de l'eau par celle du temps.

  • Les gens qui créent des choses ont un rapport ambigu au temps. Les peintres, les écrivains, les sculpteurs sur bois, les tricoteurs, les tisserands et, bien sûr, les verriers : les créateurs sont souvent plongés dans cet état de concentration maximale que les psychologues appellent le flow, et où les heures défilent sans qu'ils s'en aperçoivent. Les lecteurs aussi connaissent cet état.

  • Elle était restée muette, mais son indignation avait dû transparaître. Klinsberg se carra dans son fauteuil. " Signora Orsola, vous avez passé toute votre vie à Murano, je me trompe ? Vous et votre famille n'êtes jamais allées sur la " terraferma" où les choses fonctionnent différemment. " - " Vous savez très peu de choses sur la façon dont marchent les affaires.Je suis au regret de vous dire que le monde du commerce tourne grâce à la sueur des hommes, le plus souvent non rétribuée.Prenez les colonies américaines dont on parle tant, si prospères avec leurs manufactures de textile et leur sucre: leur matière première- le coton et la canne à sucre- y est produite par des Africains. L' Angleterre tire sa richesse de la traite des esclaves.Même chose pour les Pays-Bas, l'Espagne, la France, le Portugal.Vos perles aussi participent à ce trafic.L'esclavage mène le monde.

  • L'épidémie a fini par s'essouffler, comme toujours avec la peste, après avoir tué presque un tiers de la population de Venise.Ce ne sera pas la dernière fois Heureusement, il se passe d'autres choses dans le monde.Shaspeare, par exemple.Le barde situe même deux de ses pièces à Venise; est- il jamais venu et aurait- il, par hasard, acheté une jolie boule de verre ? Galilée explique aux hommes qu'ils ne sont pas le centre de l'univers.( cette annonce passe mal).
    Le Caravage maîtrise le clair-oscur et commet un meurtre.En Europe, c'est le début de la guerre de Trente ans.De l'autre côté de l'Atlantique, des terres commencent à être colonisées.

  • Les Vénitiens déploraient que leur ville soit en train de devenir un parc à thème, mais Orsola savait que tant que les canaux de Venise sentiraient les égouts, que ses logements seraient sombres et humides, ses habitants mélancoliques et sardoniques, la ville conserverait son authenticité et son pouvoir de séduction. Une perle a besoin d'un grain de sable pour être belle ; la beauté vient de la cicatrice sur la lèvre, de l'espace entre les dents, du sourcil de travers.

  • Une perle a besoin d'un grain de sable pour être belle ; la beauté vient de la cicatrice sur la lèvre, de l'espace entre les dents, du sourcil de travers.

  • Peut-être était-ce la meilleure façon de circuler dans Venise : laisser la ville se dérouler devant vous et vous guider, plutôt que d'essayer d'en mémoriser le plan exact.

  • Travaille tes formes.Travaille tes techniques. L'art viendra plus tard.

  • Les gens sur " la terraferma" sont...plus pressés, reprit-il.Nous- Vénitiens et Muranais-, nous vivons isolés du reste du monde.Les choses évoluent plus lentement pour
    nous.
    - Oui.Mais ça ne me déplaît pas.Je ne voudrais pas changer. - Tu ne penses jamais aux endroits où atterrissent les objets qu'on fabrique ? Amsterdam. Paris. Séville.Londres. Tu ne te demandes pas à quoi ressemblent ces villes ? Je m'imagine que nos verres embellissent une table parisienne, sous un lustre muranais....Tu crois que les gens admirent les verres dans lesquels ils boivent, se demandent qui les a fabriqués ?" Orsola était stupéfaite qu'ils aient les mêmes fantasmes.

  • Quelquefois, quand il n'était pas occupé par la famille Klingenberg ou par des clients, il l'emmenait sur le Grand Canal.Même après des années de ce délice, Orsola trouvait toujours excitant de zigzaguer entre les gondoles, d'admirer les luxueux " palazzi" qui bordaient le cours d'eau et de regarder les autres passagers se jauger mutuellement. Certains la jaugeaient elle, intrigués de voir cette femme du peuple dans une embarcation grandiose dirigée par un Africain.

  • Orsola avait redouté l'inverse: que personne ne veuille de ses perles parce qu'elles avaient été fabriquées dans une maison frappée de quarantaine. Or voilà qu'on leur attribuait des vertus magiques.Qu'on lui attribuait des vertus magiques. - " Tu pourrais faire ça, reprit Antonio.Des perles censées repousser la peste.Un modèle spécial, qu'on pourrait vendre.- Mais...je ne suis pas sûre qu'elles éloignent vraiment la peste.La thériaque, d'accord: elle contient des ingrédients qui sont peut-être efficaces. - Mais le verre reste du verre.C'est beau, mais ce n'est pas un remède - Le réconfort est un genre de remède, non ?"

  • Ces minuscules boules de matière dure avaient quelque chose d'inestimable. Elles subsistaient, conservant en mémoire l'histoire de qui les possédait, et de qui les créait.

  • Orsola se mit à actionner le soufflet avec son pied. Lorsqu'elle s'empara d'une baguette au hasard et l'enfonça dans la flamme de plus en plus vive, elle sentit en elle un déclic : le verre qu'on fait fondre, qu'on fait tourner, qu'on façonne. Cet enchaînement familier. Si des choses allaient mal dans sa vie, le processus de création s'enclenchait encore dans ses mains et ses yeux, toujours satisfaisant, toujours réconfortant.

  • Le temps pouvait filer ou se figer, se dilater ou se contracter, la réception des dauphins d’Antonio, la certitude qu’il ne l’avait pas oubliée après si longtemps constituaient les solides fondations sur lesquelles s’était construite sa vie, à l’image de ces troncs d’arbre enfoncés par millions dans le lit de la lagune pour former la base qui soutenait Venise. Elle ne pouvait se l’expliquer, mais il lui semblait que sans ce socle, le sol se déroberait sous ses pieds. 

  • Maria Barovier était à sa connaissance la seule femme à exercer le métier de verrier, et elle ignorait comment ce miracle avait pu se produire.Maria ne s'était jamais mariée : était- ce parce qu'elle travaillait le verre, ou bien travaillait-elle le verre parce qu'elle n'était pas mariée ?

  • Le verre est la plus belle chose qui existe, déclara Marco en se hissant contre le mur, chancelant légèrement et manquant retomber dans le tas de déchets. Chaque couleur, chaque forme. Fragile et robuste. On peut faire ce qu'on veut avec le verre.



Biographie

Née à Washington , le 19/10/1962, Tracy Chevalier est une écrivaine ayant la double nationalité : américaine et anglaise. Elle s'est spécialisée dans les romans historiques.
Elle est née et élevée à Washington, DC, et son père est photographe pour le The Washington Post. Elle étudie à la Bethesda-Chevy Chase High School de Bethesda, dans le Maryland. Après avoir reçu son B.A. d'Anglais au Oberlin College en Ohio, elle déménage en Angleterre en 1984.

Elle y trouve un emploi de spécialiste d'ouvrages de référence, travaillant pour plusieurs encyclopédies en rédigeant des articles sur des auteurs. Quittant cet emploi en 1993, elle commence une année de Master of Arts en création littéraire à l'Université d'East Anglia. Ses tuteurs lors de son parcours sont les romanciers Malcolm Bradbury et Rose Tremain.
Sa carrière d'écrivaine débute en 1997 avec "La vierge en bleu" (The Virgin Blue), mais elle connait le succès avec "La jeune fille à la perle" (Girl with a Pearl Earring, 1999), un livre inspiré par le célèbre tableau de Vermeer. Un film est tiré de ce livre, qui obtient trois nominations aux Oscars de 2004. Il est réalisé par Peter Webber avec Scarlett Johansson et Colin Firth.
Elle publie "La Fileuse de verre", aux éditions de La Table ronde en 2024.
Tracy Chevalier est également Chairman pour l'Angleterre à la Society of Authors. Elle habite normalement Londres mais réside actuellement dans le Dorset (sud ouest de l'Angleterre) avec son mari et son fils.

mardi 7 janvier 2025

Serena GIULANO – Félicità – Editions Laffont – 2024 -

 

L'histoire

Valentina est en deuil. La perte de sa meilleure amie, sa sœur de cœur est un choc terrible d'autant qu'elle laisse derrière elle, un mari et une petite fille dont elle est la marraine. Effondrée, elle ne doit pourtant pas oublier son travail qui consiste à organise des mariages grandioses au Lac de Côme, un des plus joli panorama de la région milanaise.


Mon avis

Comment faire son deuil ? Et même que veut dire cette expression usitée à tout bout de champs. Valentina, la trentaine reste effondrée par la mort accidentelle de celle qui était non seulement sa meilleure amie, mais sa sœur de cœur. Azzura qui laisse derrière elle un mari éploré et une petite fille de 18 mois, était un guide, une amie, toujours présente.

Alors Valentina apprend à vivre sans. Et pour cela elle a trouvé une ressource pas banale : pour sa filleule, elle crée une adresse mail et écrit la vie de sa mère, les bons souvenirs qu'elle compte offrir à ce bébé souriant pour ses 18 ans. Régulièrement elle se rend sur la tombe d'Azzura et lui parle.

Mais il y aussi le travail, où elle est entourée de personnes compétentes. Elle organise des mariages luxueux pour des familles fortunées au Lac de Côme, un paysage enchanteur, tentant de répondre aux demandes les plus folles, ce qui donne aussi énormément d'humour à ce roman simple, ni donneur de leçons, ni sombrant dans le pathos. Et puis il y a le malicieux Toto, ce teckel nain qui adore manger, se balader et se faire câliner. Entre des allées retours entre Milan, la Sicile où s'est installée le père et la filleule et la gestion des inévitables problèmes de dernières minutes des mariages, on ne s'ennuie pas une seconde dans ce cours roman.

Grâce à ces mails qu'elle envoie, aussi pour garder le souvenir de la disparue, la présence de son équipe discrète et sans commentaires mais efficace, et puis ce chien miniature, Valentina remonte doucement la pente.

A chacun sa façon de faire son deuil. La piste que nous donne l'autrice d'origine italienne n'est pas plus idiote qu'une autre. Souvent aussi le temps permet d'atténuer le chagrin, il en va du caractère de chacun.

Un livre qui ne sera pas le chef d’œuvre du siècle mais qui se lit, entre humour et tristesse légère et subtilement écrite par la plume de cette italienne qui écrit en français et vit à Metz.


Extraits

  • Le soleil brille comme jamais. Non mais comment ose-t-il ? Le ciel devrait être à mon image, en larmes. Il devrait pleuvoir comme je pleure, pleuvoir tout ce qu'il a dans le ventre, gronder, afficher une sale mine. Il m'est tombé sur la tête il y a quarante-huit heures, pourtant il a déjà repris sa place. Tout bleu, tout beau. Comme si de rien n'était. Comme si on pouvait continuer de vivre, alors que je n'arrive plus à respirer.

  • J’ai un trouble de l’attention avec hyperactivité – communément appelé TDAH –, qui a été diagnostiqué assez tard, et un peu par hasard. Ce qui m’a permis de m’expliquer tout un tas de particularités dont je faisais preuve depuis l’enfance. Comme ma peur panique de m’ennuyer, ma difficulté à aller au bout d’une tâche, mes nuits agitées et trop courtes, ou mon envie irrépressible de bouger sans arrêt qui me fait gesticuler ou passer d’une chaise à l’autre sans raison logique.J’éprouve aussi des problèmes d’attention, surtout lorsque le sujet ne m’intéresse pas, ainsi qu’une capacité de concentration proche de celle d’un enfant de deux ans. Par exemple, j’ai la phobie des gens qui parlent trop lentement, et je rêverais d’appuyer sur un bouton au milieu de leur front pour accélérer leur diction. Je propose de greffer un tel bouton sur le front d’un certain nombre de personnes, dont je tiens d’ailleurs la liste à disposition du scientifique capable d’un tel exploit.

  • Guido ... C'est toujours le coup du siècle au lit. Mais c'est à peu près le seul domaine où il excelle. Il a le corps d'un dieu grec et le QI d'un yaourt grec.

  • C’est à ça qu’on reconnaît la véritable amitié : lorsqu’une copine te traitera de folle, ton amie, elle, voudra être folle avec toi.

  • On croit qu'on a la vie devant soi. On remet tout à plus tard, et on se laisse dominer par la peur, au risque de passer à côté de moments précieux. N'oublie jamais de saisir l'instant présent, ma biche.

  • Avec mon chien, on marche beaucoup. Je m'impose les dix mille pas par jour conseillés pour rester en bonne santé. Mon père, ancien kiné, me l'a répété comme un mantra. Depuis ma plus tendre enfance, c'est ancré en moi.

  • C’est rare, les gens qui écoutent. Aujourd’hui, tout le monde court, et plus personne n’a jamais le temps de rien.

  • La mort peut bien venir tout gâcher : ceux qui s’aiment continueront de s’aimer malgré elle.

  • C’est exactement pour cette effervescence des heures qui précèdent la cérémonie que je fais ce métier et que je vibre. C’est ce moment précis où les mois de travail, de réflexion, de prise de tête, de négociations, d’angoisse et de petites victoires prennent tout leur sens. Ce moment où mes projets deviennent enfin réels et se concrétisent. J’ai l’impression que, chaque fois, je réalise mon rêve de petite fille.

  • Cette maladie qui vous broie le cœur, qui vous coupe l'appétit et dresse un barrage dans votre gorge, qui vous fait oublier la façon dont on sourit. Le deuil, ça s'appelle. Pas de traitement pour s'en sortir, pas de médicament pour soulager, Rien.


Biographie

Née à Salerne en 1982, Serena Giuliano est une romancière italienne vivant en France et écrivant en français.
Elle arrive en France, en 1994, à 12 ans et ne parle pas un mot de français. En trois mois, elle maîtrise la langue et se hisse au niveau de ses camarades de classe. Après un BTS dans le domaine bancaire, elle se lance comme conseillère en image et crée un blog mode et beauté.Mère de deux fils, elle crée son blog autour de la maternité, "Wonder mum", en 2013. Elle écrit - en français - sur les réseaux et sur papier.
Après trois ouvrages "Wonder mum" (2014-2016), elle signe avec "Ciao Bella" (2019) son premier roman.
"Mamma Maria" (2020) remporte le prix Babelio 2020, dans la catégorie littérature française, "Luna" (2021) - le prix des lecteurs U 2022. Elle a également publié "Sarà perché ti amo" (2022) et "Un coup de soleil" (2023).
Serena Giuliano vit à Metz.
Son site ici : https://serenagiuliano.fr/mes-romans/



samedi 28 décembre 2024

Alice Mc DERMOTT – Absolution – Editions de la Table Ronde -2024 -

 

 

L'histoire

Patricia, à peine 23 ans et tout juste mariée à Peter, part avec lui à Saïgon au Vietnam pour une mission diplomatique confiée à son mari. De suite, elle fait la connaissance des femmes expatriées souvent issues de la haute société, dont les maris sont généraux, cadres pour l'industrie. Le Vietnam est alors coupé en deux : au nord, la RDV, communiste, fondée par Hô Chi Minh et au sud la République du Vietnam sous protectorat américain dirigée par Ngô Dinh Diêm, sur fond de guérilla menée par des partisans de Minh, malgré la présence militaire forte des américains.

Tout au long du livre, Patricia, devenue une vieille dame, se repenche sur ces 18 mois passés dans un pays et prend conscience des actes commis là-bas, sous la pression de Charlène, femme emblématique de ce cercle de femmes expatriées dans les années 60.


Mon avis

Voilà un joli roman, complexe qui nous éclaire doublement sur ces années sous tutorat américain du Vietnam et sur la vie de ces femmes expatriées avec famille et mari. Sous forme de lettres échangées entre Patricia et Rainey, la fille de Charlène, (partie I) puis les nouvelles de Rainey (partie II) et la réponse de Tricia (partie III).

Tout juste mariée, catholique pratiquante et institutrice à Harlem, Tricia épouse Peter, qui après une carrière chez ESSO, vient d'être recruté par les services de renseignements extérieurs, avec pour mission de convertir au catholicisme romain les vietnamiens du SUD.

Assez « oie blanche » mais fine psychologue, Tricia devient vite amie, faire-valoir et complice de Charlène, une femme à forte personnalité, capable du meilleur comme du pire. En fait une femme affranchie de pas mal de tabous. Elle gère l'argent du ménage, s'occupe de ses 3 enfants, les jumeaux Rainey et Ransom 8 ans, ainsi que son nouveau né. Les enfants sont scolarisés dans l'école américaine puis gardé par la bonne.

Lors d'un petit incident domestique, la bonne de la maison Lily confectionne un habit traditionnel pour la poupée Barbie avec laquelle la petite fille joue tout le temps. Ce qui donne à sa mère une idée, faire venir (grâce à sa sœur très riche restée aux USA) des barbies typée vietnamienne, et les habillé en do-daï, la tenue typique (une longue veste et un pantalon). Elle décide de les vendre à ses riches copines pour financer des dons pour les enfants hospitalisés, tout en prenant un petit pourcentage pour elle-même et parfois pour Tricia qui n'a pas beaucoup d'argent de poche. Les affaires marchent bien, et les deux femmes préparent des colis pour les enfants hospitalisés, en fait beaucoup sont brûlés au Napalm mais on dit que ce sont les français. Les colis contiennent des bonbons, des petites peluches, des cigarettes pour les parents, et autres babioles qui, si elles ne coûtent pas bien cher, ravissent les enfants. Charlène, son indépendance en tant que femme, qui est aussi crainte que respectée dans ce milieu où les femmes d'expatriées s'ennuient, boivent des cocktails au bord d'une piscine, achètent des robes, et considèrent leurs personnels domestiques vietnamiens comme des objets. Et Tricia aimerait bien, elle aussi, s'affranchir de certaines convenances, surtout par rapport à un mari assez mutique

De son coté Patricia enchaîne les fausses couches, elle qui aimerait tellement avoir un enfant. Charlène au vu des orphelins qui sont nombreux dans les hôpitaux, a encore une idée : les vendre à des riches familles américaines sans enfants... Une idée qui révulse Patricia...

Un roman subtil, qui nous éclaire sur la situation de ces femmes expatriées dans les années 1960, soumises encore aux injonctions patriarcales : être une bonne mère, avoir des enfants, être bien habillée et apprêtée, ne pas s'occuper de politique, et être les parfaits faire-valoir de leurs époux de la haute bourgeoisie ou aministration américaine.

  • Biographie

Née à Brooklyn, New York , le 27/06/1953, Alice McDermott est romancière et professeur d'université. Elle est professeur à l’Université Johns Hopkins.
Son roman "Charming Billy" (1998) a obtenu American Book Award (1999) et le National Book Award for Fiction.
Elle vit près de Washington avec son mari et leurs trois enfants.

Absolution est son neuvième roman.

En savoir plus ici : https://fr.wikipedia.org/wiki/Alice_McDermott


lundi 16 décembre 2024

Marion TOUBOUL – Second Coeur – Editions Le mot et le Reste - 2024

 

 

L'histoire

Alice n'a jamais voulu reprendre l'exploitation agricole de ses parents. Elle suit des études de journalisme à Lyon quand elle rencontre une jeune femme vénézuélienne. Elle part aussitôt en Amérique Latine d'où elle envoie des reportages pour des journaux. Mais au Venezuela, où elle rencontre son compagnon Léopoldo, les manifestations violentes anti-Chavez sont violentes et dans un pays dévasté, elle perd son bébé. Recherchés par la police, le couple s'enfuit pour Madrid. Alice travaille alors comme monteuse et reporter pour la télévision et Léopoldo doit finir un stage pour valider ses compétences d'infirmiers à Barcelone. Mais voilà, Léopoldo ne réapparaît pas et Alice doit se trouver une vie, en cheminant dans les petits villages de l'Espagne profonde.



Mon avis

Voilà un très beau roman, une véritable ode à la poésie et à la nature.

Si certains passages sont inspirés de sa propre expérience, Marion Touboul crée une héroïne attachante, curieuse et qui malgré les deuils va se trouver un chemin dans la vie.

Alice a toujours aimé voyager, et plus dans les pays du Sud. Après une expérience traumatisante au Venezuela à la fin des années Chavez, où elle perd son bébé, faute de soins dans un pays qui sombre dans une guerre civile, elle se trouve refuge, grâce à une amie à Madrid. Elle trouve un petit appartement sous les toits pas très loin de son emploi de monteuse pour la télévision, tandis que Léopoldo part en stage pour devenir infirmier à Barcelone. Mais voilà, Léopoldo ne revient va, ce qui laisse Alice dans un immense chagrin, un autre deuil. La police lui assure qu'il n'y a pas d'avis de décès. Alors Alice va surmonter son chagrin. Tout d'abord elle se rend à Avila, le village qui a vu naître la Sainte Thérèse, fondatrice des carmélites et écrivaine. Elle qui n'est pas du tout religieuse se fait expliquer par un guide, Taigo, la vie et les recherches de la Sainte. Hors il se trouve que sa mère a une image de cette sainte dans le salon, et la mère n'est pas non plus religieuse. Puis lors d'un reportage, elle part en Estrémadure au sud-ouest de l'Espagne, une région assez pauvre et désertique où elle rencontre un éleveur de taureaux sauvages pour les corridas et son neveu Guillermo, un homme solide, terrien qui la réconforte. Ils font même des projets en commun, comme ouvrir une maison d'hôte. Mais avant Alice a très envie de parcourir la via del Plata, une route qui part de Séville et qui est le chemin de Compostelle espagnol, traversant l'Andalousie, l’Estrémadure, Castille et Léon et enfin la Galicie. Le parcourt est fait de longues étapes de marches en passant par des petits villages, ce que préfère Alice qui y est chaleureusement accueillie. Ce périple, couplé à ce qu'elle a retenu des enseignements de Sainte Thérèse d'Avila vont lui donner les réponses qu'elle cherche, mais aussi révéler sa vraie nature : celle d'une voyageuse.

Ecrit dans une langue simple, sans pathos, ce road-movie dans l'Espagne non médiatique, laisse la place belle aux paysages, aux grands espaces, mais aussi aux petits villages quasi-médiévaux. Un très joli moment de littérature, avec ce personnage d'Alice, fragile et forte qui se découvre et apprend à s'aimer et trouver sa voie. Inspirant, poétique, ce cours roman, nous dit l'essentiel, sur nos voyages qu'ils soient intérieurs ou extérieurs.



Extraits

  • Lorsqu'ils s'approchent de Guadix, le jour s'incline. Tiago décide de faire une pause sur le bas-côté de la longue route sinueuse bordée de champs d'oliviers qui mène de Jaen à la mer. Un air encore chaud enveloppe le sommet d'une montagne chauve. À perte de vue se profilent des falaises plissées d'un orange si vif qu'on a envie d'y planter ses crocs comme dans un abricot sec. Et là-bas, derrière les falaises la vue est plus extraordinaire encore : des montagnes enneigées aux formes nettes comme des dents de scie. " la Sierra Nevada..." dit Tiago. Alice regarde le paysage qui la domine par la perfection de sa douceur. Cette alliance de couleur, de relief et de climat... dans aucun voyage elle n'a vu pareille beauté. L'image du Kilimandjaro lui revient en tête. Les mêmes immensités, les mêmes terres depeuplées au pied de cimes comme habitées des seuls dieux. L'Andalousie n'est donc pas qu'une terre chantante, elle sait aussi se taire, et ce silence orangé et le plus beau des flamenco.

  • Les rapports d'Alice avec son père s'étaient dégradés lors de son premier voyage vers Caracas avec Beatriz. Lui en voulait-il de s'offrir la vie dont il avait rêvé ? Alice ravivait-elle ses frustrations d'enfant ? Ou était-il tout simplement inquiet ? Toujours est-il qu'il ne supportait pas son choix de partir. Son père avait toujours compté sur ses enfants pour reprendre la ferme. Rompre le fil de la transmission était inimaginable. Ils se disputaient souvent à ce sujet, d'autant que son petit frère se tenait, comme Alice, aussi loin de la vie paysanne qu'un mouton de la clôture électrique. Ce n'est pas tant le travail de la terre qui lui déplaisait mais sa répétition. Elle sentait l'air se comprimer dans ses poumons sitôt qu'elle s'imaginait dans la peau d'une paysanne. Finalement, plus Alice se tenait loin de son père, mieux elle se portait. Tout les opposait. Elle : petite, fine, sportive, curieuse, émotive. Lui : grand, colérique, le pas lourd, focalisé sur ses vaches. Plus les années passaient, plus le fossé s'était creusé entre eux. Il était le loup en cage, elle était l'hirondelle.

  • Alice avance à pas rapides sur le chemin plat et régulier, tendue comme une flèche vers le nord, le soleil piquant ses joues. Elle voudrait couper à travers champs pour se perdre vraiment, appuyer ses pensées à autre chose qu'à son passé. Mais l'ombre des taureaux derrière les barrières métalliques la retient. Pas un hameau, pas une maison, pas même une ruine pour s'extraire de soi. Alice marche sur cette page blanche comme dans un chant a cappella. Et plus elle marche, plus elle s'enfonce en elle.

  • Il y a des courants qui emportent irrémédiablement. Une envie de se blottir contre l’autre et tout donner, tout de suite, y compris la clef de ses demeures les plus profondes. C’est ce que ressent Alice lorsque la main de Leopoldo effleure la sienne par-dessus l’accoudoir. L’envie folle de se diluer en lui, de le laisser respirer à sa place, pas pour une nuit mais pour la vie. 

     

    Biographie

Née à Paris , le 06/04/1985, Marion Touboul est journaliste de formation. Elle a passé sept années en Egypte où elle a été la correspondante de nombreux médias comme de la chaîne Arte. Elle est correspondante pour Arte en Espagne, où elle a effectué le voyage de la Via del Plata


dimanche 1 décembre 2024

Camilla Sosa VILLADA – Histoire d'une domestication – Métaillé 2024 -

 


L'histoire

Elle est la comédienne transgenre la plus célèbre de son pays. Elle est riche, mariée à un avocat célèbre qui est ouvertement homosexuel. Ensemble ils adoptent un petit garçon porteur du VIH. Ils sont beaux, riches, enviés mais derrière ce masque de mondanités, la Comédienne révèle un tempérament cynique, rusée et prête à se venger de tout affront en usant de tous les registres possibles. Sa dernière lubie, l'adaptation de la pièce de théâtre de Jean Cocteau « la voix humaine » où elle est seule en scène. La pièce est un succès incroyable où on la compare aux plus grandes actrices passées. Mais en même temps, sa vie privée se délite, et elle ne fait surtout rien pour y remédier. Un caractère hors normes.


Mon avis

J'avais adoré le premier roman de Carmen Villada « Les vilaines » traduit en 20 langues et qui a lancé cette autrice argentine. Une fois de plus, elle nous surprend par un roman sur les relations conjugales d'un couple hors-normes.

Il y a la Comédienne (aucun prénom n'est donné dans se livre), cette femme transgenre qui dès 7 ans, malgré les coups du père mais la bénédiction sans faille de la mère, s'habille en femme et affirme son désir de changer de sexe. Elle prendra des hormones, se fera faire une magnifique poitrine, un peu de chirurgie esthétique mais n'ira pas à se faire ôter son sexe d'homme (sans aucune explication comme si cet être hybride reflétait son caractère).

Et pour avoir du caractère elle en a notre actrice : adulée par son public, riche, on sait qu'elle s'est prostituée avant d'intégrer un cours de théâtre et de devenir iconique. Par son argent, par sa beauté, parce qu'elle donne tout à son art, elle est adulée par toute la bonne société de Buenos Aires. Mais elle se montre capricieuse aussi, refuse les interviews mais pose comme modèle pour Vogue ou autre magasine, toujours impeccable et raffinée.

Mais coté vie privée, elle se marie sur un coup de tête avec un avocat, très bel homme, réputé dans sa profession, mais homosexuel. Lui a des amants qui la rendent folle de rage, mais elle ne se gêne pas non plus pour avoir les siens. Son metteur en scène avec lequel elle souffle le chaud et le froid, des rencontres de passage. Dans un souci de respectabilité, elle accepte, sous la pression de son mari, d'adopter un enfant et un enfant atteint du VIH en plus, ce qui suscite l'admiration. Les rejets de ce qu'elle est, de son couple, elle s'en fout. Elle n'est pas avare de piques, de méchancetés parfois gratuites. Sous l'apparence d'une famille bien comme il faut, c'est une relation amour/haine qui s'installe dans le couple et même vis-à-vis de l'enfant qui trop choyé devient capricieux à souhait. Elle n'a jamais connu l'amour véritable, comment aurait-elle pu ? Un père alcoolique et violent, qui a divorcé de sa femme, une femme libre qui rejette les hommes, mais qui se fait respecter dans son village, car elle lit les cartes et aide les femmes, notamment toutes celles qui sont violentées par les maris ou compagnons, les femmes violées, tout la violence d'une société qui reste profondément enracinée dans un patriarcat où rien ne résiste.

En fait, une seule chose résiste, et cela en dépit des régimes politiques qui plonge l'Argentine dans des répressions économiques : l'argent. Car ce couple atypique est riche, indécemment riche, et cette richesse et revendiquée, elle comme le fruit de son travail, tout comme lui. Elle aurait du le quitter, mais il reste entre eux une sorte de lien invisible et tenu. Car lui, cet homme effacé, qui cède facilement aux chantages et aux caprices de cette femme, en est profondément amoureux. Ce lien c'est aussi la sexualité, et l'autrice n'hésite pas à en parler sans tabous, ce qui aussi une forme de libération. Finalement, la « domestication », cette idée de former un couple normal, Papa, Maman, Enfant ne pouvait pas tenir. C'est plus un champs de bataille qui s'installe insidieusement dans ce couple où la Comédienne impose son rythme d'amour/haine, jusqu'à une fin tragique, car elle ne trouve pas l'issue, la bonne porte de sortie qui la glorifiera encore. Et puis l'âge arrive et la beauté commence à se faner et cela est aussi une souffrance.

La famille a réinventer, la liberté des femmes et la lutte des violences faites aux femmes, la difficulté à assurer son statut de transsexuelle (mais ici résolu par l'argent), le statut social des grands bourgeois pour lesquels tout est permis, alors que les gens des campagnes ne vont presque pas à l'école pour travailler vite, dans des emplois mal payés qui engendrent frustrations, et violences voilà tout ce que dénonce, dans un récit sec, sans superflu, parfois abc des mots crus, cette autrice qui est devenue elle aussi une star de l'écriture au-delà des frontières de l'Argentine, dont elle sait si bien analyser les ressorts.


Extraits

  • Les trans s’occupaient de cette flopée d’enfants sans père ni mère qui survivaient dans la ville comme ils pouvaient. Lorsque dans les médias on cherchait à orienter l’opinion publique – Vous croyez que c’est possible que les trans prennent en charge la vie d’un enfant ? Vous pensez que ces enfants peuvent devenir des enfants sains ? Ne sont-ils pas condamnés à l’homosexualité ? Ne pourraient-ils pas être violés ? Sont-elles capables de donner de l’amour ? –, les gens répondaient que le monde était dans un tel processus de dévastation, de pourrissement, qu’il valait mieux l’amour venu de ces mères que l’absence d’amour. On savait parfaitement que les trans se prostituaient pour entretenir leurs petits frères, pour envoyer de l’argent chez elles, dans des provinces lointaines ou vers d’autres pays. Elles donnaient cet argent à leurs neveux, aux enfants de leurs amies. Tantes, mères de substitution, belles-mères, personne n’ignorait que, depuis de nombreuses années déjà, depuis de très très longues années, les trans jouaient un rôle que personne sur cette terre ne pouvait ou ne voulait jouer, pas même l’État, à savoir ces liens sans nom, sans statut, ces liens inclassables qui caractérisaient encore la vie des trans. Elles n’étaient les mères de personne, les filles de personne, les amours de personne, les voisines de personne, les tantes de personne.

  • Je voulais un fils, un garçon. J'étais attentive aux signes. Quand j'étais enceinte, on me disait que ce serait une fille à cause de la forme du ventre, mais moi je ne voulais pas. Je ne voulais pas que ce soit une fille. Les femmes de ma famille souffraient beaucoup. Mes sœurs, ma mère, ma grand-mère. Les hommes souffraient moins.

  • Que c'était vrai qu'ils se punissaient l'un l'autre du fait de s'être mutuellement désirés. Ils n'avaient jamais imaginé, pas plus elle que lui, que l'amour pouvait être aussi insupportable.

  • Surtout, ne me laisse pas seul maintenant. Je suis venu à cette horrible fête par ta faute, lui a-t-il dit en la prenant fermement par l'avant-bras. Elle a reconnu dans cette détermination une conduite très masculine.

  • Comment est-ce qu'on survit à un viol?
    - Tu n'as jamais été violée?
    - Bon, on n'est pas en train de parler de moi. Je suis l'intervieweuse, les gens n'ont pas envie d'apprendre des choses à mon sujet.
    - Bien sûr. Les gens sont au courant... mais pourquoi tu crois qu'ils veulent savoir ça sur moi?
    - Tu es tellement forte, tu as tant de force en toi.
    - Mais nous avons toutes été violées! Il n'y en a pas une qui ne l'ait pas été. Je ne suis spéciale en rien.

  • Elle avait été une grande disciple dans l'art de rendre un homme fou. Elle avait appris que ce qui comptait, ce n'était pas l'amour, la routine ou les jours à se réveiller l'un à côté de l'autre, mais la satisfaction d'avoir un type avec qui jouer et que l'on pouvait embrouiller. L'art d'ôter à l'homme tout point d'appui, de le blesser, de lui faire des promesses, de le menacer, de dessiner pour lui un monde qu'on pouvait détruire d'un simple soupir.

  • C'était saisissant à quel point les femmes du village craignaient leurs maris, leurs petits amis, leurs pères, leurs oncles qui les avaient violées quand elles étaient petites, leurs beaux-pères qui les avaient tripotées quand elles étaient adolescentes. La peur qu'elles éprouvaient adhérait aux murs de sa maison, telle une tache d'humidité. Les femmes qui venaient chez elle étaient des femmes battues, trompées, détrompées, de nouveau battues, des femmes qui semblaient n'avoir aucune issue à leurs problèmes. La mère de la comédienne suturait ici et là des blessures, comme elle pouvait. Elle savait qu'elle se confrontait à la tristesse d'être femme dans un village comme celui-là, où il y avait un châtiment pour toute tentative d'élan vital. Elle résistait au choc de ces solitudes désespérées avec la force puisée dans la rancune qui lui venait de son expérience de femme mariée.

  • Il y a eu de la magie sur scène, non? La comédienne ne répond pas. Il y a eu de la magie sur scène, le genre de truc qu'on entend dans les loges. Elle est agacée par les mièvreries des gens qui prennent à ce point le théâtre au sérieux. Les cérémonials, les échauffements ridicules, les embrassades, les superstitions, les rituels et les solennités qui entourent le petit monde du théâtre. Ne pas passer le balai sur scène, ne pas prononcer le nom de Macbeth, ne pas prononcer le nom d'anciens présidents, ne pas s'habiller en jaune. Si elle pense à sa carrière, elle se félicite d'avoir fait tout ce qui portait la poisse, provoquant l'effroi de ses camarades. Aucune violation du Tao du théâtre n'a eu raison d'elle.

  • Mais l'aboulie s'est prolongée et chez lui l'impatience a grandi. Ce lieu commun psychanalytique paraissait si évident: on désire quand il manque quelque chose.

  • Ils ont beau lui promettre de l'air frais et la liberté pour leur fils, elle leur rappelle toujours qu'elle est née et a grandi dans un village de montagne.
    Elle connaît l'envers de la paisible vie rurale et l'asphyxie qu'on éprouve dans ces enfers si vastes.

  • Est-il nécessaire d'en savoir davantage? Non. Parfois, on se contente d'enterrer les vies passées sous le bonheur présent, et personne ne se sent coupable de le faire.

  • Même si avoir raison en Amérique latine ne sert pas à grand-chose, moi j'aime le goût du triomphe qu'il y a à avoir raison, voilà ce qu'elle dit souvent.

  • C’est le moment où elle cesse d’être la folle de Cocteau, la femme tyrannique, possessive et mythomane de Cocteau, pour devenir une trans simplette et phobique qui rentre chez elle. Le meilleur endroit sur terre.

  • Une comédienne ne cherche pas à savoir qui elle est. Une comédienne, on l'invente. Une comédienne est un rêve.

  • C'était incroyable, tous les hommes faisaient la même chose: parler de leurs privilèges de manière obscène, davantage intéressés par ça que par les seins de leurs maîtresses. 

     

    Biographie

Née à : La Falda , le 28/02/1982, Camila Sosa Villada est une actrice de théâtre, de cinéma et de télévision, chanteuse et écrivaine transgenre. Elle a fait pendant trois ans des études en communication sociale et pendant quatre ans des études théâtrales à l'Université nationale de Córdoba.
Elle a travaillé comme prostituée, vendeuse de rue et femme de chambre. En 2009, elle a créé son premier spectacle, "Carnes tolendas, retrato escénico de un travesti".
"Les Vilaines" ("Las malas", 2019), en cours de traduction dans 20 langues, est son premier roman.

En savoir plus : https://fr.wikipedia.org/wiki/Camila_Sosa_Villada

jeudi 14 novembre 2024

Molly KEANE - L'amour sans larmes – Éditions de la Table Ronde – réédition de 2024.

 

L'histoire

Julian, fils chéri de la terrible Angel, une femme vivant dans une maison baroque sur la côte irlandaise, revient de la guerre 1939-1945 auréolé de médaille, mais avec une encombrante fiancée, Sally, américaine, chanteuse de cabaret et de 10 ans l' aînée du fils prodigue. Ce n'était pas du tout ce qu'avait prévu sa mère, femme possessive qui adore manipuler son monde. Sa fille Shaney est amoureuse d'un capitaine à la retraite, ce n'est pas une union possible là où un jeune lord aurait fait l'affaire. Tiddley, petite cousine éloignée orpheline, pas très jolie, obéit corps et âme à Angel, qui en profite pour lui faire faire des travaux ingrats. Birdie, la cuisinière et intendante au fort caractère tombe amoureuse du valet de Sally, et seul lui résiste l'intendant de la maison, Oliver, avec humour et complicité. Angel va devoir utiliser toutes les ressources malveillantes dont elle a le secret pour défaire ses unions qui ne correspondent en rien à ses désirs...



Mon avis

Cela aurait pu s'appeler « le jeu de l'amour et du hasard » pour cette comédie un peu longuette où les personnages s'allient, se méfient les uns des autres selon les circonstances.

Dans le monde idéal d'Angel, cette mère encore assez belle et élégante, malgré une tendance à la décoration d'un mauvais goût assumé, tout le monde doit l'aimer et être reconnaissante de bienfaits supposés dont elle dispense son entourage. Une façon de garder sous contrôle son petit monde. A sa décharge, elle a élevé seule ses deux enfants après la mort de son époux et remis le domaine en ordre, échappement à l'endettement. Mais sous ses allures policées, où on glisse certains mots de français pour faire chic, cette forte personnalité se voit confrontée à un avenir qui n'entre pas du tout dans ses plans. Alors qu'elle prépare, avec cadeaux luxueux et repas gargantuesque le retour du fils chéri, celui-ci arrive avec à son bras une américaine qui a aussi son fort caractère. La guerre est déclenchée, mais toute en finesse, où les tacles se cachent derrière une fausse bienveillance et où les caractères de chacun s'affirment.

Il est regrettable que ce roman, trahi par une écriture un peu vieillotte et redondante, manque d'humour et d'un travail sérieux sur la psychologie des personnages. Bien évidemment tous les plans d'Angel sont mis à mal et des unions inenvisageables naissent. Ce qui aurait pu être très amusant, mais l'autrice irlandaise loupe là une occasion de faire de son intrigue un festival de cocasseries. Les personnages sont à la limite du cliché, les volte-faces permanent mettent à mal une intrigue qui est en fait très surprenante dans sa fin. Est-ce un problème de traduction ? En tout cas çà peut se lire mais vous n'en tirerez pas de grandes émotions.


Extraits

  • Ils s’aventuraient désormais sur un terrain miné – les vieilles adorations, les vieilles rancœurs de la chair, les sacrifices gâchés, les intentions percées à jour, les consentements amers. Oliver savait à quel point les souvenirs de Birdie et ses réactions actuelles étaient colorés par la nature même du passé, par ces années qui avaient emporté sa jeunesse, par tout cet amour qu’elle avait donné parce qu’elle ne pouvait faire autrement qu’aimer. Il dit tranquillement : « Elle va détester ça. » Birdie précisa avec une douceur effroyable : « Et s’arranger pour tout casser ».

  • C’était sa voix, ferme, rocailleuse et douce : Angel n’avait jamais été aussi effrayée par une voix. Elle attendit immobile, suspendue, solitaire, toutes ses fibres tendues jusqu’à la dernière. Ses mains, ses yeux, les muscles de son ventre se durcirent, formant comme des nœuds et des pierres. L’air de l’après-midi était fait de feu, de glace et de solitude. Elle était en dehors, et ce pour la première fois.

  • Elle arbora une nouvelle fois son merveilleux sourire courageux, et le porteur, sincèrement ému, la regarda s’écarter de la jetée : vaillante, joyeuse, pitoyable, magnifique, elle lui avait sans s’en rendre compte joué éhontément toute la gamme.

  • Ne te mêle pas de mon bonheur, si ça ne te fait rien !


    Biographie

Née à Newbridge (comté de Kildare) , le 20/07/1904 et décédée à Ardmore , le 22/04/1996, Molly Keane, née Marie Nesta Skrine, est une romancière et dramaturge irlandaise.
Dramaturge et romancière, elle a publié sous les noms de M. J. Farrell et de Molly Keane (Keane étant le nom de son mari) et certains de ses romans ont été adaptés pour la télévision.

Voir ici : https://fr.wikipedia.org/wiki/Molly_Keane



mardi 29 octobre 2024

Mo MALO – L'inuite – Éditons de la Martinière – 2024


 

L'histoire

Panniguag Madsen est une sanaji, une sage-femme itinérante qui parcourt le Groenland pour intervenir dans des villages isolés. Elle se trouve justement à Kullorsuaq pour accoucher d'une jeune femme qui est retrouvée assassinée peu après l'accouchement. Peu avant le corps de son grand-père est retrouvé étranglé. De là à faire de Panik la suspecte idéale il n'y a qu'un pas. Cette inuite de 37 ans, qui porte un tatouage « barbe de morse » selon une coutume locale peut la rendre facilement identifiable. Au Danemark (le Groenland est une ancienne colonie danoise qui n'est pas autonome dans les domaines de la Défense, de la Justice), un inspecteur qu'on aimerait bien mettre sur la touche se voit confier un « cold case », le meurtre en 2011 d'un psychiatre qui avait organisé la déportation de 22 enfants inuites au Danemark pour « devenir l'élite du Groenland ». Seuls 6 d'entre eux ont été adoptés par une famille danoise, avec plus ou moins des bons traitements. Les autres ont été renvoyés au Groenland, où les familles, souvent pauvres, n'ont pas voulu les reprendre. Enfermés dans un orphelinat, ne connaissant plus leur langue maternelle, beaucoup finir dans la précarité, ou se suicidèrent.

Et si ces deux affaires étaient liées ?


Mon avis

Un polar envoûtant, voilà ce que l'on peut dire de l’Inuit où l'auteur s'inspire de « l'affaire des 22 » qui affola l'opinion danoise lorsqu'elle fut révélée par la journaliste d'investigation Mile Bers et du film « Eksperimentet ». De fait des années 50 à 1960 ce furent plus de 1600 jeunes groenlandais qui furent envoyé au Danemark mais dans de meilleures conditions, ils ont pu revenir dans leurs familles groenlandaises, avec des diplômes et revendiquer leur identité groenlandaise. Ce n'est qu'en 2020 que la Présidente Mette Frédericksen a présenté les excuses officielle du Danemark, ainsi qu'une indemnisation largement inférieure aux préjudices subis pour les victimes ou leurs descendants.

De cette terrible histoire où il s'agissait pour le Danemark de « dégroenlandaliser » les inuits, on estime que seul 1 danois sur 5 est au courant.

Mo Malo s'est emparé de cette histoire, en modifiant les noms des réels protagonistes, pour en tirer un polar magnifique de rebondissements et de suspens.

On navigue entre les rites traditionnels inuits, les paysages glacés du pays le moins peuplé du monde, grandioses et terribles, avec des vents glacés, et des températures dans le négatif (-35°) car la moitié du pays fait partie de la calotte glaciaire, avec des hivers neigeux puis la dangereuse période des fontes où la circulation est particulièrement instable. Seuls les mushers (maîtres chiens de traîneaux) sont autorisés à circuler au delà de la calotte glaciaire, les transports se faisant par avions, hélicoptères, moto-neige ou trains/bus. Même si le réchauffement climatique a pour effet de rendre les températures un peu moins glaciales.

Si la population groenlandaise est en général protestantes, le chamanisme reste toute fois très présent notamment dans les petits villages côtiers et isolés. Ainsi la tradition de l’apex « âme - nom » correspond à l'identité d'un(e) inuit(e). Celle-ci se transmet de corps en corps à travers les générations successives d'une même famille. A la mort d'une personne, son nom est donné au premier né de sa descendance, quelque soit le sexe. Ainsi une fille peut se nommer ViKtor ou un garçon Kristine. C'est à travers ce biais que le roman s'intensifie. De plus chez certains individus, le fait de recevoir un prénom qui n'est pas son genre de naissance peut provoquer des problèmes psychiques et un manque de repère au genre.

L'écriture est simple, parsemée de mots inuits (tout de suite traduits), et en fin de livre un index nous rappelle les noms de personnages, ainsi que des tableaux généalogiques qui se complètent au fur et à mesure que l'intrigue avance. Sont insérés dans les chapitres, en italique le journal tenu par la mère de Panik, et en caractère d'imprimerie différent, les réflexions de « l'Inuite ».

A noter qu'une des victimes, une femme nommée Viktor, a cherché à faire publier son récit, étant l'une des rescapées des 22. sans succès.

Ce polar qui même fiction et réalité est totalement addictif. Il nous montre une facette d'un grand pays que nous ne connaissons pas ou peu (remis au jour par l'affaire Paul Watson toujours détenu à Nuuk à l'heure où j'écris cette chronique). Nous sommes hypnotisés par cette histoire qui se déroule sur 400 pages, par ces rebondissements, la culture inuite peu connue, la pauvreté aussi pour beaucoup de gens, et la poésie fragile des immensités de glace.


Extraits

  • Rien ne s'effaçait, bien sûr. Rien ne s'oubliait. Et pourtant, à chaque étape de la vie, il était possible de dépasser ses blessures. De ne pas ressasser les situations qui les avaient vues naître. Recouvrir le mur d'hier de la peinture fraîche d'aujourd'hui, la seule couche qui comptait vraiment.

  • Ilulissat – 3 mars 2021. Panik ne paniquait jamais.C’était sa réputation, pour ainsi dire sa marque de fabrique. La sûreté de ses gestes, son expertise douce et appliquée, son calme affiché quelles que fussent les complications rencontrées au cours du travail, tout dans sa pratique dénotait un sang-froid hors du commun. Cela lui valait non seulement la confiance des femmes qu’elle accompagnait, mais aussi celle de leur entourage. La preuve, on la sollicitait y compris dans des cas et des lieux où le service médical local aurait très bien pu prendre l’accouchement en charge. On l’avait choisie. Elle. La sanaji itinérante venue d’on ne sait où. Car derrière la formule facile, « Panik ne panique pas », derrière ce masque tatoué et impavide, chacun le sentait, sommeillait une compassion, une tendresse qui, le moment venu, ne demandait qu’à sourdre. Sans enfants elle-même, Paninguaq était riche de cet amour à prodiguer. Et, faute de pouvoir le répandre sur sa propre progéniture, elle en distillait à chacun et chacune d’infimes cristaux, aussi légers et purs que la neige.

  • De l’avis des Groenlandais eux-mêmes, l’île avait la réputation d’offrir les plus beaux panoramas de tout le pays, été comme hiver. À l’oreille de Panninguaq, son nom sonnait avant tout comme une promesse de paix. Uummannaq était son havre. Son refuge lorsqu’elle ne parcourait pas les villages du littoral ouest pour ses diverses missions.

  • Rien ne s'ouvrait. Et pourtant, à chaque étape de la vie, il était possible de dépasser ses blessures. De ne pas ressasser les situations qui les avaient vu naître. Recouvrir le mur d'hier, de la peinture fraîche d'aujourd'hui, la seule couche qui comptait vraiment.

  • Cette fois, un filet de voix, chaud et grave, avait filtré de sa bouche. et par le seul pouvoir de celui-ci, elle lui apparut enfin pour ce qu'elle était, au-delà de sa fonction de couffin vivant : une trentenaire brune, Inuite métissée, sensiblement plus grande que la plupart des femmes de la région. Sa tenue mêlait des pièces sportswear fonctionnelles et d'autres plus authentiques, comme son gilet en peau de phoque qui relevait assurément d'une confection artisanale, peut-être de ses propres mains. — Mais tout le monde m'appelle Panik ajouta-t-elle. Elle sourit.— Parce que quand on fait appel à moi, en règle générale, c'est plutôt en urgence. Bjorn sourit à son tour, de ce sourire sans malice qui lui ouvrait bien des portes. Paningaq Madsen, un prénom purement Inuit, un nom de famille danois comme la plupart des habitants du pays. Et pourtant, un hiatus frappait Bjorn : marqué de trois lignes verticales sur le menton, un tatouage traditionnel connu sous le nom de « barbe morse », Son visage était bien celui d'une autochtone, mais quelque chose dans son accent et son kalaallisut un peu hésitant trahissait une autre origine. Étrange mélange.

  • Chacun son iceberg, et les phoques seraient bien gardés.

  • Westen s'étonnait toujours d'entendre des Inuits de souche employer ce verbe, éplucher, dans un pays où l'on ne voyait pas la couleur d'un légume frais de toute l'année. Sans doute une influence linguistique du danois.

  • Il en va de certaines révélations comme des cadeaux que nous offre la vie : on ne les perçoit vraiment qu’après coup. Quand nous sommes sous leur emprise depuis déjà longtemps.

  • Certains hommes avaient ce don : instiller le poison de mots qui, une fois entrés dans vos pensées, colonisaient tout votre organisme.

  • Aussi tentant que ce soit, on ne réécrit pas un passé douloureux en massacrant le présent.

  • À mi-parcours, les nuages s’étaient dispersés, cédant le ciel à une lune presque pleine. Les mastodontes de glace qui les entouraient n’en prenaient que plus de relief, découpés par l’astre comme sous un projecteur de poursuite dans un théâtre à ciel ouvert. Certains devenaient sauvages, menaçants, d’autres se paraient au contraire de rondeurs ou de sourires, pareils à des guides bienveillants postés sur leur route.

  • Il lui arrivait juste de regretter un peu les trois lignes sur son menton. Non pas en tant que telles, mais pour leur faculté à attirer les regards. Pourtant, sur le coup, elle s’était félicitée de la vertu transformatrice d’un tel marquage. Trois traits seulement avaient suffi à faire d’elle la Groenlandaise qu’elle était aujourd’hui – prénom compris.

  • Tradition des peuples de l’Arctique depuis des millénaires, les tatouages cousus entretenaient le lien aux clans autant qu’à leur spiritualité. La barbe de morse, elle, le plus souvent apposée au moment de la puberté, restait l’apanage des femmes. Las, depuis trois siècles, les missionnaires chrétiens avaient largement contribué à la disparition cette pratique, considérée par eux comme « porteuse de péché ».

  • Une neige de fin d'hiver, molle et alanguie, tombait sur le cimetière de Kullorsuaq avec la constance du ressac. Les croix blanches recevaient cette pellicule assortie sans broncher, louable indifférence des morts. Au loin, des icebergs pétrifiés par la ban- quise méditaient sur le caractère éphémère de toute existence. D'ici quelques semaines, à leur tour, ils ne seraient plus.

  • Mais mon sentiment, c’est qu’on n’est pas obligé de tout savoir sur tout, a fortiori sur ceux qu’on aime. Je pense que le plus beau cadeau qu’on peut leur faire, c’est justement de leur laisser leur part de secret.

  • Rien n’a changé dans les rapports entre le Danemark et le Groenland. Nous nous comportons encore et toujours comme des colons avec nos territoires d’outre mer. Et surtout, on fait l’impossible, y compris aujourd’hui, pour museler les victimes de nos mauvais comportements.

  • Ecrire n'est rien d'autre que cela, me semble-t-il : s'offrir à soi-même une seconde naissance, dans un espace-temps où tout devient enfin possible. Re-vivre, comme si la faculté miraculeuse nous était donnée, par l'acte créateur, d'exister une nouvelle fois.

  • Echappait-on jamais au territoire dont on était le fruit ? Loin de l'arbre qui nous avait porté - quand bien même nous étions issus d'un pays sans arbre-, ne devenions-nous pas l'ombre de nous-mêmes ?

  • Croyez-moi, il n'y a pas meilleure "page blanche" que ce pays. Il vous donne beaucoup mais il exige aussi tellement qu'il ne laisse pas beaucoup de place au ressassement.


    Biographie

Mo Malø est le pseudonyme de l'écrivain Frédéric Mars, de son vrai nom Frédéric Ploton. Diplômé du Celsa (1988-1991), après plusieurs années passées dans la presse magazine et diverses rédactions online, il a quitté le journalisme et la photo pour ne se consacrer qu'à son travail d'auteur de livres. Outre ses romans, il a publié plus d'une quarantaine d'essais, documents et livres illustrés, sous diverses identités, y compris en qualité de "nègre".
Il est connu principalement pour ses ouvrages consacrés au couple, à la sexualité et aux nouveaux modes de rencontre. De sa collaboration avec l'illustratrice Pénélope Bagieu, sont également nés trois ouvrages, dont le Chamasutra et le Cahier d'exercices pour les adultes qui ont séché les cours d'éducation sexuelle. Il est le traducteur français de la collection de comédies érotiques Sex&Cie, d'Ania Oz.

Il a également publié plusieurs livres sur l'art délicat de la sieste. Il a dirigé plusieurs collections, en particulier pour le compte des éditions Tana et des éditions de l'Hèbe (Suisse). Il a animé pendant deux ans (2005-2006) une chronique dans l'émission "Lahaie, l'amour et vous" sur RMC Info.

Sous le pseudonyme de Frédéric Mars, il a publié des thrillers romantiques et des thrillers historiques et contemporains. Il a également publié plusieurs romans érotiques sous divers pseudonymes dont Emma Mars et est auteur d'un essai humoristique, "Le cat code" (2017), écrit sous le nom de plume de Chat Malo.

Sous le pseudonyme de Mo Malø, il publie une série de polars se situant au Groenland : "Qaanaaq" (2018), "Diskø" (2019), "Nuuk" (2020), "Summit" (2022).
Sa série des enquêtes de Qaanaaq Adriensen a été traduite dans de nombreux pays et repérée par plusieurs prix littéraires : finaliste des Prix du meilleur polar des lecteurs de Points, du Prix Michel Lebrun et du grand prix de l’Iris Noir, lauréat du Prix Découverte des Mines Noires et du Coquelicot noir. La série "La Breizh Brigade" (2023), met en scéne une équipe d’enquêtrices hors du commun.

jeudi 10 octobre 2024

Philippe SEGUR – le gang du biberon – Editions Buchet-Chastel – 2022 -

 

 

L'histoire

Hank et Alma sont mariés depuis plus de 20 ans et ont trois « charmants » bambins, Marnie 8 ans, Lilirose 4 ans et Lino, le petit dernier. Déprimé par sa vie de bureau, les engueulades avec sa féministe de femme qui passe plus de temps à s'occuper de son association féministe radicale que de son foyer, Hank décide de tout lâcher, et d'emmener sa famille vers l’Espagne, sans PC, sans Smartphone, avec quand même une provision de couches, de lait maternel et quelques valises. Mais partir avec 3 petits monstres n'est pas de tout repos surtout dans un pays où on ne parle pas la langue même si c'est juste l'Espagne....



Mon avis

Un livre très amusant sur la vie d'une famille lambda, enfin pas si lambda que cela.

Il y a le père Hank, pas plus respecté par ses enfants qu'il amuse tout de même en leur racontant des histoires farfelues. Alma, son épouse est une fervente militante féministe qui exige le partage des tâches à la maison et se dispute souvent avec son époux. Et puis les 3 rejetons, de véritables terroristes à leur manière. Marnie, très intelligente qui ne loupe pas une occasion de se chamailler avec sa seur, Lilirose capable de piquer des colères monstres. La cadette a des idées très précise de ce qu'elle veut et pour les obtenir, elle n'hésite pas à piquer une scène haute en décibels. Enfin le bébé Lino, 9 mois, réclame son biberon tel une sirène d'alarme.

Hank est déprimé par son travail sans perspective, la vie citadine, les gens stressés, les smartphones qui sonnent sans arrêt, et aussi la mésentente latente avec son épouse. Aussi, après après négociations, il propose à la famille de partir à l'aventure, une semaine, direction l'Espagne voisine, mais sans ordinateurs, sans portables, ni GPS. Surtout il espère reconquérir les faveurs de sa femme qui lui refuse ostensiblement toute relation intime. De plus le voyage s'avère bien plus compliqué que prévu. Entre les erreurs de route, le fait de devoir donner son biberon de 250 ml au bébé surtout la nuit, les caprices de la cadette qui zozote le français sans que personne ne la reprenne, et l'aînée détachée de tout cela, voilà un road movie, raconté avec humour par Hank.

Qui un jour n'a pas eu envie de larguer les amarres, de tout lâcher pour foncer vers l'inconnu en laissant derrière soi la vie actuelle, où le travail n'épanouit pas, où l'on communique à travers des machines, où les amis ont aussi des familles à gérer et où le week-end, entre les courses du samedi, occuper les enfants ou les mener à leurs activités extra-scolaire et où l'on roupille à peine le dimanche car Bébé a besoin de son biberon.

Sous l'humour un peu déjanté de Hank, se cache une critique en règle de la société, juste avant qu'elle ne soit atteinte par le covid. On s'amuse d'autant plus que toutes les tentatives du mari pour recoucher avec sa femme se soldent par un échec cuisant : hurlements de bébé, caprice de Lilirose, cauchemars (les récits fantastiques de Papa laissent des traces dans l’inconscient). D'autant que Madame n'y met vraiment pas du sien. Entre migraine subite, réveil des enfants, endormissement rapide et sans réaction, on se doute bien que quelque chose ne va plus dans ce couple, qui finalement ne s'aime plus sans se le dire, tant leurs idéaux sont incompatibles. D'ailleurs la phrase fatidique « j'ai rencontré quelqu'un » finit par achever un mari arrivé au bout d'une histoire. Et juste le temps de repasser la frontière espagnole que le covid et le couvre-feu avec autorisation de sortie s'invite.

Les personnages sont volontairement assez caricaturaux, et l'écriture joyeuse et ironique vous promet quelques bons moments.

Hélas, je regrette la fin « ouverte » comme l'on dit, qui ne va pas du tout dans la logique du roman, assez court. Ici on ne fait pas dans l'analyse psychologique approfondie, mais on visite l’Espagne du sud (Andalousie) exactement comme un touriste qui est juste là pour un selfie (rappelons que la famille n'a pas de téléphone), avant de refaire des kilomètres et surtout gérer l'intendance !!

Bref c'est amusant, un peu prévisible, mais cela ne restera pas comme un excellent roman.


Extraits

  • Nous nous sommes approchés. Il y avait un papillon bleu sur le pare-brise. Un mot de bienvenue, certainement. Au cours de siècles, les Cordouans avaient été envahis par les Phéniciens, les Romains, les Wisigoths, les Arabes et maintenant les touristes. L'hospitalité n'avait plus de secret pour eux.

  • Elle avait des idées compliquées au sujet de ce que devait être un homme et la répartition des fonctions au sein du couple.Elle voulait un mec au sens le plus viril et testostérone du terme,mais en moins masculin,en plus sensible et aussi efféminé que possible. Ça donnait des trucs bizarres, des impératifs contradictoires, un idéal impossible de macho délicat et soumis, je n’y comprenais rien.

  • Les lèvres fines et ourlées de Lino se sont entrouvertes. Oui mon Linouchet ? Une déflagration gutturale m'a soufflé au visage un rot de supporter du Monchengladbach. Un vent acide de lait caillé qui a carbonisé mes sinus. J'ai tourné la tête sous la rafale, perdant un instant ma faculté d'orientation.

  • C'est vrai, les enfants sont capables de transformer n'importe quel divertissement en nouveau motif de crise, ce qui nécessite de les en distraire également, dans un mouvement potentiellement infini de diversion pour lequel on n'est jamais trop de deux, pourquoi croyez-vous qu'on a inventé le couple ?


Biographie

Né en 1964 à Lavaur dans le Tarn, Philippe Segur est un universitaire et écrivain ayant écrit sa première nouvelle, parue dans un magazine de la presse enfantine, à l'âge de onze ans. Il exerce d'abord de petits métiers (veilleur de nuit, employé de presse, ouvrier agricole, vendeur, illustrateur…) avant de soutenir sa thèse de doctorat en droit (1993) et de devenir professeur d’université sans pour autant cesser d’écrire. En 1994, il devient agrégé des facultés de droit.
Il attendra cependant l’âge de trente-huit ans pour publier son premier roman, "Métaphysique du chien" (2002), après avoir essuyé un grand nombre de refus. Le roman obtient de nombreux prix notamment le Prix Renaudot des Lycéens en 2002.
Il conçoit ses deux activités, universitaire et littéraire, mais il interrompt néanmoins sa carrière universitaire de 2006 à 2008 pour se consacrer à l’écriture avant de retourner à l’enseignement.
Il enseigne le droit constitutionnel et les libertés fondamentales à l'université de Perpignan Via Domitia.
Il a été membre du jury du Prix du Jeune Écrivain de 2005 à 2012 et chroniqueur littéraire pour le journal L’Indépendant (Groupe Sud-Ouest) de 2012 à 2013.
Philippe Ségur est également l’auteur de romans policiers sous le pseudonyme de A. W. Rosto.

jeudi 26 septembre 2024

Meredith HALL – Plus grands que le monde – Editions REY - 2024

 

 

L'histoire

Tup et Doris tiennent une ferme laitière dans le Maine. Même aucun des deux n'avaient la vocation de devenir fermier, ils ont repris la ferme familiale de Tup, l'on réaménagée et y vivent avec leurs trois enfants que Doris couve. Les 3 enfants travaillent aussi à la ferme selon leurs capacités. Sunny l'aîné de 14 ans semble déjà aimer cet endroit, vaste, longé par un ruisseau. Sa sœur 11 ans, aime lire et aide déjà sa mère aux plantations. Puis le petit dernier Beston, joue tranquillement, dans cette ambiance bucolique et protégée.
Mais un jour, alors que les 3 enfants jouent avec un vieux pistolet qu'on croyait rouillé et sans cartouche, Sunny est tué par une balle perdue sans que personne ne sache vraiment qui a tiré. Pour Doris qui avait donné le revolver aux enfants c'est la lente et sombre descente vers la dépression, le mutisme. C'est Dodie et Beston qui font tourner la ferme, aidé par le père Tup qui a trouvé un refuge en ville dans les bras d'une femme à laquelle il fait une fille. Le chemin de la reconstruction est difficile et il faudra du temps, beaucoup de temps pour retrouver un semblant de normalité.



Mon avis

Incroyable succès de libraire pour ce premier roman de Meredith Hall, ce que j'ai un peu de mal à comprendre.

L'histoire s'étale sur 30 ans, et est racontée tour à tour par les différents membres de la famille, surtout Tup, le père, un homme qui s'imagine droit, mais qui est incapable de comprendre le chagrin infini de sa femme. Doris en effet, ne sort pas de sa chambre pendant plusieurs mois, puis devient mutique. Elle ne s’occupe pas des deux autres enfants, et n'aide pas à la ferme. Elle refuse toute thérapie, se sentant coupable, et revient très longtemps à un semblant de vie : préparer les repas, et aider Dodie qui a pris en charge tout le monde. Le personnage emblématique de ce roman, cette enfant qui devient femme élève son petit frère, tente de soutenir sa mère, tout en étant une excellente élève. Et l'on s'aperçoit que le travail dans une ferme familiale dans les années 40/50 n'est pas de tout repos. Il faut sortir les vaches puis les traire, castrer les veaux pour rester dans un équilibre de production. Mais il faut aussi laver le poulailler, couper les herbes pour en faire du foin, couper le bois de chauffe pour l'hiver, faire les semis selon les saisons, puis enrichir la terre du fumier conservé, entretenir cette vieille bâtisse.

Mais sur l'intrigue franchement il n'y a pas de quoi s'extasier. C'est mignon, triste, bucolique, mais l'autrice n'a pas su trouver la force des mots pour expliquer la douleur du deuil, ni faire monter en tension le malaise qui s’accroît entre Tup et sa femme. Certes quelques engueulades où les mots qu'on aurait pas du dire sont sortis sans intention de les dire, mais le tout bien enrobé de cette gentillesse et de cette fausse politesse qui baigne le roman. Ici on croit en Dieu, on récite la prière avant le repas. Doris, cette femme faible, ne cherche pas à sortir de ce chagrin, ne s'émancipe pas du tout, tout comme sa fille Dodie qui aurait pu et du faire des études supérieures et avoir un métier plus épanouissant que traire les vaches. Le père tout puissant trompe sa femme qui se refuse à lui, mais certain de son bon droit, et ne reconnaît pas plus l'enfant qu'il a fait à sa maîtresse que de s'occuper de l'éducation des enfants qui restent, qui eux aussi vivent dans le chagrin. Certes nous sommes en 1950, et les droits de femme ne sont pas bien grands, surtout dans ce milieu rural qui vit en vase clos, où la gentillesse des habitants est aussi proportionnelle aux ragots discrets. Bref nous ne sommes pas dans la force d'un roman comme Betty de Tiffany Mc Daniel dont l'écriture forte et l'engagement ne laissent planer aucun doute.

Ce genre littéraire, qui tourne un peu en rond sur lui-même peu plaire par son coté bucolique et suranné, qui renvoie à l'Amérique profonde et bien lissée par l'autrice. Mais pour moi cela ne suffit pas. Et si la famille finit par se retrouver dans un happy end évident, il manque ce souffle et cette pulsion qui nous entraîne dans une lecture appétissante.



Extraits

  • Autrefois, je croyais au bonheur. Je n'avais pas compris que nous ne parvenons jamais totalement jusqu'à cet univers-là. Nous le visitons lors de moments miraculeux, puis nous voyageons dans d'autres univers et, si nous avons un tant soit peu de sagesse, nous refusons l'amertume ou le regret quand le bonheur s'en va.

  • J'avais imaginé des vies de bonheur pour mes enfants, des vies dépourvues de toute appréhension de chagrin. Les leur avais-je promises ? J'espère que non. Petits, ils ont connu le bonheur, le vrai bonheur. La joie au quotidien. Ont-ils mal compris, pensant que cette joie les accompagnerait toute leur vie.

  • Pour tout, désormais, il y a un avant et un après. L'avant s'apparente à un rêve, le maintenant et l'après exigent quelque chose que nous ne possédons pas encore.

  • J’ai toujours cru que l’amour était joie. Que si l’amour nous lie, nous sommes assurés de toucher la grâce. L’amour nous lie, nous les Senter. Mais il ne nous a assurés de rien d’autre que de lui-même. Nous nous aimons. Tout peut arriver.

  •  Doris a toujours dit que je vivais trop dans ma tête. Désormais, ce n'est plus un sanctuaire. Tout ce qui peut nous aider, c'est trouver un moyen de laisser le passé et ma terrible défaillance suivre le cours de cette rivière impitoyable. 

  •  Papa dit que nous oublierons certaines choses, que l'oubli est une bénédiction cachée à l'intérieur des mauvaises choses.(…) J'ignore où est la différence entre oublier et se souvenir

  • Aujourd'hui, les ormes surplombent la maison, et l'été ils la préservent du soleil. J'ai toujours dit aux enfants qu'ils étaient comme des gardiens qui nous protégeaient du mal. Pour autant, elles sont nombreuses, ces fermes protégées par de vieux ormes, où les fils et les maris ne sont jamais rentrés de la guerre - rien probablement ne peut nous épargner ce genre de malheur. Mon esprit n'est pas capable d'élaborer de telles pensées.

  •  Ma ferme et toutes les promesses qu'elle recelait étaient nichées à l'intérieur de l'espace délimité par nos clôtures. 

  • J'aime beaucoup la couture, surtout le bourdonnement paisible de la machine qui tire son fil dans du tissu de qualité. J'aime sentir la présence de Best et de Papa dans mon dos, occupés à lire, le bruissement doux et mesuré de ma couture comblant tous les nouveaux silences de cette vieille maison, les respirations de la machine à coudre dans cette pièce où tant de silence est retenu.

  • Personne ne peut savoir ce qui va arriver. Vous rencontrez un homme, vous l’épousez, et vous découvrez si vous avez fait ou non le bon choix. Si c’est le cas, vous vous aimez et vous travaillez dur, puis vous avez votre premier bébé, et tout ce dont vous avez rêvé change dès l’instant où vous le tenez dans vos bras, où vous lui donnez à manger et le voyez scruter votre visage. J’avais dix-neuf ans à la naissance de Sonny est né, puis Dodie et plus tard Beston, j’étais disposée à renoncer à la vie que nous avions, Tup et moi, et à laisser mes enfants prendre cette place. Je le suis plus que jamais.

  • Je sais que mes enfants et mon mari m’appellent à l’aide. J’entends leurs voix, faibles et indistinctes, depuis une rive lointaine. J’aimerais répondre. Le vent et les remous du courant me portent loin d’eux. Quand je me tourne pour leur répondre, tous, nous n’entendons que le rugissement de la tempête.

  • Dieu est avec nous à chaque instant, Dodie, quoi qu'il se passe. Il est là dans ce que nous aimons, dans ce que nous trouvons beau et bon, et Il est là aussi dans chaque chose difficile et terrible. Dans tout cela, il y a Dieu.

  • Comme il est agréable, chaque jour au réveil, de se lever et de poser les yeux sur cette terre. Certains matins d'été, quand le brouillard au sol étreint la terre chaude, les arbres bordant les prés de fauche prennent des allures spectrales. Puis, lentement, le brouillard se lève et se dissipe, de sorte qu'au moment où je m'attelle à la vaisselle du petit déjeuner, le soleil façonne les ombres vives de la clôture barbelée, comme de longs points de couture bien nets qui nous attachent à cet endroit.

  • Personne ne prétend que Daniel sert de remplaçant. Mais c’est un garçon gentil et affectueux, très intelligent, aux yeux gris, doux et attentifs. Il était l’ami de Sonny, et sur certains plans il lui ressemble. Les jours où il se joint à nous à table, Beston et moi sommes entraînés dans des conversations avec mon père. L’atmosphère se détend. Il nous aide, Beston et moi, à laver la vaisselle, et ces soirs-là, ma mère ne sort pas, elle reste assisse sur sa chaise, nous écoute parler, et mon père reste boire son café.
    Daniel est un garçon très sérieux. Nous n’avons jamais reparlé une seule fois de ce jour-là. Mais il lui arrive parfois de prononcer le nom de Sonny, lorsqu’il évoque une histoire ou un souvenir. Au début, nous nous raidissions sous l’effet de … quoi ? La peur ? La honte ? D’un chagrin si vaste qu’aucun mot ne peut le circonscrire ? Mais Daniel avait persisté, factuel, et peu à peu, nous nous étions habitués à ce que notre fils, notre frère, vive de nouveau dans notre mémoire partagée.


Biographie

Meredith Hall, née en 1949, est une écrivaine et professeur émérite à l'Université du New Hampshire.
En 2007, elle publie ses mémoires, Without a Map, immédiatement reconnus outre-Atlantique comme un classique du genre. Elle collabore régulièrement avec Five Points, The Gettysburg Review, The Kenyon Review, ou encore The New York Times. "Plus grands que le monde" est son premier roman.