vendredi 31 mai 2024

JADD HILAL – Le Caprice de vivre – Editions ELYSAD - 2023

 

 

L'histoire

3 jeunes cohabitent dans un immeuble parisien. Souleyman, ostéopathe cool, préoccupé par la condition animale, le narrateur Houmam qui rêve  de devenir un grand écrivain et la sulfureuse Warda, une journaliste grand-reporter passionnée de vérité.

Un trio de trentenaire, dont les caractères et les intérêts vont diverger lors d'un projet de Warda. Une analyse très fine de la jeunesse arabe en France loin des clichés.



Mon avis

Pour son troisième livre, le jeune auteur Jadd Hilal a choisi de s'intéresser aux relations de trois jeunes trentenaires d’origines musulmanes diverses.

Il a Souleyman, jeune homme cool, qui est ostéopathe de métier mais se passionne pour la cause animale et couche avec Warda sans se poser trop de questions sur l'avenir. Houmam lui rêve de devenir écrivain, erre dans le Paris cosmopolite et branché et est secrètement très amoureux de la seule fille du trio. Warda, une sacrée jolie fille, a un caractère bien tranché, et règne sur les 2 garçons avec une alternance de tendresse ou de cruauté. Car Warda s'est donné une mission : prouver que son grand-père a été parmi ceux qui ont été responsables des massacres de Juifs en Irak au début des années 40 . Elle s'indigne parce que les deux garçons ne la soutiennent pas dans son projet. Cette jeune femme, intelligente, éprise de vérité, féministe qui a rejeté tous les symboles de son éducation est le personnage central de ce livre. Elle passe son temps à se heurter avec Houmam qu'elle traite de tous les noms, parce qu'il ne la suit pas dans son projet. En fait le jeune homme qui a du mal à trouver sa voix d'écrivain est aussi tiraillé par sa vie parisienne et à son histoire familiale, à ce sentiment de culpabilité qui habite Houmam qui a choisi de ne pas suivre les siens en Palestine. Alors chaque fois qu'on s'en prend aux arabes, il se révolte, s'imagine que ce sujet est tabou car il ne fait que renforcer les préjugés, souligner leur sauvagerie. Ce a quoi Warda, affranchie de tous les tabous répond en le virant de leur colocation.

Le jeune auteur raconte avec beaucoup de justesse cette relation d'amour-haine, faite d'élans amoureux suivie de rejets tout aussi intenses. Cette version actuelle de Jules et Jim, d'une femme entre deux hommes, montre aussi combien il est difficile d'aimer tant que l'on n'a pas résolu sa propre quête d'identité. Un mal-être que le sexe et l'humour ne peuvent que dissimuler quelques instants. Drôle, pertinent, il nous montre la jeunesse actuelle, loin des clichés. Ce sont des jeunes bien intégrés dans la société française, malgré les questionnements internes d'Houmam, Lequel aime flâner dans Paris, et se prendre une sérieuse cuite quand tout devient ingérable. Et confond un peu ce qu'il prend pour de l'amour pour la trop flamboyante Warda avec le désir pour cette femme fascinante.

Ici pas de prêche pour ou contre une religion, on voit bien que ces jeunes s'en foutent totalement, ce qui leur importe c'est réussir dans leur métier ou leur quête (protection des animaux, recherche de vérité, quoi écrire), dans un style vif, non dénué d'humour ni de quelques noms d'oiseaux ! Finalement ces trois jeunes sont bien plus la représentation de la jeunesse d'aujourd'hui, quelque soit son origine. Et cela fait un bien fou !


Extraits

  • La Rose des sables Cette histoire commence avec la découverte que fit Warda Shahid. Je me souviens du jour, de l’heure, de l'instant où tout débuta. Où nous prîmes chacun ce chemin sans retour. C'était en 2017, un soir de juillet. Je quittais les locaux de Champenel à Paris, où je venais de discuter avec mon éditeur Tristan Phoriche de mon dernier manuscrit Hors-sol, et m'engageais rue Clovis. J'étais comme après chaque refus malheureux comme les pierres.
    Demeurait toujours, à trente-quatre ans, cette maudite sensation que l'écriture me faisait perdre mon temps. Plus nombreux étaient les mois que je consacrais à tel ou tel texte, plus pénible était l'amertume devant le «non». Même lorsque c'était «oui» d’ailleurs, le bonheur restait en demi-teinte. J'avais publié quelques années plus tôt mon premier roman, Jamais la nuit, qui eut un succès pour le moins discret. C'était une histoire compliquée, démonstrative, qui s'était vendue à une centaine d'exemplaires. J'avais été invité à la RCF, où un journaliste me demanda si j'avais écrit «un livre arabe ou un livre sur les Arabes» et cela fut le coup de grâce, s’il en fallait, à mes velléités littéraires.

  • Warda, Souleymane et moi prenions. Il me fallait trouver Rome. Notre Rome, à tous les trois. Je me mis à écrire. Je me mis à cette histoire que je raconte ici. Celle de notre trio d'amour et d'amitié, qui se séparait petit à petit et que je décidai de réunir tant bien que mal par mes mots. C’était surtout l’éloignement de Warda que j'essayais de conjurer, l'éloignement de ma rose des sables que j'aimais à en crever la bouche ouverte et pour laquelle je craignais de devenir un étranger. Je ne pouvais en vouloir qu'à moi-même. J'avais été un odieux paternaliste, pas vrai, à la juger, elle et ses recherches. Aussi paternaliste que tous ces types qui avaient passé leur temps à lui donner des leçons. Au cours de notre première année à Louis-le-Grand, il y eut déjà ce Brice qu’elle fréquenta et qui consacra des heures entières au Troquet des cœurs à ergoter sur l'importance de l'amour, du couple, de l’horizon à deux pour s'envoyer en l'air. Warda en vint un soir à lui hurler qu'elle ne désirait rien de plus que sa «bite», et l’homélie reprit de plus belle. Sa «bite», ne le saisissait-elle pas, n'était que «l'aboutissement».

  • Il y a de quoi être emmerdé de ce que cette affaire sur mon grand-père montrerait du Moyen-Orient, d’accord. Mais fermer sa gueule comme tu le fais ? Tu ne vois pas à quel point c’est lâche que tu n’écrives pas sur des cruautés de ce genre, plutôt que sur notre trio dont tout le monde s’en fout.

  • - La mort, la mort... Il n'y a pas que la mort dans la vie.Elle rit à sa tautologie.

  • Je me repris, curieusement, à rêver de la vie d'écrivain. C'était idiot, et on ne manqua pas de me le répéter. On me disait «tu es fou», on me disait «tu es irresponsable», on me disait «cinq pour cent! Cinq pour cent des auteurs vivent de leur plume, Houmam Basara! Et toi? Petit étranger né d’ailleurs tu crois en faire partie?» Que répondre? Comment signifier que ce n'était pas un choix? Que je ne souhaitais pas un nouveau travail, une maison à la campagne? Que je voulais seulement faire ce vers quoi tout m'arrachait aussitôt que je ne le faisais pas? Chaque film vu, chaque musique entendue, chaque livre lu. Comment dire que j'étais configuré à présent, comme un chien courant après une balle? Que c'était en somme écrire ou mourir? «Ne savez-vous pas qu'il y a le mot “vain” dans “écrivain”? Croyez-vous que je me fasse des illusions? Croyez-vous que je puisse faire autrement? Ne voyez-vous pas qu'il y a aussi le mot “cri”? Que le cri, on ne le retient pas?» C'est ce que j'aurais dû rétorquer. Mais je le dis, je suis de ceux qui échouent dans la vie. Qui s'en consolent par les mots.

  • Pendant que je bifurquais, désenchanté, dans la rue Descartes, je reçus un appel de Warda, Warda la «rose des sables» comme je la surnommai un jour en discutant avec Souleymane, le troisième et dernier membre de notre colocation de la rue Monge.
    — Ya Allah, mais combien de fois il faut que je t'appelle pour que tu décroches, Houmam? C'était un ton auquel elle m'avait habitué. Elle téléphonait à toute heure, en tout lieu et s’indignait quand nous ne lui répondions pas. Ce jour-là, notre conversation dura peu. J'eus seulement le temps de comprendre que son avion depuis Bagdad venait d’atterrir à Charles-de-Gaulle et que Souleymane et moi avions «intérêt à être là», que nous n’allions «pas en revenir». Je ne mesurais pas, ce soir de juillet, à quel point cela serait juste, à quel point nous ne reviendrions en effet jamais, à ce que nous étions. À quel point les trois bateaux de nos vies prendraient le cap vers une terre nouvelle, d'où ils ne feraient marche arrière.

  • La fameuse circonstance baudelairienne. J'y croyais dur comme fer. Je quêtais, depuis des mois, chaque occasion qui me poussait à prendre telle rue, tel métro. Pourquoi? Pour y trouver de l'inspiration pour écrire, un peu ; pour combler l'ennui, beaucoup. Cette fois-ci, le lapin blanc fut justement un livre de Baudelaire, les Tableaux parisiens, que tenait un homme s'engageant dans le club. Je le suivis et descendis des marches éclairées de rose. La moquette rouge au sol atténuait le bruit de nos pas et le tumulte de la rue extérieure se tut, pendant que nous processions l’un derrière l’autre. Arrivé en bas, je me réfugiai immédiatement sur un tabouret du côté du bar, d’où je fixai mes chaussettes. Quelle idée. Moi Houmam, dans un club de strip-tease? Moi, dont le cœur et les couilles sont prises par celle à qui je ne pus jamais rien dire d'autre que mon silence ? 

     

Biographie

Jadd Hilal, né en 1987, est un écrivain français, lauréat du Grand prix du roman métis de la ville de Saint-Denis de La Réunion, du Prix du roman métis des lycéens et du Prix de la première œuvre littéraire francophone pour son premier roman Des ailes au loin.
Après des études de littérature anglophone, Jadd Hilal a vécu un an en Écosse, puis a été journaliste pour la presse romande en Suisse. Actuellement, il est chargé d'enseignement à l'université Sorbonne-Nouvelle, doctorant à l'université Paris-Sorbonne, professeur de lettres et chroniqueur de philosophie sur Radio Nova.

Il publie son premier roman en 2018, Des ailes au loin, aux éditions Elyzad. D'origine libano-palestinienne, il s'est inspiré de son histoire familiale pour ce roman choral dans lequel se racontent quatre générations de femmes, de mère en fille, fuyant les guerres du Moyen-Orient, de 1930 aux années 2000, de Haïfa (Palestine) à Beyrouth (Liban), en passant par Bagdad (Irak) et Genève (Suisse). La condition féminine, l'exil sont les thèmes centraux de cette œuvre. Récompensé en 2018 à La Réunion par le Grand prix du roman métis et le Prix du roman métis des lycéens, le titre a figuré sur plusieurs sélections de prix littéraires.
En 2019, Jadd Hilal est lauréat du Prix de la première œuvre littéraire francophone et du Festival du premier roman de Chambéry. Il vit aujourd’hui à Lyon, où il est chroniqueur de philosophie pour radio Nova et professeur de lettres modernes à l’université Paris-Sorbonne.

lundi 27 mai 2024

Patricia MELO – Celles qu'on tue – Editions Buchet-Castel - 2023

 

 

L'histoire

La narratrice est une jeune avocate envoyée de Sao-Paulo dans la province de l'Acre, une région au nord-ouest du Brésil, à la frontière entre le Pérou et la Bolivie. Elle doit y recenser les violences faites aux femmes et les nombreux féminicides qui restent impunis ou peu punis, les Blancs, jugés comme la caste dominante ne se gênant pas pour violer, tuer, ou torturer des jeunes indigènes. Il peut aussi d'agir de maris violents, élevés dans le culte du mâle, souvent alcoolisés.

La région défrichée pour la culture du caoutchouc est aussi aux mains de cartels qui continuent (encouragés sous l'ère de Boslonaro) à défricher la forêt pour y faire de l'agriculture et de l'élevage.

Choquée par ces procès express, menacée par un petit ami qui a tout du pervers narcissique, la jeune femme va pourtant apprendre à aimer cette région dont la végétation luxuriante et qui est adoptées les tribus indigènes, notamment des femmes.



Mon avis

Voilà un grand livre et le dernier roman de Patricia Mélo qui est réputée pour être une auteure majeure de son temps.

Elle crée une héroïne, avocate à Sao Paulo, une femme courageuse qui est envoyée dans la région reculée de l'Acre. Elle doit y recenser les violences faites aux femmes et les nombreux féminicides. Elle même a été élevée par sa grand-mère, sa mère ayant été tuée par son père lorsqu’elle avait 4 ans et ce souvenir est totalement occulté de sa mémoire.

De plus son petit ami, qu'elle n'envisage pas comme compagnon de vie, lui retourne une gifle, puis la harcèle de mails où il s'excuse, puis menace, puis s'excuse, comportement typique du pervers narcissique. Mais pas seulement. Le machisme est de mise (le roman a été écrit sous la présidence de Bolsonaro), et le statut de la femme est remis en question. Celle-ci est une propriété, un objet bon à satisfaire les désirs de son mari (fiancé, concubin), d'élever les enfants et de tenir sa maison.

La société est également classée en castes : en haut les blancs, ceux qui détiennent l'argent et le pouvoir, puis les noirs, et tout à la fin les peuples premiers, les indigènes dont on aimerait bien se débarrasser puisqu'ils ont des terres intéressantes pour la culture.

Mais c'est sans compter sur la volonté tenace d'un groupe de femmes indigènes, de l'avocate des femmes et d'une journaliste. Ici les procès pour féminicides sont vite expédiés. Les jurés sont achetés par ceux qui ont commis des crimes horribles ou sont condamné à un peu de prison qui se transforme en sursis. Il y a toujours des circonstances atténuantes..

Ce roman est structuré en chapitre, avec en exergue, une liste non exhaustive des crimes et des femmes tuées. Certaines familles ne portent même pas plainte, sachant que la justice ne va pas les écouter, puis les séances avec des indigènes où elle s'initie à l'ayahuasca, décoction de plantes hallucinogènes, utilisée par les chamanes. De ses rêves éveillés, elle atteint un autre degré de conscience et renoue avec sa mère si absente. Mais elle porte en elle une rage contre ces hommes qui se croient tout permis, et rêve même de les tuer.

Avec ce livre, Patrica Mélo nous offre un grand roman, issus de témoignages. On sait qu'au Brésil et dans beaucoup de pays de l'Amérique latine, une femme est tuée tous les 6 heures.

Elle dénonce une justice corrompue, une culture machiste et patriarcale, dans un style fluide, mais sans concessions. Traversé heureusement par des moments d'humour et surtout l'amitié sororale de ces femmes en lutte. Et des moments de poésie dans la nature, en compagnie des femmes indigènes qui l'on adoptée.

Pourtant en 2006, le Brésil avait adopté la loi Maria da Penha contre les violences domestiques et familiales, considérée comme l'une des meilleurs au monde, mais elle reste impuissante, et n'est utile qu'à la femme blanche de la ville. Publié en 2019, le livre fait aussi référence à la politique génocidaire de Bolsonaro au pouvoir qui a causé de grands dégâts écologiques et humains en Amazonie, ajoutés à ceux déjà causés.

Une lecture universelle, car on peut penser à d'autres féminicides (en Iran par exemple), d'une clarté limpide et qui flotte un peu avec la magie des traditions indigènes, que personne ne pourra jamais éradiquer. Le roman pose aussi la question de la justice dans les états reculés, et le combat d'une poignée de résistantes (dont certaines sont assassinées comme la journaliste qui publie une photo où l'on voit l'avocat de 3 jeunes ayant violé, torturé puis tué une jeune fille de 14 ans) en train de discuter avec des jurés ce qui est totalement interdit dans le droit brésiliens.


Extraits

  • Voilà la conclusion à laquelle je suis arrivée au cours de ma deuxième semaine au tribunal : nous, les femmes, nous tombons comme des mouches. Vous, les hommes, vous prenez une cuite et vous nous tuez. Vous voulez baiser et vous nous tuez. Vous êtes furax et vous nous tuez. Vous voulez vous amuser et vous nous tuez. Vous découvrez nos amants et vous nous tuez. Vous vous faites larguer et vous nous tuez. Vous vous trouvez une maîtresse et vous nous tuez. Vous vous sentez humiliés et vous nous tuez. Vous rentrez fatigués du travail et vous nous tuez.

  • Je l’ai vu. Dans la salle d’audience, Milton & Rondiney & Edson & Nildo & Ricardo & Ítalo & Rodrigo & Fares & Brayan, tous avaient dit la même chose. Problèmes sexuels. Problème avec la boisson. Adultère. Certains venaient au tribunal en compagnie de leurs psychiatres, invoquant l’aliénation mentale. Je ne me souviens de rien, prétendaient-ils. Ayez pitié de nous, argumentaient-ils : nous sommes épileptiques. Nous sommes bipolaires au degré maximal. Nous sommes schizophrènes. Mais la vérité, c’est que la plupart sont totalement normaux et sains d’esprit, de la même façon qu’ils sont totalement assassins. Enfants, misère, chômage, alcoolisme, rien de tout ça n’est le véritable problème. La raison est tout autre : ils tuent des femmes parce qu’ils aiment tuer des femmes. Comme on aime aller à la pêche ou jouer au football.

  • Au XXème siècle. Les types venaient ici, depuis le Nordeste, pour fuir la sécheresse, pour travailler dans les exploitations d'hévéas, et ils venaient seules. Sans femme. Ils tuaient les indigènes malavisés. Les femmes étaient un produit de luxe ici. Alors on les volait. À leur père, leur mari, leur village. Et on les vendait. On achetait une femme pour le prix de cinq cents kilos de caoutchouc. Quand j'ai su ça je me suis dit : putain, moi, putain, moi, avec mon caractère pas gentillet pour un sou, avec mon sang chaud, moi, qui vit de mon argent, qui ne courbe l'échine devant rien, moi, avec ma langue bien pendue, célibataire, sans enfants, avec mon cœur plein de haine à déverser, je vais maintenant travailler dans cet endroit où hier encore on chassait les femmes dans la forêt au lasso ? Où les femmes étaient vendues, commandées, volées ? Ça sent mauvais pour l'Acre, je me suis dit, m'a-t-elle raconté en lâchant un éclat de rire sonore, presque scandaleux J'aime bien être le cailloux dans la chaussure de ces gens-là.

  • Je vais devoir faire attention avec toi, avait-il répondu. Une femme intelligente, c’est la merde. Ce qu’il me disait en réalité, à ce moment-là, c’était qu’en général les femmes sont bêtes. Mais bien entendu, étant sous le charme et intoxiquée par mes propres hormones, je ne m’en étais pas rendu compte. Pire : j’avais inversé les signaux, transformé le négatif en positif.

  • Peut-être bien qu'un jour, dans le futur, je ne me souviendrais plus de l'odeur lourde, dense, de la terre réchauffée par le soleil après une pluie torentielle dans la sylve. Mais je n'oublierais jamais à quel point le concept de solidarité de ce peuple m'a surprise, un concept qui peut ne pas entrer dans la logique du envahit-tue-pille-vole-et-vend qui marque tout pays colonisé, mais qui, dans la pulsation de la vie de la forêt, dans le déploiment ininterrompu des cycles de naissance, de floraison, de décomposition et de retour à la poussière de la nature, se révèle structurel pour l'idée de survie humaine.

  • Le dentiste assassin s'était blessé le bras droit avec le couteau qui lui avait servi à tuer sa femme. Avant de se présenter à la justice avec son avocat hors de prix, son état s'était compliqué, et il avait perdu son bras. Le jury a trouvé que cela était déjà, en soi, une punition suffisante. Un dentiste sans bras droit est comme un chanteur sans voix. Un narrateur sans langue. Un joueur de foot sans pied. Le pauvre. Alors, le dentiste homicide est sorti du procès par la grande porte du tribunal, tout sourire, sa nouvelle petite amie accrochée à son bras bionique.

  • Tuer des femmes est la soupape de sécurité de la mono-haine des protomachos. Bien sûr que je parle d'une façon générale. Une partie des protomachos déverse sa fange sur les homosexuels, les immigrés, les transgenres, les noirs, les pauvres mais la majorité, la grande majorité, concentre toute sa haine sur les femmes.

  • Carla travaillait depuis près de quatre ans dans l'Acre, elle avait une compréhension de cette réalité qui m'échappait totalement. Ce qu'elle me disait là, c'était que nos institutions ne sont pas préparées pour s'occuper des peuples indigènes.

  • Takuna était une déesse solitaire qui vivait dans une grotte du soleil, à côté d’un pied de cuiatá, un arbre sacré dont les graines lui assuraient santé et beauté. Mais Takuna avait beau être forte et en forme, elle n’était pas heureuse. Elle ne pouvait pas jouer, ni parler, ni danser, parce qu’il n’y avait personne d’autre dans le trou du soleil. Alors Takuna a décliné peu à peu jusqu’à ce que le soleil ait une idée.

  • Une des tâches les plus importantes du nouvel ordre planétaire sera de s'occuper du traumatisme des animaux qui on souffert de la cruauté humaine. Tu n'imagines pas à quel point la faune est furax contre nous. Je ne parle pas seulement des boeufs, des vaches et des poules, qui vivent et meurent de la façon la plus cruelle qui soit. Les abeilles sont furieuses, et les baleines, punaise, t'imagines pas à quel point les baleines sont révoltées de devoir avaler des tonnes de sacs plastiques ;...presque toutes les espèces animales nous détestent profondément, parce que nous avons généré un massacre d'animaux sans pareil dans l'histoire du monde. En matière d'éradication, nous sommes plus puissants que les incendies, les inondations, les cyclones et les tremblements de terre. Rien n'égale le pouvoir humain quand il s'agit d'éradiquer la vie animale.

  • Des gens racontent que les gosses étaient jetés en l'air et rattrapés par le ventre, embrochés sur la pointe de la lance. Je n'en doute pas. Ces colonels des berges, dont les villes portent aujourd'hui leurs noms, sont tous des assassins..Ces gens là n'ont jamais respecté la démarcation des terres indigènes.

  • Nous avions brûlé tout ce qui leur appartenait : les vêtements ensanglantés. Les souvenirs. Les chaussures. Les ceintures. Les envies. Les chapeaux. Les portefeuilles. Les cheveux. Les idées. Les papiers. Pour qu'ils ne nous tirent pas vers la terre des morts. Ou qu'ils ne soient pas tentés de rester parmi nous, comme des ombres.

  • Mais je n'oublierai jamais à quel point le concept de solidarité de ce peuple m'a surprise, un concept qui peut ne pas entrer dans la logique du envahit-tue-pille-vole-et-vend qui marque tout pays colonisé, mais qui, dans la pulsation de la vie de la forêt, dans le déploiement ininterrompu des cycles de naissance, de floraison, de décomposition et de retour à la poussière de la nature, se révèle structurel pour l'idée de survie humaine.

  • Tout à coup, j’ai entendu résonner en moi la voix de Zapira, anô gueda iu ra rauê gueda, et je voyais les pieds nus des indigènes, sur la terre battue, des pieds enfilés dans des tennis, tongs, vieilles baskets, sandales de plastique, chaussures usées jusqu’à la corde, et mes pieds, tous marquant le rythme, terô, terô, terô, auê, les mains de Zapira tressant des lanières de babaçu, et le vent dans les cocotiers, et la Femme aux Pierres Vertes, la promenade dans la sylve, le courbaril géant de plus de trente mètres de hauteur, moi à côté de cet arbre colossal (je suis minuscule sur la photo prise par Marcos), et le symbole de la clé sur ma pierre verte, le bain dans le lac au clair de lune, les guerrières chevelues, mes pensées semblaient être des singes sauvages, sautant de branche en branche, des petites paillotes du village à ma table de travail, pleine d’assassins, de violeurs, d’agresseurs, d’abuseurs, des odeurs de la sylve à la gifle d’Amir sur mon visage, puis à la végétation poussant librement partout, et aux aras, tinamous, toucans, harpies féroces, hoccos, agamis, et au goût du cipó, mes pieds dans l’eau fraîche.

  • Rien de plus facile que d'apprendre à détester les femmes. Les professeurs ne manquent pas. Il y a le père. L’État. Le système judiciaire Le marché. La culture. La propagande. Mais ce qui l'enseigne le mieux, d'après Bia, ma collègue du cabinet, c'est la pornographie. 

      

Biographie

Née à Rio de Janeiro , le 02/10/1962, Patrícia Melo est une écrivaine brésilienne, auteure de romans policiers.
Elle a d’abord travaillé comme scénariste pour la télévision. À partir de 1993, elle signe des épisodes du feuilleton "A Banquira do povo" et de quelques adaptations pour des téléfilms, notamment de "Élémentaire, ma chère Sarah" ("O Xango de Baker Street") de Jô Soares.
En 1994, elle se lance dans le roman policier avec "Acqua Toffana". Depuis, elle explore l’univers violent des quartiers pauvres dans "O Matador : le tueur" ("Ô Matador", 1995) puis dans "Enfer" ("Inferno", 2000), qui raconte, de façon très réaliste, l'ascension et la chute d'un caïd de la drogue dans une favela de Rio de Janeiro. Le roman est récompensé par le prix Jabuti 2021, l'un des prix littéraires brésiliens les plus prestigieux.
En 2010, elle signe "Le voleur de cadavres" ("Ladrão de Cadáveres"), roman noir qui se déroule dans la chaleur torride du Brésil. Un livre fort qui interroge la mince frontière qui sépare le bien et le mal.
Son roman, "Celles qu’on tue" ("Mulheres empilhadas", 2019) nous embarque entre réalité et cauchemar, dans une enquête où la violence prime sur la loi.
Patrícia Melo a quitté São Paulo pour la Suisse, où elle vit avec son mari, le chef d'orchestre John Neschling (1947), qu'elle a épousé en 2012.

dimanche 26 mai 2024

JR DOS SANTOS – Vaticanum – Pocket 2018

 

 

L'histoire

Tomas Noronha, historien réputé, a été engagé par le Vatican, pour répertorier ce qui se trouve dans les catacombes sous l'édifice papal, et notamment rechercher les ossements du premier pape de la chrétienté l'apôtre Pierre. Mais il est convoqué par le Pape Pierre lui-même qui lui demande son aide car il a reçu des menaces de mort, et il prend cela très au sérieux en se référant aux prophéties de Sainte Fatima et des écrits de Malachie. Mais pour Tomas, qui a l'esprit rationnel d'un archéologue cela ne tient pas et il tente d’apaiser sa Sérénissime. Mais quand le soir même le Pape se fait enlever, sur une revendication émanant d'un groupuscule affilié à l'Etat Islamique, le temps est compté pour sauver le pape.



Mon avis

Dans la mouvance des polars historiques, si vous aimez ce genre, voici JR Dos Santos que certains connaissent sûrement. Dans la lignée d'un Dan Brown ou d'Henri Lovenbruck, il a une place importante, chaque livre de l'auteur portugais est un best-sellers au niveau des ventes.

Mais avec un petit plus. Avant de nous livrer ce polar qui se lit tout seul, il se documente particulièrement. Et ici ce sont les magouilles de la Banque du Vatican qui sont mises aux jours (avec en fin de livres, toutes les sources consultées).

Pour autant, il n'échappe pas aux codes de ce genre de livre : notre enquêteur très intelligent et d'une grande culture va bien évidemment résoudre l'enquête et identifier les coupables. Mais on y retrouve quelques personnages un peu clichés : la trop belle responsable d'un cabinet d'expertise comptables pour vérifier les comptes du Vatican et qui va de désillusions en désillusions. Le chef de la police judiciaire, un parfait crétin qui jure à toutes les phrases (ce qui en fait un personnage hilarant). Le débonnaire secrétaire de sa Sainteté dont le mot ascétisme ne fait pas partie de son vocabulaire panique sans trop savoir quoi faire.

Alors que le monde entier à les yeux rivés sur la place Saint-Pierre, Tomas lui reste persuadé qu'il ne s'agit pas d'un complot fermenté par l'EI, mais d'une affaire de gros sous. En accédant à des archives secrètes, il se rend compte que la Banque du Vatican n'est rien d'autres qu'une banque qui blanchit l'argent sale de la Maffia. Hors le pape actuel a juré de réformer totalement l'institution suite à l'audit du cabinet des comptables. Outre la curie qui vit dans des logements de prestiges à Rome, et reçoit des salaires digne du PDG de Total, la banque qui n'a signé aucun accord international.

Même si l'ouvrage est bien documenté, il y a trop de redites, comme si le lecteur n'était pas capable de comprendre tout seul. Et cela sur 744 pages tout de même.

Bon c'est vrai qu'on est happé par l'histoire, enfin ce n'est pas le chef d’œuvre du siècle. Il pèche un peu par les messages cryptés qu'un amateur décoderait facilement, et par des longueurs. Notre héros passe son temps à fuir la police, les deux agresseurs du Pape embauchés par la maffia et le dénouement est assez attendu. On se doute bien que les ravisseurs ont bénéficié de complicités internes, et il ne faut pas longtemps pour les identifier.
Enfin bon çà reste quand même un petit plaisir à lire, mais dont on oubliera vite l'intrigue et le livre.


Extraits

  • Mourir n’était peut-être pas si terrible que ça. La mort n’était rien de plus qu’un passage, tout dans l’univers se transformait, chaque chose, à tout instant, avait un début et une fin. La transformation permanente voilà l’essence de l’existence…

  • Nul ne peut servir deux maître: ou il haïra l'un et aimera l'autre, ou il s'attachera à l'un et méprisera l'autre. Vous ne pouvez servir Dieu et l'argent.

  • Il venait de passer les dernières minutes à repousser la conclusion qui s'imposait à lui, s'efforçant de chercher une explication honnête; on parlait tout de même de la banque du Saint-Siège. Le Vatican blanchit de l'argent sale.

  • Tous ceux qui doivent prendre régulièrement des médicaments savent parfaitement quoi prendre et à quelle heure. Si l'Effortil doit être pris au coucher, on le prend au coucher. Personne ne se réveille au milieu de la nuit pour avaler des quantités industrielles de médicaments, ça tombe sous le sens.

  • Le problème, c’est que la trahison fait également partie du christianisme. N’a-t-il pas fallu que Judas trahisse le Seigneur pour trente deniers pour que Jésus soit crucifié puis qu’il ressuscite ?

  • Pour quelle raison Jean-Paul II a-t-il ignoré les crimes commis par le président de la banque du Vatican et ses comparses? Et pourquoi s'est-il uniquement focalisé sur l'argent?

  • Les cardinaux de la curie, par exemple, vivent confortablement dans des logements luxueux de quatre cents à six cents mètres carrés, dans les quartiers les plus chers de Rome.

  • S’il avait accepté que sa fiancée ne l’accompagne pas, c’était pour accomplir les désirs du chef de l’Église catholique. Comment aurait-il pu refuser la convocation du représentant de Dieu sur terre ?

  • Ma maison sera appelée une maison de prière pour tout les peuples. Mais vous en avez fait une caverne de voleurs.

  • Une espèce de narcissisme théologique conduit de nombreux membres de la curie à penser qu'ils sont au-dessus des autres, mais surtout que rien n'existe au-delà d'eux-mêmes.

  • Un de ces jours, on va montrer des images de Jésus sur la Croix avec une cigarette au bec et on dira aux fidèles à la messe que les fumeurs iront au paradis !

  • La seule chose aussi vieille que les prophéties annonçant la fin du monde est leur échec.


Biographie

José António Afonso Rodrigues dos Santos (J.R. dos Santos) est un journaliste, essayiste et romancier portuguais né en 1964.
Fils d'un médecin, alors qu'il est encore bébé, sa famille déménage vers Tete, où il vivra jusqu'à l'âge de neuf ans. À la suite de la séparation de ses parents, il part vivre à Lisbonne avec sa mère, en 1974, mais les difficultés financières de cette dernière l'obligent à repartir vivre avec son père à Penafiel, au nord du Portugal. Son père s'adaptant difficilement au Portugal, ils partent vivre à Macao en 1979. En 1981, âgé de 17 ans, José Rodrigues dos Santos commence sa carrière de journaliste au sein de Radio Macau.

En 1982, il retourne au Portugal. Il fait ses études en journalisme à la Nouvelle université de Lisbonne dont il sort diplômé en 1986. De 1987 à 1990 il travaille pour la BBC à Londres. Il présente depuis 1991 le journal télévisé de 20h sur RTP1, première chaîne publique portugaise. Grand reporter, correspondant pour CNN (1993-2002) et la BBC, José Rodrigues Dos Santos a parcouru le monde pour couvrir les plus grands conflits (Israël, Palestine, Liban, Irak, Bosnie, Serbie, Libye...) et a été primé trois fois par CNN.

En 2000, il obtient son doctorat en sciences de la communication avec une thèse portant sur les reportages de guerre, "Crónicas de Guerra", à l'Université nouvelle de Lisbonne, il y est également professeur. "A Ilha das Trevas", son premier roman, a été publié en 2002. Il s'est imposé, avec la saga "Tomás Noronha" (2005-), comme l'un des plus grands auteurs de thrillers historiques et scientifiques en Europe et aux États-Unis. Ses romans, dont plusieurs best-sellers, sont traduits dans plus de 18 langues.
Marié en 1988 et père de deux filles (nées en 1998 et 2001), il vit à Lisbonne.

Son site : https://joserodriguesdossantos.com/en/home-en/


mardi 21 mai 2024

Pierre CHAVAGNE – La femme paradis – Editions Le Mot et le Reste – 2023 -

 

 

L'histoire

Depuis 6 ans, une femme quasi amnésique vit dans une grotte cachée par la forêt sur un causse dans le sud du pays. Elle passe ses journées à pécher dans la rivière en contrebas, poser des pièges, cultiver un petit jardin. Elle ne possède pas grand chose, quelques objets de sa fuite (ce dont elle se rappelle difficilement), un couteau aiguisé et une carabine avec peu de munitions. Sa plus grande peur : qu'un intrus découvre son refuge qu'elle garde comme une lionne. Elle connaît par cœur son territoire et décide qu'il est inviolable. Quand une détonation se fait entendre dans la vallée, elle part en chasse. Peu à peu des souvenirs remontent.


Mon avis

Étonnant petit livre de 144 pages, qui fait une belle place au « nature writing ». Cette catégorie littéraire, popularisée notamment par les éditions Gallmeister met la nature ou un de ses éléments (une forêt, une rivière, un lac, une montagne mais aussi des conditions climatiques : sécheresse, gel et) au centre de l’histoire pour en faire aussi un personnage principal. Cette littérature a toujours existé mais sans qualificatifs. On peut citer Jim Harrison comme le plus connu des auteurs de nature writing par exemple). Ce genre littéraire prend de l'ampleur, avec la prise de conscience du réchauffement climatique.

Voilà donc une femme, totalement seule depuis 6 ans, qui a perdu la mémoire de son passé, où il ne reste que des brides. Elle sait que son mari est mort, et que le monde était en proie à des violences urbaines, des pannes d'électricité mais cela ne la touche pas. Elle a décidé de s'isoler de l'humain qu'elle finit par détester pour vivre sa vie presque monacale dans ce lieu qu'elle a trouvé par hasard. Une grotte a demi-cachée, dans la forêt, qui est sa résidence principale, bien gardée mais aussi tout un pan de ce paysage, avec sa rivière qui coule en bas, des rochers, la broussaille est son territoire qu'elle défendra coûte que coûte. Elle s'astreint à une discipline de fer, son temps étant occupé à assurer sa nourriture : chasse avec d'anciens pièges laissés par les braconniers, pêche, elle cultive même un petit jardin où poussent des pommes de terre, des poireaux sauvages, de la bardane et autres plantes. De plus elle a des cachettes un peu partout sur le plateau. Elle s'astreint tout les jours aux mêmes rituels, et écrit un journal dans un précieux carnet et un tout aussi précieux stylo.

Mais un jour, elle entend une détonation dans la vallée. Une autre présence humaine donc et cela lui est intolérable. Elle va pister l'intrus puis le tuer (il avait essayé de la tuer aussi avant), et le jette dans la rivière. Sans remords ni regrets, elle récupère les quelques objets qu'avait l'homme. En hiver sur le sol gelé, un autre randonneur importun se fait aussi tuer et elle récupère un sac contenant une liseuse, et un panneau solaire. La lecture, qui lui a tant manqué, devient alors sa principale activité, mais elle se reprend très vite. Elle sent qu'un autre individu est là. Encore une traque à venir. Mais petit à petit ses souvenirs de sa vie d'avant remontent, jusqu'à retrouver la totale mémoire des événements qui l'ont conduite là.

On ne saura jamais son nom.

Étrange roman où la vie en société est devenue infernale (violences urbaines etc) mais où des communautés d'entraide s'organisent. Il me fait un peu penser au livre de Marlen Hopshaufer « le mur invisible » autre dystopie mais qui s'arrête quand la narratrice n'a plus de papier et d'encre pour terminer son récit.

Ce livre mélange subtilement la beauté de la nature à la violence de cette femme qui a choisi volontairement cette vie d'ermite qui n'en n'est pas une. Car il lui faudra aussi un long cheminement intérieur pour comprendre qu'on ne peut pas vivre seule et que l'amour d'un être cher ou d'amis est nécessaire à l'épanouissement. Et que la loi de la jungle où il faut toujours être le plus fort, contre les animaux prédateurs, contre les éléments est épuisant.

C'est aussi le rejet d'un consumérisme aveugle, et du travail subi. La nature aussi belle que dangereuse est un endroit à préserver. D'ailleurs la femme ne prélève que ce dont elle a besoin pour manger. Son cœur s'est endurci. Elle se souvient que son mari est mort. La seule chose qui lui importe est donc « son territoire »,exactement comme les animaux marquent le leur.

Dans une écriture limpide, au mot juste, se côtoient les deux cotés de l'âme humaine : la sauvage et violente enfouie en nous par la bienséance, l’éducation, le désir de bien faire et notre part lumineuse, capable de se réjouir des premiers rayons du soleil ou du chant d'un oiseau, capable d'empathie.

Ce petit livre est dérangeant dans son atmosphère où les angoisses de cette femme (la peur de retrouver un contact humain) l'amène à oublier tout sens moral, jusqu'à la prise de conscience finale. Un livre qui dans la multitude des thèmes effleurés nous renvoie à la question fondamentale : que sauver quand tout s'écroule ?

Voilà un livre qui vous happe, et qui vous scotche, car jamais vous ne lirez une histoire aussi simple et originale, qui oscille entre la beauté de ce coin perdu et l’ambiguïté de cette femme pour laquelle survivre est le seul but.


Extraits

  • Son œil fixe la frontière. À l’ouest, une colline nue et ronde, tachée de genêts ; à l’est, une forêt de pins noirs au garde- à-vous ; entre les deux, s’étirant du nord au sud, un plateau karstique, une étendue rase, sans arbre ni buisson, aux herbes trop courtes pour onduler dans le vent. Tout y est figé. Seules les ombres changeantes des plus gros rochers posés là insufflent la vie. Un sol lunaire sur lequel prospéraient moutons et chèvres quand il y avait encore des bergers. Aucune trace de chemin ni de construction. Les poteaux des clôtures ont été repris et brûlés. Un ruisseau dégoutte de la colline et serpente en pente faible entre les blocs de granit. Le débit est ténu. Elle n’entend rien.

  • La peau de la truite grésille sur le feu. Les odeurs de thym et de romarin embaument. Pour l’occasion, elle épluche une pomme de terre et un poireau sauvage. Elle songe à Belle du seigneur. La patience est mère de toutes les vertus : cinq jours pour qu’une truite pénètre dans le piège ; cinq nuits de lecture pour parvenir à bout des 853 pages. Elle irradie d’une joie simple et directe qui ne s’encombre d’aucun but ni d’aucune route. La journée a été merveilleuse. Dehors, les rayons déclinants participent à son bonheur. Elle rend grâce. Elle est riche de nouvelles émotions et s’apprête à déguster un poisson grillé.

  • Mes souvenirs sont des crépuscules ; aucune de mes histoires n’a de commencement.
    Son œil fixe la frontière. À l’ouest, une colline nue et ronde, tachée de genêts ; à l’est, une forêt de pins noirs au garde- à-vous ; entre les deux, s’étirant du nord au sud, un plateau karstique, une étendue rase, sans arbre ni buisson, aux herbes trop courtes pour onduler dans le vent. Tout y est figé. Seules les ombres changeantes des plus gros rochers posés là insufflent la vie. Un sol lunaire sur lequel prospéraient moutons et chèvres quand il y avait encore des bergers. Aucune trace de chemin ni de construction. Les poteaux des clôtures ont été repris et brûlés. Un ruisseau dégoutte de la colline et serpente en pente faible entre les blocs de granit. Le débit est ténu. Elle n’entend rien. Allongée sur le ventre, immobile, l’humidité du sol infuse sa chemise à hauteur de poitrine, l’air glacé lui griffe les joues, un vautour fauve plane en cercle à son zénith, elle ne bouge pas. Elle attend.
    Hier, dans cette zone, aux confins de son territoire, il y a eu une détonation.
    Elle balaye le causse d’un regard alangui. Elle ignore ce qu’elle cherche alors elle ne s’attarde sur rien. Ses pupilles dilatées flottent dans le paysage, elles s’habituent aux dégradés de vert, de gris, de noir, aux variations de lumière, découvrent des formes, fouillent les ombres. Les rondeurs de la colline dessinent le buste d’une femme généreuse, soulignent son front, son nez, son épaule, son sein lourd jusqu’à l’auréole vert empire de son sexe clair que délimite un tapis de myrtilles sauvages. À la lisière de la forêt, l’œil se fatigue. La vision se brouille comme à travers un grillage. Que distinguer à trois cents mètres dans un enchevêtrement de troncs ? Alors, elle recherche l’indice d’une présence dans l’agitation des branches basses. La nature est harmonie, elle quête la dissonance : la présence humaine.
    Les va-et-vient la bercent. Elle s’engourdit. Une ombre apparaît à sa gauche. Sursaut. Un chien surgit sur la hauteur et dévale les hanches de la déesse endormie. Accélération du cœur. Il est rejoint par un, deux, trois, puis quatre autres bêtes : ce sont des loups. Ils se dirigent vers la forêt. Dans sa position, contre le vent et dos au soleil, elle ne risque rien. La meute s’arrête au ruisseau pour se désaltérer. Elle se hisse sur les coudes pour mieux les observer. Le loup le plus massif pointe son museau dans sa direction. Elle se raidit. Il reste dans cette position un temps infini. Masque de poils blanc, yeux jaunes. Il l’a devinée. Elle bloque sa respiration et étouffe l’épouvante des contes de l’enfance. Il aboie. Les autres loups se tendent vers elle. Il aboie une seconde fois et la meute repart d’où elle est venue. Le corps de la femme s’affale comme une voile morte.

  • En ville, mon esprit était comme une luciole enfermée dans un poing, ma présence au monde avait la vitalité du mannequin de plastique dans la vitrine d’un grand magasin – proportions idéales dans des tissus fleuris, coquette, invisible, je décorais.
    En forêt, tous les animaux savent qui je suis. Ils me craignent, me fuient, aucun n’est insensible et, peut-être, l’un d’eux me dévorera. Ce sera sans méchanceté. Ma lumière finira dans l’estomac d’un sanglier, d’un lynx ou d’un loup, alors j’appartiendrai entière à la vie sauvage. Tout vaut mieux que l’indifférence. Desserrer l’étreinte, s’évader et vivre tel un phare dans l’obscurité du monde.

  • Je demande pardon à Pierre et pardon à Nora. À force de solitude, je me suis entêtée à les oublier. Tout s’éclaire maintenant. J'étais femme et j'étais mère. J'étais moi et j'étais eux. La survie est inutile si on oublie cela. L'homme vaut plus que la somme de ses cellules. Les liens qu’il tisse avec ses semblables et avec son environnement sont plus importants que lui-même. Il vit au-delà des limites de son corps. Il refuse les frontières. Il est le baiser. Il est le souvenir qu’il sème dans l’éternité. Il est le seul être de la création à s’émouvoir d’un coucher de soleil. La biologie ne comprend rien à la poésie. L'amour existe les hommes finiront par l'entendre. Je l'ai compris trop tard. L'amour existe, sinon nous ne servons à rien.

  • Les rondeurs de la colline dessinent le buste d’une femme généreuse, soulignent son front, son nez, son épaule, son sein lourd jusqu’à l’auréole vert empire de son sexe clair que délimite un tapis de myrtilles sauvages.

  • L'intuition n'est pas un sixième sens, c'est la synthèse de tous les sens, l'évidence du corps qui se connecte au monde.

  • Au début, je pleurais pour un rien. J'ai trouvé ma consolation à l'orée d'une clairière. Quand je suis trop pleine de chagrin, je me décharge au creux d'un vieux châtaignier occupé à mourir. Il est ma chapelle. Je me glisse en son sein et l'arbre emploie ses racines à enfouir ma tristesse. Je l'ai baptisé théâtralement : « L'arbre de toutes les peines ».

  • L'homme invente pour se consoler de n'avoir rien créé. Il étiquette pour ne pas se perdre dans ce monde indéfini, il baptise pour laisser une trace, pour exister, pour ne pas mourir tout à fait.

  • La nature est un enseignement continu, une classe debout et remuante où l'essentiel se partage dans les infinies variations de lumière, de pression, ou d'humidité. La roche palpite, la sève circule sous l'écorce, la mousse aspire l'eau, les champignons jaillissent au ralenti après la pluie. Tout vibre: le silence, la vie, la mort et le bonheur dans une égale énergie.

  • Il y a plusieurs durées dans une vie. La régularité du temps qui s'écoule est une invention de l'homme. Au grand dam des horlogers, le temps est malléable et subjectif; les périodes d'ennui diffèrent de celles du jeu. L'enfant l'a compris, son temps s'étire interminable comme un élastique qui ne casserait jamais. Il veut s'échapper du temps, aspire à la nature, à l'épuisement de la course en forêt. À l'inverse, entraîné dans la vie moderne, l'adulte comprend que la minute présente ne lui appartient plus. Les secondes fileront jusqu'à sa mort sans qu'il n'y puisse rien. Et avec l'âge, le mécanisme accélère.

  • Nous ne sommes que cela. Des machines chimiques à produire des molécules. Des endorphines et de la sérotonine, plus ou moins dosées définissent notre personnalité, nos vices et nos vertus, nos joies et nos peines. Le libre arbitre est une plaisanterie comme les sentiments sont une Illusion. Une seule question importe: où se loge l'amour dans cette fragile biologie?

  • J'écris dans l'urgence. Peut-être que demain, il sera trop tard. J'ai repoussé plusieurs fois les assauts. Il faut le crier : les hommes sont nuisibles. La confiance est rompue. Je le raconterai plus tard. La mémoire est une toile d'araignée fragile qui se déchire si on la brusque.

  • Je prélève ma part, ni plus ni moins. Je tue pour vivre, pour ma sécurité et ma nourriture. Dans la société, c'est la même tuerie sauf qu'ici, je ne délègue pas mes besognes au boucher et au militaire. Dans la forêt je m'expose, je me salis.

  • La survie dans le monde sauvage répond à une succession de choix, c’est une balance qui pèse le bénéfice d’une action et son risque inhérent.

  • J'ai construit ma maison haut perchée, comme un château cathare, barricadée dans un cercle dont le rayon avoisine les trois heures de marche. Mon territoire s'étend sur un peu plus de deux cents quatre-vingts hectares, comme celui d'un aigle royal. J'en fais le tour en une journée ― dix-neuf kilomètres si les mathématiques disent vrai. J'ai de l'eau, du bois, des herbes, des baies, du poisson, des écrevisses, des petits animaux que je piège, du silence et de la solitude. Tout cela est suffisant quand on l'a choisi.


Biographie

Pierre Chavagné, né en 1975 en banlieue parisienne, vit et travaille dans le Sud de la France. Auteur Academy est son premier roman.

Voir ici : https://www.youtube.com/watch?v=yGB3vnISRYk




dimanche 19 mai 2024

Tiffany MCDANIEL – Du coté sauvage – Gallmeister 2024

 

 

L'histoire

Chillicothe, Ohio, 1979. Arc et Daffy sont deux jumelles indissociables. Rousses, elles ont des yeux vairons : bleu et vert, mais inversés, Arc a l'oeil bleu à droite et son œil vert à gauche, pour Daffy c'est le contraire. Mais qui va remarquer ce genre de détails ? Élevées par leur douce grand-mère qui les abreuvede contes et légendes de cette terre qui était autrefois occupée par les amérindiens, elles sont récupérées par leur mère Addie et leur père tout juste sortis d'une cure de désintoxication. Mais très vite, l'addiction à l'héroïne revient. Le père meurt d'une over dose, et Addie qui vit avec sa sœur Clover, droguée elle aussi, se livre à la prostitution, et finit par ne plus sortir de son lit. Elle ne s’occupe pas plus de sa maison que de ses filles qui vont à l'école et ont des projets : championne de natation pour Daffy et archéologue pour Arc, qui adore creuser la terre, pour déterrer des objets futiles. Mais la malédiction familiale se poursuit. Daffy essaye de l'héroïne « pour voir » et entraîne Arc dans une addiction. Prostitution, tentative de sevrage qui échouent. En même temps, un sérial killer sévit dans la région, des corps de femmes, souvent battues à mort ou ayant subi des sévices post ou ante mortem sont retrouvée dans la rivière boueuse, qui s'écoule non loin de là. Toutes ces femmes ont un point commun : junkies et prostituées. Quand à son tour Daffy disparaît, Arc après l'avoir cherché partout, prend enfin la meilleure décision de sa vie. Partir. Mais n'est-il pas déjà trop tard ?


Mon avis

Attendu avec impatience, je me demandais ce que l'autrice de « Betty » et « l'été où tout a fondu » allait écrire. Un chef d’œuvre de plus qui vous happe dès les premières pages. Pour cela Tiffany McDaniel s'est inspirée d'un fait divers retentissant qui a secoué la petite ville de Chillicothe dans l'Ohio dans les années 2014/2015, affaire toujours non résolue où 6 femmes ont disparu et dont certains des corps mutilés ont été retrouvés dans la rivière.

Il ne s'agit pas ici de refaire une enquête, mais de mettre l'accent sur ces femmes que le destin prive de tout.

Arc, la narratrice, est intelligente, cultivée aussi (car elle va lire des livres à la bibliothèque) et surtout se donne pour mission de protéger sa sœur Daffy, plus lunaire, qui écrit des poèmes un peu partout.

Mais le destin va s'acharner sur ces deux jumelles. Déjà l'environnement familial est totalement déséquilibré. Elles vivent dans une petite maison, juste derrière l'usine de papeterie, la seule activité qui reste dans une ville qui aurait pu être la capitale de l'Ohio. Les fumées nauséabondes de l'usine, une tante droguée qui passe son temps devant la télé, et une mère qui a renoncé à tout, mais qui reçoit chez elle les « johns », le surnom donné aux clients. La maison n'est pas entretenue, la mère se montre violente avec ses filles, et fini par vivre recluse dans sa chambre. Pour combler le vide, les jumelles se racontent des histoires ou reviennent sur les temps heureux de leur enfance auprès d'une grand-mère aimante et toujours prête à raconter la puissance des femmes et leur proximité avec la nature.

Tout bascule à 10 ans quand les jumelles se font violer régulièrement par celui qu'elles appellent l'Araignée, un homme grand puissant et qui de plus est policier. En récompense, elles ont le droit à une boite de « Happy Meal » et son jouet caché.

Et les rêves d'enfance s'effacent. Parce que, « pour voir » Daffy se pique à l'héroïne où elle se sent bien dans un monde différent. Elle entraîne Arc dans la dépendance, et comme l'héroïne coûte cher, elles en viennent à se prostituer, 5 dollars la passe, par des clients dont certains n'hésitent pas à les tabasser. Elles sont entourées d'amies également sous l'emprise de la drogue et de la prosititution : Thursday, une fille de riches qui a rejeté ses parents (qui portant, chaque semaine, viennent l'alimenter et lui donner de l'argent) et vit dans un mobile-home. Sa meilleure amie surnommée « Sage Nell » est passionnée de philosophie mais qu'elle arrange comme cela lui convient. Violet, la plus âgée, semble sortie de la dépendance, elle a une fille dont la garde a été confié au père et rêve d'ouvrir une pâtisserie. Indigo est une jeune femme cultivée et rêveuse, qui vient se greffer au groupe, Ce petit groupe de filles se soutient et décide d'aller en cure de désintoxication.

En même temps, un sérial killer s'en prend à des femmes. C'est Arc qui découvre dans la rivière la première victime, Harlow qu'elle ne connaissait pas. Comme elle découvrira la seconde, Sage Nell. Mais la police ne prend pas la peine d'ouvrir une enquête, ce ne sont que des junkies et des prostituées, victimes d'accident. Au fur et à mesure, les amies d'Arc disparaissent ou sont retrouvées mortes dans la rivière.

Cette rivière, boueuse, faite de vase et des probables déchets de la papeterie, est aussi un personnage dans ce roman. Sinueuse, ou déchaînée, gelée dans les hivers froids de l'Ohio, lente en été, les filles vont s'y baigner en lui prêtant des pouvoirs magiques. L'eau est d'ailleurs un symbole du féminin, comme la terre. N'oublions pas, Arc est marquée par la terre, Daffy par l'eau.

Structuré en 9 chapitres, le roman est comme la rivière, il fait des aller-retours dans le passé, dans les souvenirs heureux ou dans la poésie des rêves de ces femmes qui ne sont rien. Aucune structure sociale, aucun soutien à long terme, et surtout aucune loi les protégeant des brutalités infligées. Les hommes ici sont des prédateurs, le flic araignée, le revendeur de came odieux, un drôle de type violoniste, l'homme de nettoyage de l’hôtel où ont lieu les passes qui collectionne les larmes sur des cassettes vidéos, ce sont soit des hommes violents, soit des hommes au passé inconnu mais sûrement trouble.

Et la fin magnifique, inattendue, vient sublimer ce roman. L'autrice ne nous épargne rien des violences faites à ces femmes, mais sublime par son écriture magique et poétique cette histoire où elle veut rendre hommage à ces oubliées, ces femmes de rien qui étaient aussi des sœurs, des mères, des êtres avec leurs cotés sauvages mais aussi leurs beaux cotés.

Un livre inoubliable, qui navigue entre la vie et la mort, la beauté et l'horreur, soutenu par cette merveilleuse conteuse qu'est Tiffany Mc Daniel. A travers elle, c'est aussi le portait en creux qu'une Amérique qui se fissure, qui réduit les droits des femmes (comme les lois anti-avortements), et qui tient aussi à nous rappeler de la mythologie grecque. Au début ils avaient les Titans, puis les titans ont créés Gaïa, la Terre, tout aussi malmenée mais belle, comme les héroïnes de ce roman à la puissance magique.


Extraits

  • Écoutez-moi, maintenant, les filles, dit-elle de la manière la plus sérieuse du monde. Le pouvoir, ce n'est pas seulement quelque chose de physique. Ce n'est pas un hercule qui soulève des poids énormes. C'est bien plus que ça.
    C'est être intelligent. Cela veut dire que vous résistez.
    — Ça veut dire quoi, résister, mamie?
    Je ne me souviens plus si c'est moi qui avais posé cette question ou bien Daffy.
    — Cela veut dire que vous supportez quelque chose en vue d'atteindre un but plus important. Parce que dans ce monde, vous devez être intelligentes et vous devez résister.
    Surtout, vous devez être prêtes à être traitées comme une femme. Si vous n'êtes pas prêtes à ça, vous serez broyées en mille morceaux.
    — Comment elle est traitée, la femme? demandai-je.
    — Pas comme une personne.

  • Une sorcière, ce n'est pas un chapeau pointu, un balai, ou des verrues. Une sorcière, c'est simplement une femme qui est punie parce que sa sagesse est plus grande que celle des hommes. C'est pour ça qu'ils l'ont brûlée. Ils ont voulu se débarrasser de son pouvoir par le feu, parce qu'une femme qui dit plus que ce qu'elle est censée dire, et qui fait plus que ce qu'elle est censée faire, est une femme qu'ils essaient de réduire au silence et de détruire. Mais il y a des choses que même le feu ne peut détruire. L'une de ces choses, c'est la force qu'une femme peut avoir.

  •  Où serions-nous si personne n’avait jamais prononcé le mot Dieu ? N’avait jamais prononcé le mot paradis ? Enfer ? Toutes ces choses qui rendent plus profonde la couleur du fruit mûr. Où serions-nous sans un récit de la création ? Sans la puissance du péché ? Où serions-nous si nous pouvions simplement vivre sans avoir à craindre que la vie que nous avons menée n’ait pas été assez vertueuse pour passer l’éternité en compagnie des harpes ? Libres de tout sentiment de honte, ou de culpabilité, ou de faire ce qu’il ne faut pas. Qui a été le premier idiot à dire “Nous sommes plus que le résultat d’une évolution. Nous sommes la morale, l’éthique, et la création. Nous sommes le ressenti, le fabriqué, ce qui provient de la hanche d’un Dieu dans les cieux.” La vérité, c’est que nous ne sommes tous que des morceaux de merde que l’univers a fait sortir de son cul. Ça c’est une philosophie à laquelle j’adhère. 

  • Parfois, dit-elle, il faut s'accrocher à une chose en particulier pour ne pas oublier qu'elle existe. Si tu n'oublies pas qu'elle existe, tu n'oublies pas de la protéger.

  • Les gens du coin appelaient la rivière, en automne, l’œil de Dieu. A cause de la façon dont les feuilles jaunes, bordeaux et pourpres, tombées des branches la surplombant, tapissaient la surface, ne laissant apparaitre qu'un petit cercle d'eau boueuse. A en croire la légende, si vous observiez attentivement ce rond, c'était dans la pupille de Dieu que vous plongiez le regard, et alors vous y découvrirez votre avenir. Mais la rivière, elle, savait ce qu'elle était. Et même si ce mythe la flattait, elle ne se considérait pas autrement que comme une femme, semblable à celles qui venaient s'attarder sur ses rives, ou plonger dans ses eaux.

  • Depuis qu'il y a des soldats, il y a toujours eu des moyens de faire d'eux des machines à tuer plus efficaces. Si on remonte au temps où le pays était plus couvert de forêts que d'usines, les guerriers des tribus prenaient des substances hallucinogènes. Cela leur donnait le courage de se précipiter vers les lances ennemies au lieu de s'enfuir devant elles. Bien des batailles ont été conduites avec des soldats shootés aux champignons et il est certain que l'alcool a toujours joué un rôle. Vin, vodka ou whisky, ils buvaient afin de survivre à la guerre elle-même. Hitler avait ses propres comprimés, qu'il distribuait à ses troupes nazies. de la pervitine. Un comprimé qui faisait d'eux de meilleurs combattants. Ces soldats nazis étaient loin de se douter que ce qu'ils prenaient n'était autre que de la crystal meth. Amphétamines, cocaïne, héroïne. Nos guerres ont été menées n'ont pas avec la sobriété que la tradition admire tant, mais avec l'usage et avec l'aide de suffisamment de stupéfiants pour faire de nos valeureux soldats des supers-héros.

  • La douleur prit tout et en voulut encore plus. C'est à ce moment-là que je m'aperçus qu'une femme garde la plupart des choses dans le fond de sa gorge. Et que ces choses ressortent sous forme de vomi, de hurlements et de pleurs.

  • Tante Clover avait commencé à puer de plus en plus. Maman aussi. La transpiration corporelle, l'odeur des cheveux, qui n'avaient pas connu le shampooing une seule fois en un millier de matinées. Et puis il y avait l'odeur de quelque chose d'humide qui tapissait les cloisons nasales. Cela me faisait penser à des mares produites par des femmes en train de fondre, trop brûlantes pour s'apercevoir que les flammes les dévoraient vivantes.

  • Il y a quatre éléments dans l'univers, nous dit un jour mamie Milkweed, à Daffy et moi. La terre, l'air, le feu et l'eau. Vous avez le feu dans vos cheveux. Vous avez l'air dans vos poumons. Et vous avez la terre dans votre oeil vert et l'eau dans votre oeil bleu.

  • Nous autres, les êtres humains, avons toujours connu la douleur. L’histoire nous le dit dans les vestiges que les différentes civilisations ont laissés derrière elles. La douleur est là, dans les vases brisés dans les fractures de la poésie, dans la musique sublime que nous jouons depuis des siècles. Nous appartenons au chagrin jusqu’à ce que la machine s’arrête. Ensuite, nous appartenons à la terre, nos corps ne se distinguant plus des autres choses mortes.

  • La création finit de la même façon qu’elle commence. Avec la faim.
    À présent, il est difficile d’imaginer que ces restes humains aient pu être un jour une personne. Qu’ils aient pu être quelqu’un qui riait aux plaisanteries de son père. Qui souriait à la caresse de sa mère. Qui dansait pieds nus avec son amant sur le linoléum froid de la cuisine. Ses doigts avaient une identité qui n’était qu’à elle. Elle était le romarin, elle était le blé d’hiver rouge, elle était la joubarbe, elle était la spigélie. Désormais, on ne voit plus de cette femme la couleur de ses yeux, la largeur de son sourire, les vagues de sa chevelure. On ne voit d’elle que le gras qui la recouvre. La pourriture dans sa bouche. La boursouflure de ses seins. On n’entend pas d’elle son chant, sa voix, ses paroles. Il n’y a plus que le silence, quand cesse ce léger grignotement sur ce qui a autrefois été une femme qui allait et venait sur cette terre, loin de se douter que sa mort éclipserait sa vie. 

  • Il n'y avait que les marches que j'escaladais sur le ciel de la nuit bleue, avec les étoiles si proches que je pouvais les ancrer au creux de mes mains.

  • Je ne veux pas me trouver d'excuse. J'ai choisi de prendre la seringue, mais je veux dire qu'une droguée a aussi été une enfant. Nous avions l'espoir et nous faisions le rêve de devenir autre chose. Notre rêve n'était pas de nous supprimer. Ça au moins c'est vrai.

  • LA dépendance est une voleuse. Elle vous vole les minutes du jour. La couleur du ciel. Elle vole le héros de l'histoire, Les feuilles sur les arbres, la réponse à la question Qui suis-je ? La voleuse ne disparaît pas complètement parce que vous avez cessé de vous planter une aiguille dans le bras. L'abstinence est juste une meilleure cachette pour les minutes du jour, la couleur du ciel, la réponse à la question Qui suis-je ?

  • ils disent que les femmes comme nous se dirigent elles-mêmes vers leur propre mort. Moi je dis que c'est eux qui nous chassent dans cette direction. Mais ils ne nous ont pas toutes.

  • Tu ne veux pratiquement plus m'emmener avec toi nulle part. Si tu n'y prends pas garde, Arc, je vais replier ma poésie.
    - Ne fais pas ça, Daffy. Tu vas juste y faire des marques de pliures.
    - Je suis sérieuse, Arc, dit-elle, non pas en me regardant, mais en levant les yeux vers le ciel au-dessus de nous.
    Jai peur que les vagues du temps nous éloignent l'une de l'autre peu à peu. Un jour, j'ouvrirai les yeux et tu seras sur lautre rive, tandis que moi, je serai toujours dans l'eau, laissée seule avec mon reflet dans le courant.

  • Quand tu as l'impression d'être en feu, avait-elle dit, dessines-en un sur le mur entre les fenêtres orientées à l'est. Dessine des flammes hautes, et ouvre les fenêtres pour évacuer la fumée. Ta maison sera en feu, mais elle ne brûlera pas. L'incendie fera rage, mais pas toi. Ce qui aura essayé de te consumer, n'aura fait que te fortifier et te dresser sur tes jambes. Et une femme campée sur ses deux pieds à hérité de l'antique espoir que tout ira bien.

  • Nous dessinâmes aussi les cadeaux que nous aurions souhaité recevoir. Un globe terrestre, afin de voir tous les endroits de la terre où nous étions certaines d'aller un jour, quand nous serions assez grandes pour ne plus être obligées de traîner un tabouret chaque fois que nous voulions nous regarder dans le miroir au mur.

  • Je suis sérieuse, Arc. Parfois, je pense que la terre a une inclinaison spécialement pour nous et qu'on est toutes condamnées à descendre la pente. Nous sommes comme les femmes qui nous précédées, Arc. Nous portons de grandes terreurs sur notre dos. Nous les emportons au lit avec nous et nous nous levons le matin avec les mêmes démons.


Biographie

Née en Ohio , en 1985 Tiffany McDaniel est une romancière, poétesse et artiste visuelle américaine.
Autrice autodidacte sans formation artistique universitaire particulière, elle écrit de nombreux textes non publiés avant que son premier roman, "L'Été où tout a fondu" ("The Summer That Melted Everything", 2016), soit finalement accepté par un éditeur.
Son deuxième roman "Betty" (2020), particulièrement remarqué par la critique lors de sa parution en français, reçoit le prix du roman Fnac 2020 et le Prix America du meilleur roman 2020. Tiffany McDaniel s’inspire de la vie de sa mère, une métisse cherokee, pour livrer un roman enchanteur et tragique.
Elle vit à Circleville dans l'Ohio.

Son site : https://www.tiffanymcdaniel.com/



jeudi 16 mai 2024

Enrique SERNA – La double vie de Jesus – Editions Métaillé - 2016

 

 

L'histoire

Jesus, 43 ans, deux enfants et une femme qu'il ne désire plus vit à Curernavera. Cette ville est depuis des années déjà infiltrées par les narco-trafiquants : corruption et surtout fusillades et morts violentes. Si il se tient à l'écart des factions, mais il ambitionne de devenir maire de la ville, en homme intègre, afin de mettre fin à la violence. Mais il rencontre Leslie, transgenre pour laquelle il éprouve un amour inconditionnel. Malgré les obstacles qui se trouvent sur sa route, quel sera le destin de Jesus ?



Mon avis

Voici un roman qui résonne avec l'actualité au Mexique, pays où les luttes entre les narco-trafiquants, où l'on a recensé plus d'une soixantaine d'assassinats y compris de touristes ces dernières semaines.

Jésus Pastrana, commissaire aux comptes à l'administration, surnommé le « sacristain » par ses collègues, est un fonctionnaire vertueux, fondamentalement honnête et qui croit dur comme fer en une justice idéale. A l'opposé, Cuernavaca est une ville totalement gangrénée par la corruption, dans laquelle fusillades, enlèvements, assassinats et règlements de compte sont le lot quotidien de la population. C'est tout simplement une ville entièrement soumise aux différents gangs de narcotrafiquants, qui règnent en maîtres absolus. Faisant fi de tout cela, Jesus a décidé de se lancer dans la campagne pour l'investiture de la mairie. Il veut envers et contre tout sortir sa ville du marasme dans laquelle elle se trouve.
Malheureusement pour lui, notre héros va rendre sa position de « candidat » très compliquée en croisant Leslie, un soir de totale déprime, et en en tombant follement amoureux. Car Leslie n'est pas une femme comme les autres. Jeune, magnifiquement belle, c'est aussi une prostituée transsexuelle qui vit en totale marginalité de la société. Et surtout, c'est le frère jumeau, de Lauro Santoscoy, chef d'un des deux gangs faisant régner la terreur dans la ville.
Malgré cela, Leslie va devenir le grand amour de sa vie mais un amour interdit et scandaleux, tout simplement fatal pour un homme qui se définit comme le seul rempart contre la corruption et la malhonnêteté.
Une passion totale mais destructrice.
Drôle, corrosif, sans langue de bois, impertinent et intelligent, L'auteur n'y va pas par 4 chemins ! Tout le monde en prend pour son grade : flics, politiciens, voyous comme populace moutonneuse qui n'ose se rebeller contre une situation intenable. Avec brio, il nous livre un thriller où l'humour corrosif vient contrebalancer la violence et les manipulations des chefs des cartels qui se font une guerre assassine pour régner sur cette petite ville, à 70 km de Mexico, dans la petite province de Morelos. Une écriture simple, qui nous décrit aussi des personnages haut en couleurs et plus vrais que nature. Mais le sujet principal reste le Mexique, ce pays qui n'en a toujours pas fini avec les cartels et qui peine à trouver le chemin libre de la démocratie.



Extraits

  • Il n’y avait que le stupide sacristain pour se contenter de cette aurea mediocritas, cette austérité dorée que Benito Juárez avait jadis prescrite comme règle de vie aux serviteurs du bien public. À force de contrôles et d’audits, il avait livré bataille pour assainir les comptes publics dans sa juridiction, mais il savait qu’il ne luttait pas seulement contre des mafias, des intérêts politiques et des profits illicites : son ennemi était l’indolence d’une société soumise. Comment la réveiller, comment la redresser, alors que les gens s’étaient tellement habitués à la pourriture institutionnelle qu’ils n’en percevaient même plus la puanteur ?

  • Le rappel de son “devoir conjugal”, ainsi que le nommait l’Église, le plongea dans de tristes réflexions. Il ne pouvait préciser depuis quand le visage de Remedios avait pris ce teint blême et grisâtre, qui évoquait les vierges affligées des icônes médiévales. Il eût volontiers récité un chapelet entier, si cela avait pu l’exempter de ses obligations maritales. En guerre avec sa libido, il recherchait dans les magazines pornos le désir qui l’avait abandonné et, quand il parvenait enfin à avoir une érection plus ou moins ferme, surgissaient d’autres difficultés : Remedios ne baisait que dans une seule position, allongée sur le ventre, sans guère se redresser (jugeant humiliantes les postures canines), de sorte qu’il devait presque l’écraser pour la pénétrer. Il n’osait pas lui sug­gérer de lever un peu plus les fesses, craignant de blesser son orgueil, à fleur de peau en matière de gymnastique obscène. Elle voulait copuler sans perdre sa dignité, en se tenant à une distance prudente du règne animal. Pour cou­ronner le tout, elle n’ôtait pas non plus son soutien-gorge, car les contraceptifs lui avaient provoqué de disg­racieuses marques d’urticaire sur les seins.

  • Il avait besoin d'une boîte de nuit glauque, où les passions humaines ne seraient pas limitées aux canons du bon goût et du juste milieu. Il sortit du piano-bar Sahara avec un dernier whisky dans un verre en plastique. Boire en conduisant, le plus grand péché d'un agent de la fonction publique. Et alors ? Rien ne pouvait lui faire honte maintenant, aucun doigt ne l'intimidait.

  • Gare au découragement qui tue dans l’œuf les meilleurs élans de l’âme. Contraint de retrouver la foi, fût-ce au prix de l’auto-aveuglement, il imaginait un avenir glorieux dans lequel il n’aurait plus à rivaliser avec des politicards de province. La mairie pouvait le catapulter au poste de gouverneur, puis au sénat et, s’il se montrait compétent et honnête dans l’exercice de ses responsabilités, il pouvait rêver – pourquoi pas ? – de s’asseoir dans le fauteuil de l’aigle, devenu vautour après des décennies de rapines présidentielles.

  • Les dysfonctions érectiles, ça se guérit. Si tu as des problèmes, va voir un médecin.


Biographie

Né à Mexico City , le 11/01/1959, essayiste, critique et romancier mexicain, il a étudié les Lettres à l'université UNAM.
Enrique Serna a reçu le prix Mazatlán de littérature. Gabriel Garcia Marquez dit de lui qu’il est un des plus grands écrivains mexicains contemporains. C'est avec le recueil Amours d’occasion qu'il se fait connaître en France. Dans ses histoires, il décrit une ville de Mexico remplie d'êtres marginaux et désespérés, sans jamais se départir cependant de son humour et de sa verve satirique.
Dans son roman noir, La peur des bêtes, Serna dénonce le monde politique et les pratiques de la police, mais aussi la servilité de certains écrivains. Paru en 1995, ce livre a fait scandale au Mexique.
Le roman Quand je serai roi relève de la même férocité que ses ouvrages précédents : on y voit défiler des malotrus, fous, hypocrites dans une sorte d'atroce carnaval.
Enrique Serna fut invité en 2009 par le salon du livre qui met la littérature mexicaine à l'honneur.

Voir ici : https://fr.wikipedia.org/wiki/Enrique_Serna


lundi 13 mai 2024

Jacqueline CROOKS – Fire Crush – Editions DENOEL – 2023 -

 

L'histoire

En 1979 à Londres, la diaspora antillaise vit de petits boulots mais le vendredi soir s'amuse en dansant sur du dub reggae, toute la nuit. Des rencontres amoureuses se font, et on vibre aux sons si entêtant du reggae. Yamaye, la narratrice, et ses deux copines ne renonceraient jamais à ce rituel. Et la jeune femme rencontre Moose, un jeune homme charmant qui pourrait bien être l'homme de sa vie. Mais le destin en a décidé autrement.


Mon avis

Voici le premier roman passionnant de Jeanne Crooks qui revient sur ce début des années 1980 en Angleterre.

Elles sont trois copines inséparables : Yamaye qui vit avec un père mutique et alcoolique dans une cité de Norwood en banlieue londonienne. Asase, la belle fille du groupe trouve on ne sait comment assez d'argent pour s’offrir des fringues de luxe, des bijoux et du maquillage. Et puis Rumer, la petite irlandaise, qui suit toujours la fière Asase, un peu la cheffe de la bande. Yamaye travaille de nuit dans une usine et n'attend que le vendredi soir pour aller danser à la « crypte », un reggae club underground situé dans la crypte d'une église dont le prêtre est plutôt un homme sympa. On boit des bières, on fume un peu de ganja. C'est là que Yamaye rencontre Moose, un jeune jamaïcain qui travaille dans un garage, et qui est sérieux. Une vraie idylle se noue, et tout semble bien se passer pour les amoureux. Mais voilà, le gentil Moose est pris à parti dans une rixe et tué par la police. Il faut dire que nous sommes sous le régime de M. Thatcher et le racisme contre ces migrants venus des îles est fort. Au point que des émeutes éclatent, durement réprimées par la police.

Yamaye, noyée de chagrin, reste totalement prostrée. Elle perd son travail, et on l'informe que la police la suit. Finalement, elle est récupérée par un truand notoire, Monassa, un homme cruel qui la viole et en fait sa chose. Elle réussira à lui échapper, et finalement rejoindre son pays d'origine, la Jamaïque. Hors Yamaye, dont on dit que la mère aurait abandonné le foyer lorsqu'elle avait 4 ans (en fait elle s'est noyée), communique avec sa mère dans ce que les antillais nomment l'obeah.

On côtoie dans ce livre l'histoire du racisme anti-noir Outre-Manche, ces femmes qui sortent de l'esclavage pour en subir un autre : la ségrégation et le pouvoir des hommes. Traversé par la voix d'une mère rêvée qui apporte un peu de magie, le livre est rythmé par ce qu'on appelle le dub-reggae, le reggae électronique et toutes ses déclinaisons que les jamaïcaines connaissent par cœur. Yamaye rêve de devenir une DJ, et s’entraîne sans réussir à percer sous la surveillance du gang de malfrats dont elle réussit à s'échapper.

Livre d'apprentissage pour une jeune femme ivre de musique et de liberté, traditions occultes des pays antillais, générosité des femmes qui s'entraident, tout cela forme un combo magnifiquement réussit.

Et peu importe si on en connaît pas toutes les subtilités du dub-reggae, ce sont les émotions renvoyées par les personnages qui nous font comprendre l'importance de la musique dans ces cultures que nous ne connaissons pas vraiment. Et d'ailleurs qui n'a pas vibré aux sons de certaines musiques occidentales ? Le tout est brillamment orchestré par cette autrice venue elle aussi de Jamaïque. Un livre brillant, entre pauses tendresses, humour décalé et rythmes d'enfer, je vous conseille ce roman qui une fois de plus s'inspire de faits réels.


Extraits

  • Les politiques disent que le pays est submergé par les migrants. Là où habite Moose , un homme du Bangladesh est assassiné à cause de sa couleur de peau .
    Guerre à Babylone! (Babylone est le nom donné par les jamaïcains à la police et à l'Etat)

  • Parce qu'aucun endroit n'est sûr - pas les rues, où les flics-veinens-barbelés font la loi ; pas chez soi, où les hommes règnent à la force de leurs poings, aussi déformés que leurs propres blessures. Le seul endroit où vivre et se déchaîner, c'est dans nos coeurs.

  • Je me dirige vers ma tour, où les rideaux gris-blanc tourbillonnent comme des esprits contre des vitres obscures, où l'ascenseur métallique est un cercueil suspendu entre enfer et paradis.

  • Je comprends maintenant qu'Asase était mon amie parce que je ne voulais pas d'elle comme ennemie. Je m'étais enfermée dans une prison que j'avais bâtie moi-même.

  • Il me faut toujours du temps pour comprendre que quelqu’un me fait du mal. Une bonne minute, un jour, un an. Vingt quatre ans. Quatre cents ans.

  • Elles ne se fient qu’à mon apparence, alors que c’est mon corps qu’elles devraient écouter.

  • C'est les gens qui sont difficiles à comprendre. La musique, elle, ne ment pas.

  • Je comprends que c’est ça que je recherche chez lui, quand je le rejoins le dimanche soir. Pas son corps. Mais sa paix.


Biographie

J.Crooks est née en Jamaïque et a grandi à Londres.Fire Rush est son premier roman.
En 2023, elle a été présélectionnée pour le Women's Prize for Fiction et le Waterstones Debut Fiction Prize .
Elle est titulaire d'une maîtrise en écriture créative et de la vie de l'Université Goldsmiths et propose des ateliers d'écriture à des communautés socialement exclues, principalement des personnes âgées, des réfugiés et des demandeurs d'asile, des enfants et des jeunes défavorisés. La migration des glaces est son premier livre.

Voir ici : https://vimeo.com/832297977