Hiver 2008, Paris.
Je
ne me souviens plus du livre en question, mais, alors que je le tenais
ouvert dans ma main forte, totalement pris dans sa lecture, mon regard
sembla se dérégler : d'un coup, je voyais flou.
Je me secouais la tête comme pour débarrasser mon objectif de sa poussière, puis reposais mes yeux
sur
la page : rebelote, les mots bavaient, fuyaient, se déformaient. Je
fermais les yeux plusieurs fois avec vigueur, me massais les paupières,
puis posais mon regard hors de la page : le lit, le papier peint, le
micro-ondes, tout était clair, net, précis, les lignes, droites, et les
angles, assurés. Alors que je reposai les yeux sur la page, je
commençais à paniquer : les mots dansaient, les phrases ondulaient, et
cette suite ininterrompue de signes ordonnés m'apparaissait alors comme
un pâté ductile de tâches d'encre grossières et indéchiffrables.
Le texte était toujours le même : c'étaient mes yeux, qui se refusaient dorénavant à le lire.
Qu'est-ce
que je cherchais dans ces lignes ? Qu'est-ce que cette suite de signes,
ces pattes de mouches agglutinées, avaient bien à m'apprendre ? Rien de
ce qu'on avait appelé « vie » ne pourrait plus s'y trouver : on m'avait
fait croire que l'imprimé contenait l'impression, mais aujourd'hui mes
impressions avaient violemment pris possession de mon corps, et il me
semblait tout à fait impossible de les enfermer à nouveau dans le livre :
elles s'étaient libérées, à jamais. Sur la page, ce n'étaient plus des
signes noirs sur fond blanc, mais du blanc, du vide, de l'espace,
imprimé sur fond noir ; pourchassé par des lignes et des lettres
désireuses de l'enfermer dans leurs courbes et leurs crochets.
Pour
la première fois je distinguais l'espace entre les mots et le silence
entre les sons. Le mot, la phrase, la page, le livre, n'étaient que
limitations. J'étouffais, je paniquais, devant le vide à perte de vue de
cette crevasse qui s'ouvrait sous mes pieds. Ma main se mit à trembler,
et mes doigts, hagards, s'écartèrent, et laissèrent le livre tomber au
sol.
C'était le jour décisif, où je n'avais
plus d'autre choix, que de vivre ma vie hors du mot, de la page, du
livre. C'était le jour où je n'étais plus un intellectuel. Et cette
brutale ex-communication des peuples du Livre n'était que le début de
mes (nouvelles) peines, car je n'allais pas tarder à sombrer dans la
terreur : comment dorénavant interpréter le vivant ? Qui étaient à
présent mes alliés, mes ennemis, mes frères ? Quel nouvel alphabet
remplacerait l'ancien pour m'aider à décrypter le réel ?
J'étais
dans l'antichambre du langage, un entre-deux infernal dans lequel tout
me paraissait insaisissable, étranger, hostile, car plus rien n'avait de
nom, et je n'avais pas été éduqué pour faire face à une réalité nue :
la nudité, de chair comme de langage, était, chez mes instructeurs, chez
les tenants des sagesses officielles, au mieux un tabou.
Je
criais en dedans de moi toute ma peur, de me trouver brutalement
expulsé de ma bulle amniotique, tout forcé de respirer, digérer,
regarder par moi-même. Des mots des autres, je n'arrivais plus qu'à
ressentir les intentions. J'étais enfin de nouveau né.
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